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Article pp.39-50 du Vol.5 n°1 (2013)

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doi:10.3166/r2ie.5.39-50 © 2013 Lavoisier SAS. Tous droits réservés

Suprématie militaire, secret défense et incitation à innover

Par Christian Ben Lakhdar

Université Catholique de Lille (FLSEG), LEM (UMR 8179 CNRS) & ISTC Stratégie et Communication

FLSEG, 60 bd Vauban, 59 000 Lille christian.benlakhdar@icl-lille.fr

Résumé

La baisse des budgets publics dédiés à la recherche – développement militaire et le manque de savoir-faire dans certains domaines de haute technologie ont conduit les acteurs publics de défense à collaborer avec le secteur privé. Les partenariats publics privés et les autres modes de contractualisation sont ainsi une nouvelle forme de financement et de produc- tion des activités de défense nationale. Des politiques de technologies duales ont été mises en place pour rendre ces activités efficientes à la hauteur des retombées civiles que peuvent avoir les productions de défense. Les politiques contractuelles en R&D ont aussi évolué afin d’inciter le secteur privé à collaborer avec le secteur public de défense, important deman- deur de technologies de pointe. Des leviers incitatifs sont insérés dans la rédaction de ces contrats avec en particulier la reconnaissance de la propriété des innovations issues de ces collaborations à la partie privée. Un problème majeur se pose alors en termes de supré- matie militaire quand l’innovation en question est brevetée et se trouve de facto diffusée.

Dans ce cadre, toutefois, la partie publique se réserve l’opportunité d’en appeler au secret défense si l’innovation représente un enjeu militaire conséquent. Ces clauses et ces pré- rogatives désincitent les partenaires privés à collaborer puisque ces derniers peuvent être expropriés de leur innovation. Une analyse de ces contrats dans le champ théorique des contrats incomplets nous permet d’émettre des recommandations normatives pour corri- ger l’emploi du secret défense dans les contrats publics, rendant ainsi incitative la collabora- tion avec l’acteur public de défense. © 2013 Lavoisier SAS. All rights reserved

Mots clés : innovation militaire, incitation, secret défense.

Abstract

Military supremacy, defence secret and incentives to innovate. The decrease of the public budgets dedicated to military Research - Development and the lack of know-how in some domains of high technology drove the public actors of defence to

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reinforce the collaborations with the private sector. Due to these partnerships, a risk of loss of military supremacy arises when the innovation issue from these collaborations is patented and diffused. In this setting, however, the public actor reserves the grant to label

“secret defence” the innovation if this latter represents a valuable military stake. Then the label “defence secret” disincentives partners to collaborate since they can be expropriated of their innovation. An analysis of these R&D public contracts allows us to give out nor- mative recommendations to correct the use of the defence secret in the public contracts, making incentive the collaboration with the public actor of defence. © 2013 Lavoisier SAS. All rights reserved

Keywords: military innovation, incentive, defence secret.

Introduction

La souveraineté d’une nation, d’un peuple repose sur sa capacité de défense extérieure.

C’est parce qu’une nation est capable de se défendre d’attaques extérieures ou de les dissuader qu’elle est en mesure de fonder des institutions qui structurent son modèle poli- tique. Evidemment, cette capacité militaire peut aussi être utilisée à des fins de conquêtes territoriales. La géopolitique moderne nous autorise cependant à ne considérer la défense contre toutes attaques extérieures que comme seul leitmotiv des armées contemporaines.

Ainsi par exemple, les pays européens semblent de moins en moins enclins à entreprendre des guerres à l’intérieur de la Communauté européenne (Alexander et Garden, 2001).

L’évolution des menaces en appelle donc à entrevoir les armées et les capacités militaires des nations que comme des outils de défense et de dissuasion. Les capacités de défense des nations ont alors comme vocation d’une part, de sécuriser la nation et ainsi les droits de propriété de ses citoyens et d’autre part, de protéger la vie de ses habitants contre des attaques de type 11 septembre. N’omettons pas, de plus, que dans un cadre international, les armées nationales réunies au sein d’organismes tels que l’OTAN ou l’ONU, ont pour vocation la protection de leurs civils basés à l’étranger, d’entreprendre des missions de paix et humanitaires.

Selon ces prérogatives, les armées nationales se doivent d’être efficaces. Humainement et technologiquement, les armées doivent être en mesure de contrer les attaques et menaces extérieures qui pourraient être menées contre leurs nations. Dans ce souci d’efficacité, la technologie prend une place considérable et les acteurs publics de défense investissent massivement dans cette voie. La baisse des budgets publics les contraint toutefois à mettre en place d’autres stratégies de financement et de production de technologie de pointe visant la sécurité nationale. Les partenariats publics privés et les commandes publics de technologies militaires assurent une relative efficience économique de ces productions.

Pour s’assurer de plus, de l’efficacité économique de tels schémas de financement et de production, la recherche de technologie duale, c’est-à-dire à vocation militaire et civile à la fois, a été incitée. Un dilemme se pose alors en termes de souveraineté militaire suite à cette recherche de dualité des technologies développées. Effectivement, d’une part, l’acteur public de défense cherche via les collaborations qu’il entreprend avec la sphère privée, à être en avance technologiquement sur ses ennemis mais d’autre part, la dualité fait que

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cette même technologie est révélée au monde entier via son utilisation civile, faisant de fait perdre l’avantage technologique acquis.

Ce dilemme ne s’est toutefois posé que dans un second temps. Les modes contractuels publics des acteurs de défense n’incitaient pas les entreprises de haute technologie à agir de concert avec le secteur public de défense. Dans un premier temps alors, les modes de gestion des relations publiques privées dans le secteur de la défense ont évolué laissant une grande part de liberté au secteur privé. Les modes de contractualisation de R&D ont été révisés afin de les rendre plus incitatifs à la collaboration. Il n’en reste pas moins que l’acteur public de défense afin de remplir sa mission se réserve toujours l’opportunité d’imposer le secret défense sur les innovations militaires issues de collaborations publiques privées.

D’un côté alors, les relations contractuelles publiques ont évolué pour rendre incitative la relation avec l’acteur public de défense, d’un autre côté cependant, ce dernier peut imposer une non-divulgation et une non-utilisation de l’innovation produite. Le cadre ainsi posé peut expliquer les difficultés des ministères de défense à inciter les entreprises de haute technologie à des collaborations.1

Ce papier invite alors à discuter de la prérogative d’imposition du secret défense dans les contrats de R&D militaire entre l’acteur public et une entreprise privée. Il ressort que la discussion n’est pas très aisée dans la mesure où l’on ne connaît que peu de chose sur cette question. Nous modélisons un contrat incomplet permettant d’émettre des recommanda- tions normatives sur l’utilisation du secret défense et ses répercussions sur les incitations à innover pour le compte de l’acteur public de défense. Le coût du secret défense ne doit pas incomber au partenaire privé bien que certaines configurations laissent entrevoir que ce dernier désire aussi garder secrète l’innovation. Nous avançons aussi que cette mise au secret doit se faire en fonction des avantages comparatifs des parties. Selon que le contre- espionnage ou l’anti-reverse engineering est plus à même de protéger l’innovation, la charge de la protection doit être conférée à la partie la plus habile dans le domaine.

La section 1 présente le dilemme que connaissent les acteurs publics de défense et les types de contractualisation qu’ils ont mis en place pour collaborer avec la sphère privée. Afin de discuter de l’efficience de ces dispositifs contractuels, un modèle de contrat incomplet de R&D avec possibilité de secret défense est développé dans la section 2. La section 3 aborde la question du management du label secret défense dans ce type de contrat. Enfin, la dernière section conclut ce papier.

1. Souveraineté militaire et contrats publics

La supériorité militaire des nations est un gage de leur souveraineté et la production de défense extérieure a longtemps été considérée comme un bien public pur dont seuls les états pouvaient avoir la charge. Désormais pourtant, les productions et les recherches en matière militaire se font de plus en plus couramment soit via des partenariats publics privés, soit de manière exclusivement privative. Le recours de plus en plus important aux PPP dans le domaine de la défense s’illustre parfaitement par la politique menée par les gouvernements anglais depuis une quinzaine d’années, leur efficacité économique étant toutefois discutable

1 Bloch et McEwen (2001) mettent en relief ces difficultés pour le DoD.

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(Parker et Hartley, 2003). Quand les PPP ne concernent pas des pans stratégiques de la défense, la formation, la logistique ou la maintenance par exemple, l’enjeu militaire et la souveraineté nationale importent peu.2 Il en va autrement quand le partenariat ou la relation contractuelle se fait sur des considérations technologiques ou stratégiques de la plus haute importance. Il en est ainsi le cas quand les départements de la défense contractent avec le monde industriel en vue de la réalisation d’innovation militaire. Certains se posent alors la question du devenir de la supériorité militaire dans ce cadre de production qui invite à des utilisations duales des technologies militaires (Hagelin, 1998 ; Sachwald, 1999; Stowski, 2004). Les retombées économiques de ces technologies dans le domaine civil sont à la hau- teur des investissements réalisés. Des politiques visant à favoriser les technologies duales et d’une manière générale la diffusion des technologies militaires vers le monde civil ont ainsi été mises en place (Guichard, 2003). Pourtant, la diffusion des avancées technologiques militaires va à l’encontre du principe de leadership dans la défense extérieure des pays.

Ce besoin de collaboration avec le secteur privé et cette recherche de synergie pour la production de défense s’expliquent par deux facteurs. Le premier a largement été traité par la littérature et concerne la baisse des budgets nationaux de défense.3 Le second est relatif à l’évolution des menaces pesant sur les nations. Les anciens types de menaces favorisaient la production de technologies militaires comme des avions, des bombes ou encore des chars d’assauts. Les relations avec le monde de la science étaient évidemment importantes pour la production de ces armes. Désormais, avec l’apparition des menaces terroristes, Perry (2004) montre qu’il faut reconsidérer ces relations avec la nécessité en particulier d’exploiter des technologies plus fines et hautement plus scientifiques (technologies de l’information et de la communication, menaces biologiques, etc.). Cette seconde raison explique l’intérêt des départements de défense pour les technologies de pointe. Dans ce contexte, les ministères de défense ont été contraints à reconsidérer la capacité incitative de leur relation contractuelle pour attirer les partenaires qui leur font défaut, à savoir les entreprises de haute technologie.

Plus spécifiquement, dans le cadre de relation contractuelle entre l’acteur public de défense et un acteur du secteur privé dans le but d’entreprendre des R&D, le principal enjeu du contrat porte sur la propriété de l’innovation produite. L’évolution des contrats publics de défense s’est ainsi faite au bénéfice des acteurs privés dans le sens où ces derniers jouissent désormais de la propriété de l’innovation. Le code des marchés publics français, les cahiers de clauses administratives générales (CCAG), le cadre contractuel anglais (les Defcons), et le mode contractuel américain stipulent ainsi bon nombre de clauses conférant la propriété des innovations au contractant privé.

Le Bayh-Dole Act et le Stevenson-Wydler Technology Innovation Act étaient les piliers de la politique américaine de gestion de la propriété intellectuelle issue de contrats et financements publics. Le monde industriel considérant les procédures administratives

2 Voir Apgar et Keane (2004) pour prendre toute la mesure du marché des activités « non-combat » et celles « combat » du secteur de défense américain. Le premier de ces marchés est estimé à plus de 200 milliards de dollars par les auteurs et représente ainsi une manne potentielle pour les entreprises du secteur privé.

3 Cette baisse des budgets nationaux de défense est particulièrement démontrée par Alexander et Garden (2001) pour la Grande Bretagne. Les auteurs en appellent non pas à une plus grande collabo- ration avec la sphère privée mais à une consolidation de l’Europe de la Défense dans la mesure où les conflits entre pays européens semblent désormais peu probables.

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liées à ces législations trop compliquées et trop coûteuses, le Federal Technology Transfer Act de 1986 instaurait les CRADAs, à savoir les Cooperative Research and Development Agreements. Un CRADA est un accord entre un laboratoire fédéral et une autre partie visant une R&D spécifique en accord avec la mission du laboratoire fédéral en question.

Les CRADAs impliquent un partenariat du secteur privé et gouvernemental sous lequel de nouveaux produits commerciaux seront développés grâce aux infrastructures publiques.

Ces accords ne sont pas contraints par les obligations inhérentes aux accords coopératifs et contrats traditionnels publics – privés. Les CRADAs n’ont pas cependant eu le succès escompté dans la mesure où la propriété intellectuelle issue de tels accords était réservée au gouvernement. Selon Bloch et McEwen (2002), les industriels ont préféré contracter avec les universités plutôt que les laboratoires fédéraux suite à la rétention de la propriété intel- lectuelle et suite aux procédures administratives encore une fois coûteuses et compliquées.

Les années 1990 ont vu un nouveau revirement de la politique contractuelle du DoD et surtout de sa vision de la gestion de la propriété intellectuelle avec la création d’une possibilité contractuelle très souple, nommée Other Transactions. Cette forme contractuelle permet au DoD de pouvoir encourager les entreprises innovantes à participer à la R&D militaire (Bloch et McEwen, 2002). Elle s’apparente à une libéralisation accrue des contrats entre sphère publique et sphère privée. Les Others Transactions sont ainsi beaucoup moins contraignants que les modes traditionnels de contractualisation du DoD, en cela qu’ils se gèrent de la même façon qu’un contrat entre acteurs privés. La forme du contrat n’est pas figée ex ante et permet ainsi aux acteurs de négocier.

Bien que n’étant pas aussi flexible que les Other Transactions, le ministère français de la défense et le MoD disposent eux aussi d’un mode de gestion de leurs relations contractuelles relativement souple. Les Defcons anglais et les CCAG français offrent plusieurs formulations de contrat. Les CCAG français, par exemple, existent en fonction de trois types, A, B ou C et disposent différemment de la propriété intellectuelle selon les cas : le type A profite à la personne publique et le type C laisse libre le contractant privé de disposer du produit du contrat. D’une manière générale, le contractant privé obtient la propriété intellectuelle issue du contrat de prestations intellectuelles ; ainsi, brevets et autres modèles d’utilité, s’ils sont déposés selon les termes du contrat (principalement des questions d’informations et de temps) appartiennent au contractant privé. La personne publique obtient, quant à elle, une licence d’exploitation gratuite sur l’innovation réalisée (B-24.1 et C-24.1). Elle conserve une possibilité de sous licence si elle en informe le contractant. L’option A ne précise rien en ce qui concerne les brevets et les licences. Il se trouve en effet que les trois options diffèrent grandement en ce qui concerne l’utilisation des prestations réalisées.

L’option A est la plus favorable à la personne publique. Les articles A-20.1 à 3 sti- pulent que la personne publique peut utiliser librement les résultats de la prestation, les reproduire, les communiquer à des tiers (sans spécifications de contrat) et les publier en nommant toutefois le contractant. Parallèlement, le contractant privé ne peut faire aucun usage commercial des prestations réalisées dans l’accord de la personne publique (A-21.1), ni ne peut communiquer les résultats sans l’accord de la personne publique (A-21.2), ni les publier encore une fois sans l’accord de la personne publique (A-21.3).

Les options B et C relatives au droit d’utilisation des résultats de la prestation intel- lectuelle de la personne publique sont sensiblement les mêmes. La personne publique ne peut utiliser les résultats, même partiels, des prestations que pour ses propres besoins et

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ceux des tiers désignés dans le marché (C-20.1). L’article B-20.1 précise toutefois que la personne publique ne peut utiliser les résultats, même partiels, de prestations que pour les besoins précisés par le marché, que ces besoins lui soient propres ou qu’ils soient ceux de tiers désignés dans le marché. Il n’en reste pas moins que la personne publique est autorisée à reproduire et fabriquer les résultats des prestations intellectuelles (B-20.2 et C-20.2).

Les options B et C différent relativement au droit du titulaire, à savoir le contractant privé. L’option B reprend les termes stipulés dans l’option A. Autrement dit, le contractant ne peut faire aucun usage commercial des résultats des prestations sans l’accord préalable de la personne publique (B-21.1), ni même les communiquer ou les publier sans autorisation de la personne publique (B-21.2 et 3).

L’option C est plus permissive : le contractant dispose d’un libre usage de ses prestations.

Il peut les communiquer à des tiers et les publier sous quelques conditions (C-21.1 à 3).

Les defcons anglais stipulent aussi clairement la propriété de l’innovation à la partie privée (defcon 14 et pour les logiciels, defcon 90 et 91). Le Defcon 14 stipule effective- ment que le propriétaire de la propriété intellectuelle est le contractant privé. Néanmoins, l’affaire est plus délicate quand l’invention ou le modèle peut être classé, ou en d’autres termes, est un sujet sensible pour la sécurité nationale (14(A)). Sous le droit des brevets anglais, une demande de brevet pour une telle sorte d’innovation doit être traitée avec le département Sécurité du bureau des brevets anglais. De plus, le ministère peut se réserver une partie de la propriété de l’innovation dès lors qu’un des employés de la Couronne (selon la terminologie employée) à participer à la réalisation de l’activité inventive. (14(B)). Le Defcon 14a précise les mêmes impératifs mais quand l’activité inventive et la propriété intellectuelle proviennent de collaboration du contractant privé.

Les Defcons 90 et 91 s’attardent respectivement sur le copyright et sur la propriété intellectuelle des logiciels. Il est ainsi souligné encore une fois que la propriété intellec- tuelle revient au contractant privé mais le MoD semble avoir une marge de possession assez importante toutefois. Par exemple, le point 91-3(a) stipule que le contractant autorise l’autorité concernée (à savoir un des bureaux du MoD) et tous les départements gouverne- mentaux du Royaume-Uni à utiliser gratuitement le logiciel créé et protégé. Plus qu’une simple utilisation, les départements gouvernementaux peuvent copier, modifier le logiciel4 pour le service du Royaume-Uni, soit pour eux-mêmes, leurs agents ou bien encore leurs contractants. Toujours dans la même idée, le Defcon 126 élabore les dispositifs nécessaires entre le MoD ou l’un de ses départements et le contractant pour le transfert des logiciels en cas de collaboration internationale.

Ces contrats publics apparaissent alors efficaces relativement aux incitations fournies aux parties privées à collaborer avec l’acteur public. La propriété intellectuelle sur les innovations produites suite à la R&D commandée par l’acteur public de défense revient à l’innovateur, c’est-à-dire au contractant privé. Ces contrats, aussi incitatifs soient-ils, contiennent néanmoins des clauses ou sont sujets à des prérogatives propres aux acteurs publics de défense pouvant expliquer la frilosité de certains innovateurs à entreprendre des R&D pour le compte des ministères de la défense. Effectivement, les acteurs publics de défense se laissent toujours l’opportunité de pouvoir mettre au secret l’innovation résultant de la collaboration.

Le code de marchés publics français, à travers quelques points, traite explicitement de

4 Ce qui signifie que les codes sources sont fournis par le contractant.

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la mise au secret.

Le CCAG/PI art. 7 et le CCAG/MI art. 7 élaborent les obligations de discrétion, de sécurité et de secret. De leur lecture, le dilemme de l’acteur public de défense est particuliè- rement présent. Dans la mesure où la personne publique se réserve le « droit de soumettre le marché, en tout ou en partie, à l’obligation du secret » (art. 7.36), quelle incitation aurait un partenaire privé à collaborer puisqu’il peut être contraint à ne pouvoir profiter de son innovation ? Qui plus est, le coût du secret défense lui incombe en grande partie : ainsi, les articles 7.34 du CCAG/PI et 7.3 al. a, b et c du CCAG/MI stipulent que « le titulaire doit prendre toutes dispositions pour assurer la conservation et la protection des éléments du marché qui revêtent un caractère secret… » et qu’ « il ne peut invoquer ces obligations pour réclamer une indemnité à un titre quelconque ». Le coût du secret est donc exclusivement supporté par le partenaire privé.

Afin de discuter de l’efficacité de ces contrats et de leur utilisation du secret défense, nous modélisons ces formes contractuelles sous le champ de la théorie des contrats incomplets.

2. Le contrat incomplet de R&D militaire

Une entreprise que nous appelons Unité de Recherche (UR) entreprend des R&D pour le compte de l’acteur public de défense, ce dernier se trouve donc être un client, dénoté C.

Le contrat est incomplet dans le sens où l’innovation devant aboutir de cette relation ne peut être spécifiée par avance. Toutefois, la valeur de l’innovation pour le client est positive et notée V>0 La probabilité de découverte de cette innovation dépend d’efforts non contrac- tualisables, e, de la part de UR et d’investissements, E, mis en œuvre par C. La probabilité de découverte est ainsi notée p(e,E) et est croissante et strictement concave en (e,E). Nous supposons que p(e,E)<1 et que les productivités marginales des efforts et investissements sont infinies quand leurs niveaux respectifs sont nuls, ceci garantit l’existence d’une solution intérieure pour des incitations strictement positives. La probabilité de découverte s’écrit sous forme additionnelle comme suit : p(e,E) = q(e) +r(E). Les deux parties sont neutres vis-à-vis du risque et ont une utilité de réserve nulle.

L’innovation devant résulter de ce contrat peut être étiquetée du secret défense. Sous cette hypothèse, les parties doivent protéger cette innovation. La protection du secret se fait envers deux potentielles sources de révélation, soit l’espionnage, soit la révélation acci- dentelle ou le reverse engineering (Friedman et al., 1991). Les parties ont ainsi des coûts à engager pour se parer de l’espionnage potentiel, x, et contre le reverse engineering, y. La probabilité de révélation du secret défense est donc une fonction des coûts de protection mis en œuvre et s’écrit L(x,y) = s(x) + t(y) et est strictement décroissante et convexe en x et y.

2.1. Efforts, investissements et protection de premier rang

Dans un monde de premier rang, les efforts et investissements optimaux ainsi que les coûts de protection vérifient le programme suivant :

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Les solutions de premier rang vérifient :

Ces solutions coopératives ne sont toutefois jamais atteintes du fait de l’incomplétude du contrat, à savoir son incapacité à définir ex ante la qualité ou le type de l’innovation à venir. Les parties ne sont donc pas incitées à fournir les efforts et investissements socia- lement optimaux, ni même à mettre en œuvre une protection efficace de l’innovation. Le contrat incomplet ainsi posé ne spécifie alors que trois points, l’allocation des droits de contrôle, une règle de partage sur le revenu vérifiable et un montant d’investissement de la part du client. Différentes configurations contractuelles sont alors possibles conduisant à des niveaux d’efforts et d’investissements différents.

2.2. Les contrats

Dans le cas où le client possède tous les droits de contrôle (cas 1a), et en particulier en ceux qui nous intéressent, la propriété sur l’innovation à venir et sa protection, il cherche à minimiser

et met donc en œuvre E E V x x V= *( ), = *( ) et y y V= *( ).

L’unité de recherche ne bénéficiant d’aucun droit sur l’innovation n’est pas encline à fournir le moindre effort et e=0. Les niveaux d’utilité des parties sont alors :

Si le client se réserve la propriété de l’innovation mais confère la charge de la protec- tion à l’unité de recherche (cas 1b), cette dernière n’est toujours pas disposée à fournir le moindre effort. Le client cherche toutefois à minimiser [E – p(0, E)V] ceci le conduit à engager E E V= *( ). Sous cette configuration, les niveaux d’utilité sont :

Si l’unité de recherche dispose du droit de propriété sur l’innovation et des autres droits de contrôle, principalement la protection du secret potentiel, nous sommes dans un cas où les parties se partagent la valeur de l’innovation (cas 2a). Ce partage se fait selon un marchandage de type Nash et par hypothèse les parties reçoivent chacune V/ 2. Le client minimise alors [E – p(e, E)/2] et met en œuvre E E V= *( / 2).). Quant à l’unité de recherche, elle minimise [e+x+y+ L(x,y)V/2– p(e,E)V/2] et fournit e e V= *( / 2), x x V= *( / 2) et y y V= *( / 2). Les niveaux d’utilité des parties contractantes sont alors :

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Enfin dans le cas où les droits sont partagés, à savoir, dans le cas où l’unité de recherche dispose toujours de la propriété de l’innovation mais que la protection du secret est confé- rée au client (cas 2b), le client minimise [E+x+y)V/2– p(e, E E V= *( / 2), x x V= *( / 2) et y y V= *( / 2).. L’unité de recherche minimise [E– p(e,E)V/2] E)V/2]. Il met ainsi en œuvre et fournit e e V= *( / 2). Cette configuration conduit aux niveaux d’utilité suivants :

L’unité de recherche préfère toujours les cas où elle dispose du droit de propriété sur l’innovation, UUR2. >UUR1.. Si les efforts de l’unité de recherche sont assez importants pour que UC2.>UC1. alors la propriété de l’innovation est toujours celle de l’unité de recherche. , Les contrats de R&D entre les acteurs publics de défense et les partenaires privés stipulent quasiment tous ce genre d’arrangement. La propriété de l’innovation produite revient à l’entreprise privée et l’acteur public dispose d’une licence gratuite si l’innovation est brevetée.

On comprend aisément que ces dispositions incitent le partenaire privé à entreprendre les efforts nécessaires à la réalisation de l’innovation : ce partage est donc incitatif et efficient.

Dans l’absolu cependant, cette disposition relative à la propriété de l’innovation dépend des forces de marchandage ex ante. Aghion et Tirole (1994) précisent ainsi que si le client a le pouvoir de marchandage ex ante - il peut par exemple exister plusieurs laboratoires de recherche pouvant mener à bien le projet de R&D - le client peut retenir inefficacement les droits de propriété sur l’innovation. Cette situation survient quand UUR2. +UC2.>UUR1. +U1.C

et qu’en même temps UC1.>UC2.. Un transfert de liquidité pourrait inverser cette situation si l’unité de recherche pouvait compenser le client, cette solution n’apparaît cependant que peu réaliste dans un partenariat de R&D entre un acteur public de défense et un laboratoire privé.

Suite à ces comparaisons d’utilité, nous pouvons alors mettre en exergue les déter- minants d’une gestion efficiente des contrats de R&D. Comme le soulignent Aghion et Tirole (1994), l’allocation des droits de propriété et de contrôle d’une innovation entre une unité de recherche et un client est façonnée par trois facteurs : (i) l’incitation des parties, à savoir que les droits de propriété sont alloués à l’unité de recherche quand l’efficience marginale de ces efforts est assez importante relativement à celle des investissements du client. (ii) le pouvoir de marchandage ex ante, l’allocation des droits de propriété est toujours efficiente quand l’unité de recherche a le pouvoir de marchandage ex ante.

Cependant, si cette dernière subit une contrainte de liquidité, le client peut conserver inefficacement les droits de propriété. Enfin, (iii), les droits de propriété peuvent faire l’objet de division en fonction des avantages comparatifs des parties dans l’utilisation de ceux-ci et servant à valoriser l’innovation.

Les configurations contractuelles offertes par les ministères de la défense sont incita- tives pour les contractants privés. Le fait que la propriété de l’innovation leur revienne les conduit à mettre en œuvre les efforts nécessaires à la réalisation de l’innovation. Le gain issu de cette innovation est ainsi partagé entre l’acteur public de défense et le contractant privé : l’utilisation duale de l’innovation est bénéfique et incitative. Toutefois, la mise au secret de l’innovation peut contrecarrer ce dispositif incitatif.

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3. La gestion du secret défense

Tous les contrats publics de défense contiennent des clauses permettant au contractant public de pouvoir exproprier l’innovateur. Ces clauses et prérogatives se comprennent aisé- ment quand l’innovation réalisée représente un avantage militaire important : sa diffusion irait à l’encontre de la volonté des nations d’être souveraines et supérieures militairement.

L’expropriation peut ainsi être efficiente d’un point de vue économique dans la portée de l’avantage militaire que l’innovation procure. Cette possibilité de mise au secret peut néan- moins générer un effet désincitatif important dans la mesure où l’innovateur ne peut bénéficier de sa création. Toutefois, quand l’innovateur est enclin non pas à breveter son invention mais au contraire à la garder secrète, intérêt militaire et intérêt commercial peuvent se rejoindre.

Proposition 1. Secret commercial et secret défense peuvent ne faire qu’un. Quand

2a 2b et 2a 2b,

C C UR UR

U =U U =U la question de l’allocation de la protection du secret importe peu, seul compte le fait que l’innovation ne soit pas divulguée.

Dans un premier temps, la proposition 1 peut laisser à penser que la protection du secret n’est pas coûteuse. Les niveaux d’utilité des parties ne sont pas atteints par les coûts de pro- tection et la probabilité de perte de l’innovation tenue secrète est faible. Secret commercial et secret défense ne font alors qu’un. Les programmes informatiques peuvent illustrer ce cas de figure. L’utilisation commerciale des programmes informatiques peut se faire sans une diffusion automatique du secret de fabrication : les codes sources ne sont que rarement disponibles. De facto, l’impossibilité d’accès aux codes sources des programmes fait que ces derniers sont bien protégés et la mise en œuvre de cette protection se fait à bas coûts.

Intérêts militaires et commerciaux peuvent alors se rejoindre.

Dans un second temps cependant, cette première proposition peut aussi laisser à penser que la valeur de l’innovation est très importante, voire infinie. L’innovation représente alors un enjeu majeur en terme militaire mais aussi commercial et aucun des deux acteurs ne souhaite alors une quelconque divulgation. Le cadre militaire est toutefois un contexte particulier et sensible et toutes les innovations ne sont pas faciles à protéger. La protection contre l’espion- nage est a priori plus efficace quand c’est l’armée qui en a la charge. Sous cette hypothèse et quand le risque d’espionnage est plus important que la révélation accidentelle ou de reverse engineering, l’armée a un avantage comparatif dans la valorisation de l’innovation.

Proposition 2. Quand x > y le client peut avoir un avantage comparatif dans la protection du secret défense, cela survient quand UC2a+UUR2a<UC2b+UUR2b.

Cette situation peut survenir au cours de la réalisation de l’innovation par exemple. Le risque d’espionnage est supérieur au risque de révélation accidentelle quand l’innovation est en cours de réalisation. Ici, la protection doit alors être assurée par le ministère de la défense en fournissant hommes et matériel à l’unité de recherche entreprenant la R&D.

Le cas inverse peut aussi se produire, autrement dit quand l’innovation a plus de risque d’être révélée que volée. Dans ce cas de figure, l’anti-reverse engineering, le cryptage des données, etc., sont primordiaux pour la tenue du secret. Les parties auront ainsi à comparer leurs avantages respectifs dans la valorisation de l’innovation.

Quand la charge de la protection du secret défense est allouée inefficacement, le contrat public de R&D est loin d’être incitatif. D’une part, le laboratoire de recherche supporte des coûts liés à la protection de l’innovation, d’autre part, la perte du secret défense est lourde de conséquences. Dans le Droit pénal français, l’espionnage, la trahison et la vente

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d’inventions classées secret défense sont hautement condamnés. Les formules contractuelles françaises se rapprochent de cette configuration catastrophe : la propriété de l’innovation est conférée au contractant privé, la charge du secret aussi. L’innovateur privé peut être ainsi réticent à contracter avec le ministère de la défense.

La dernière configuration que nous discutons s’éloigne quelque peu de notre modélisa- tion mais tient sous quelques hypothèses additionnelles. Imaginons qu’un innovateur n’ait pas contracté avec le ministère5 mais que celui-ci produise une innovation de la plus haute importance pour la sécurité nationale. Si l’innovateur ne souhaite pas garder secrète cette invention, il fait une demande de brevet à l’office national concerné. En France, à l’Institut National de la Propriété Industrielle, deux fonctionnaires du ministère des armées surveillent et sélectionnent des inventions pouvant intéresser l’armée française. Supposons que si le ministère de la défense avait commandé cette innovation, l’unité de recherche n’aurait pas profité de la propriété de cette dernière, nous sommes alors dans un cas où l’innovateur ne dispose pas de la propriété de l’invention (cas 1).

Proposition 3. Quand la valeur de l’innovation est importante, voire infinie pour le client, sous une condition de transfert monétaire suffisant, les premières situations peuvent être efficientes mais dans tous les cas :

U

UR1a

> U

UR1b

.

Le fournisseur n’aurait pas été enclin à fournir le moindre effort, ce qui laisse à penser que l’innovation n’aurait pas vu le jour ou que sa qualité aurait été médiocre. Dans un cas d’expropriation ex post, la qualité de l’innovation est cependant bonne dans la mesure où l’innovateur pensait qu’il allait posséder les droits de propriété. Cette prérogative du ministère de la défense est donc intéressante pour les deux parties sous deux conditions.

La première est que la charge de l’innovation tenue secrète soit conférée au ministère. La seconde est qu’un transfert monétaire soit effectué au bénéfice de l’innovateur.

Conclusion

Les relations entre les ministères de défense et le monde industriel s’intensifient. Les acteurs publics de défense, afin d’attirer les entreprises de hautes technologies qui leur font défaut, ont quelque peu modifié leurs modes de gestion contractuelles. Ces derniers sont de plus en plus en faveur des parties privées contractantes avec en particulier, la reconnaissance de leurs droits de propriété sur les innovations produites. Ce point est cependant problé- matique quand l’innovation résultant d’une collaboration entre l’acteur public de défense et une entreprise privée est d’une importance capitale pour la sécurité nationale. Dans cette configuration, les ministères de défense peuvent imposer la tenue du secret défense sur l’innovation. Cette prérogative publique peut ainsi désinciter certains entrepreneurs à collaborer avec les ministères. Nous montrons alors qu’il est possible de réconcilier secret défense et incitation à innover dans les formes contractuelles proposées par les ministères.

Principalement, le coût et la charge de la protection du secret doivent incomber à la partie ayant un avantage comparatif dans ce domaine, généralement l’acteur public de défense.

5 D’une certaine manière, l’inventeur déposant une demande de brevet en France contracte tacitement avec le Ministère de la Défense dans la mesure où il est inscrit dans le Code de la propriété Intellectuelle que ce dernier peut effectivement exproprier l’inventeur de son invention.

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Références

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