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Une certaine idée de la tradition épique, d'Empédocle à Lucain
NELIS, Damien Patrick
NELIS, Damien Patrick. Une certaine idée de la tradition épique, d'Empédocle à Lucain. In:
Franchet d'Espèrey, S.; Lévy, C. Les présocratiques à Rome . Paris : Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2018. p. 247-262
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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:116178
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UNE CERTAINE IDEE DE LA TRADIT ION £PIQUE, D'EMPEDOCLE A LUCAIN
1Damien Patrick Nelis
Dans 1� ensemble des discussions scientifiques consacrees a la poesie amoureuse grecque et latine, on trouve tres peu de mentions d'Empedocle.
On peut d'emblee trouver ace silence beaucoup d'evidentes et excellentes raisons. La premierc est que, si la poesie d'Empedocle avait beaucoup a dire
Isur !'amour en tant que force cosmique, ii ne s'
agissait pas la de poesie erotique au sens traditionnel. De plus, du fait que cette poesie subsiste clans un etat tres fragmentaire, on ne peut presque rien dire avec une absolue certitude sur sa fa<
;:on de traiter l' amour comme une passion aussi bien humaine que cosmique.
Or la question de la reception d'Empedocle sur ce point merite d'etre posee pour au moins deux raisons: parce que nous savons qu'il avait beaucoup a dire sur le pouvoir de l'Amour et parce qu'il existe un texte grec clans lequel !'amour constitue un theme c;entral et pour lequel, de l'avis general des chercheurs, Empedocle represente un modele clef.
Le texte en question est le proeme du livre III des Argonautica d' Apolloriios de Rhodes, qui s'inspire d'un vaste ensemble de textes traitant de themes erotiques
2 •Par la suite, son influence directe et profonde sur le « second prologue
»de l' Eneide, au livre VII, atteste son importance dans la poesie epique plus tardive
3. En se fondant sur l'hypothese probable que, dins les premiers vers de son troisieme livre, Apollonios fasse directement allusion a Empedocle et fasse un important usage thematique de sa poesie, on peut essayer de reconstruire une histoire litteraire, en trois etapes
4•1 Une premiere version de cet article, en anglais, est parue dans la revue en ligne Dictynna, n° 11, 2014. http://dictynna.revues.org/1057.
2 L'edition utilisee sera: Apollonius of Rhodes, Argonautica, book Ill, ed. Richard L. Hunter, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. Voir aussl Malcom Campbell, A Commentary on Apo/lonius Rhodlus Argonautlca Ill, 1-471, Leiden, Brill, 1994.
3 Sur ces deux passages, voir Damien Nelis, Vergil's Aeneid and the Argonautica of Apollonius Rhodius, Leeds, Francis Cairns, 2001, p. 267-275.
4 Pour une discussion plus detalllee sur cette matiere, voir Damien Nelis, « Apollonius Rhodius and the Traditions of Epic Poetry>>, dans Annette Harder, Remco F. Regtult, Gerry C. Wakker (dir.), Apo/Ion/us Rhod/us, Leuven, Peeters, 2000, p. 85·103.
247
•
•
t..l 0 H 00
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APOLLONIOS DE RHODES ET EMPÉDOCLE
Au début du livre III, lorsqu'il
invoqueÉr"to,
A-pollonios de Rhodesfait
allusion à Empédocle. Comparons Argonautiquas,III, r-t
:ei ô'&ye vûv,'Eparô, ncpô
0'iotooo, roi
por, Ëvtone, Ëv0ev ônoç èç To)"ràv &v{yon1erôoç
1{o<rrvM1ôei4ç ôn' ëp<otr.. où ^y<rp xcri Kûnpr,ôoç cloav
,
Ëppopeç, &ôp{rcç ôè teoîç peleô{pcror, 0é}'1er,çnop0evr,rôç:
tô rqi
tor, èn{pcrrov oÛvop' &vfrntcrr,.Allons,
Ératô, viens m'assister et conte-moi comment, de là-bas, Jason rapporta à Iôclos la toison grâce à I'amour de Médée. Toi, en effet, tu asaussi ta part dc I'apanagc dc Cypris ct tu charmes les viergeo ignorcntes du joug par les soucis que tu leur causes: de là vient le nom aimable attaché à ta personne5.
etEmpédocle, fr.
r3r DK:
ei y&p êcplpeptorv Ëverév tr,voç, ô,pBpote Moûoq,
"
-ûUerépaç pelétcç [&ôe tor,] ôl& cppovrfôoç è]'0eïv, eû1opévcp vûv crilte nopûoruoo, Kal.?t r,6neLc,&pgïOeôv porôpov &yaOôv )'ôyov èpçctvovu..
Car si, et je t'en prie à cause d'un mortel, ô immortelle Muse,
il
t'a plu de prêter à nos chants de poète une oreille attentive, viens de nouveâu' Calliope, assister qui t'en prie et s'apprête à tenir un discours de valeur sur les dieux bienheureu*6.Les deux textes
ont
encommun
le langage deI'inspiration
poétique et les éléments hymniques qui s'y rattachentT. Mais on trouve encore d'autres points de contact précis, à la fois dans I'emploi du verbe qui signiûe < se tenir à côté >et dans la
mention
d'une u sollicitude >, cequi
suggère quel'on
se trouve en présence d'une relation plus étroite, allant au-delà du recours commun à des5
Apottonios d e Rhodes, Les A rgonautiques,T. ll, chant lll, êd. Francis Vian, trad. Ém ite Delage, Paris, Les Belles Lettres,2o14.6
Traduction tirée du volume les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont avec ta collaboration de D. Delattre et de J.-1. Poirier, Paris, Gallimard, cotl. < Bibtiothèque de la Pléiade >, 1988, p. 429. Les références et traductions des présocratiques seront, saufmention contraire, tirées de cet ouvrage.7
Voir Maureen R. Wright, Emp edocles: The Extant FragmentslrgSrl, London, Duckworth, 1995, p. r59; SimonTrêpanier, Empedocles: An Interpretation, London/NewYork, Routledge, zoo4, p'57-59.éléments purement traditionnelss. De plus, cerrains chercheurs
ont
souligné qu Apollonios s'inspirait d'Empédocle à d'aurres endroits de son poème, er que les Argonautiques éta:tentun
texre otr les deux thèmes del'amour
et duconflit
sont importants et étroitement liéss. Le chant d'Orphée, qui apparait au débutdu
poème(Arg.,I, 496-rrr)
etpour
lequel les scholies antiquescitent
déjà Empédocle comme modèle, peut être vu comme programmariqire puigque les éléments clés du poème y sont présents. En faisant porter le chant d'Orphée sur des thèmes cosrrniques, Apolloniosfournit
à I'action épique de son poème, dans lequel l'amour érotique joue un rôle cenrral, un cadre cosmique, marqué par la puissancedu conflit
empédocléen.À partir
de là, les deux forces interagissent d'une façon complexe et fascinante tout au long du poème, en particulierpour
ce qui concerne la relation érotique entre Jason et Médée 'o.
LUCRÈCE ET EMPÉDOCIE
Le fragment d'Empédocle (r3
r DK),
reprisparApollonios
dans le prologuedu livre III
des Argonautiqur"r, est égalementutile pour
comprendre le vers de Lucrèce : n c'estton
aide que je sollicite dans le poème que je rriefforce de composer" >(I, z4:
te sociam studeo scribendis uersibus esse).Ici,
la requête est adressée àVénus comme à und sorte de Muse, et en lui demandant d'agir comme une aide (socia),le poète exprime exacremenr les mêmes.idées qu Empédocle et Apollonios lorsqu'ils demandent à la Muse de o se tenir à côté'" >. Ce parallèledoit
à sontour
être contextualisé dans une matrice intertextuelle plus vaste.David
Sedley afait
valoir, de façon rrès convaincanre, que toute la séquence d'ouverture dv De rerum naturae*
profondément empédocléennel3. Lallusion8
ltfautpeut-êtreremarquerqu'Hippotyte (Refutotio,Yll,3r,3.4),qui citecefragment,établit un lien fort entre la Muse et I'Amour. Pour une discussion, voir Simon Trépanier, Emp edocles, op. cit., p.59, ll faut encore noter que, si au vers 2 nous lisons (avec plus récemment, Daniel W. Graham, The Texts of the Early Greek Philosophers, Cambridge, Cambridge University Press, zoro, p.342) K péÀe rotr
(une conjecture de Diels) ptutôt que te < ôôe ror > de Witamowitz, plus communément accepté, ta simitarité avec Apo[[onios est renforcée par le jeu de mots qui commence avec.< ye/1 > dans les deux textes.9
Voir par exemple Damien Nelis, < Demodocus and the Song of Orpheus: Ap. Rhod. Arg. r.496-5tt>, Museum Helveticum,no'49,t992,p.t53-r7o et Poulheria Kyriakou, < Empedoclean Echoes in Apollonius Rhodius'A rgonautica >, Hermes, n" tzz, t9g4, p.3og.3tg.
ro
Voir, par exemple, R. L. Hunter, The Argonautica of Apollonius: Literary Studies, Cambridge, Cambridge University Press l9g3, p.r6z-t69.rr
Traduction d'Alfred Ernout, Lucrèce, De lo natureltgzol" Paris, Les Belles Lettres, zoo7. C'est cette traduction qui sera utilisé dans [a suite de ['article.rz
Voir James J. O'Hara, (Venus or the Muse as "Atty" (Lucr. r. 24, Simon. Frag. Eleg.tr. zo-zzVrl) >, Classical Philology, no 93,1998, p. 69-74 et Damien Nelis, < Demodocus and the Song of Orpheus >, art. cit., p. 98-roo.
r3
VoirDavidSedlej,LucretiusandtheTransformationofGreekWisdom,Cambridge,Cambridge University Press, 1998, chap. r; pour une discussion de cette thèse, voir, par exemple, Simon Trépanier, Empedocles, op. cit., chap. z.249
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250
précise au
vers L4,
parconséquent, s'inscrit probablen*ent
dansun
cadre empédocléen plus large et plusprofond
que nous ne pouvons l'imaginer.VIRGILE ET APOLLONIOS DE RHODES
ÉnéideYLl, )T -
qui est le premier versdu
proème de la secondemoitié
de l'épopée, dela
mêmemanière
que leproème du livre III
des Argonautica setrouve au
début
de la secondemoitié
de cette æuvre-
est uneimitation
assezfidèled'ArgonauticaIII,r,
comme cclaaété depuis longtemps re contrv: nunc uge[...J
Erato (< Etmaintenant,
Eratô,) chezVirgile
correspond indiscutablement eiô'
ôyevûv,'Epatô
chezApollonios'a.
En
regrouparrt ces connexlohs lntertextuelles,ll
semble que nous âyons une série de quatre poètes: Empédocle,Apollonios
de Rhodes, Lucrèce etVirgile.
De toute évidence, les similitudes verbales
d'un
texte à I'autre ne sontpas toutes aussi précisesni
aussitangibles;
certaines connexions suggérées convainquent plusimmédiatement
et fermement que d'autres.Mais,
commetoujours, il
est nécessaire de contextualiser despoints
précis deI'allusion
verbale et d'aborder la question selon une perspective plus large.On
peut commencer par procéder de la sorte enformulant
laquestion suivante:
au-delà des parallèles verbauxponctuels
et précis examinésjusqu'à
présent, qu'est-ce que ces textesont
en commun ? Sur un premier plan, la réponse à cette question est que, dans chacun des cas, les vers enquestion
apparaissent dans leprologue d'un
poème.Et, d'un point
de vue plus général, une autre réponse possible est quil
s'agit là de textes épiques, en cela qu'ils sont tous écrits en hexamètres. En termes deforme
générique,par
conséquent, lefait
que nous ayons affaire à quatre prologues épiquesdoit certainement
êtrepris
enconsidération lors
del'évaluation
de chaquesimilitude
verbale.Mais
àpartir
de cette approche générique apparaît uneautre question.tOn tend généralement
à penserque
cesquatre
poètes appartiennent à destraditions
littéraires essentiellement différentes :Apollonios
etVirgile, d'un
côté,sont
considérés comme des auteurs de poésie héroïque,Empédocle
et Lucrèce,d'un
autre côté,sont considér(s comme
des auteursde foésie didactique/philosophique. Or,
sousI'infllence de l'étude
trèsimportante
dePhilip Hardie,
Virgils's Aeneid: Cosmos andImperiu-'s', puis
dela
remarquable étude de JosephFarrel,
Vergil's Georgicsand
the Thaditionsof Ancient Epic:
TheArt of Allusion in Literary Historyt6, on peut facilement
constater que cettedivision
masque des chevauchementsimportants;
et que14
Pourplusdedétails,voirDamienNelis,Vergil3Aeneid,op.cit.,p.z6T-275.r5
Philip Hardie, /irgils3 Aeneidr Cosmos and lmperium, Oxford, Clarendon Press, 1986.16
Joseph Farrell, Vergil\ Georgics and the Troditions of Ancient Epic: The Art of Allusion in.
Literary History, Oxford, Oxford University Press, 1991.les poètes
jouent
dedifférentes
manières avec lesfrontières
génériques et lesdistinctions du type hérorque/didacdque.
C'estpour
cela quePhilip Hardie
a
pu
rattache r l'Énéide à la poésie sur le cosmos, tandis que Farrell rattache les Géorgiques àl'épopée homérique,
ensoulignant la tradition allégorique qui voyait
enHomère un
poète de lanature
et de la science.Le mérite revient
à cesderx
chercheursd'avoir
permis d'envisager Empédoclecomme
une ffgurepotentiellement importante
dansle développement
dela tradition épique
classique, unetradition qu'on
faisaitd'habitude
passer directemenrd'Homère àVirgile,
avec occasionnellement unclin d'æil àApollonios
ouàEnnius,
même si les choses sont, bign sûr, plus complexes eue celxl7.Si nous sommes prêts à accepter une
tradition
cohércnte, oùil
semblequ'une
lignée de poètes prenne Empédoclepour
modèle poétiquq,un
cerrainnombre
de questions'nousviennent immédiatement
àl'esprit.
É,tant donnée la nature fragmentaire du texte d'Empédocle etd'un
grand nombre de textesqui
peuvent être convoqués (on pensetout
de suite à Parménide),comment
pouvons-nous être sûr que les connexions intertextuelles existent réellement ? Et même si elles existent, comrnent pouvons-ngus maltriser leurinterprétation
?Il
ne serait paspertinent
de s'enliserici
dans une discussion théorique sur cequi
constirue uneallusion, ou, plus
généralemenr, dans des théories surl'inrerrextualité.
Plus concrètement, je voudrais savoir si des"spécialistes d'Empédocle seraient prêts à aller au-delà deVirgile, jusqdà
Lucain, à la recherche d'une présence marquanred'Empédocle
dansla
poésieépique latine. D'une manière
générale,.je suis d'avis que nous devons être prêts à envisager sérieusement I'idée que la poésie d'Empédocle a exercé une influence profonde et durable sur beaucoup d'aureurs épiques deI'Antiquité
et quil
ajoué un
rôle crucial dans lc développernent de latradition
épique. Mêmes'il
n'est pas souvent possible de suivre cettehistoire littéraire
endétail, il
estdu moins important
de poser la bonnequestion, afin
denous
assurer quenous
avons poussé aussiloin
que possible leslimites
denotre
connaissance. Ceci nous amèneinévitablement
àcourir
le risqued'aller trop loin
et d'essayer de Construire des théories sur des basestrop
fragiles, maisil
semble que ce risque vaille la peine d'être pris.tl
Pour une vue d'ensemble, voir John K. Newman, The Classical Epic Tradition, Madison, University ofWisconsin Press, 1986. Pour d'autres travaux importants qui précisent et enrichissent notre connaissance du développement de la tradition épique, voir par exempte Titman Schmit-Neuerburg, Vergils Aeneis und die antike Homerexegese, Untersuchungen zum Einfluss ethischer und kritischer Homenezeption ouf imltatio und aemulatio Vergils, Berlin/NewYork, Walterde Gruyter, 1999; Monica R. Gate, Wrgilon the NotureofThings.The Georgics, Lucretiusandthe DidocticTrodition,Cambridde, Cambridge University Press,2ooo;Phitip Hardie,[ucretilh Receptions: History the Sublime, Knowledge,Cambridge, Cambridge University Press, zoo9,
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Pour commencer, je voudrais attirer
l'attention
sur deux polnts. Tout d'abord,comme I'a
rappeléoliver Primavesi en
rassemblanr les preuves adéquates, Empédocle était Iargementlu durant
toutel'Antiquité'8.
pour autanr que nous puissions ledire,
aucun aurre auteur présocratique n'a bénéficiéd'un lectorat
aussi large.Ensuite, il
est essentield'apprécier
lapertinence du
phénomèneconnu
à la fois sous les apellations de n réfërence fenêtre, (window
reference), de n double allusion,
(doubleallusion)
etd'n allusion à deux niveaux >(two-tier
allasion)til
s'agit dtun aspectimportant
de la technique intertextuelle ancienne,qui
a érél'objet d'importantes
discussionpparmi
les chercheurs en poésielatinc
ces dernières années. Jepréftre l'expression
oallusion
àniyeaux multiples
o,mais, au-delà de la
terminolôgie
employée, sur lefond,
tous ceuxqui étudient
cephénomène parlent
dela même
chose.Dons
eaformc la plus si'rplc, la
techniquefonctionne
de la façon suivante: quandl'auteurA imite
I'auteur B,il
est âussi susceptible
d'imiter
le modèle de B, l'auteurc. Ainsi, pour
prendreun
exemple, sil'on
poseVirgile
=A, Apollonios
= B, et Homère =C,
onobtient:
r) Virgile
(A)imiteApollonios
de Rhodes (B).z) Apollonios
de Rhodes (B)imite Homère
(C).3) Quandvirgile
(A)imiteApollonios
(B),il
remonte égalementd'Apollonios
(B)jusqu
à son tnodèlehornérique (c)
etimite
en mêmetempsl'Iliadr ou
l'Odlssée, ou les deux.Il
existe denombrcux
passages dans l'Énéidepour
lesquelsil
est possible dedémontrer
quevirgile
s'est inspiré de différents modèles en même temps, mais quil
procédait alorsd'une
façonsystématiquè, étantpleinement
conscienrdu statut intertextuel
préexistant de chacun de ses modèles. par exemple, quandvirgile
compareDidon
àDiane
dansla
célèbrecomparaison du livre IV il
s'inspire à la fois de la comparaison, faite par Apollonios, entre Médée
etArtémis
et du modèle homériqup de cette comparaison apollonienne, lorsque Nausicaa est comparée àArtémis'c. ceci
posé, les niveaux deI'allusipn peuvent
même être encore plusnombreux.
Lorsqu'Énéequitte Didon
"u livr. ly
del,Énéide, le lecteur idéal est en m€sure de percevoir quevirgile
pense(tout
aumoins)
à ulysse etcalypso
dans l' odysséed'Homère,
à Jason et Médée chezEuripide,
à Jason et Médée chezApollonios,
et à Thésée etfuiane
chezcatulle,
cedernier imitant
en l'occurrenceApollonios, 9ui imite
à sontour
à lafois Euripide
etHomère. Maintenant,
sinous
acceptons que cettetechnique constitue une arme fondamentale
dansl'arsenal
des poètesimitateurs
dansl'Antiquité -
252
r8
voir oliver Primavesi, ( Lecteurs antiques et byzantins d'Empédocle. De Zénon à Tzétzès >, dans André Laks, Claire Louguet (dir.), eu,est-ce que la phillosophie présocratiquei, Lilte, Presses Universitaires d u septentrion, 2ooo, p, tg3-2o4.r9
Voir Damien Nelis, Vergr'lbAeneid, op. cf., p.8z-86.I
même s'il faudrait désormais démontrer en détail que d'autres poètes
l'utilisent
aussi systématiquement et largement que Virgile
- il
est désorma,is possible de suggérer qu Empédocle peut être présent, d'une manière ou d'une autre, dansun
certain nombre de modèles intertextuels, selon des modalités queI'on
ne peut que deviner. Commençons par prendreun
exemple évidentqui
afait
I'objet de très nombreuses discussions, afin de montrer comment cette approche fonctionne, puis nous examinerons un cas plus complexe.Le récit de
Vrgile
concernant le chant d'Iopas, à lafin
du livreI
del'Ênéide , se déroule comme il suit (v. 74o-746):citltara crinirus lopas
Persondt aurata, docuit quern maximus Atlas.
hic canit etantem lunam solisque |abores;
undz hominum genus et pecadzs; unde imber et ignes;t Arcturum pluuiasque Hyadas geminosque Tiiones ; quid tanturn Oceano properent se tinguere soles
hiberni, uel quae tardis mon noctibus obstet.
Iopas aux longs cheveux fait sonner la cithare d'or; le grand Atlas a été son maitre. Il chanrc la lune errànte et les épreuves du soleil, l'origine des hommes et des bêtes, celle de la pluie et du feu, I'Arcture les Hyades pluvieuses, les deux Chariots; il dit pourquoi les soleils de l'hiver ont tant de hâte à se plonger dans I'Océan, ou, quand les nuits tardent à venir, I'obstacle qui les alentit'o.
Le modèle narradf direct est le chant de Démodocos sur Arès et
Aphrodite
au livreVIII
de l'Odyssée. Mais ce chantportant
sur I'adultère et le scandale étair allégorisé etlu
en termes empédocléens commeportant
surl'Amour
et la Discorde. De plus,tout
en s'inspirant du chant homérique de Démodocos,Vrgile
utilise également le chant apollonien d'Orphée qui, comme nous I'avons déjà vu, est lui-même uneimitation
d'Empédocle. Nous avons doncici
une connexion intertextuelleimpliquant
Homère, Homère allégorisé, Empédocle, Apollonios et Virgile2l. Bien sûr, à cepoint
nous ne sommes pas en mesure de démontrer de façon précisequeVrgile
utilise Empédocle dans ce passage, mais dans ces dernières années quelques lecteurs del'Enéidt sont tombés d'accord sur l'idée qu il joue certainement un rôle dans le cadre intertextuel de cette épopée.Quelle est ampleur de ce rôle, nous ne le saurons jamais, mais il est intéressant de noter que, dans I'histoire de
Didon
et Énée chezVirgile, I'amour peut conduire à la discorde des guerres puniques. Par ailleurs, l'Enéide est aussi un récit danszo
Traduction deJacques Perret,Virgite, Énéide,t. l, Livres l-lV Paris, Les Belles Lettres, zoo9.zr
Pour une discussion détaitlée, voir Damien Netis, VergtIS Aeneid, op. cit., p. g6-Lt2.253
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254
lequel la destruction de l'urbs (ville), .en l'occurrence
floie,
dâns le livre II,, est présentée essentiellement en t€rmes cosmiques, comme la destructiond'un
orbis(univers)". Enfin,le
récit de la fabrication du bouclier d'Énée, au livreVIII,
a été interprété comme une forme de cosmogonie, le bouclier rond, créé grâce aupouvoir
érotique de Vénus, exposant I'histoire d'une cité destinée à conquérir le monde entier'3. Au sein de la dynamique narrarive del'Énéide, par conséquent, nous passons de I'amour à la discorde sur fond d'un récit intégrant cosmogonie et dissolution cosmique. Bien sûr, il s'agit peut-être simplement des grands thèmes traditionnels de l'épopée, et l'amour, la discorde et les histoires de destruction de cités ou du monde étaient des thèmes qui existaient déjà avant Empédocle. Néanmoins, les lecteurs de poésie latine devraient être encouragés àpartir
à la recherche del'épos empédocléen'4. Pour ce faire, ils n'auraient pas besoin de se préoccupcr dc trouvcr, dfcxpliquer ou de reconstituer des fragururts particuliers. Mais, sur le plan le plus général, rout cequ'il
faut se demander, c'est si, à propos d'un passage précis de poésie latine, un lecteur antique cultivé était en mesure de repérer dansun
mélange intertextuel complexe lefil
que constitue Empédocle.LUCAIN ET EMPÉDOCLE
Le texte que je voudrais utiliser pour évaluer cette approche est une phrase de Lucain, Bellum ciaile,
I,
6o-62 :tum genus hurnanum positis tibi coryulat armis, inqae uicem gens omnis amet; pax missa per orbem fcnea belligeri conpescat limina Iani.
Alors que le genre h*rmain dépose les armes et veille à son bonheur; que rous les peuples s'aiment, que la paix répandue par l'univers maintienne fermés les battants de fer du
belliqueuxJanus25.
\\Ces vers proviennent du passage célèbre où Lucain fait l'éloge de Néron et attend son apothéose qui, à ce que prédit le poète, coincidera avec la fermeture des portes de la guerre (ferrea belligeri con?escat
limina lani)
et marquera le début d'une période d'amour (amet) et de paix(pax).Laquesrion
queI'on
se pose naturellement est de savoir si Lucain, en composant ce passage, a pu penser,zz
Voir Philip Hardie, Ae n ei d, Co smo s an d I mperi um, o p. cit., p. r9r-t93.4
lbid., chap. 8 ; Damien Nelis, VergilS Aeneid, op. cit., p.345-359.z4
Voir Phitip Hædie, Lucretian Receptions, op. cit., chap. 4.z5
Traductiond'Abel BourgeryLucain, laGuerrecivile,t.lltgzll,livresl-lVéd.ettrad.Abet Bourgery Paris, Les Belles Lettres, zor3. De même pour les citations suivantes.à
un
certain niveau, à Empédocle. La réponsequi
nousvient naturellement
estprobablement
quenon,
et quil
n afait
que retravailler les motifs,standards de l'épopée.On pourrait
s'entenir
là.Il vaudrait pourtant peut-être
la peine de regarder ces versd'un
peu plus prèsafin
de se faire une idée de leursignification
précise, du contexte dans lequel ils sesituent
et de leur densitéintertextuelle.
À quoi
penseLucain
lorsquil
imagine < la paix étendant sonvol
sur laterre,
Çtax missa per orbern'6) ? Les commentateurs
ont
tendance à se concentrer sur le versqui
suit etqui
évoque la fermeture des portes de la guerre, laissant souvent cette expression sansinterprétation. Mais,
si nous menonsnotre
enquêtedu
côtéd'Empédocle,
deuxparticularités viennent immédiatement
àI'esprit. La première,
c'estqu'Empédocle
a assimiléle
règne deI'Amour
à I'absence deguerre
et debataille (fr. rz8 DK) et, par conséquenq
àune
ère depaix. La
seconde, c'estqu'une description
deI'interaction
entrel'amour
et la discorde dans le cycle empédocléen a été exprimée en cesterm€ s:
n Pendant la période de sonpouvoir
absolu,I'amour
a envahitoute la
terre'7 >. Bien quil
nefaille
.pas s'attendre à ce qu il y ait une adéquation précise avec chaque détail du cycle empédocléen chez un poète comme Lucain, la principale remarque qu il
faudrait faire ici
est querien
dans I'image présente dans le versI, 6r du Bellum ciuile
n estfondamentalement
encontradicdon
avec unereconstruction hautement
vraisemblable d'Empédocle.II
faut également noter que des aspectsimportants
de lavision
qu aEmpédocle du fonctionnement
de son cycle cosmiqueont
été rattachésaux conditions politiques contemporaines
delapolis
grecque,la plus évidente étant peut-être un
parallèleentre
Neikos(discorde)
et stasis(sédition)"s. Lucain,
bien sûr, commence son épopée en déclarant qu'elle aurapour
thème la guerre civile ou,plutôt,
quelque chose d'encore pire, u des guerresplus
que civiles > (v.t:
Bella plus quamciuilia).
Dans la mesureoù
lepremier mot du
poème, bella, a une hautesignification thématique, un
vers évoquant la fermeture des portes de la guerre: <maintienne
fermés les battants de ferdu
belliqueuxJanus o (v.6z:fenea
belligeri compescat lirninalan) doitaridemment attirer I'attention du
lecteur.En
avançant aussirapidement -
en I'espace de26
La traduction de,lames D. Duff est: < Peace flying overthe earth r, Lucan, The CivilWar book l-X (Phorsalia), Cambridge, Harvard University Press,r9z8.z7
Denis O'Brien, Empedocles'Cosmic Cycle: A Reconstruction from the Fragments and SecondarySources, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. r; pour une discussion, voir DanielW. Graham, < The Topology and Dynamics of Empedocles' Cycte >, dans Apostolos Pierris (dir.), The Empedoclean Kosmos: Structure, Process and the Question ofCyclicity, Patras, lnstitute for PhilosophicaI Research, 2oo5, p. 225-244.z8
Voir Daniel W. Graham, < The Topology and Dynamics of Empedocles' Cycle >, drt. cit., p,2?.3-24c., lci et tout au long de cet article, i'essaie de construire une argumentation en me concentrant sur Empédocte. Mais une perspective plus large est également nécessaire; sur les idées stoitiennes traitant de I'harmonie, de la discorde et de politique, voir par exemple George Boys-Stones, < Eros in Government: Zeno and theVirtuous City >, ClossicalQuaterly, no48,1998, p.168-74.255
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256
seulement 6o vers
-
de l'évocation de la guerre, à I'ouverture'du poème, jusqu'à lavision
de la paixfuture, Lucain établit
dès le départ- quoi qu'on
puisse penser de la sincérité de l'éloge de Néron-
la possibilité d'une vision cyclique du processus de l'histoire romaine"e. De plus, comme on le sait, Lucain présente toujours la lutte entre César et Pompée et son point culminant à Pharsale comme un processus de dissolution cosmique3o. Ce processus commencelui
aussi dès le début du poème, etil
concerne directement les vers 6o'62. Le poète Peut se rejouir de l'avènement de la paix,qu'il
associe à I'apothéose de Néron, maisil
précise
tout
de suite que se tâche la plus immédiate est de raconter comment le paix a été chassée de la terre(I,62-6g)t
Fert
anim*
caasds tantarum ac?roTnerc rerum' inmensumque aperitur opus, quid in armafarentem inpulerh populum, quid pacem excusserit orbi'Je voudrais révéler les causes de si grands événements; une æuvre immense s'ouvre devant moi: qu'est-ce qui a poussé le peuple à se jeter furieux sur les armes ? Qui a arraché la paix à I'univers ?
La
fin
du vers 69, Paceîn excusseritorbi,
est clairement une inversion de laffn
du vers 6r, pax missa per orbern?', Une vision de la paix future est ainsivite
remplacée par l'iinage d'un monde dépourvtr de paix. De plus, le geste proémial présent dans les term€s
aperitur
o?as, en plus de larépétition
de populum, rappelant le vers z (ltopulumque potentern),tout
cela souligne l'aspect cyclique du récit3'. I-ucain met en place un schéma oir la guerre et la Paix (qui au vers6r
est associée à I'amour, ametst) alternent dans leUr relation avec I'univers (orbis;
z9
Pour un point de vue ,similaire mais beaucoup ptus targe, voir Philip Hardie' The EpicSuccessors ofVirgil: Astudyinthe Dynamiès of aTradrtioa Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 11-14. Sur I'importance de la cycticité, sur fond empédocléen, dans [e ]ivre I
des Métamorphoses d'Ovide, texte qui a été un modèle-clé pourle livre I du Bellun ciuile de Lucain, voir Damien Nelis, < Ovid, Metamorphoses t4t6-5t: nova monstra andthe foedera
.
noturae ,r, dans Phitip Hardie (dir), Paradox and the Marvellous in Augustan Literature and Culture, Oxford, Oxford University Press, zoo9, p.248'67. Plus généralement sur Ltjcain et Ovide, voir lucon, De Bello civili, Book /, éd. Paut Roche, 0xford, Oxford University Press' 2oo9,p.25-27.3o
Voir Michael Lapidge, < Lucan's lmagery of Cosmic Dissolution >, Hermes, n" ro7, t979, p,344-370, sur I'imagerie de Lucain sur la dissotution cosmique en termes purement stojtiens; voir aussi Emanuele Narducci, < Lo sfondo cosmico della Pharsalio >t, dans Paoto Esposito et Enrico M. Ariemma (dir), Lucano e la tradizione dell'epica latina, Napoti, Guida' 2oo4,p.7-79.3r
Voir Paul Roche, Lucon, De Bello civili Book I, od loc.3z
Deplus,bienstr,tedébutduvers,Fertanimus,rappeltelespremiersversdesMétamorphoses d'Ovide, tnnouafertanimas;voirPau[ Roche, lucan, DeBellocivili,Bookl,adloc,33
llfaut aussi noter le vers zr, où Lucain à ta fois fait un ieu de mots sur I'amour paradoxal de, la guerre et se laisse aller au palindrome amor/Roma : amor belli...Romo)
rerme qui apparait neuf fois au cours des cent premiers vers de l'épopée). Ce faisant,
il
oriente le regard en avant' vers une nouvelle période de paix, maisil
associe la guerre civile à un retour au chaos originel et à la discorde (I, 7z-8o3a) :
sic, cam conPage solatd saecuh tot Tnundi taPrerna coegerit hora antiquum re?etens iterum chaos, omnia mixtis sidera sidzribus concurrenL ignea pontum astra ?etent, tellus extendere litora nolet etccatietque feturn,
faffi
contraria Phoebeibit et obliquurn bigas agitare per orbem indignata diem poscet sibi, totaqae discors
machina diuobi turbabiifoedera
mundi.
(Ainsi lorsque, disjoignant les liens de I'univers, l'heure suprême aura clos tant de siècles et ramené I'antique chaos, tous les astres heurteront les astres confondus, les corps ignés.gagneront la me6 la terre ne voudra plus garder la ligne de ses rivages et chassera la mer, Phébé marchera en sens contraire de son frère et, indignée de conduire son char à deux chevaux sur la courbe oblique, réclamera le jour pour elle et toute la machine désunie bouleversera les lois du monde disloqué.
Le langage de
Lucail
à propos de la dissolution cosmique peut être associé directement à l'imagerie cosmique de Lucrèce et de Virgile35.D'un
côté, on a souvent vu Lucain comme le poète qui décrit la destruction du monde romain, mondc qui avait été construit dansl'Énéide à partir de la visiôn atomiste duDr
reruln
natart.
Mais, comme nous l'avons déjà vu, depuis quelques années les spécialistes deVrgile ont
rattaché au moins quelques éléments del'imaferie
cosmiquedel'Énéide
à Empédocle,par l'intermédiaire d'un
Lucrèce très empédocléen,principalement
grâce aux travaux deDavid
Sedley puis deMyrto
Garani36. Peut-on soutenir que Lucain s'inspirerait à la fois deVirgile,
de Lucrèce et d'Empédocle, par le biais de la technique de la o référence fenêtre o
(ou
o allusion à deux niveaux r) ? Sion
admet cette hypothèse, les choses secompliquent
immédiatement.Il
estévident
que, en plus de ces sources ou34
Je ne discuterai pas ici de la sincérité de t'étoge de Néron (/oudes Neronis),à propos duquel on peut voir Damien Netis, n Praising Nero (Lucan, De Bello civili t,33'66) >, dans Gianpaolo lJrso (dir.), Dicere Laudes, EIogio, comunicazione, creazione del consenso, Pisa, Edizioni ETS'zol,p.z53-264.
35
Sur tes liens préexistants entre Lucrèce et Virglle, c'est-à-dire des liens dont Lucain aura été pleinement cons:ient, voir Philip Hardie, Aeneid, Cosmos and lmperium, op. crt, chap. 5.36
VoirDavidSedley,LucretiusandtheTransformationofGreekWisdom,op.cif.,etMyrtoGarani, EmpedoclesRedivivus: PoetryandAnalogyin Lucrefias, London/NewYork, Routledge, zooT'257
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258
modèles, Lucain s'inspire aussi, à
l'ouverture
de son épopée,popr
le moins d'Ennius, de Lucrèce, des Géorgiqur.s de Virgile, et des Métarnorphoserd'Ovide3T ,De toute éyidence,
Virgile,
dansl'Enéide, s'inscrit parfaitement dans ce réseau intertextuel comme imitateur d'Ennius, de Lucrèce et de ses propres Géorgiques, et comme modèle centralpour Ovide.
Mais avant de perdre de vue Lucain parmi tous ces niveaux de réftrences, essayons d'isoler quelques allusions-clés, en revenant encore une fois au versI,6z
du Bellum ciuile:fe rre a b clligeri c o np c s c at limina Iani.
Ce vers s'inscrit dans
un
schéma récurrent en poésie latine, dans lequel les portes de la guerre sont soit ouvertes soit fermées. Cettetradition
commence avec Ennius (Annales,zzl-zz6),
chez qui les portes sont ouvertes3s:. ?ottquam Discordia taetra B elli fe nat o s prrt6 P o rtas qu e refu gi
t
Après que la discorde affreuse eut brisé les portes et les montants de fer de la Guerre39.
Virgile reprend cette description de la Discorde, admise comme une image du Neihos empêdocléen par beaucoup de chercheur5ao, à deux reprises, la première fois en
ÉnéideI, z9i-294,
oir les pones de la guerre sont fermées:diraefcno ct compagibus artis
,hodrrn
Brlli portae"
Les portes affreuses dela
guerre, barrées defer
et d'étroites jointures,seront fermées4t,
et la deuxième
fois
dansÉ7.,YII,
6o7-622,oir
elles sônt ouverter.À ..tt.
occasion, laJunon et l'Allectô de\,/irgile, qui orchestrent I'ouverture des portes, onr éré perçues comme étant construites sur le modèle de la Discorde d'Ennius, et par conséquent, indirectement, sur le Neihos d'Empédoclea" :
37
pour des études récentes sur Lucain et [a tradition de l'êpopée romaine, voir [es contributions de Joseph D. Reed, Sergio Casali et Alison Keith dans Paoto Asso (dir.), Brill3 Companion to Lucan, Leiden, Brill, zon.38
The.Annals.ofQuÎntusEnnit,s,éd.ottoSkutsch,Oxford/NewYork,clarendonPress/oxford University Press, 1985.39 Jetraduis.
4o
onpeutprendreencompteégalementunautrefragmentd'Ennius,Annales,zzo-zzt:corpore tartarino prognota Paluda uirago /cui par imber et ignus, spiritus et grauis terra.
4r
TraductiondeJacquesPerret,Virgile,Énéide,éd.cit.,ainsiquelessuivantes'4z
VoirNicholasHorsfall,Virgil,AeneidT:ACommentary,Leiden,Brill,zooo,adloc'sunt geminaeBelli ponae (sic nomine dicunt) religione sacrae et taeiliformidine Mattis;
centilln aerei ckudunt ilectes aeternaquefeni
ro b o ra, n e c cus to s a b s is ti t limine Ianus. (Én., ]y'II, 6o7 - 6 rc)
Il est deux portes de la guerre, c'est ainsi qu'on les nomme' rendues sacrées par la religion et par l'effroi qu inspire le terrible Mars, fermées Pâr cent barrearix de bronze, par la force idestructible du fer, et Janus qui les garde n'en quitte jamais le seuil.
tum regina deum caelo delapsa
Tnorantis
r
impulit ipsa manu portà, et cardine u?rto
Belli ferratos rumPit Saturnia postis. (Éu.,YII,6zo-6zz)
'
Alors la reine des dieux, descendue du ciel, Poussa elle-même de sa main les portes trop lentes et, les faisant pivoter, romPt, fille de Saturne, les battants ferrés de la guerre.Q,r*d
Lucain reprend cette image, son langage, pour autant qu'on puisse le dire, s'inspire plus directement de Virgile que d'Ennius, particulièrement dans les similitudes enue les fins de vers liminalani
(8.C.,\
6z) et limine lanus (8n.,VII,
6ro)a3. Outrel'utilisation
probable d'Empédocle, dfEnnius et deVirgile,
I'ouverture du premier livre de Lucain eSï imprégnée de langage lucrétienaa.Or il
est remarquable que Lucrèce relie l'ouverture de son poème aux troubles de la Rome conremporaine, en faisant allusion à la guerre et aq désir de paix aux vers z9-4). Cette référence contemporaine a été utilisée pour ramener I'achèvement du De reram na.tura. avxannées 49-48 av. J.-C. et au contexte de la guerre civilèa5.Lucain
pourrait-il
avoir lu l'ouverture de Lucrèce comme une méditation sur leconflit
entre César et Pompée ? Par ailleurs, Lucain était-il également en mesure de repérer la reprise d'Empédocle par Lucrèce ? En commençant son poème avec I'amour, la paix, la guerre et I'univers(orbiù,
en relation avec la guerre civile romaine, s'inspire-t-il des deux modèles en étant pleinement conscient du lien qui existe entre eux ? Si nous répondons à ces questions par I'affirmative,un
élément supplémentaire est à prendre en considération. I-louverturedu
43
Voir P. Roche, facon, De Bello civili, Book l' êd' clt', ad loc.44
Sur Lucain et Lucrèce voir, par exemple, Paolo Esposito, < Lucrezio come lntertesto lucaneo ),, B o ll etti n o d i St u d i Lati n i, no 26, r99 6, p. 577 - 5 44.45
GregoryO.Hutehinson,<TheDateoftheDeRerumNaturan,ClassicalQuaterly,no5t,zoot, p.t5o-t6z; confrovoir Katharina Volk, < Lucretius'Prayerfor Peace and theDate of De rerum natura ,r, Classical Quaterly,n" 6o,2010, p. 727-131.259
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m Ît3(Dr o.o o0r,
-
Éô o.
z6o
livre I
de Lucrèce est engagée dansun dialogue intertextuel
avec les Annales d'EnniusA6.Même
si I'ensemble des détails de cetterelation
nous échappe,il
convient d'aborder la question des modèles de Lucrèce d'une façon globalement cohérente. I-ihypothèse la plus économique est
d'expliquer
la présence à la foisd'Ennius
et d'Empédocle comme sources dulivre I
duDe
rerarn na.tura. Par Iefait
quepour
Lucrèce ces deux modèles étaientinextricablement
liés, dans unétroit dialogue intertextuel. C'est un modèle
reposantsur l'appréciation
de I'o allusion à niveauxmultiples
>qui
nous Permettra aumieux
de comprendre lessimilitudes
enrre leDe
reram natara de Lucrèce, les Annalesd'Ennius, qui commencent bien str par
urrepartie
surla
cosmologic4T,ct
leDe la
natare d'Empédocle.Lun
des intérêts de la démarchequi
consiste à se concentrer surI'allusion
à niveauxmultiples
dansI'histoire littéraire
estque'
unefois
posée l'existenced'une qadition poétique
cohérente,on
Peut évaluer savaleur interprétative en
essayanrd'insérer
desniveaux d'allusion supplémentaires. Concernant notre
sujer,on peut
lefaire
en essayantd'inclure
les Géorgiques deVirgile
et les Mêtamorpbosesd'Ovide,
poèmesqui offrent
des liens,intertextuels
avecEmpédocle
etLucrèce, et dont l'un
a euune influence considérable
surla création deltEnêide, tandis
quel'âutre
a étéconsidéré comme la
première réécriture épique-de cette épopée.À
laclôture du livre I
des Géorgiqaes, dansun
passage célèbrequi
a eu uneinfluence
considérable surLucain;
comme I'adémontré il y
abien
des années Ettore Paratore,Virgile fait
allusion à la guerre civile romaine et semble associer les références à lafois
à Pharsale et àPhilippes, fondant donc
apparemment les guerres civiles des années4o
av.J,-C. enun
seul événementas. Je voudrais,uglér., qu.,
étant donné le parallèle thémarique qdsrant enrrevirgile
et Lucain à propos de la guerrecivile,
lafin
du versI, 6r
deLucain, pax
misa per orbern, constitue également une allusion-
âinsiqu'une inversion
évidente-
aux versI, lo !,
tot bella per orbem ètI,
5t r,
saeuit totu Mars impius orbe des Géorgiques.Dans les Géorgiqaes, épopée didactique dans laquelle
vrgile
estprofondément
influencé par Lucrèce et oiril
écrit sur la guerre, sur l'amour4e et sur les éléments, Empédocle a toutes les chancesd'avoir
étéun
modèleimportantto. Il
estpar 46
VoirStephenl.Harrison,<EnniusandtheprologuetoLucretiusD.R.N., l(r.r-r48)>>,Leedslnternaiionat classical studies,tf 4,zooz,p,r-r3, http://tics.teeds.ac.uk/zoozl zoozo4.pdr
47
Otto Skutsch,The "Annals" ofQuintus Ennius' éd. cit'' fr. 4.48
Voir Damien Netis, < Praising Nero >, art. cit', p.259-z6z'49
Voir Géorgiques lll, z44z amor omnibus idem, et bien str l'épytlion Aristée-orphée en son entier.5o
Voir Damien Nelis, n Georgics 2.458-542:Yirgil, Aratus and Empedoctes >>, Dlctynno, not,
2oo4, p. r.zr, http://dictynna.revues.org/16r et Alex Hardie, < The Georgics, the Mysteries . and the Muses at Rome r, Proceedings of the Cambridge Philological Society, no 48, zooz,
p. r75-zo8 sur une influence empédocléenne possible sur la clôture du livre I I et sur le proème
conséquenr parfairement naturel d'interpréter l'image prophétique de la paix
,éprrriu.
àtr"rr..,
le monde chez Lucain comme une allusion directe à la vision atroce du monde en guerre chezVirgile, surtout quand on sait que dans les deux casil
s'agit deconflits
civils romains, à commencer par Pharsale. Quand on admet ensuite que la dernière partie du livre I des Géorgiques peut être comprise à la fois en rermes empédocléens entant
quevision du
cosmos dominé par la Discorde (saeuit totuMart
impius orbe) et en termes lucrétiens en tant que méditation sur la possibilité d'une r€stauration et d'une libération du chaos, le fait de po$er comme principe I'existence d'une connexion intertextuelle entre I'ouverrure du poème de Lucain, lafin
du livreI
des Géorgiques et les modèles deVirgile
dans ce texte, à savoir Lucrèce et Empédocle, apparait comme une proposition séduisante.-
Quant
àOvide,
nous avons déjàvu comment Ilucain
règleexplicitellrerlt
I'ouverrure de son épopée sqr celle des Métamorphoses, àbien des égards, mais d'une manière exemplaire au moyen d'une allusion absolument évidente, dès la partie inidale de ce poème: au versI,
67, lorsqu'il reprend son récitintroductif
après l'éloge de Néron, nous pouvons
lire:
Fert animus caus*t tantarun, exProTnere reraTn
Je voudrais révéler les causes de si grands événements'
Il
paralt assuré que de nombreux lecteurs romainsont
Pu repérer un écho à Métamorphosesl,I
tIn nouafert animus mutatas dicerefotmas corPor4
Je me propose de dire les métamorphoses des corps en'corPs nouveaux5t Tout comme Lucain,
ovide
fait à maintes reprises allusion àl'orbis cosmique et insère également des références précises aux quatre éléments, à concordia et d.isc\rd.ia (v,g,6o,2t). Il y
a, bien sûr, eu nombre de discussions sur les modèlesd'ovide
dans sa cosmogonie, et beaucouP de chercheurs pensentqu'il
est absolument impossible d'isoler des sources individuelless'. Mais d'autres
ont
relevé des éléments empédocléens, parmi lesquels Philip Hardie. En s'appuyant
du livre lll, s'appuyant sur la lecture de PhitipHardie,Aeneid, Cosmos and lmperium, op. cit', p. 33-5r et, plusgénératement, en s'aPPuYantsur David O. Ross, Virgil's Elements: Physics and Poetry in the Georgics' Princeton, Princeton University Press' r987.
5r
Traduction de Georges LafaYe,Ovide, Les Métomorphoses,t.llrgz5l, Paris, Les Belles Lettres' 2015.S,
Fàurrn.djscussiondétaittéeetperspicace,voirOvidio, Metamorfosi,vol'r(libri I'll),éd. Atessandro Barchiesi, trad. Ludovica Koch, Roma, Mondadori, 2oo5, p.133-58.
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sur une allusion empédocléenne
présente àla fois
aulivre I
etau livre XV
des Métamorphoses,
il
a préconisé une lectureovidienne
de lagradition
épique romaine depuis Enniusjusqu
àVrgile,
entant
qu'< épos empédocléen53 >. Par ailleurs, dans un récent article,j'ai
tenté de proposer une lecture empédocléenne du livreI
des Métarnorphoses dans sonensemble, ce livre allant de la cosmogonieà la