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« De réfugiés à rôles modèles » : une fabrique plurielle : accès à l'enseignement supérieur pour les réfugiés congolais au Rwanda

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Academic year: 2021

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plurielle.

Accès à l’enseignement supérieur pour les réfugiés

congo-lais au Rwanda.

Réalisé par Marion FERT – marion.fert@unine.ch

Mémoire de master en ethnologie

Directrice du mémoire : Prof. Marion FRESIA

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Je tiens ici à exprimer ma profonde reconnaissance aux personnes qui ont rendu la réalisation de ce travail possible. Si elles ne sont de loin pas les seules à m’avoir soutenue, aidée et conseillée, je tiens ici à en remercier quelques unes en particulier.

Aimable, Benjamin, Betty, Dany, Emile, Espérance, Gentille, Gisèle, Hélène, Jackson, Jean-Luc, Jonas, Joy, Justin, Mandela, Olivier, Pascal, Patrick et Soso murakoze cyane de m’avoir ouvert les portes de vos univers respectifs et des belles amitiés qui ont vu le jour. Emile je te remercie d’avoir été un traducteur clé en matière de « décodage culturel ».

Samuel murakoze cyane pour ton soutien lors de mes péripéties avec l’administration rwandaise et d’avoir permis à ce projet de se concrétiser. Stella pour ton amabilité, ta générosité et de m’avoir initiée aux « incontournables du pays des mille collines », comme les sambaza du Lac Kivu.

Grégory, pour avoir tenu le rôle de confident sous le manguier.

Jade, je te suis infiniment reconnaissante pour ton soutien et ton réconfort inconditionnel. Violeta (spécialement) et Mattia pour vos relectures aiguisées et d’avoir été présents. Lisa, un grand merci pour ton coup de pinceau1 !

Jérémie, merci. Ta présence lors des grandes traversées de désert a été précieuse.

Elodie, Mélanie et Anne-So, grâce à vous, j’ai pu affronter les intempéries et me réjouir des éclaircies qui dictent le quotidien d’apprenties ethnologues.

Andreas je te remercie d’avoir accepté de tenir le rôle d’expert de ce mémoire et pour tes encouragements dans les moments de doutes. Marion, un immense merci de m’avoir permis d’embarquer dans cette si belle aventure (de Genève à Kigali), pour les conseils avisés ainsi que d’avoir continuellement nourri mes réflexions.

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1 Toutes les illustrations qui figurent dans ce travail sont basées sur des photographies que j’ai prises durant mon séjour au Rwanda ou qui m’ont été envoyées par des étudiants ou étudiantes DAFI.

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« [...] Une anthropologie non hégémonique est par définition

relationnelle parce qu’elle se pratique entre humains. Pour ne pas

dire entre nous. En effet, l’anthropologie puise son existence dans

l’interstice qu’un humain se disant anthropologue occupe avec des

semblables. En soi, l’interstice est un espace inoccupé, il devient

anthropologique quand une relation s’établit et est

reconnue de part et d’autre ».

Michelle Daveluy (2011), Manifeste de Lausanne – pour une

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1. Préambule ... 1

2. Introduction ... 5

2.1 Etats des lieux : accès à l’enseignement supérieur dans un contexte de déplacements forcés et prolongés ... 5

3. Problématique ... 11

3.1 « De réfugiés à rôles modèles » ... 12

4. Ancrages théoriques ... 17

4.1 le concept de « rôle » en sciences sociales ... 18

4.2 la notion d’« élite intellectuelle » ... 21

5. Ancrages méthodologiques ... 29

5.1 Accès et déroulement du terrain ... 29

5.2 Posture méthodologique ... 31

5.3 L’art de la négociation ... 36

6. Eléments de contextes ... 41

ANALYSE 7. Attributions des bourses DAFI ... 53

7.1 Quelles trajectoires ? ... 53

7.2 Quels critères d’attribution ? ... 67

8. Le jeu de l’ « intellectuel» ... 79

8.1 Dynamiques discriminatoires ... 80

8.2 Logiques d’invisibilisations ... 87

8.3 Tactiques de camouflage ... 90

9. Le Club DAFI – un interstice. ... 97

9.1 Arène d’invisibilité ... 100

9.2 Illustration de l’entre deux : la réussite académique ... 101

9.3 Arène de visibilité ... 102

10. « Faiseurs de morale » ... 111

10.1 Exemple d’une « croisade de morale » ... 114

11. « Faiseurs de solutions » ... 121

11.1 Accès au secondaire II : une épreuve majeure ... 123

12. « Faiseurs de mémoires » ... 131 12.1 Transmission et légitimité ... 132 12.2 Structure organisationnelle ... 135 12.3 « Faiseurs de commémorations » ... 140 13. Conclusion ... 143 14. Bibliographie ... 147 [inscriptions] [rentrée universitaire] [inter-semestre]

[rentrée du deuxième semestre]

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1 14.09.2015 – Alors que la saison des pluies, se fait parait-il désirer cette année, je

me dirige vers l’un des guichets de la compagnie Virunga à la station de bus de Nyabugogo située au Nord-ouest de Kigali, capitale du Rwanda d’un peu plus d’un million d’habitants, et demande un billet à destination de Butare. Ancienne capitale – fondée sous le nom d’Astrida – durant la période coloniale belge, Butare est aujourd’hui encore considérée comme la capitale intellectuelle du pays. Cette ville, de moins d’un million d’habitants, accueille de nombreuses Universités dont l’Université du Rwanda, la plus importante du pays et la destination finale de ma journée.

Cela fait un peu plus d’une semaine que j’ai posé mes premiers pas sur le relief arpenté rwandais. Je valse entre les allers retours Kigali et Butare et occupe mes journées en toquant aux portes (emails et appels téléphoniques ont été bannis de mon registre d'action) des bureaux du Doyen, des administrations de cette institution. Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec le Doyen qui a accepté de faire office de superviseur sur place. Procédure bureaucratique incontournable afin que je puisse démarrer mon ethnographie

auprès de jeunes réfugiés d’origine congolaise, sponsorisés par le programme DAFI2 à

l’Université du Rwanda.

Un système éducatif est une réalité ni intangible ni universelle (BAUDELOT & LECLERQ 2005). Il est une réalité socialement et historiquement construite qui doit se lire au regard des conditions sociales, culturelles, économiques, politiques et (inter)nationales propre à chaque contexte (LEFRESNE 2006 ; PROVINI 2016). La question du rôle des Universités et des étudiants – ce que BAUDELOT et LECLERQ (2005) nomment « les effets de

l’éducation » – donne suite à des interprétations diverses qui s’inscrivent au sein de modèles

de société multiples.

L’enseignement supérieur est aujourd’hui principalement perçu comme un bien positif (élévation socio-économique, reconnaissance individuelle, progrès social, inclusion sociale) d’un point de vue collectif (la communauté internationale, les états, les familles) et individuel (ZEUS 2011 ; LEFRESNE 2006). Il n’a globalement jamais connu une pareille popularité. À l'échelle mondiale, le nombre d’individus qui accèdent à l’éducation tertiaire3 a plus que sextuplé en quarante-cinq ans, passant de 13 millions d'étudiants en 1960 à 82 millions en 1995 (UNESCO 1998 : no pag). Une augmentation qui prévoit d’atteindre 150 millions d’étudiants d’ici à 2025 (ibid. : no pag). Cette massification est le résultat à la fois d’une augmentation et d’une diversification démographique (LEBEAU 2006) et à la fois d’une sensibilisation accrue « au rôle vital » (UNESCO 1998 : no pag) que doit jouer l’enseignement supérieur dans le développement socioculturel et économique des sociétés. C’est à partir de la fin des années 1990, que le rôle de l'enseignement supérieur est favorablement repositionné dans la réflexion des politiques internationales (WRIGHT &

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1 Extrait de mon journal de terrain, Rwanda, septembre 2015.

2 Un programme de bourses administré par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

3 Les utilisations des mots enseignement supérieur et éducation tertiaire sont dans se travail considérées comme synonymes.

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PLASTERER 2010 : 42-43), renversant les tendances de la majorité des études menées dans les années 1980 qui accordaient une priorité absolue au soutien de l'enseignement primaire (MONTANINI 2013). À commencer par la déclaration mondiale de l’enseignement supérieur, pilotée par l’UNESCO en 1998, faisant de l’article 26 de la déclaration des droits de l’homme son principe fondamental. L'article stipule à son premier alinéa que « toute

personne a droit à l'éducation » (ibid. : préambule) et que « l'accès aux études supérieures

doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite » (ibid.). Cet agenda global

pour l’éducation tertiaire lui attribue comme rôle principal celui d’« engendrer le changement

et le progrès dans la société […] » (ibid.). Dix ans plus tard, la conférence mondiale de 2009

sur l'enseignement supérieur déclare son ambition de faire de l'enseignement supérieur un moteur de développement et une compréhension internationale dans toutes les régions du monde (UNESCO 2009). Et ajoute que « l'enseignement supérieur doit non seulement transmettre des compétences solides pour le monde actuel et à venir mais former des citoyens responsables, prêts à défendre la paix, les droits de l'homme et les valeurs de la

démocratie » (ibid. : 2). Éliminer la pauvreté ; contribuer au développement durable et à la

paix ; promouvoir la démocratie, une citoyenneté active et une réflexion critique font parties des missions dont les jeunes diplômés à travers le monde sont pourvus. À ce propos, LEBEAU fait remarquer que les taux d’inscription dans l’enseignement supérieur sont devenus « un indicateur de développement des sociétés » (2006 : 9).

Les « effets » (BAUDELOT & LECLERQ 2005) attendus de l’enseignement supérieur précités comportent une dimension normative forte puisqu’ils impliquent une volonté d’ « amélioration » et véhiculent une vision hégémonique de l’enseignement supérieur où il est appréhendé comme une nécessité (CHELPI-DEN HAMER et al. 2010). Par ailleurs, ces objectifs – idéalistes et progressistes – s’ancrent exclusivement au sein d’un cadre national – considéré comme l’idée politique centrale de l’arrangement du monde contemporain.

En tant que créateurs, dépositaires et diffuseurs de savoirs (ZEUS 2011 : 265), les Universités – et l’école en général – sont pourvues de la fabrication de citoyens modernes (WATERS & LeBLANC 2005 : 129). Elles ont pour mission de formuler la compréhension commune d’une identité à partir de ce qui est imaginé comme des expressions légitimes du nationalisme, du patriotisme et de l'activité économique (ibid. : 129).

Concentrés sur les rendements individuels et collectifs de l’éducation tertiaire au sein d’un ordre national des choses (MALKKI 1995), l’essor considérable qu’a pris la globalisation de l’enseignement supérieur ces dernières années a rarement été étendu aux situations de déplacements forcés et prolongés. S’inscrivant à la croisée de plusieurs domaines – la sociologie de l’éducation, des migrations forcées et des development studies – le présent travail tente de combler en partie cette lacune et s’intéresser aux enjeux – implicites et explicites – aux valeurs, aux idéaux et aux imaginaires qui sont attribués à l’enseignement supérieur au sein de contextes de déplacements forcés et prolongés à partir des questions suivantes : quels usages assigne-t-on à l’enseignement supérieur ? Au sein de quel(s)

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projet(s) de société(s) s’inscrit-il ? À quoi répondent les imaginaires collectifs et individuels des divers acteurs impliqués (étudiantes et étudiants, bailleurs de fonds, acteurs du développement) ?

Comme le relève l’extrait de mon journal de terrain ci-dessus, l’intention de ce travail est de se pencher sur l’expérience d’étudiantes et étudiants réfugié·e·s, supporté·e·s par le programme de bourses d’études de troisième cycle DAFI – acronyme allemand de Albert Einstein German Academic Refugee Initiative. Une initiative à travers laquelle le gouvernement allemand, en partenariat avec le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), supporte et finance depuis 1992 l’enseignement aux réfugiés dans les Universités et les écoles polytechniques au sein de leur pays d'accueil. Il s’agira moins de faire de l’Université, en tant qu’institution, mon objet d’étude que de me pencher sur la « fabrication » d’une élite intellectuelle au sein d’une situation de liminalité.

Plus précisément, ce travail parle d’Emile, Gisèle, Gentille, Jonas, Mandela, Olivier, Passy, Espérance, Patrick, Betty, Danny, Joy, Jackson, Aimable, Ferguson, Didier et Hélène – individus qui partagent communément le fait d’être réfugiés d’origine congolaise et d’être « bénéficiaires » d’une bourse DAFI au sein d’une institution d’enseignement supérieur au Rwanda. Ce mémoire s’intéresse à la manière dont cette élite intellectuelle vit ce « rêve devenu réalité », pour reprendre leur propos avec le lot d’opportunités ou d’importunités qu’il implique.

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2. INTRODUCTION

2.1 Etat des lieux : accès à l’enseignement supérieur dans un contexte de déplacements forcés et prolongés.

Si d’un point de vue idéologique et symbolique, l’accès à l’enseignement supérieur dans un contexte de déplacements forcés et prolongés est largement valorisé au sein de la rhétorique humanitaire, il reste à son niveau d’intervention fortement marginalisé. Une friction qui met en lumière une série de tensions intrinsèques au sein des logiques de gouvernance qui sont à l’œuvre dans le champ humanitaire et que je propose de décrire dans les lignes qui suivent.

Depuis plusieurs années, de plus en plus de projets et de programmes éclosent autour du monde afin de permettre aux jeunes réfugiés d’accéder à un niveau d’instruction supérieure. Pour en citer quelques-uns, il existe dans les pays Nord des programmes de financements de bourses telles the University Service of Canada (WUSC) et Windle Trust. Un nombre croissant de programmes à distance comme Jesuit Refugee Service en Afrique de l’est ou

the Australian Catholic University à la frontière birmano-thaïlandaise se mettent aussi

progressivement en place. Lors de mon séjour au Rwanda, j’ai également assisté au lancement du projet pilote d’ouverture d’une branche de l’Université de Kepler (USA) dans d’un camp de réfugiés. Si l’accès à un niveau d’instruction supérieure au sein de contexte de déplacements forcés et prolongés est en augmentation, il est relativement restreint – comparativement aux projets éducatifs concernant l’éducation primaire et secondaire. Les programmes précités sont la plupart du temps ad hoc (DRYDEN-PETERSON 2011) et sans coordination mondiale. Le soutien à l'enseignement supérieur pour les réfugiés passe donc quasiment exclusivement par l’initiative DAFI. Ce projet est l’unique programme de bourses universitaires d’envergure mondiale financé par une agence humanitaire – et il est celui auquel ce travail se consacre. Actuellement, 3% de tous les programmes d'éducation gérés par le HCR s’axent au niveau d'enseignement professionnel et supérieur, comparativement à 76% au niveau primaire (HCR 2010a).

À ce propos lors de la 28ème conférence européenne de l’éducation internationale4 en septembre dernier, Mélissa FLEMING, porte-parole du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés à Genève, a rappelé qu’en dépit du désir universel des jeunes réfugiés d’accéder à une instruction de niveau supérieur, seul 1% des réfugiés y parvient. Dans un contexte de conflit et de déplacements forcés et prolongés, « education is rarely a smooth continuum [...] and opportunities narrow at each step of the way» (DRYDEN-PETERSON & WENONA 2011 : 4). La représentante du HCR a énuméré un certain nombre de facteurs externes (e.g. la pression familiale) qui entravent la trajectoire scolaire jusqu’à l’enseignement supérieur. Elle a également relevé que lorsque les réfugiés ont rempli tous

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les préalables scolaires nécessaires pour accéder à ce niveau d’instruction, nombreux sont ceux qui se heurtent à une série d’obstacles supplémentaires (e.g. les frais de scolarisation et d’écolage, l’absence de certificats de naissance ou de diplômes). Sans pour autant minimiser ces facteurs, le rétrécissement du continuum éducatif est également le résultat des politiques éducatives mises en place par les bailleurs de fonds et certaines agences onusiennes (DRYDEN-PETERSON 2011 ; ZEUS 2011).

2.1.1 Accès à l’enseignement supérieur marginalisé

Ces quinze dernières années, le bourgeonnement des projets éducatifs au sein d’« espaces d’exception » a principalement visé l'éducation de base. La multiplication des espaces éducatifs aux sein des camps de réfugiés est due à la fois « à l’expansion et à la normalisation de la sphère humanitaire » (CHELPI-DEN HAMER et al. 2010 : 8), et à la fois à l’agenda global d’Education pour Tous (EPT). Ce consensus global vise à assurer aux enfants du monde entier un cycle complet de l'enseignement primaire et repose sur les visions exprimées lors de la conférence de Dakar Education for All Framework en 2000 ainsi que les Objectifs du millénaire pour le développement. Au sein d’un contexte de déplacements forcés et prolongés, où un quart des réfugiés n’a pas accès à l’école primaire et les deux tiers, à l’école secondaire (DRYDEN-PETERSON 2011), les bailleurs de fonds et certaines agences onusiennes hésitent à soutenir l’éducation supérieure (DRYDEN-PETERSON 2011 ; DRYDEN-(DRYDEN-PETERSON & WENONA 2011). Ces acteurs argumentent que celle-ci, d’emblée plus coûteuse, ne profite qu’à un groupe restreint et privilégié (DRYDEN-PETERSON 2011 : 10). Dit autrement, « higher education remains a low priority for most donors, often perceived as a "luxury" for an elite few, especially in refugee situations where

access to primary and secondary education is far from universal » (DRYDEN-PETERSON &

WENONA 2011 : 4). Certains bailleurs de fond font valoir que l'investissement dans l'éducation de base est non seulement plus égalitaire mais aussi plus rentable dans les pays en développement (IIEP 2007 dans ZEUS 2011 : 262).

Plusieurs scientifiques tentent de fournir des explications aux principes qui régissent cette « macho philosophy » (SINCLAIR 2001 : 9) – basée sur la vision de l’éducation tertiaire comme luxe. Selon SINCLAIR, la marginalisation de l’enseignement supérieur s’inscrit en partie au sein du traditionnel débat qui divise les interventions qui relèvent des champs du développement ou de l’humanitaire (ibid.). S'ils ont tendance à se pérenniser, les camps de réfugiés sont encore considérés au sein de temporalités urgentistes nécessitant des secours humanitaires de base (CHELPI-DEN HAMER et al. 2010). De ce fait, les politiques d’encampement semblent, pour certains bailleurs de fonds et acteurs humanitaires institutionnels, incompatibles avec le financement de bourses qui fonctionnent pour leur part sur le long terme. D’autres analyses sociologiques (BANKI & LANG 2007 ; ZEUS 2011) émettent l’hypothèse que la réticence que les donateurs affichent est une manière d’éviter une fuite des cerveaux. Un argument fondé sur l’idée qu’une fois éduqués, les réfugiés chercheraient à s’exiler dans un pays tiers (ZEUS 2011) et qui met en lumière certaines

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visions – liées à des notions telles que la rentabilité, la participation et la communauté sur lesquelles je reviendrai dans la section suivante – assignées à l’éducation tertiaire dans un tel contexte. Quant à eux, WATERS et LeBLANC (2005) observent que les interventions humanitaires sont perçues et gérées à partir du prisme sédentaire d’un ordre national dominant (ibid. : 130). Les réfugiés y sont considérés comme un paradoxe dans le sens où : « refugees are, by definition, people who are “imagined” to be noncitizens and non-members in relation to any particular state […] » (ibid. : 132), et par conséquent « […] no longer enjoy the privileges and responsibilities associated with a state, including access to their national

education system» (ibid : 129). De part la situation liminale – sans protection d’un Etat-nation

– qui caractérise les populations de réfugiés, les bailleurs de fond font part de leur réticence à financer et à mettre en place des programmes éducatifs au niveau supérieur.

Les arguments énumérés ci-dessus s’ancrent au sein d’une vision plus large des camps de réfugiés comme « […] a device of power based on logics of exception and bare life » (FRESIA & VON KÄNEL 2016 : 2). Les camps de réfugiés sont ici envisagés comme des

espaces temporaires et exceptionnels de relégation qui excluent toute forme d’existence politique et sociale significative. Ces postulats ne permettent toutefois pas de prendre en compte la complexité des logiques de gouvernance à l’œuvre dans les camps de réfugiés et des débats qui s’articulent autour de la question de l’accès à l’enseignement supérieur. À cet égard, en contraste des discours dominés par la théorie agambienne cités ci-dessus, plusieurs anthropologues (TURNER 2010 ; EPSTEIN 2012 ; FRESIA & VON KÄNEL 2016) observent que les camps de réfugiés s’imbriquent également au sein des processus de transformation sociale et politique. Aspect sur lequel je reviendrai dans la section suivante. Il s’agit ici de rappeler que les questionnements présentés ci-dessus ne sont pas propres aux situations de déplacements forcés et prolongés. Savoir si les institutions d'enseignement supérieur sont des « enclaves de privilèges » (WRIGHT & PLASTERER 2010 : 43) qui participent à la reproduction de l’élite (BOURDIEU & PASSERON 1984) ou si elles offrent des avantages socio-économiques au niveau collectif (WRIGHT & PLASTERER 2010) – est une question qui anime depuis les années 1970 les débats des politiques internationales. Toutefois, les propos présentés ci-dessus mettent en avant le caractère politisé de l’éducation au sein du contexte humanitaire. Sous couvert de neutralité et d’une plus grande égalité, l'universalisation de l’accès à l'éducation primaire a conduit à la marginalisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Cette dynamique rend compte du pouvoir et de la marge d’action exercés par les bailleurs de fonds et les agences onusiennes lors de la mise en place de programmes de développement. Ils incitent une transformation des espaces éducatifs des camps de réfugiés à partir des standards qu'ils imposent et de la manière dont ils problématisent les situations.

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2.1.2 De la marginalisation à la (sur)valorisation

Malgré la position marginale qu’occupe l’accès à l’enseignement supérieur dans un contexte de déplacements forcés et prolongés, il y a gagné depuis une dizaine d’années de plus en plus de visibilité au sein des politiques éducatives humanitaires. À titre illustratif, alors que la stratégie de l’éducation du HCR 2010-2012 fait référence à l’enseignement secondaire et la formation professionnelle sans mentionner l’enseignement supérieur (HCR 2010b), l’éducation tertiaire compte à l’heure actuelle parmi les outils stratégiques du HCR visant à l’avènement « d’une génération d’artisans du changement » (Education Strategy 2012-2016).

Cette tendance s’ancre au sein d’un processus plus large de « […] social transformation and political participation that project refugees as citizens both within and beyond the camp

space » (FRESIA & VON KÄNEL 2016 : 2). Je m’explique. Plusieurs analyses de type

ethnographique (TURNER 2010 ; FRESIA & VON KÄNEL 2016) soulignent la volonté des acteurs humanitaires institutionnels et des logiques de gouvernances à l’œuvre dans les camps de réfugiés – du moins en partie – de vouloir modeler ses habitants en citoyens apolitiques et universels sur lesquels un idéal de communauté – homogène et ahistoricisée – et d’ordre politique sont projetés. Par ailleurs, FRESIA et VON KÄNEL écrivent que les espaces pédagogiques des camps – en tant qu’arènes où sont projetées de multiples formes de subjectivités politiques – sont des terrains extrêmement propices à l’analyse de ces processus de transformation des jeunes réfugiés en « ideal participating subject » (2015 : 2) et de « citizenship-making » (ibid.). Si ces auteurs ont consacré leurs analyses au niveau du primaire et du secondaire, ce travail s’inscrit en prolongement de leurs réflexions au niveau de l’éducation tertiaire.

Afin de mener ces projets de transformation, il est également important pour les acteurs humanitaires institutionnels que les camps de réfugiés se dotent de personnes éduquées. Idée que l’on retrouve dans les propos tenus par la porte-parole du HCR à Genève qui a particulièrement insisté sur le rôle de l’enseignement supérieur en argumentant que « it creates leaders, scholars, scientists, engineers and builders of civil society who will lead and promote post-conflict reconstruction, campaign for social, economic and gender equality, and empower their communities ». Par ailleurs, le peu d’analyses (WRIGHT & PLASTERER 2005 ; DRYDEN-PETERSON 2011; DRYDEN-PETERSON & WENONA 2011 ; ZEUS 2011) qui traite de l’accès à l’enseignement supérieur en situation de déplacements forcés et prolongés valorise également les « effets » qui en découlent. DRYDEN-PETERSON et WENONA affirment que « there is little question that post-secondary education has the potential of giving greater voice to displaced population » (2011 : 5). Dans la même lignée, KAABEER soutient que :

« Higher education will expand the ability of refugees to make better strategic life choices, as the quality and quantity of information and knowledge that is accessible to them expands and improves. Third education at the tertiary level has a greater potential than lower levels of education to contribute to the development of a « critical

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counsciousness » that will enhance the strategic choices that refugees make ». (1999) S’appuyant sur les travaux antérieurs de DODDS et INQUAI dans lesquels ils soulignent que sans l'enseignement supérieur, les réfugiés demeureraient « a permanent drain on the resources of the host community » (1983 : 12), ZEUS déclare que « only with higher education can refugees be expected to adapt themselves to their new surroundings, to integrate into their host society and to become self-reliant » (2011 : 258). Finalement, KAABEER affirme que « the very provision and uptake of higher education in itself signals « a process of change » away from disempowerment [...] » (1999 : 437).

Les propos présentés ci-dessus s’ancrent dans une toute autre rhétorique que celle dominée par le langage d’exception de la théorie agambienne. Le culte du « bare life » s’efface au profit de celui de l’agencéité des acteurs sociaux. L’accès à l’enseignement supérieur est ici valorisé puisqu’il est perçu comme le moyen qui permettrait de (re)développer, de (ré)activer le « potentiel » social , politique, critique et civique des « dites victimes » en sujets politiques. Dit autrement, il est appréhendé comme le moyen qui permet aux jeunes réfugiés de passer d’une condition de victime à la position d’agent et ce, à travers un processus d’empowerment.

TURNER offre des pistes de réflexions intéressantes quant à l’utilisation de ce concept. L’auteur suggère que l’idée d’empowerment est une modalité des logiques de gouvernance à l’œuvre dans les camps de réfugiés. Selon TURNER, la volonté qu’affichent les acteurs institutionnels humanitaires « to empower » les communautés de réfugiés découle d’un désir de les amener à participer de manière active au sein des camps et ce, afin de combattre une « relief mentality » (TURNER 2010 : 88). L’empowerment est ici pensé comme une forme de participation dont l’objectif est le suivant : « it is a means of installing’ values and a sense of community. In other words, participation is meant to give the individual back her dignity and, more importantly, to re-establish refugee society as a community » (ibid.: 89). À cet égard, l’auteur soutient que l’une des représentations qui sous-tend l’idéologie participative repose sur le modèle libéral et démocratique de gouvernementalité et écrit que « [...] ideas of help to self-help and empowerment have been the driving force for many well intended projects, and are premised on the idea of creating free, democratic citizens out of subjugated subjects » (ibid. : 90). Une série de réflexions que je propose d’appliquer aux objectifs et aux idéaux assignés à l’éducation tertiaire dans le chapitre suivant où je présente ma problématique. En guise de conclusion de cette partie introductive, il s’agit ici de préciser ce que j’entends par survalorisation. Les propos scientifiques et humanitaires ci-dessus laissent à penser que seul l’enseignement supérieur – et l’éducation en général – peut améliorer et changer la vie future des réfugiés. Ils ne mentionnent à aucun moment l’existence d’autres voies d’accès à la réussite et au pouvoir au sein des camps de réfugiés, comme les « big men » – catégorie de personnes qui exercent une position influente au sein des camps de réfugiés comme par exemple le businessman (TURNER 2006). Ces discours ont tendance à survaloriser la figure

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de l’intellectuel en créant une vision disqualifiante des réfugiés non-éduqués comme des individus « incompétents » à l’esprit critique, à une adaptation et à leurs environnements sociaux.

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3. PROBLEMATIQUE

!

510.04.14 – Par cette fraîche matinée d’avril, tandis que la fourmilière du Quartier

des Nations à Genève se met gentiment en marche, je retrousse la manche de mon imperméable et jette un coup d’œil sur ma montre. Elle indique 8h50. La gorge un peu nouée, j’avale la derrière gorgée de mon café, défroisse mon pantalon et quitte la cafétéria du restaurant Coop qui se trouve juste dernière le bâtiment du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés. Je fais le tour du bâtiment. Lorsque je

me retrouve devant l’entrée principale, mes yeux parcourent la façade de l’immeuble de

haut en bas sur laquelle l’acronyme de l’institution est inscrit. Devant moi, une légère file

s’est créée, dûe aux contrôles de sécurité. Dans un mouvement semi-léthargique et mécanique chacun dépose à tour de rôle ses apparats personnels (sac à main, manteau, chapeaux) sur le tapis roulant et présente son badge au personnel de sécurité. Rituel matinal qui rythmera mes six prochains mois, pense-je.

Je m’adresse au personnel de sécurité en leur expliquant que je débute dès aujourd’hui un stage au sein de l’unité de l’éducation et les prie de prévenir Mme Kaun, ma future superviseuse, que je suis arrivée. L’un des employés me laisse passer le portique et me demande d’attendre dans le hall d’entrée jusqu’à que l’on vienne me chercher. L’horloge du hall indique 8h55. C’est parti, mon aventure au sein des méandres de cette

institution globale m’ouvre ses portes. Que débute le remplissage de mon journal de

terrain. !

Ma thématique de recherche ayant été présentée, il s’agit dans cette partie de dresser les contours de mon choix de terrain et de mon objet de recherche.

Comme l’indique l’extrait ci-dessus, c’est lors d’un stage au Haut Commissariat pour les Nations Unies au sein de l’unité de l’éducation en 2014 que je me suis familiarisée aux questions liées à l’éducation « en situation de crise » et que j’ai pris connaissance de l’existence du programme DAFI. À cette même période, Marion Fresia, professeure d’ethnologie à l’Université de Neuchâtel, codirigeait avec la Prof. Anne-Nelly Clermont-Perret une recherche sur « L’éducation dans des espaces d’exception : les usages sociaux de l’école » qui se propose d'étudier les dispositifs éducatifs « de secours » mis en place dans les camps de réfugiés congolais au Rwanda et en Tanzanie. La Prof. Fresia m’a suggéré de tirer profit de la position d’insider que j’occupais au sein de l’institution onusienne et d’intégrer à mon expérience professionnelle au HCR, la rédaction d’un mémoire portant sur l’éducation tertiaire en situation de déplacements forcés et prolongés et plus précisément sur le programme DAFI. Il était convenu que mon terrain s’organiserait de la manière suivante : une première phase exploratoire de collecte de données au HCR à Genève, puis une période de terrain à l’Université du Rwanda auprès des « bénéficiaires » du programme DAFI. Malgré les entraves liées aux procédures administratives pour obtenir un visa de recherche qui ont passablement retardé mon départ au Rwanda, ma recherche s’est tenue au plan initial.

Mon quotidien au sein de l’unité de l’éducation au HCR s’est avéré avantageux afin de saisir

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les différents idéaux qui gravitent autour de l’enseignement supérieur et des rôles assignés « aux bénéficiaires » DAFI. Si mon stage n’a pas directement porté sur le programme DAFI, j’ai eu l’opportunité d’avoir accès à de nombreuses informations à son sujet lors des pauses café, des réunions hebdomadaires ainsi qu’aux fichiers informatiques. Au fil des semaines, j’ai tenté de saisir les aspects institutionnels du programme tels que les critères d’attribution des bourses, l’utilisation des Club DAFI par le HCR ainsi que les filières d’études valorisées par les acteurs humanitaires. Une année plus tard, je me suis envolée pour l’infini moutonnement des collines rwandaises. Lors de ce séjour, j’ai endossé une double casquette d’une part en menant une recherche qualitative de manière indépendante auprès des étudiants DAFI et d’autre part en travaillant bénévolement pour l’ONG Adventist Relief

and Development Agency6 (ADRA) en tant qu’assistante du programme DAFI. Cette

immersion sur le terrain m’a permis de saisir les décalages et les tensions qui existent fréquemment (OLIVIER DE SARDAN 2001) entre les attentes des objectifs du programme DAFI via les acteurs institutionnels et les réactions sur place des « bénéficiaires » supposés. 3.1 « De réfugié à rôle modèle »

Différents éléments présentés dans le chapitre introductif ci-dessus mettent en exergue le fait que, comme toute forme de « global engineering » (BIRESCHENK 2014), les interventions du HCR ne reposent pas uniquement sur le tryptique : « nourrir, loger et soigner », mais introduisent également une série de valeurs, de normes et de mécanismes institutionnels (FRESIA & VON KÄNEL 2016). Dans cette même lignée, le programme DAFI ne se contente pas de financer des bourses à un niveau d’instruction supérieure mais y induit une série d’attentes envers ses « bénéficiaires » ou dafistes7. Les objectifs officieux du

programme DAFI stipulent :

• Promote self-reliance and empowerment of the sponsored student and his/her family with the skills needed for gainful employment;

• Develop qualified human resources and build the capacity and leadership of talented refugees in order to contribute to the process of reintegration in the home country upon repatriation;

• Contribute to the refugee community pending a durable solution or repatriation (many graduates work in refugee camps, particularly as teachers and community workers);

• Facilitate integration, temporary or permanent, and contribute skills to the host country, if repatriation is not or not yet possible;

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6 ADRA Rwanda est une ONG internationale, partenaire opérationnel du HCR dans le secteur de l’éducation « en situation d’urgence » au Rwanda.

7 Le terme « dafistes » est une catégorie emic pour désigner les « bénéficiaires » du programme DAFI. J’ai pu faire cas de son utilisation à la fois par les acteurs institutionnels du HCR ou d’ADRA à Genève et au Rwanda ainsi que par les étudiants et les étudiantes eux-mêmes (auto-catégorisation). Je l’utiliserai également pour me référer à cette jeunesse.

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• Provide a role model for other refugee students, particularly for girls to advance their education and demonstrate benefits of education. (UNHCR n.d. DAFI Scholarships)

Ces remarques démontrent que le statut d’étudiant ou d’étudiante se rattache à une série de rôles qui s’inscrivent au sein d’imaginaires de changement à la fois individuels et à la fois collectifs. La référence au « rôle modèle » dans le dernier objectif ci-dessus a particulièrement retenu mon attention. À cet endroit, le programme DAFI stipule que les dafistes sont encouragés à servir de rôle modèle auprès des jeunes réfugiés et particulièrement des filles. Des recherches supplémentaires quant à l’utilisation de cette notion par les acteurs institutionnels m’ont permis de me rapprocher de ma problématique. L’usage emic de cette notion ne se restreint pas uniquement à encourager les enfants et les jeunes réfugiés à aller à l’école et à étudier. Ce terme est également mobilisé pour décrire les rôles prescrits des étudiants et des étudiantes dans de multiples situations : studies at the tertiary level endow refugees with the knowledge and skills to contribute to the community as role models, particularly in the case of female DAFI graduates ; the degree of success attained by DAFI graduates forms another area of analysis. Income-level, together with responsibility, forms an indicator of success, and can confirm the position of DAFI graduates as role models within their communities ; all DAFI graduates can therefore serve as positive role models of leadership within the refugee community, demonstrating the benefits of higher education ; Additionally, these DAFI serve as role models for disseminating their skills throughout the community. (UNHCR Education guidelines 2007, UNHCR DAFI 2009). Ce terme est même utilisé comme l’indicateur de réussite du programme, comme l’exprime les propos suivants :

« In order to assess the extent to which DAFI has succeeded in meeting its goals, the following questions must be addressed: have DAFI scholars engaged as role models and disseminated their new skills and knowledge through various channels in the community? ». (UNHCR DAFI 2007)

Parce que la figure de l’intellectuel est perçue par le HCR comme la figure de réussite par excellence, les dafistes sont considérés en tant que rôle modèle.

Le dictionnaire Larousse (2013) donne du substantif « rôle modèle » la définition suivante : « personne ou objet qui représente idéalement une catégorie, un ordre, une qualité, etc.». En ce sens, le rôle modèle est une figure au sein de laquelle un idéal est projeté. EYEBIYI écrit qu’« une fois le sens commun neutralisé, si on peut s'exprimer ainsi, le défi suivant pour le sociologue se révèle être celui de problématiser » (2010 : 1). Dans un chapitre intitulé « Problématiser » (2010), LEMIEUX réfléchit à la manière dont on peut formuler une problématique et écrit à ce sujet que les questions à poser sont finalement plus importantes que les réponses à en attendre, car ce sont elles qui soulèvent les véritables problèmes à étudier. Inspirée par cette remarque, je me suis demandée à quel idéal les dafistes, en tant que rôle modèle, sont-ils renvoyés ? Au sein de quel idéal humanitaire la figure de rôle modèle s’inscrit-il ici ?

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Dans les objectifs du programme et les guidelines des politiques éducatives du HCR présentés ci-dessus, les dafistes sont mobilisés sur une série de principes régis par l’ordre moral humanitaire en place dans les camps de réfugiés tels que les droits de L’Homme, de l’enfant, une égalité de genre etc. En tant que rôles modèles, les « bénéficiaires » du programme incarnent la figure idéalisée du réfugié, comme apolitique et universel, à travers laquelle un idéal de communauté homogène et ahistoricisée peut être projeté – évoqués ci-dessus dans les théories de TURNER. Si l’utilisation du rôle modèle me semble être un élément intéressant afin de saisir diverses idéaux au sein desquelles les dafistes sont projetés par les acteurs institutionnels, les individus sur le terrain ne sont pas des acteurs passifs mais mettent en place une multitude de stratégies dont les points de références peuvent variés. Ils « [...] deviennent des acteurs sensibles et agissant du monde, qui dans diverses situations jouent des éventuelles structures normatives qui s’imposent à eux, s’avèrent ainsi stratèges, inventifs, engagés et surtout actifs (Boltanski, 2009) ». (CHAXEL et al. 2014 : no pag)

Tandis que les usages emic du rôle modèle contiennent une dimension normative importante puisqu’ils impliquent divers jugements de valeur (survalorisation des personnes éduquées et dévalorisation des individus « non-éduqués »), l’usage etic – c’est-à-dire en tant que concept analytique et scientifique – que j’en fais dans ce travail se veut plus descriptif et peut être défini de manière suivante : par la catégorie rôle modèle, j’entends des modèles de comportements envisagés comme un idéal à atteindre par un groupe social en fonction des contextes et des situations donnés.

Ces éléments en tête, je me suis envolée pour le Rwanda afin de saisir la façon dont la figure de rôle modèle est mobilisée, négociée et traduite par les dafistes. À ce propos OLIVIER DE SARDAN écrit que :

« Tout projet de développement8 « est une « arène» où des groupes stratégiques

hétérogènes s’affrontent mus par des intérêts (matériels ou symboliques) plus ou moins compatibles » (Ibid.). L’auteur ajoute que « le produit de cet « affrontement» [...] de « cette négociation» [...] n’est rien d’autre que le produit de l’appropriation » différentielle de cette opération par les différents acteurs concernés ». (1993 : 3)

Pour reprendre ces propos, partir à la rencontre d’Emile, Gisèle, Gentille, Jonas, Mandela, Olivier, Passy, Espérance, Patrick, Betty, Danny, Joy, Jackson, Aimable, Ferguson, Didier et Hélène m’a semblé être une opportunité de mettre en exergue les décalages qui peuvent exister entre la figure du rôle modèle (au singulier) telle qu’elle est imaginée par les acteurs institutionnels et la pluralité de figures de rôles modèles (au pluriel) qui en découle lorsqu’elle est endossée par les étudiants et les étudiantes DAFI. L’objectif de ce travail est de tenter de saisir les diverses subjectivités politiques qui sont projetées dans la figure du rôle modèle par le HCR, ses ONGs partenaires et les dafistes. Ce processus met en lumière le caractère

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8 DAFI utilisé comme une solution durable est considéré comme un projet de développement par le HCR et ses agents. Information récoltée lors de mon stage.

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pluriel de la fabrication de cette figure, à partir duquel on peut se poser les questions suivantes : Quels dispositifs de production, de négociation, d'identification et de revendication sont-ils mis en place par les étudiants et les étudiantes par rapport aux valeurs, aux normes et aux rôles projetés par le HCR et ses ONGs partenaires ? Comment la figure du rôle modèle assignée par les standards du programme est-elle mobilisée, appropriée et mise en acte par cette élite intellectuelle? Comment les dafistes négocient-ils leurs trajectoires au sein de différents imaginaires liés aux sphères humanitaire, nationale et religieuse ?

Mon stage au sein d’ADRA m’a offert la possibilité d’observer et de saisir le modelage d’une certaine élite intellectuelle selon l’idéal humanitaire à l’échelle locale en m’intéressant aux discours, aux dispositifs sociotechniques et aux pratiques bureaucratiques des acteurs institutionnels. J’ai participé à la sélection des candidats et des candidates, à la rédaction des rapports annuels et mensuels pour le HCR, à la mise en place d’une campagne de sensibilisation sur l‘importance de l’éducation dans les camps de réfugiés, ainsi qu’au suivi régulier des étudiantes et étudiants (visites et appels téléphoniques réguliers). Cette série d’observations m’a permis de saisir au quotidien l’énergie fournie par les acteurs institutionnels afin de façonner les dafistes en sujets politiques idéaux rattachés à une vision dépolitisée et déshistorisée des réfugiés.

En contrepartie, dans le cadre de ma recherche personnelle, j’ai pu saisir les rapports hybrides et nuancés que tisse cette élite à la sphère humanitaire – dans l’espace du camp – et avec la société rwandaise – dans l’espace du campus. Je m’explique. Ma présence à l’Université du Rwanda m’a permis d’identifier la façon dont mes interlocuteurs et interlocutrices endossent la figure de rôle modèle et la figure plus large de la réussite dans ces deux espaces. Dans son interaction quotidienne au sein de la société rwandaise, le statut de réfugié tend à être perçu par les dafistes comme un « poids ». De part sa dimension légale (difficulté pour les étudiants de trouver du travail, limitation dans le choix du sujet) et de part les stéréotypes négatifs associés à la figure du réfugié. La majorité des étudiantes et étudiants cherchent à dissimuler ce statut lorsqu’ils se trouvent en dehors du camp. Lorsqu’ils sont à l’Université, la figure de réussite de l’intellectuel est mobilisée afin d’invisibiliser leur statut de réfugié. L’éducation devient dans ce contexte spatial une ressource qui permet aux dafistes la négociation d’un nouveau statut dans la société et d’aspirer à une vie meilleure. Dans les camps, le statut de réfugié est investi et la figure du rôle modèle endossée. À travers le Club DAFI, association estudiantine des dafistes, mes interlocuteurs et interlocutrices politisent activement ces espaces selon la définition qu’ils se font de la réalité liée à des univers de sens variés – qu’elle s’inscrive en adéquation avec les valeurs véhiculées par le HCR et ADRA ou non. À titre illustratif, les protagonistes de ce travail peuvent à la fois être mobilisés par le HCR ou ADRA pour performer la figure idéalisée du réfugié lors de campagnes de sensibilisation à l’importance de l’éducation au sein des espaces éducatifs des camps et à la fois être impliqués dans la reconstruction d’une identité nationale congolaise.

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Ces diverses observations m’ont permis d’identifier une série de tensions quant au rapport que tissent mes interlocutrices et interlocuteurs aux statuts de réfugié et d’« intellectuel ». Les dafistes sont socialement plus forts dans les camps, où le rôle modèle est assumé, qu’en dehors du camp où le statut de réfugié n’est pas complétement assumé pour la grande majorité des protagonistes de ce travail : surinvestie dans les camps de réfugiés, la figure du rôle modèle est sur-invisibilisée à l’Université. Ces réflexions rendent compte du caractère situationnel de la figure de rôle modèle : elle est le produit de la tension qui émane entre figure de pouvoir – liée à la figure de l’intellectuel – et celle de victime – liée au statut de réfugié. C’est à partir de la tension entre ces deux composantes que les étudiantes et étudiants construisent, aménagent leurs quotidiens et leurs identités hybrides. Une situation qui invite à saisir la figure de rôle modèle comme dynamique, permettant à cette élite de composer selon les situations, les contextes, leurs intérêts et leurs univers de sens.

La dynamique situationnelle qui régit la figure du rôle modèle m’a amenée à focaliser ma recherche sur la figure de réussite de l’intellectuel. Ce travail a pour ambition de répondre à la question suivante : comment la figure de réussite de l’« intellectuel » est-elle continuellement projetée et négociée par les dafistes selon les divers rapports sociaux qu’ils tissent (à soi, à la famille, à la communauté de réfugiés) et ce, au sein des différents espaces (au camp de réfugiés, à l’Université) dans lesquels ils naviguent ? Comment et sur la base de quels postulats implicites et explicites la figure de rôle modèle est-elle produite ?

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4. ANCRAGES THEORIQUES

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Ce travail s’inscrit à la croisée des champs des migrations studies, de la socio-anthropologie du développement et de la sociologie de l’éducation. Ayant déjà brièvement présenté dans mon introduction certaines réflexions concernant ces domaines, je m’attarde dans les lignes qui suivent sur plusieurs termes utilisés dans la problématique en référence aux dafistes – emic ou etic – tels que « rôles et statuts sociaux », « rôle(s) modèle(s) », « élite », et « figure de l’intellectuel ». Avant de me pencher plus en détail sur chacune de ces notions, je souhaite ici brièvement expliciter la manière dont elles sont imbriquées les unes par rapport aux autres et présenter la façon dont elles sont mobilisées en fonction des contextes spatiaux – les camps de réfugiés ou l’Université du Rwanda (cf. Fig. I).

Ce travail s’intéresse à deux statuts que mes interlocuteurs et interlocutrices partagent en commun et qui s’avèrent centraux à la « fabrication » de la figure du rôle modèle : celui d’étudiant et celui de réfugié. Il s’agit ici de rappeler que le statut d’étudiant (statut acquis) découle du statut de réfugié (statut attribué dans la majorité des cas9). L’une des tensions majeures qui a été articulée dans la problématique réside dans le fait que les marges d’action que leur confère le statut d’intellectuel diffèrent en fonction des espaces10 où les dafistes se trouvent ou au sein desquels ils se projettent. À l’Université, on assiste à une collision entre le statut d’ « intellectuel » (socialement valorisé) et celui de réfugié (perçu négativement par la société rwandaise en général et les dafistes eux-mêmes). Tandis que dans l’espace du camp, l’identité de réfugié est affirmée et la figure de l’intellectuel est (sur)investie à travers la figure du rôle modèle (statut d’étudiant + statut réfugié = rôle modèle).

Fig. 1: La représentation conceptuelle ci-dessous illustre les manières dont les étudiantes et les étudiants investissent la figure de l’intellectuel en fonction des contextes spatiaux. La zone de superposition représente le Club DAFI, association estudiantine à l’Université, auquel je dédie un chapitre (cf. ch. 9 Club DAFI – un interstice). Pensé comme un interstice, il est un espace où se rencontrent, se superposent, se nourrissent et se distancient les rôles rattachés à la figure de l’intellectuel. Le Club unit et sépare à la fois.

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9 Si le statut de réfugié est, dans de nombreux cas, attribué par le HCR au moment du déplacement forcé et prolongé, FRESIA met en exergue avec le néologisme de « citizenship shopping » (2009), que l’obtention du statut de réfugié peut également être un choix de la part des individus déplacés. L’un des chapitres de ce travail (cf. : « quelles trajectoires dafistes ? ») présentera une situation où l’obtention du statut de réfugié est perçue comme une ressource afin d’avoir accès à un niveau d’instruction supérieur.

10 Il s’agit ici de préciser que ces deux espaces ne sont ni complétement fermés ni homogènes. Je tiens aussi à faire remarquer qu’il existe d’autres espaces au sein desquels les dafistes gravitent et que la focale de ce travail sur deux espaces découle principalement d’un choix analytique : la mise en dialogue de ces deux lieux met en lumière une série de tensions intéressantes quant aux diverses (ré)appropriations que les acteurs font d’un programme éducatif à son échelle d’intervention et les multiples subjectivités politiques qui y sont projetées. !

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S’intéresser à la figure de l’intellectuel et celle de rôle modèle demande de se pencher sur les concepts de « statut » et de « rôle social ». Le concept de rôle se réfère à des conduites, ou plutôt à des modèles de conduites, qui sont rattachés à un ou plusieurs statuts (ROCHEBLAVE-SPENLE ENCYCLOPEDIE UNIVERSALIS n.d. statut). Le statut renvoie à la position qu’un individu occupe au sein d’une structure sociale donnée.

4.1 Rôle social en sciences sociales

Parmi les concepts les plus utilisés en sciences sociales, celui de rôle occupe une place centrale. La visée de ce travail n’est pas de retracer les diverses utilisations et définitions données au concept de rôle11. Il s’agit ici d’en fournir quelques points de repères épistémologiques et ce, afin de saisir comment l’on est passé d’une vision homogène de l’homo sociologicus à celle de l’individu aux identités multiples, couramment qualifié d’ « individu pluriel » (CORCUFF 1995 ; LAHIRE 1998).

Talcott PARSONS, inspiré par les travaux de LINTON (1936) et MEAD (1934), compte parmi ceux qui ont popularisé le concept de rôle social au sein des sciences sociales avec sa célèbre analyse du rôle du malade (sick role) (1951). En s’intéressant sociologiquement à la maladie, il a voulu démontrer qu’être malade n’est pas uniquement un état de fait ou une condition, mais fait appel à une série de droits et d’obligations fondés par les normes sociales. La modélisation parsonienne affirme que « les rôles représentent des faisceaux de droits et d’obligations normatives » (ROVENTA-FRUMUSANI 2009 : 77). Malgré les limites que présentent aujourd’hui ses théories – de part le caractère statique et uniformisateur qu’elles attribuent au rôle – elles ont le mérite de mettre en avant l’importance du rôle social pour la théorie sociologique. Elles ont réinvesti son interprétation commune comme inauthentique et superficielle et ce, en insistant sur la dimension intériorisée – consciemment

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11 Pour une description détaillée de l’histoire des diverses utilisations et des définitions données au concept de rôle pendant plus d’un siècle, se référer à COENEN « Heurs et malheurs du concept de rôle social » (2005).

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ou inconsciemment – que le rôle social revêt. Le travail de GOFFMAN (1973) en est à cet égard une bonne illustration que je me réserve de présenter de manière plus détaillée ci-dessous. Le tournant épistémologique des années 1970 – marqué par une virulente critique des orientations théoriques structurelles ou structuro-fonctionnalistes qui sous-tendent la plupart des analyses produites jusque-là – conduit à une vision de « l’espace social de plus

en plus fragmenté » (COENEN 2005 : 72). Contexte social qui engendre dans les années

1990 l’élaboration d’une nouvelle figure de l’homo sociologicus, à savoir un acteur pluriel (COENEN 2005 ; CORCUFF 1995 ; LAHIRE 1998) qui endosse au cours de sa vie ou simultanément une pluralité de rôles. Une nouvelle figure que je me propose à présent d’approfondir à partir de la théorie de l’action – en me référent plus précisément à la sociologie interactionnelle goffmanienne, puis lahirienne.

4.1.1 Interaction sociale à l’aune de la métaphore théâtrale12

L’œuvre de GOFFMAN consiste à dégager une théorisation de l’interaction sociale, au sein de laquelle le rôle social occupe une place fondamentale. Dans La présentation de soi

(1973), GOFFMAN envisage le monde social (et les règles précises qui le régissent) par l’intermédiaire de la métaphore théâtrale (troupe, scène, décor, rôle, coulisse) où les individus sont perçus comme des acteurs qui tiennent des rôles face à un public. Je propose dans les paragraphes qui suivent de présenter certaines notions, empruntées au vocabulaire dramaturgique, à partir desquelles GOFFMAN a développé sa théorie.

La représentation a lieu sur scène. Lieu sur lequel est monté un décor et sur lequel les acteurs sociaux tiennent des rôles. Ledécor concourt àdéfinir la situation. Il établit le cadre de l’interaction et le comportement que les acteurs adoptent à partir des règles sociales – explicites et implicites. La définition de la situation occupe une place centrale dans l’interaction en ce qu’elle circonscrit le rôle de chacun. GOFFMAN insiste sur l’incarnation d’un personnage propre au rôle par l’acteur. C’est à travers un personnage incarné par l’acteur que le rôle advient face à un public. Cependant, lestâches incombant à un rôle sont rarement effectuées de manière purement fonctionnelle. Une certaine liberté d’action est reconnue aux individus (subjectivation des rôles). GOFFMAN souligne également que l’on ne connaît pas toutes les directives et tous les aspects liés à notre rôle et démontre qu’il y a une grande part d’improvisation et de liberté personnelle. La théorie goffmanienne s’inscrit au-delà des analyses fonctionnalistes. Les acteurs ne sont pas « prisonniers » dans un rôle

(e.g. « rôle distance » : possibilité laissée à l’acteur de ne pas s’identifier à son rôle). Filant la métaphore théâtrale, GOFFMAN opère une distinction entre plusieurs espaces : la scène, où se déroulent les représentations face à un public, et les coulisses, où les acteurs peuvent à la fois « se relâcher » et préparer leur prochaine prestation. GOFFMAN affine son analyse

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12 La plupart des informations de ce sous-chapitre sont issues d’un séminaire sur l’anthropologie théâtrale que j’ai suivi à l’Université de Neuchâtel au sein duquel nous nous sommes passablement attardés sur l’ouvrage de GOFFMAN La présentation de Soi (1973) 1e. éd. 1956).

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en l’appliquant aux équipes, qu’il décrit comme « tout ensemble de personnes coopérant à la mise en scèned’une routine particulière » (1973 : 137) :

« Les membres d’une même équipe se trouvent placés dans une relation étroite

d’interdépendance mutuelle. Une sorte de complicité les unit. Ils définissent ensemble et en secret la situation. Il est souvent nécessaire, afin d’entretenir des relations en équipe à l’abri du public de découper l’espace». (ibid.: 138)

Les théories goffmaniennes, exposées ci-dessus, sont intéressantes pour décrire les interactions des dafistes en fonction des différents espaces au sein desquels ils naviguent. GOFFMAN rappelle que les représentations sociales sont impliquées de manière générale dans un processus d’idéalisation. À travers cette « amélioration de soi » (ibid.: 87) les individus sociaux cherchent à se donner et à donner à autrui la meilleure image de soi, en fonction de la définition de la situation qu’ils se font. Ces remarques fournissent également une clé de lecture sur la volonté des dafistes de dissimuler leur identité de réfugié lorsqu’ils se trouvent sur « la scène » du campus de l’Université. Dans ce contexte, l’identité de réfugié, parce qu’elle est connotée négativement dans les imaginaires populaires et médiatiques, est associée au risque de discréditer la représentation. Leur présence dans les camps rime avec un changement de scène et de décor : la définition de la situation se modifie et l’identité de réfugié est (sur)visibilisée.

Le fait d’invisibiliser ou d’investir certaines identités en fonction des contextes n’est pas propre aux étudiantes et étudiants, mais à l’individu pluriel en général. À cet égard, GOFFMAN rappelle que les influences extérieures se modifient continuellement et que les acteurs ne sont pas tenus de jouer la même scène tout le temps en insistant sur le fait qu’il est du ressort des individus de s’efforcer de maintenir leur personnalité au sein de l’environnement changeant.

4.1.2 L’individu pluriel

« C'est la saisie du singulier qui force à voir la pluralité : le singulier est nécessairement pluriel ». (LAHIRE 1999)

Les théories de l’action s’intéressent à l’individu pluriel. Elles soutiennent que les individus sont caractérisés par leur appartenance à une multiplicité d’univers sociaux (familial, éducatif, professionnel, associatif), au sein desquels ils sont amenés à intérioriser des manières diverses de penser, d’agir et de se comporter. Ceci à travers l’incorporation – consciente ou inconsciente – d’une pluralité de rôles sociaux. Cette façon d’appréhender les dynamiques individuelles et collectives du tissu social tend à rompre avec une vision « homogénéisatrice de l’homme » (LAHIRE 1998). Dans son ouvrage, intitulé L’Homme

Pluriel, Bernard LAHIRE « dispute à Pierre Bourdieu la validité empirique de la notion d’habitus dans son attachement à l’unicité au détriment de la pluralité de l’acteur et de la

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d’accorder une place trop importance à la fragmentation et de basculer « dans une sorte d’empirisme radical qui ne saisirait plus qu’un poudroiement d’identités, de rôles, de comportements, d’actions et de réactions sans aucune sorte de lien entre eux » (1998 : 24-25).

En énumérant les différents rôles qu’un homme revêt au cours de la journée, par exemple : mari, père, frère, boulanger, joueur de poker, LAHIRE fait remarquer que « nous ne sommes justement pas tout cela « à la fois », mais – pour une partie d’entre elles du moins – souvent à des moments et en des lieux différents de la journée » (ibid.). L’auteur ajoute que l’acteur pluriel :

« [...] n’est pas forcément un agent double. Il a incorporé de multiples répertoires de schèmes d’action qui ne sont pas forcément producteur de (grandes) souffrances dans la mesure où ils peuvent soit coexister pacifiquement lorsqu’ils s’expriment dans des contextes sociaux différents et séparés les uns des autres, soit ne conduire qu’à des conflits limités, partiels dans tel ou tel contexte ». (ibid. : 47)

Ces remarques valent la peine d’être prises en compte afin de saisir les différents rôles qu’endossent les dafistes en fonction des univers sociaux. Elles permettent de mettre en lumière qu’il n’existe pas de situations sociales plus « vraies » ou « fausses » que d’autres. D’un point de vue sociologique, il est question de comprendre les logiques qui sous-tendent les interactions des acteurs sociaux et les dispositifs qu’ils mettent en place. Ainsi, les dynamiques qui régissent la figure de l’intellectuel en fonction des espaces où les dafistes se trouvent ou au sein desquels ils se projettent ne doivent pas être pensées comme contradictoires ou superficielles. Au contraire, elles mettent en exergue le caractère fluide et nuancé de la figure de l’intellectuel qu’endossent les dafistes. Si les diverses manières dont la figure de l’intellectuel est mobilisée (dissimuler ou réaffirmer l’identité de réfugié) dépendent des composantes de l’interaction (lieux, acteurs, actants) elles sont néanmoins intrinsèquement liées. Les différents schèmes d’actions, les arts de faire et les savoir-faire (qui caractérisent la figure de l’intellectuel et sur lesquelles je reviendrai) que les dafistes acquièrent au sein du monde universitaire leur permettent à la fois de dissimuler leur statut de réfugié, tout en légitimant leur statut de rôle modèle lorsqu’ils sont dans les camps. Les théories lahiriennes permettent de dé-exceptionnaliser les diverses représentations données par les actrices et acteurs en fonction des contextes spatiaux : « il est bien plus courant d’observer des acteurs individuels moins unifiés et porteurs d’habitudes (de schèmes d’action) hétérogènes et, en certains cas, opposées, contradictoires » (ibid.: 35).

4.2 Elite intellectuelle

Dans les chapitres qui précèdent, les termes « élites », « intellectuel(s) » et « figure de l’intellectuel » ont été à maintes reprises utilisés pour parler des dafistes. Il s’agit ici d’en donner de brèves définitions générales, et de tenter de saisir ce que ces notions peuvent englober lorsqu’elles sont appliquées à un contexte de déplacements forcés et prolongés, en les situant notamment au sein du contexte socio-politique subsaharien.

Figure

Fig.  2:  Ce  schéma  sert  à  situer  la  figure  de  rôle  modèle  qu’endossent  les  dafistes  en  illustrant les dynamiques et les rapports sociaux au sein desquelles elle s’insère et les divers  acteurs qui y sont impliqués
Fig. 4 : Carte du Rwanda
Fig.  6 :  Carte  de  la  présence  du  HCR  au  Rwanda  et  indication  des  différents  camps  de  réfugiés
Fig.  7. :  Cette  représentation  conceptuelle  de  la  structure  des  différentes  organisations  qui  composent le Club DAFI se calque sur le schéma (forme et composition originelle) que l’un  de mes interlocuteurs a dessiné afin de m’aider à clarifier

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