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8. Le jeu de l’ « intellectuel»

8.2 Logiques d’invisibilisations

« Nos interactions se déploient dans d’incessants mouvement de bascule entre le visible et l’invisible, où elles trouvent leurs formes caractéristiques ».

(PETITAT 1998) Au moment où j’ai débuté ma recherche, j’étais loin de penser que la majorité des dafistes dissimulent au quotidien leur statut de réfugié. Pourtant, cette évidence s’est imposée au fil de mes entretiens.

Lors de mes premières prises de contact avec les boursiers DAFI, j’ai laissé l’étudiant ou l’étudiante que j’allais interviewer décider du lieu de notre rencontre. Une façon de leurs donner la possibilité de me faire découvrir un espace de leur choix et agréable pour eux. Ayant, en amont, imaginé une multitude de scénarios possibles – la cafétéria du campus de l’Université, les chambres d’étudiant·e·s, les salons dans les résidences d’étudiants, la forêt d’eucalyptus du campus – je me souviens avoir été passablement surprise lorsque Passy, le premier étudiant que j’ai rencontré, m’a proposé l’Hôtel Ibis. Construit en 1942 et considéré comme l’un des plus anciens hôtels du Rwanda, cet établissement était durant la période coloniale réservé aux Bazungu (aux blancs). Dans les années 1960, à la suite de l’indépendance, il est devenu le lieu de rendez-vous de l’élite rwandaise, puis a servi durant le génocide de quartiers généraux à tour de rôle des Interhamwe et du Front patriotique rwandais (FPR). À l’heure actuelle, il accueille principalement des touristes occidentaux, des hommes d’affaires et des membres issus de la bourgeoisie rwandaise émergente.

Puis Emile et Joy m’ont aussi proposé que l’on se rencontre à l’Hôtel Ibis ; c’est ainsi que la terrasse couverte de cet hôtel, qui donne sur l’un des grands axes routiers et commerçants de Butare, est devenue durant mon séjour le lieu de rendez-vous par excellence avec les étudiant·e·s DAFI. Si leur choix m’a au départ étonnée parce qu’il est un lieu public et relativement bruyant, il s’est révélé être intéressant sur une série d’aspect : c’est dans cet espace public que je me suis pour la première fois rendue compte que les interlocuteurs et interlocutrices cherchent à dissimuler leur statut de réfugié. J’ai d’abord identifié une série de signes-non verbaux chez Emile, Passy et Betty. Lorsque les mots « réfugié » ou « camps de réfugiés » étaient prononcés, ces acteurs agissaient différemment – abaissement de la voix, chuchotement, coup d’œil à gauche ou à droite – afin de s’assurer que personne ne les entendent. Certains utilisaient des termes de substitution, des « mots camouflages » au lieu du terme « camp de réfugiés » : tels que « there », « where you know » ou « at home ». Puis, Joy m’a fait remarquer qu’« on n’est pas libre de dire qui on est. Mes camarades ne savent même pas que je suis avec DAFI, ils pensent que j'ai une bourse privée ». Gentille et Hélène ont fait de même. Betty a partagé cet avis, tout comme Olivier, Jonas, Dany et Mandela. Patrick, Espérance et Didier ont confirmé la règle :

« in the adventist or medical clubs they don’t know that I am a refugee, because when I am there, if it is in the medical clubs, we discuss about those issues mainly. With the

church club it is the same, we pray for God and we go, and we don’t have time to talk about the private life of each member of the club » – Patrick.

« Si on me demande je dis que mon essence est du Congo, mais je ne dis pas que je suis réfugié. Les raisons sont que : les réfugiés ne sont pas respectés dans la société. Je ne veux pas voir l’inquiétude dans les autres : « vous voyez Espérance, elle est réfugiée, et regarde comme elle se comporte », c’est ça qui nous pousse de ne pas le propager. Si tu as un ami Rwandais qui est proche, on peut lui dire qu’on est réfugié mais secrètement, de manière secrète, en lui disant qu’il ne fait pas le propager dans la classe » – Espérance.

« No they don’t know because, since secondary school I don’t say it, because it doesn’t sound very good. When you see how refugees are treated, it’s a bit you hide your ID. It is not confortable when they know all about you » – Didier.

Si l’Hotêl Ibis n’est pas le type d’endroit confortable que je m’imaginais et qu’il peut être pourvoyeur de stress (par le fait de devoir continuellement s’assurer de ne pas être démasqué), il est révélateur de la « scène » à laquelle les dafistes s’associent et de l’image qu’ils souhaitent véhiculer aux autres – en l’occurrence à une étudiante européenne – celle d’une élite intellectuelle. Le fait de « siroter un soda » sur la terrasse de l’Hôtel Ibis se détache complétement des divers stéréotypes dégradants exposés ci-dessus. Le choix qu’ont adopté les protagonistes de ce travail est marqueur de la volonté d’appartenir à une certaine élite.

À l’exception de Jackson (situation sur laquelle je reviendrai), mes interlocuteurs et interlocutrices ne souhaitent, à l’unanimité, pas révéler cette partie de leur identité afin d’éviter d’être la cible de moqueries : « if they know that you are a refugee, they will start saying that “you speak like a refugee”, “you cry like a refugee”, or “you are disorganised like refugees”. This is psychologically not good for us » – Didier. Par ailleurs, si les stéréotypes présents dans les imaginaires populaires et médiatiques associés aux réfugiés sont « non-instruits » « pauvres » ou encore « aux prostituées », ils ne correspondent ni à l’image qu’ils se font d’eux-mêmes en tant qu’élite intellectuelle, ni à la vie qu’ils mènent au quotidien sur le campus.

Dans les lignes qui suivent, j’analyse plus en détail les enjeux et les dynamiques qui poussent les protagonistes de ce travail à invisibiliser cet aspect de leur identité lorsqu’ils sont à l’extérieur des camps.

Défini dans le langage commun comme l’ « action de dissimuler des réalités pas des moyens négatifs ou positifs » (KAISER 2004 : 1), je considère ici le secret comme phénomène social. Dans La présentation de soi (1973) Erving GOFFMAN s’est intéressé aux secret d’un point de vue sociologique et écrit à cet égard que :

« pour une équipe, un des objectifs permanents est de maintenir la définition de la situation que propose la représentation. Cette tâche implique un accroissement de la communication concernant certains faits et une diminution de la communication concernant les autres. Etant donné la fragilité et la nécessaire cohérence expressive

de la réalité dramatisée par une représentation, il y a habituellement des faits qui, s’ils attiraient durant la représentation, pourraient discréditer, ruiner ou rendre inutile l’impression qu’elle produit. On peut dire de ces faits qu’ils fournissent de l’information destructive ». (ibid. : 137)

Révéler au grand public son statut de réfugié est considéré par les dafistes comme de l’information destructive, pour reprendre la terminologie goffmanienne, parce qu’elle déstabilise la définition que les dafistes se font de la situation et qu’elle risque d’entraver les interactions sociales qu’ils entretiennent avec autrui :

« no, because between your classmates and you there is no difference. The way we behave, the way we look, we are in the class and we are not only the first one, but when you see someone in the class, they think we are at the same level, the status can interfere your sociability » – Jonas.

Goffman écrit à propos des « secrets inavouables » qu’ils « consistent en des faits concernant une équipe [...] qu’elle cache et qui sont incompatibles avec l’image d’elle-même qu’elle s’efforce de maintenir devant son public » (ibid. : 138). Propos qui peuvent s’appliquer à la situation ci-présente. Les stéréotypes sur les réfugiés « comme passifs, paresseux, pauvres, mal habillés» nourrissant les imaginaires populaires sont incompatibles avec la représentation que les dafistes se font d’eux-mêmes en tant qu’élite intellectuelle. Les propos suivants le démontrent : « I cannot tell everyone that I am a refugee, because someone can feel pity for me and it is the contrary, I live well, I don’t have any problems » – Betty.

Ainsi, conscients qu’ « assumer » publiquement leur statut de réfugié pourrait entraver et discréditer le prestige social qui est lié à celui d’étudiant, les dafistes décident – dans la mesure du possible – de l’invisibiliser.

Ci-dessus, GOFFMAN souligne que l’une des tâches principales d’une équipe est d’arriver à maintenir la définition de la situation. L’auteur ajoute que « chaque type de secret est défini par la fonction que le secret remplit et par sa relation avec l’idée que les autres en font de son détenteur» (ibid. : 137). Ces remarques sont pertinentes pour le caractère situationnel qu’elles introduisent. De part l’écart qu’ils occupent au sein de la hiérarchie sociale, les statuts d’étudiants et de réfugiés paraissent aux yeux des dafistes incompatibles lorsqu’ils se trouvent sur le campus de l’Université : le statut de réfugié, une condition socialement dévalorisée, et le statut d’étudiant, une position sociale privilégiée. Si cette définition de la situation se rattache à l’espace du campus, les chapitres suivants mettent en lumière qu’au sein de la sphère humanitaire et dans les camps de réfugiés, les statuts de réfugié et d’étudiant sont endossés différemment par les protagonistes de ce travail. Ils ne sont pas considérés comme opposants ou contradictoires, mais au contraire comme complémentaires.