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Nous voici donc arrivés au terme de cette année académique. Un moment significatif puisqu’il indique qu’il est temps de mettre un point final à ce travail et qu’il marque la fin de l’aventure estudiantine dans laquelle Emile, Gisèle, Gentille, Jonas, Mandela, Olivier, Passy, Espérance, Patrick, Betty, Danny, Joy, Jackson, Aimable, Ferguson, Didier et Hélène se sont embarqués. Cette année ayant été la dernière de leur cursus de Bachelor, mes interlocutrices et interlocuteurs gradueront dans quelques semaines, à la fin du mois de juin. En me focalisant sur l’émergence d’une élite intellectuelle au sein des camps, ce mémoire a voulu mettre en exergue que les logiques de gouvernance humanitaire à l’œuvre ne se contentent pas de « nourrir, soigner et loger » les populations de réfugiés, mais s’imbriquent également dans de multiples projets de transformation sociale et politique.

Plus précisément, je me suis penchée sur la figure du rôle modèle au sein de laquelle cette élite, appréhendée dans l’imaginaire humanitaire comme la figure de réussite sociale par excellence, est projetée par les acteurs institutionnels. La majeure partie de ce travail s’est axé sur la façon dont la figure de rôle modèle est mobilisée, négociée et mise en acte par les étudiantes et les étudiants. S’intéresser à cette figure s’est avéré être une manière originale de saisir les différents idéaux de communautés et d’ordres politiques auxquels les organisations, les ONGs et les dafistes aspirent – dans le but de trouver des solutions à l’encampement.

La présentation de trois parcours biographiques en guise d’introduction a souligné que le modelage des jeunes réfugiés en sujets politiques idéaux prend forme au sein de logiques de socialisation antérieures à l’attribution des bourses DAFI. En particulier, les clubs de jeunesse, dont la plupart de mes interlocuteurs et interlocutrices ont fait partie durant leur scolarité, ont été présentés comme des lieux privilégiés où s’opère une première sélection de la future élite intellectuelle.

La description du processus d’attribution des bourses et des critères de sélection a mis en exergue l’idéologie participative, basée sur un modèle libéral et démocratique de gouvernementalité (TURNER 2010), qui sous-tend le programme DAFI. Cette section a permis de définir les contours de l’idéal projeté dans la figure du rôle modèle par le programme DAFI : cette élite intellectuelle incarne la figure universelle idéalisée du réfugié à travers laquelle un idéal de communauté des-historicisée et apolitique est projeté.

L’analyse de ce travail s’est construite de manière chronologique en ayant pour trame le calendrier académique de l’Université du Rwanda. Cette structure analytique m’a semblé être appropriée pour saisir la façon dont la figure de l’« intellectuel » est continuellement mobilisée et négociée par les étudiantes et les étudiants selon les rapports sociaux qu’ils construisent au sein du tissu de la sphère humanitaire ou celui du monde universitaire.

La rentrée universitaire au mois d’octobre a été une occasion de saisir les différents rapports que cette élite construit au statut de réfugié, lorsqu’elle se trouvent sur le campus de l’Université. Afin d’atténuer certaines des discriminations auxquelles ils se heurtent au quotidien, la figure de réussite de l’intellectuel est endossée afin de dissimuler l’identité de réfugié. Ces réflexions mettent en lumière que les étudiantes et les étudiants DAFI sont constamment amenés à se construire et à négocier leur place d’élite au sein des contraintes imposées par un ordre national des choses. Néanmoins, afin de se démarquer de toutes approches domino-centristes, ces paragraphes ont été enrichis par la description des stratégies mises en place par les actrices et acteurs.

Par ailleurs, le chapitre sur le Club DAFI, pensé comme un espace interstitiel, a mis en exergue le caractère fluide et nuancé de la figure de l’ « intellectuel ». Si endosser cette figure est une manière d’invisibiliser le statut de réfugié sur le campus, lorsqu’il est lié au tissu de la sphère humanitaire, le Club DAFI devient un lieu où la figure de l’ « intellectuel » est investie et l’identité de réfugié affirmée : le rôle modèle est endossé. Sachant que les idéaux projetés dans la figure du rôle modèle par les dafistes ne sont pas forcément valorisés par les acteurs institutionnels, le Club DAFI devient dès lors l’arène par excellence où la figure du rôle modèle est négociée. « Faiseurs de morales », « faiseurs de solutions » et « faiseurs de mémoires » sont trois figures socio-anthropologiques qui dévoilent diverses manières avec lesquelles les dafistes investissent la figure du rôle modèle au sein des camps.

Le champ d’action des « faiseurs de morales » s’inscrit dans une double dialectique : d’une part ils sont mobilisés par le HCR et ADRA pour performer dans l’espace public la figure idéalisée du réfugié, fondée sur les principes humanitaires des droits de l’Homme, de l’enfant, de l’égalité des genres. De l’autre, les protagonistes de ce travail s’investissent de leur côté afin de faire respecter cet ordre moral. Par conséquent, l’engagement communautaire des « faiseurs de morales » participe à modeler l’idéal de communauté que le HCR projette au sein des camps. Si les « faiseurs de solutions » veillent également à ce que les principes humanitaires précités soient respectés au sein des camps, leur champ d’action diffère des « faiseurs de morales ». En effet, les « faiseurs de solutions » n’hésitent pas à critiquer certaines des logiques de gouvernance à l’œuvre dans les camps (e.g. travail bénévole à moindre coup qui est valorisé par le HCR et les ONGs) ou à s’immiscer dans les failles du système humanitaire (création de Hope School). Ces actions déstabilisent l’idéal de communauté que les acteurs institutionnels projettent dans les camps de réfugiés. Les « faiseurs de mémoires », quant à eux, s’occupent de réincorporer (FRESIA & VON KÄNEL 2016) des camps de réfugiés au sein d’un ordre national historicisé – à travers la mise en place d’activités dites patriotiques. En ce sens, les « faiseurs de mémoires » déstabilisent l’idéal projeté par les acteurs humanitaires dans la figure de rôle modèle et par conséquent l’idéal politique de communauté apolitisée et deshistoricisée.

Ces trois figures socio-anthropologiques présentent trois types d’investissements communautaires participatifs à travers lesquels les protagonistes de ce travail s’impliquent. Si elles ont été présentées séparément et s’inscrivent au sein d’ordres politiques différents, il a néanmoins été suggéré qu’elles s’entrecoupent. Les idéaux projetés par les étudiantes et les étudiants dans la figure du rôle modèle ne sont pas figés, mais se déplacent en fonction des contextes.

La participation communautaire, l’injonction participative, le prisme participatif, l’idéologie participative sont des termes qui sont apparus au fil de ce travail, constituant ainsi un fil rouge. Ce travail a tenté de démontrer que munir les camps de réfugiés de rôles modèles est une façon pour les acteurs institutionnels de se munir de « technocrates » afin de mener à bien leur projet politique de communauté idéale. Néanmoins, la « fabrication » des rôles modèles est plurielle. Et les dafistes n’« obéissent » pas strictement aux rôles et aux attentes envisagés par les organisations humanitaires. À cet égard, les trois figures socio-anthropologiques précitées mettent en exergue que le programme DAFI participe à la fabrication d’une élite intellectuelle qui, à son tour, en endossant la figure du rôle modèle, politise les camps de réfugiés selon diverses rationalités et subjectivités.

Ce mémoire s’est penché sur un phénomène social encore peu étudié : l’accès à l’enseignement supérieur au sein d’un contexte de déplacements forcés et prolongés et l’émergence d’une élite intellectuelle. En reliant plusieurs domaines rarement combinés : les forced migration studies, la sociologie de l’éducation et la sociologie des élite ce travail a cherché à nourrir les réflexions sur les logiques de gouvernances à l’œuvre dans les camps de réfugiés. La création d’une élite fortement politisée, au sein de laquelle le programme DAFI participe, démontre que les camps de réfugiés ne sont pas des espaces où un pouvoir unique (celui des institutions) est appliqué, mais des espaces définis par une multitude de pouvoirs éclatés. Par ailleurs, ce travail a voulu mettre l’accent sur le fait que les interstices au sein desquels les populations de réfugiés évoluent sont producteurs de contraintes. L’approche proposée dans ce travail permet d’aborder les camps de réfugiés comme des lieux où le capital social peut non seulement survivre mais prospérer.

À l’occasion du discours d’ouverture du colloque international Un paysage global de camps, organisé à Paris en octobre 2014, l’anthropologue Michel Agier a rappelé que les processus sociaux et politiques, dont les camps sont tour à tour révélateurs et moteurs, nous disent quelque chose du monde à venir.