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La France est-elle encore une puissance technologique ?

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Submitted on 19 May 2021

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La France est-elle encore une puissance technologique ?

Philippe Baumard

To cite this version:

Philippe Baumard. La France est-elle encore une puissance technologique ?. Colloque États de la Puis- sance, en collaboration avec l’École de Guerre Economique, May 2003, Paris, France. �hal-03230258�

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La France est-elle encore une puissance technologique ?

Philippe Baumard Professeur agrégé des Facultés

IAE d’Aix en Provence

Article publé dans C. Harbulot, D. Lucas (Eds), Les chemins de la puissance, Paris: Lavauzelle, sept. 2003,

& présenté au Sénat dans le cadre du Colloque Etats et Puissance, 25 mai 2003.

Introduction

Qu’est-ce qu’une puissance technologique ? Est-ce la capacité d’une nation à établir des standards d’excellence dans un large domaine d’applications techniques ? Ou est-ce la capacité d’une nation à dériver d’une domination économique des systèmes techniques une suprématie politique et sociale ? Dans le premier cas, l’excellence en termes de dépôts de brevets, d’avancées techniques est un critère satisfaisant de puissance. Cette perception de la puissance technologique fut dominante pendant la guerre froide. Deux grandes nations se disputaient le leadership symbolique sur les frontières de la connaissance scientifique, dans les domaines spatiaux, militaires, et plus tardivement, informatique. Dans le second cas, les enjeux ne se dénouent plus uniquement dans les laboratoires ou les colloques scientifiques, mais sur le terrain de la transformation d’avancées techniques en gains et rentes économiques.

Et il s’agit de deux problématiques extrêmement différentes.

Nous entendrons, dans ce chapitre, la notion de « puissance technologique » dans sa seconde acception, c’est-à-dire la capacité de dériver d’une puissance d’invention et de transformation technique, une suprématie économique et sociale durablement défendable. Cette définition inclut une dimension stratégique : celle qui réside dans la capacité à organiser des fronts industriels chargés d’identifier les demandes émergentes ou insatisfaites et de les transformer en demande pour des biens technologiques. Cette fonction de « formation de la demande », absente de la conception de puissance technologique de la guerre froide, bouleverse les règles du jeu. Nous y incluons délibérément la dimension sociale, car la demande pour les biens technologiques est intrinsèquement liée aux modèles de société qui la sous-tendent. Par exemple, la transformation des milieux ruraux traditionnels en industries agricoles à forte intensité de cultures génétiquement modifiées, tient autant du pari de transformation sociale que de l’avancée technologique. Elle sous-entend l’adoption d’un mode de développement agricole qui accepte la dépendance en amont à l’industrie biochimique ; et en accepte aussi bien les contraintes que les bénéfices. Elle sous-tend également la modification des perceptions de la demande finale, celle des consommateurs, contraints d’accepter la transformation de la production de leur alimentation. Trois échiquiers sont donc à l’œuvre : celui du front technique (domination des brevets, de la recherche fondamentale) ; celui de l’industrie (domination des standards, et pénétration des marchés) ; celui de la demande (modification des perceptions et des styles de vie et de consommation).

Se tromper d’objectif revient à mener une bataille obsolète. La puissance technologique est une combinaison de suprématie amont (recherche fondamentale), d’efficience de déploiement économique industriel, et d’influence à l’aval, sur le front de la consommation. Le façonnage

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de l’opinion y est tout aussi important que le nombre de chercheurs dans une discipline de pointe.

La question de la « puissance » revêt elle-même une signification toute particulière dans le monde de la technologie et de la recherche. La domination d’un domaine de recherche est un travail de longue haleine. Elle se prépare dès l’éveil des premières scolarisations, s’ajuste dans l’enseignement secondaire, se déploie dans le supérieur, et est pleinement activée dans le monde industriel. Là plus qu’ailleurs, l’enjeu de « suprématie » est un enjeu de façonnage et de contrôle d’écosystèmes, qui s’étendent de l’éducation jusqu’aux modèles de consommation. La domination des standards techniques et la quantité de brevets détenus n’est qu’un artefact d’une stratégie de puissance technologique. Nous essaierons dans cet article de couvrir, en trois volets, les trois dimensions critiques de telles stratégies.

Dans une première phase, nous revisiterons la notion de « stratégie de puissance » en faisant le lien entre stratégie et technologie, entre organisation d’un but de guerre « scientifique et technique », et influence et conception des écosystèmes adéquats à de tels buts. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux de Hax et Wilde (2001) sur la notion de compétition écosystémique, les travaux récents de Richard D’Aveni sur la suprématie stratégique (2002), et une référence, plus classique, à la notion de contrôle des actifs stratégiques de Richard Grant (2002).

La seconde phase consistera, plus traditionnellement, à s’attarder sur les mesures objectives de la compétitivité technologique des nations, en nous appuyant sur les résultats de la récente comparaison européenne menée par Corbis en collaboration avec l’union européenne (2002).

Cette étude compare systématiquement sur douze critères l’ensemble des nations de la zone Europe aux Etats-Unis et au Japon. On y retrouve des mesures objectives, telles que les performances comparées de la R&D publique & privée, les politiques publiques de soutien à la R&D, la performance des bassins de compétences, la formation des jeunes chercheurs, ou encore la performance de citations & de brevets. Au même titre, nous nous attarderons sur les résultats des quatre dernières enquêtes publiques menées par les commissions du Sénat ou du Conseil Constitutionnel.

Dans une troisième et dernière phase, nous essaierons de mesurer l’écart persistant entre ces mesures objectives et la dimension stratégique de la puissance technologique, c’est-à-dire son inscription dans une stratégie délibérée et concertée des différentes parties prenantes au cœur d’un Etat-Nation. L’exemple américain, révélateur d’une puissance assumée et gouvernée, nous permettra de tirer quelques enseignements pour la France.

Les fondements d’une stratégie de puissance technologique

La puissance technologique se décline en puissance d’invention, puissance de marché et capacité d’influence des systèmes de consommation. Elle repose sur une capacité à transformer des leaderships en recherche fondamentale en amont, en domination des marchés à l’aval. Ceci signifie qu’une stratégie de puissance en matière technologique n’est pas seulement un enjeu de supériorité scientifique, mais également, un enjeu de formation de la demande à l’aval des progrès scientifiques. L’enjeu est d’assurer une présence nationale sur les domaines émergents, en s’assurant de la maîtrise des « têtes de pont » adéquates à chaque lieu d’effervescence des nouvelles technologies. La notion de puissance s’inscrit-elle ainsi dans une notion de contrôle externe des organisations, au sens de Pfeffer et Salancik (1978),

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c’est-à-dire dans la domination des dépendances aux ressources critiques, et dans la formation de la demande qui les consomme. Cette perspective a d’ailleurs été traitée par Pianta (1988) dans son analyse du changement des régimes d’accumulation au sein des Etats-Unis, et dans l’émergence d’une domination économique appuyée sur les ressources technologiques militaires.

L’imposition de standards d’interopérabilité est un des leviers critiques d’une telle stratégie.

La formation des perceptions passe par l’imposition d’une connectivité sur des bases de développement et de langage communs. Ainsi, les systèmes d’opération ou « middleware », protocoles de communication, mais aussi l’ensemble des systèmes de classification et de

« topographie » du monde de la recherche et de la technologie sont-ils des enjeux critiques pour la puissance d’une nation.

Cette domination des standards repose sur une influence organisée des régulateurs, des instances de normalisation privées et publiques, des acteurs industriels clés, des systèmes de décision politique, et surtout du consommateur final. Les technologies dites « génériques », parce qu’elles constituent les noyaux des futurs développements technologiques, sont les

« actifs stratégiques » d’une telle domination.

L’évaluation de la puissance technologique d’une nation peut donc être mesurée par le taux de contrôle qu’elle exerce sur l’ensemble des « actifs critiques » de chaque industrie. Ce contrôle peut s’exercer soit d’un point de vue horizontal, c’est-à-dire sur les marchés finaux ; soit de façon verticale, c’est-à-dire, le long d’une filière. Un actif est toute activité, technologie, savoir-faire humain ou machine, permettant la manufacture ou le développement d’un service durablement défendable sur les différents marchés mondiaux. Par exemple, le savoir-faire français sur les vaccins un actif stratégique de la France.

De tels actifs s’évaluent selon deux axes : d’une part, l’étendue de l’avantage que l’on peut escompter, et d’autre part, la distinction durablement défendable, c’est-à-dire la capacité à rendre cet actif toujours spécifique, et systématiquement « pivot » dans les logiques de déploiements économiques et sociaux des nations cibles. L’étendue de l’avantage se mesure par la pertinence de la ressource pour l’ensemble des industries ou sociétés concernées, combinée à sa rareté, c’est-à-dire à sa faible disponibilité. Cette dernière peut évidemment être accentuée artificiellement, par le contrôle externe et la formation de la demande. Ainsi, De Beers a développé une double stratégie de rétention des diamants à la source (en luttant contre l’émergence des sources alternatives), et en « formant la demande », réaffirmant ainsi la rareté de la pierre dans des campagnes de communication mondiale (Baumard, 2001 : 91).

Cette stratégie fut également accompagnée d’une lutte incessante contre l’émergence des diamants de synthèse. Ainsi, la rareté d’une ressource ne la rend pas forcément plus pertinente, et vice versa : la rareté est une valeur relative de l’attrait ; la pertinence dépend du degré d’imbrication dans les chaînes de valeur de l’industrie, de l’entreprise et dans l’influence du comportement du consommateur.

Du système technique à l’influence des macro-cultures

Nous ne sommes plus là dans le simple jeu d’une concentration de capacités à l’aube d’un conflit, comme l’analysait Mansfield (1992), mais bien dans la « forge » et la maîtrise d’une macro-culture, englobant aussi bien les entreprises, les institutions que les individus (Abrahamson & Fombrun, 1992). La notion de « distinction durablement défendable » quitte ainsi la simple dimension économique pour englober les dimensions sociales, politiques et

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militaires. La création d’une distinction ne consiste plus à limiter la réplication d’une ressource (cf. Barney, 1991), mais à mettre en scène un macro-environnement et une macro- culture qui rendent les technologies distinctives quels que soient leurs contextes de consommation. Cette distinction devient durablement défendable, dès lors que les systèmes politiques, sociaux et culturels sont « durablement » assujettis, conquis ou séduits par la doctrine sous-jacente à l’adoption de la technologie.

Cette approche de la puissance technologique n’est certainement pas nouvelle. Elle est en tout point identique à ce que l’industrie du tabac a développé pendant cinquante ans pour asseoir sa domination actuelle (Adams & Brock, 1998). La cartellisation initiale de l’industrie a permis l’enracinement initial des actifs, c’est-à-dire l’assurance du contrôle de la disponibilité de la ressource. La formation de la demande s’est appuyée sur une influence continue de la macro-culture, aussi bien par la communication associant consommation de tabac et fierté nationale, figures cinématographiques, que par l’influence par la collusion des régulateurs pour maintenir l’écosystème de puissance en place. En ce sens, la formation d’une puissance technologique s’appuie sur le contrôle du « spectaculaire », aussi bien au sens premier, qu’au sens initié par Debord dans sa société du spectacle (1967). Ce qui fut une stratégie

« réalisée » pour l’industrie du tabac, est aujourd’hui une stratégie orchestrée par l’industrie de la défense américaine. La forte implication et le financement d’œuvres cinématographiques en sont un volet, mais le déploiement inclut des experts mis à disponibilité, comme John Lovett à Hollywood, le financement de nouvelles technologies, comme le fait la firme Venture Capital Initiative, fondée par l’armée américaine pour soutenir l’innovation technologique dans le cinéma et les médias embarqués.

Cette notion de puissance « écosystémique » est à la croisée des trois visages du pouvoir de Boulding (1991) et de la gestion des parties prenantes ou « stakeholders » de Freeman (1984).

Elle reprend les trois dimensions génériques de Boulding : le pouvoir d’échange, le pouvoir de coercition et le pouvoir d’intégration. Elle s’appuie sur une gestion organisée de toutes les parties prenantes de l’émergence et de l’adoption d’une nouvelle technologie critique.

La question de l’enracinement est la plus délicate à ce terme de l’analyse. Toute stratégie de puissance technologique serait anéantie si les ressources ainsi « mises en scène » s’avéraient trop mobiles, ou si les barrières à la mobilité s’avéraient déficientes. L’attrait et la maîtrise du spectaculaire est une condition nécessaire, mais non suffisante, à la suprématie technologique.

Hax, Wilde et Thurow (2001), dans leur ouvrage The Delta Project, apportent une contribution à l’analyse des stratégies efficientes de contrôle d’écosystèmes. Ils distinguent la compétition uniquement fondée sur les déterminants économiques des produits (celle du

« meilleur produit »), des compétitions fondées soit sur la maîtrise complète d’un système d’interaction (une « solution complète »), soit fondée sur la maîtrise et le contrôle d’un écosystème. Ils appellent cette dernière forme de stratégie générique, le « system lock-in », ce que nous traduirons par verrouillage d’écosystème. Dans les approches classiques du contrôle des actifs critiques, comme celles de Barney (1991) ou de Grant (1997), l’accent est porté sur les caractéristiques intrinsèques de la ressource, et son « enracinement » est étudié en termes de maîtrise des compétences, d’ambiguïté causale de la fabrication de la ressource (par exemple, la volonté de préserver le caractère tacite du savoir-faire). Hax, Wilde et Thurow, en s’inscrivant dans le retour récent de la littérature sur la « dominance stratégique » s’intéressent à un enracinement non plus contrôlé depuis la technologie, mais depuis la filière et l’écosystème dans son intégralité. Nous avons adapté le modèle Delta à notre propos dans la figure suivante :

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Figure 1 : Adaptation du Modèle Delta à l’analyse des stratégies technologiques A la lumière de cette adaptation, une stratégie de puissance repose sur trois volets :

- Le pouvoir d’échange de Boulding (1984), c’est-à-dire la capacité à produire des technologies dont les déterminants économiques sont très largement supérieurs à ceux de la concurrence en rendant des fonctionnalités similaires, c’est-à-dire des technologies disruptives. Il s’agit du cadran en bas à droite de la figure 1 : l’objectif est d’effectuer une préemption sur des technologies capables de perturber le fonctionnement d’un marché. L’histoire de la technologie GPS NAVSTAR, créée en 1970, en est un bon exemple. Elle fut à l’origine froidement accueillie par les lobbies du signal nord-américain, mais réussit à finalement s’imposer.

- Le pouvoir de coercition de Boulding (1984), qui s’exprime ici en termes de verrouillage de solutions complètes au consommateur. La domination des standards d’interopérabilité est le cœur de cette stratégie, et c’est pourquoi il faut toujours garder en mémoire les services que rend Microsoft à l’Amérique, et non pas ceux que rend l’Amérique à Microsoft, quand on étudie la stratégie de puissance nord-américaine.

- Le pouvoir d’intégration de Boulding (1984), traduit par Hax, Wilde et Thurow, par la notion de domination d’un écosystème. Pour ces derniers, une firme est en position de mettre en scène son écosystème lorsqu’elle est à l’origine de la perspective dominante sur ses marchés, c’est-à-dire lorsqu’elle impose une perception de l’industrie, soit par le standard, soit de fait, aux consommateurs, aux fournisseurs, aux entreprises partenaires, aussi bien qu’aux régulateurs et aux nations hôtes.

L’organisation nationale d’une stratégie de puissance technologique

Comment réunir ces trois formes de pouvoir dans la construction d’une stratégie de puissance technologique ? Le « pouvoir d’échange » est celui de la compétition libérale. La stratégie de puissance est bâtie à partir des succès de marché. Le « but de guerre » est de développer des technologies « disruptives », c’est-à-dire offrant des fonctionnalités essentielles au meilleur coût. Un tel déploiement repose sur l’accès à une main d’œuvre de production d’objets techniques au plus bas coût. A terme, une telle stratégie encourage la délocalisation des savoirs techniques vers les zones à faibles coûts de main d’œuvre, comme la Chine et

Technologie Technologie disruptive disruptive Verrouillage

Verrouillage des solutions des solutions

d’usage d’usage

Verrouillage d’écosystèmes Verrouillage d’écosystèmes

Préemption

« Technologies Cl és » Domination des standards

de marché (middleware)

Gouvernance et influence des fili ères

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l’Inde. C’est une stratégie à double tranchant. Les Etats Unis l’ont bien compris quand leurs agendas politique et économique se sont trouvés en confrontation lors du conflit irakien. Le fournisseur, invoquant un désaccord sur la gouvernance globale géopolitique, est prompt à invoquer des désaccords stratégiques pour reprendre la main sur les industries délocalisées.

La seconde alternative consiste à s’appuyer sur les pouvoirs coercitifs – celui de l’imposition des standards – et les pouvoirs d’intégration – celui du contrôle des chaînes de valeur et des zones d’influence systémiques autour des technologiques. Cette alternative est illustrée par des approches de « suprématie », telle que celle développée par Richard d’Aveni dans son ouvrage de 2001. Il analyse les industries comme des systèmes de pouvoir en termes de

« sphère d’influence », de « pression concurrentielle », et de « configurations concurrentielles ».

Le cœur d’une stratégie de suprématie est la sphère de l'influence (cf. figure 5). Ce sont les zones ‘géographie-produits’ où l ’entreprise possède une influence décisive sur la structure de l ’industrie et les jeux compétitifs. En définissant la sphère d’influence d'une entreprise, son portefeuille de produits est redéfinie (comparé à la théorie d'investissement de capital d'équipement qui est basée sur le concept de portefeuille d'Ansoff et la théorie de l’avantage concurrentiel qui est fondée sur la matrice de la croissance-part du BCG). La sphère d'influence comprend les zones suivantes:

Le noyau ou « marché cœur » : C'est le marché géographique des produits dont l’entreprise reçoit la plupart de ses revenus. L’entreprise est maître des règles du jeu sur son noyau. C’est la partie que l’entreprise doit absolument préserver pour sa survie. C’est à la fois le « core market », et la zone d ’influence géoéconomique ou s ’assoit la suprématie.

Les intérêts vitaux : Cette zone se compose des activités qui à elles-seules ne sont pas attrayantes par leur volume ou leur rentabilité, mais contribue dans la position du marché et la rentabilité des produits dans la zone de noyau (par l’image de marque, les produits d'entrée, l'anticipation de nouvelles préférences de client, et l'attraction de nouveaux clients). Ce sont des marchés interconnectés assurant le succès du « cœur » ou des compléments indispensables.

La zone-tampon : Cette zone se compose des marchés qui rendent difficile pour un concurrent une attaque de la position de l’entreprise sur son noyau. Un concurrent attaquant une autre compagnie dans la zone-tampon de cette compagnie perdrait les ressources substantielles pour gagner une position substantielle sur ce marché. Les zones « tampons » permettent d’endiguer une possible entrée de la concurrence (zones de formation de la demande, bundling, standards propriétaires).

La zone pivot : Celle-ci se compose des combinaisons de marché de biens qui ne sont encore clairement dominées par aucun des joueurs principaux, mais dont la domination par un joueur unique pourrait décaler l'équilibre des forces sur le marché. Ce sont les zones dans lesquelles l ’offre fournie permet à d ’autres partenaires de se développer. Cela réunit la notion de

« préemption » et de « composant systémique »

Les positions vers l’avant : Ce sont des combinaisons de produit-marché comparables à celles dans la zone vitale, sauf que celles-ci sont détenues par des grandes puissances industrielles d’un autre secteur. Ce sont aussi les « têtes de pont » où le groupe sert de plate- forme à ses concurrents et où il détient un futur avantage critique

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Figure 5 : Le concept de suprématie stratégique (D’Aveni, 2001)

Selon D'Aveni, la conduite de la stratégie de l’entreprise passe par la prévision et le contrôle des relations au sein de chaque niveau de la sphère d’influence. Des zones-tampons sont employées pour prévoir des mouvements concurrentiels dans les marchés qui peuvent être employés par des rivaux pendant que l’entreprise défend ses actifs dans son noyau. Des positions vers l'avant peuvent être employées pour harceler des nouveaux entrants, ou même créer des alliances tacites avec des concurrents. L’ensemble de ces actions constitue la

« compression concurrentielle », c’est-à-dire la stratégique qui consiste à réduire la sphère d ’influence d ’un concurrent (pour le retrancher dans son marché cœur historique) en faisant successivement pression sur ses zones pivots, ses zones ’tampons ’, ses zones d ’intérêts vitaux. La concurrence frontale est habituellement un gaspillage de ressources, et produit généralement des combinaisons « perdant-perdant ».

Richard D’Aveni identifie quatre stratégies génériques de compression concurrentielle. La première est la contrition graduelle. Elle consiste en une stratégie focalisée sur l’enfermement de l’adversaire sur son propre noyau, éventuellement le coupant de ses intérêts vitaux. C’est par exemple la stratégie des acteurs du « middleware » dans les marchés des télécommunications, qui essayent de faire retrancher les opérateurs sur uniquement la vente de l’accès (en commoditisant celui-ci). La seconde est l’endiguement contrôlé (managed containment). Elle consiste à bloquer les mécanismes de découverte du concurrent, par la préemption des innovations et des standards. La troisième est la stratégie d’épluchage par couches (sequential stripping). Elle consiste à déstabiliser le concurrent en attaquant successivement chaque couche (stratégie de guérilla) : d’abord les zones pivot ou avancées, puis les zones tampons, puis les intérêts vitaux, jusqu’à la déstabilisation finale du marché cœur. La dernière, enfin, est la traditionnelle stratégie des dominos. Elle consiste à identifier chez le concurrent les offres chaînées, puis à prendre le leadership sur chaque composant (par acquisition ou achat de capacités), pour faire tomber les positions acquises de l’adversaire.

Core market

Partie que l ’entreprise doit absolument préserver pour sa survie. C ’est à la fois le « core

market», et la zone d ’influence géoéconomique

ou s ’assoit la suprématie Marchés interconnectés

assurant le succès du

« cœur »

Compléments indispensables

Zones « tampons » permettant d ’endiguer une possible entrée de la concurrence (zones de

formation de la demande, bundling, standards

propriétaires).

Zones dans lesquelles l ’offre fournie permet à d ’autres partenaires de se développer. Cela réunit la notion de

« préemption » et de « composant systémique »

Ce sont les « têtes de pont » où le groupe sert de plate -forme à ses concurrents et où il détient un futur avantage critique

Core market

Partie que l ’entreprise doit absolument préserver pour sa survie. C ’est à la fois le « core

market», et la zone d ’influence géoéconomique

ou s ’assoit la suprématie Marchés interconnectés

assurant le succès du

« cœur »

Compléments indispensables

Zones « tampons » permettant d ’endiguer une possible entrée de la concurrence (zones de

formation de la demande, bundling, standards

propriétaires).

Zones dans lesquelles l ’offre fournie permet à d ’autres partenaires de se développer. Cela réunit la notion de

« préemption » et de « composant systémique »

Ce sont les « têtes de pont » où le groupe sert de plate -forme à ses concurrents et où il détient un futur avantage critique

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L’analyse des suprématies stratégiques est un outil pour développer une stratégie de puissance non destructive. La méthode repose ainsi sur trois principes (D'Aveni, 2001: 9-14). Le premier pilier d’une stratégie de suprématie est la modification des perceptions, en créant une réalité sociale qui est mise en commun entre des concurrents dans un espace concurrentiel.

Elle fait une différence seulement si les entreprises dans une industrie se voient dans un jeu concurrentiel à somme nulle, ou dans lequel les sociétés "négocient" les frontières de leur territoire par des signaux de marché (oligopoles stables, ou partiellement régulés, sans guerre de prix). Le second pilier de toute suprématie réside dans le pouvoir de capturer la loyauté et les esprits des clients de noyau. La base de puissance pour une société est la gouvernance d'un marché de noyau par une combinaison de qualité, de service et de prix qui fixe la norme sur son marché en ce qui concerne les espérances et l'appréciation de client. Les mécanismes de la puissance reposent ainsi sur la capacité de l’entreprise à modeler les aspirations des clients, à influencer le comportement de la distribution et à établir les normes de conduite sur son marché cœur. Le dernier pilier d’une telle stratégie de suprématie réside dans la capacité à définir les modes de coopération et de concurrence au sein de l’univers de marché concerné.

L’objectif de cette méthode n’est pas la domination sans compromis, mais plutôt la gestion

« diplomatique » des zones de conflit entre les différents acteurs de puissance. Une entreprise peut obtenir une suprématie à long terme si elle sait ménager des espaces de « coopération – compétition », tout en préservant ses intérêts vitaux et son marché cœur.

Les Etats-Unis représentent sans doute un cas unique dans l’histoire des nations, qui firent de la suprématie technologique, à la fois le socle d’un corps doctrinaire d’une société nouvelle, et un axe de redéploiement stratégique de leur économie (Pianta, 1988). Le second aspect surprenant de la stratégie de puissance technologique américaine réside dans sa formidable transparence. Non seulement cette stratégie est-elle écrite tous les ans, mais elle fait également partie des obligations présidentielles, tel que le prévoit le code constitutionnel, et fait l’objet d’une communication publique systématique1.

Le code précise également quelle doit être l’organisation de l’élaboration de la stratégie nationale vis-à-vis des technologies critiques. Il précise : « Une consultation étroite sera établie avec les représentants appropriés des industries des Etats Unis, les membres des associations professionnelles et industrielles, les représentants syndicaux et tout autre personne qualifiée pour fournir un conseil ou une assistance dans le développement de telles technologies critiques »2 (ibid.). Cette organisation comprend des organismes d’état, mais aussi des organismes privés soutenus par le gouvernement fédéral, constituant un réseau domestique et international, en relation avec les agences de renseignements fédéraux. En examinant les documents publics, nous avons regroupé les différentes stratégies américaines en matière de technologies critiques3 apparaissant dans les rapports gouvernementaux de 2002. Un extrait de cette analyse est présenté sur la figure 6, ci-dessous.

1 . US code title 42, chapter 79, subchapter vi, sec. 6687. critical technology strategies: « The President shall develop and revise as needed a multiyear strategy for federally supported research and development for each critical technology designated by the President »

2 “Close consultation with appropriate representatives of United States industries, members of industry associations, representatives of labor organizations in the United States, members of professional and technical societies in the United States and other persons who are qualified to provide advice and assistance in the development of such critical technology or technologies”

3 . Efficience énergétique, génération augmentée, Monitoring, contrôle et restauration environnementale ; Technologies sensorielles (signal, interopérabilité, systèmes d’information de large échelle, middleware générique, reconnaissance comportementale) ; Ingénierie du vivant (biosenseurs, traçabilité, ingénierie protéinique, recherche virus…) ; Manufacture avancée (nanotechnologies, automation, microprocesseurs…) ; Matériaux adaptatifs (alliages, photoniques, haute densité, etc.) ; Systèmes de contrôle des transports (avionique et spatial, navigation satellitaire globale, ingénierie des facteurs

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Figure 6 : Une illustration de stratégie de suprématie dans les technologies critiques

Deux éléments ressortent d’une telle analyse. D’une part, le marché cœur de la stratégie de puissance américaine repose essentiellement sur des technologies de contrôle, soit machine à machine, soit machines à humains. Les technologies de middleware sont dès lors au cœur de la problématique de dominance des Etats Unis, puisque donnant accès en amont aux infrastructures informationnelles, et permettant le contrôle en aval des comportements de consommation et de perception.

Les intérêts vitaux évoluent ainsi par rapport à l’Amérique du gouvernement Clinton. La biorémédiation, le contrôle systémique des sources énergétiques, l’électronique d’utilités, les senseurs et capteurs, et bien sûr, les kits de développements logiciels. Nous sommes plus dans une logique d’assise d’un contrôle, que dans les velléités de nouvelles frontières technologiques d’Al Gore. Les zones tampons sont d’ailleurs, à l’instar des intérêts vitaux, majoritairement orientées vers la modélisation, la reconnaissance de formes, et la compression de données.

Le retard français : les mesures objectives

Avant d’aborder la question spécifique de la stratégie de puissance technologique française, nous allons dans cette section procéder à une comparaison objective des composantes des systèmes technologiques des nations européennes, des Etats Unis et de l’Europe. Les dépenses de recherche & développement au plan mondial se sont élevées à 530 milliards d’Euros en 2001, dont 200 GE aux États-Unis, 130 GE en Europe (Union Européenne) et 80 GE au Japon, ce qui donne comme ratios respectifs au PIB : 2.6, 1.8 et 2.8. Le financement public représente 37.5% de cette dépense (73.5 milliards d’Euros) aux Etats Unis (19.5%

Marché Marché cœur cœur Contrôle syst émique

Interop érabilit é Middleware Infrastructure informationnelle

GPS

Électronique d’utilités Sources

énergétiques

Senseurs &

capteurs Bioremediation

Contr ôleurs stockage parall èle

Compression données Processeurs

parallèles

Software Development Kits CASE

Prototypage rapide

Programmation Orient ée Objet

Pattern Recognition Modélisation

logicielle Génome

humain

Vaccins Technique statistique

épidémiologique

Psychophysiologie De l ’apprentissage

Haptique &

Contr ôle à distance Semi-conducteurs

Substituts (cartes à puce)

Chiffrement

Intelligent processing Nanomachines

Aérospatial

& avionique

Surveillance

& régulation Technologies

quantiques

Marché Marché cœur cœur Contrôle syst émique

Interop érabilit é Middleware Infrastructure informationnelle

GPS

Électronique d’utilités Sources

énergétiques

Senseurs &

capteurs Bioremediation

Contr ôleurs stockage parall èle

Compression données Processeurs

parallèles

Software Development Kits CASE

Prototypage rapide

Programmation Orient ée Objet

Pattern Recognition Modélisation

logicielle Génome

humain

Vaccins Technique statistique

épidémiologique

Psychophysiologie De l ’apprentissage

Haptique &

Contr ôle à distance Semi-conducteurs

Substituts (cartes à puce)

Chiffrement

Intelligent processing Nanomachines

Aérospatial

& avionique

Surveillance

& régulation Technologies

quantiques

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militaire et 18% civil), 40.1% (53.3 milliards d’Euros) en Europe (7.5% militaire et 32.6%

civil) et 27.6% (21.2 milliards d’Euros) au Japon (1.3% militaire et 26.3% civil). On compte environ 4.5 millions de chercheurs dans le monde, dont 1 million aux Etats-Unis, 0.8 en Europe (0.15 en France) et 0.6 au Japon.

L’étude menée par Cordis en collaboration avec la commission européenne sur les comparaisons des composantes nationales, laisse cependant apparaître de grandes disparités entre les compétitivités nationales (voir tableau 2).

Indicateur Moyenne

EU Leaders européens US JP

Diplômés sciences & engineering 20-29 ans 13.7 82.4

(P) 50.6

(S) 40.0

(I) -6.1 --

Population avec éducation tertiaire 17.9 41.5

(A) 20.5 (FIN) 19.3

(E) 4.6 -1.8

Apprentissage au cours de la vie 21.4 53.1

(B) 35.5 (EL) 25.1 (NL) -- --

Emploi dans l’industrie haute technologie -2.1 7.4

(DK) 4.4 (FIN) 2.7

(D) -- --

Emploi dans les services technologiques 18.3 38.5

(E) 25.1 (NL) 24.8 (UK) -- --

Dépenses de R&D publique /PIB -2.0 34.0 (EL)

25.6 (P)

8.8

(B) -2.0 7.0

Dépenses R&D privée / PIB 5.4 46.0

(EL) 35.4 (FIN) 32.8

(P) 7.0 3.8

High-tech EPO patents / pop 97.2 327.8

(L) 305.6 (P) 190.4 (IRL) 151.9 57.1 High-tech USPTO patents / pop 43.9 116.4

(E)

95.7

(S) 77.1 (DK) 41.9 21.6

Accès Internet à domicile 271.4 605.4

(P) 561.1 (IRL) 411.5 (I) 55.7 125.9

Dépenses NTIC/PIB 14.8 20.9

(EL) 18.0

(A) 18.0

(L) 5.2 14.4

Valeur ajoutée des industries manufacturières 23.2 54.4

(FIN) 36.1

(F) 35.4 (DK) -- --

Tableau 2 : Benchmark européen de la performance technologique pays (Cordis, 2003)

Ainsi, l’étude montre que la France n’a aucun leadership sur aucune des dimensions critiques de la puissance technologique, si ce n’est une seconde place pour la valeur ajoutée de ses industries manufacturières. L’Europe est globalement supérieure aux Etats Unis sur les mesures choisies pour le benchmark, à l’exception notable des dépenses en termes de R&D privée rapportée au PIB, et de la domination des Etats-Unis dans les brevets high-tech. De fait, l’Europe produit 43.1% des brevets déposés en Europe et 17.8% des brevets déposés aux États-Unis, les États-Unis respectivement 33.1% et 49.2% et le Japon 15.6% et 24.4%

(France: 7.2% et 3.1%).

L’autre résultat marquant de ce benchmark européen réside dans l’importante dispersion des leaderships technologiques en Europe. Cette dispersion touche notamment les secteurs critiques que sont la Défense, la santé, les nouvelles technologies de l’information. Cette absence de stratégique technologique cohérente en Europe a entraîné dans les récentes années la défaillance de l’Europe de la Défense, l’échec de l’Europe de la Santé, l’incapacité à collaborer des opérateurs de télécommunications et des acteurs du logiciel Européens face à la domination américaine des technologies de « middleware ».

Cette balkanisation de l’Europe de la technologie a entraîné une perte de leadership de la zone européenne sur des actifs critiques, tels que le « middleware » (couche logicielle d’interface de marché / client), l’imposition d’un écosystème pétrolier (déclin des substituts fondé sur

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l’hydrogène), la couverture satellitaire (manque de cohésion sur Galiléo) et la défaillance du relais « industrie duale » au niveau européen. Elle se traduit aussi par une position de suiveur de l’Europe sur des technologies qu’elle a pourtant initiées, comme l’étude du génome humain, ou la recherche sur le cancer et les déficiences immunitaires.

L’élargissement de l’Union à l’Europe Centrale a renforcé l’effet d’étau de l’investissement américain en Europe, séparant une Europe sur l’axe franco-allemand, d’une Europe nouvelle, désireuse d’accéder à des marchés porteurs. Ainsi, l’Europe vit-elle un puissant paradoxe, en étant à la fois la première pourvoyeuse de jeunes chercheurs dans le monde, en pourcentage de la population, et la moins performante sur les critères de transformation de l’effort initial de formation et de recherche fondamentale en capacités industrielles. Ses régions les plus innovantes sont dispersées : Stockholm (S), Uusimaa (Suuralue) (FIN), Noord-Brabant (NL), Eastern region (UK), Pohjois-Suomi (FIN), Ile-de-France (F), Bayern (D), South-East region (UK) Comunidad de Madrid (E) et le and Baden-Wurttemberg (D).

Tableau 3 : Rangs d’indices de publications scientifiques par pays (La Recherche, Nov. 2002) Cette dispersion se retrouve dans les spécialisations nationales en recherche fondamentale, et dans le domaine des publications scientifiques. L’indice d’impact des publications françaises est en dessous de la moyenne mondiale. Seuls les Etats-Nations périphériques et de petites tailles, s’étant dotés d’une stratégie nationale, comme la Suisse, la Finlande, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas (voir tableau 3).

Ces écarts se retrouvent dans les taux de dépenses de recherche privée sur le PIB, avec un classement très similaire à celui de la performance de publication (voir figure 2). Les nations dominantes sont encore la Suède, la Finlande et le Danemark, la Suisse et l’Islande, les deux leaders européens ayant un investissement privé en recherche supérieur à celui des Etats-Unis et du Japon. Là encore, la France, au sixième rang européen, affiche un écart du simple au double par rapport aux leaders (voir figure 2).

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Figure 2 : Taux de dépenses de R&D privée / PIB (Source : Eurostat, Cordis, 2002)

Les nations les plus performantes cumulent un fort investissement privé et public dans la recherche, à l’exception notable des Etats Unis, dont l’investissement en recherche publique est inférieur à celui de la plupart des nations européennes (voir figure 3).

Figure 3 : Taux de dépenses de R&D publique / PIB (Source : Eurostat, Cordis, 2002)

Comment expliquer la prise de retard française ?

Le benchmark Cordis est sans appel : la France a perdu les caractéristiques fondatrices d’une puissance technologique. Cet état critique de la recherche et de la technologie française a d’ailleurs déclenché plus quatre commissions sénatoriales et constitutionnelles en moins de quatre ans : le Rapport Marini - Trégouet de la Commission des finances en 2002, le rapport Pompidou sur auto saisine du CES (2000), le rapport Charzat (2001) et enfin, le rapport Destot (2000) de la Commission des Finances. Que disent ces rapports ?

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Ils décrivent tout d’abord une défaillance de la gouvernance française de la recherche, aussi bien par défaut d’évaluation, par manque d’efficacité des dépenses que par l’absence de politique dans les industries duales (Martini, Trégouet). Ils dénoncent des réflexes corporatistes et protectionnistes, un cloisonnement des chercheurs et une faible internationalisation (Pompidou, 2000). Ils soulignent l’absence de régime spécifique pour les

« impatriés », et en général, la défaillance complète de ce qui reste du « brain drain » à la française (Charzat, 2000). Ils mettent en exergue la perte d’attractivité du territoire français pour les innovateurs, l’inadéquation des politiques de soutien à l’innovation, le ralentissement des dépôts de brevets, l’insuffisance du capital risque, et enfin, la déficience de l’encouragement à l’entrepreneuriat technologique (Destot, 2000).

Il ne faut cependant pas trop exagérer le rôle de la gouvernance étatique dans la compétitivité technologique d’une nation. Les mesures d’incitations fiscales à l’impatriation de chercheurs resteront inefficaces pour des chercheurs inquiets de l’atmosphère de recherche, de la dynamique des équipes d’accueil et des règles de promotion dans leurs nouveaux établissements. La défaillance française est beaucoup plus « micro-sociologique » que

« macro-décisionnelle ».

La première des vulnérabilités françaises tient dans le mode de recrutement et de promotion des jeunes chercheurs. Cela se passe dans nos fameuses « commissions de spécialistes » à la Française, qui son censées recruter nos jeunes chercheurs et enseignants au sein de l’université, et être le maillon initial d’une politique de recherche et d’innovation. La commission est réunie. Tout cela est bien solennel. Le maître de cérémonie a un agenda bien particulier à suivre. Il compte sur la procédure de vote, qui sera organisée en deux tours : ceux qu’on classe comme pouvant être classés, et ce que l’on ne désire pas classer (sic). Nostalgie du commissariat politique. Emergence d’une représentation collective, qui ne peut plus être refusée, sous peine de passer pour la brebis galeuse, celui qui joue contre l’intérêt de l’institution. Comme le souligne Bourricaud (1961), le pouvoir collégial n'est pas celui de personnalités, mais de coalitions : « Les rapports entre les "collègues", entre "associés- rivaux", nous pouvons les étudier sur le modèle restreint ; la différenciation objective fondée sur la nature des activités et des aptitudes, des talents et des affinités, déclenche des coalitions plus ou moins efficaces, et fournit l’occasion aux plus habiles, aux plus populaires, aux plus compétents, de faire triompher leur point de vue, ou de l’imposer à la longue et à l’usure » (op. cit., p. 304). L’institution, c’est celle de Scott (1987) : la cage de fer de l’institutionnalisation. « L’intérêt collectif », c’est celui décrit par Bourdieu et Passeron (1970), celui de la sage et douce reproduction du système qui a porté l’enseignant votant sur le siège où il est aujourd’hui assis. Car lui aussi, comme le candidat « pressenti », il est un

« local ».

Est-ce un fait de société ? Est-ce la société française ? Non, loin de là, car au sein de cette commission, ce jour là, Bourdieu et Boudon (1979) se donnent la main. Le système d’interaction, parfaitement huilé, va soutenir et aider la grande machine de la reproduction, avec ses coûteux coûts de sortie, avec cette logique de choix, si personnelle, qui renforce la reproduction globale du système. Tyrannie de la petite décision ! Micro-motivations, macro- comportements ! (Schelling, 1978). Alors, comment cela passe-t-il ? Les composantes du problème sont simples. Il y a de nombreux candidats. Deux de ces candidats sont d’excellents jeunes chercheurs, très prometteurs. Ils ont soutenu leur thèse il y a moins de six mois, et en moins de quatre ans, et ils ont déjà, chacun, une dizaine de communications scientifiques, et quelques articles de recherche publiés en langue anglaise, et un ou deux en projets. Les autres

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candidats ? Il y a surtout le candidat local. Il n’a pas publié, ou s’il l’a fait, dans des publications locales, en langue française. Il ne connaît pas les matières qu’il devra enseigner.

Il a fait sa thèse dans une autre discipline ; thèse qu’il a accomplie en plus de six années. Les petits bulletins anonymes plongent dans la grande boite centrale. Les deux candidats chercheurs ne seront pas classés. Il y a débat, non pas sur l’acte, mais sur sa perception à l’extérieur : « Peut-on réellement ne pas classer des chercheurs ? ». Là, l’aîné de la commission intervient, et déclare : « Nous n’avons pas besoin de chercheurs dans notre établissement. Ce dont nous avons besoin, c’est de candidats capables d’administrer ». Le couperet est tombé. Le vice de forme traditionnel bien aiguisé plante là le décor du leitmotiv collectif. « Les jeunes chercheurs ne restent pas. Laissons à d’autres le soin de les accueillir ».

Il est inutile de chercher ailleurs le mal français. Si la recherche française veut redevenir compétitive, elle doit observer les règles de sagesse de la recherche anglo-saxonne qui interdisent à tout jeune candidat à l’issue de son doctorat à poser sa candidature dans l’université qui lui a délivré.

Ces défaillances ont été relevées dans les conclusions du rapport du groupe de travail de l’ANRT, publié sur ce sujet en 2002. La recherche française est cloisonnée, et renforce à chacun de ces recrutements son cloisonnement séculaire. La thèse à la française renforce le cloisonnement disciplinaire. Le système d’associés rivaux, si bien dépeint par Bourricaud en 1961, est la source même du manque d’attractivité de la carrière de chercheur pour les jeunes diplômés. Seule l’Irlande bat, dans l’univers mondial de la recherche, la France dans le nombre de jeunes diplômés en sciences entre 20 et 29 ans (voir figure 4). Mais la France est battue par l’Europe entière dans la performance de ses publications scientifiques. Et vient de glorieusement passer sous la moyenne mondiale.

Figure 4 : Pourcentage de jeunes diplômés en sciences dans la classe d’âge 20-29 (Cordis, 2002)

Malgré le système français des concours, dont le classement implacable est censé disperser les jeunes recrues, plus de 50% des jeunes docteurs français sont employés par l’université où ils ont fait leur thèse. Seule la France pouvait démettre avec tant de nonchalance l’implacable probabilité des concours. Et la France détient d’autres records : les plus bas salaires d’embauche de la recherche publique et privée en Europe et celui d’être le seul pays d’Europe

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où l’évolution des compétences ne fait pas l’objet d’incitations. Ajoutons à cela les conclusions du groupe de travail de l’ANRT : la cooptation rampante, la dévalorisation de la recherche appliquée et de la coopération avec le monde de l’entreprise, toutes deux considérées comme des trahisons à la « solidarité administrative », par laquelle on recrute ce pas si jeune candidat local.

Agenda pour un retour de la compétitivité technologique en France

L’actuel retard français n’est pas une fatalité. Il nous apprend que l’échec d’une stratégie de puissance repose parfois sur la négligence des plus petits détails, qu’une simple défaillance de règles du jeu peut entraîner dans sa chute la compétitivité entière d’une politique nationale ; comme l’aile du papillon de la théorie des changements stochastiques. Sauf que dans notre cas, nous avons créé des institutions pour apprendre à des millions de ces « papillons » à battre de l’aile à l’unisson, et agrémenter de la même nonchalance une indifférence soignée à la compétition scientifique.

Il faut redouter la création d’une nouvelle commission sur le sujet. La compétitivité des nations les plus avancées (Etats Unis, Scandinavie, Japon) reposent autant sur une pensée stratégique de la notion de puissance technologique, que sur un avantage culturel décisif. Ce dernier repose sur une libération des énergies d’invention, aussi bien au niveau national, qu’au niveau local, celui du laboratoire, celui des règles d’appréciation, de reconnaissance et de progression des inventeurs.

Le « décryptage » d’une stratégie de puissance telle que celle des Etats Unis, sous une forme éclaircissant les enjeux de pouvoir, permet de mettre en lumière une différence fondamentale entre l’Europe et ses alliés nord-américains. L’Europe ne possède pas une telle organisation de la puissance. L’Europe ne désire pas une telle organisation.

Les Etats Unis, selon le benchmark organisé par la Commission Européenne et Cordis, ne font pas bonne figure en termes de jeunes diplômés en science, mais en quelques années, celles qui suivent l’obtention des doctorats, et des bourses d’études post-doctorales, la courbe s’inverse totalement. Les Etats Unis sont les premiers recruteurs planétaires de jeunes chercheurs.

Les « fragments » que nous avons présenté dans cet article offrent une juxtaposition à la fois incongrue et tragique. Incongrue, car la France n’a pas le sort qu’elle mérite dans cette analyse. Le benchmark Européen Cordis n’évoque pas l’ingéniosité française, sa performance à l’exportation de nouvelles technologies, sa capacité à s’implanter et à se faire accepter dans le monde. Incongrue également, car la France est résumée à ses problèmes intestinaux universitaires, à ses querelles de clochers, à ses petits népotismes locaux, quand elle produit tant de médaillés Fields en mathématiques, et réunis tant de chercheurs mondialement renommés. Tragique, car l’Europe de la technologie apparaît telle qu’elle est, non gouvernée, très compétitive mais en pleine cannibalisation, ne possédant de tailles critiques dans presque aucun secteur stratégique, rongée par des phénomènes de passagers clandestins, mais également si diverse, si riche, si supérieure au modèle canonique de la compétition libérale qui a fait de la recherche américaine une triste course de bêtes de trait à publier.

Que nous apprennent ces comparaisons imparfaites ? Elles montrent la nécessité de « buts de guerre » formulés et pilotés avec les industriels, la nécessité d’accorder les systèmes fiscaux, les incitations, à ces buts. Elles montrent que l’absence de stratégie se paye tous les ans dans le recul continu de la France. A l’issue de cette investigation, quatre éléments peuvent être

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mis à l’ordre du jour d’un agenda pour un retour à la compétitivité technologique de la France :

- Le rétablissement de règles saines dans la gestion des carrières des chercheurs français dans le secteur public ; celui-ci reposant sur un encouragement à la mobilité initiale, l’assainissement du recours au financement privé des recherches réalisées dans les établissements publics ; une modification des statuts actuels des chercheurs leur permettant d’exercer librement une mobilité entre secteurs publics et privés ; une gestion des carrières récompensant la performance de publication et de contribution à la recherche internationale ;

- L’instauration d’une réflexion stratégique continue sur les enjeux de puissance technologique, à l’instar des dispositifs nord-américains ; c’est-à-dire en étroite collaboration avec les industriels, dans des sous-groupes pilotés par les industriels et soutenus par l’Etat (et non l’inverse) ; dans un maillage en réseau au plus près des inventeurs et des sources d’innovation, c’est-à-dire vraisemblablement dans le respect d’un équilibre entre dispositifs régionaux et nationaux ;

- Une véritable stratégie nationale de défense et de valorisation des patrimoines intellectuels, qui repose sur un effort de pédagogie auprès du monde de la recherche sur l’intérêt du brevet d’invention comme levier de compétition économique, à l’instar des efforts déployés par l’INPI, mais élargi dans le cadre de mesures d’incitation et de rétribution des chercheurs des secteurs publics et privés ;

- Et enfin, la levée du complexe culturel français, qui continue malgré tout à accorder plus de valeur à la recherche fondamentale qu’à la recherche appliquée, souffrant d’une organisation en entonnoir qui réduit à la portion congrue la légitimité d’inventer dans la société française.

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