Une paire de gants …
Une paire de gants … Une paire de gants …
Une paire de gants …
A l’extérieur, un coq laisse entendre son cri provocateur. En plein jour ! Quelle idée d’élever de tels gallinacés en pleine ville ! Décidément, les voisins n’ont pas le moindre sens commun…
A l’intérieur, Maud est assise sur un fauteuil et feuillette un magasine. Lui, debout devant la fenêtre, regarde à l’horizon.
_ J’ai vu qu’il y avait une exposition à la Chapelle des Jésuites samedi prochain. Nous pourrions y aller ? Il y a bien longtemps que nous ne sommes pas sortis, Maud. Qu’en penses- tu ?
_ Tu te rends compte, chéri, la chanteuse dont je te parlais hier soir a vendu deux millions de disques ! C’est incroyable !
_ Oui, c’est incroyable … Je te demandais si tu voulais y aller ? _ Aller où ?
_ A l’exposition … _ Quelle exposition ?
_ Celle de la Chapelle des Jésuites ! _ C’est quand ?
_ Samedi prochain.
_ C’est impossible.
_ Je ne vois pas pourquoi cette exposition serait dans l’impossibilité de se tenir la semaine prochaine ?
_ Oh, je ne dis pas cela. Il est fort probable qu’elle ait lieu à la date prévue et à l’endroit convenu. C’est même une quasi certitude. En revanche, il est impossible que nous y allions, chéri…
_ Mais tout simplement parce que nous sommes invités au mariage de Patrice et de Stéphanie.
_ Patrice et Stéphanie ? Je les connais ?
_ Souviens toi, nous les avons rencontrés à la galette des Rois de l’Amicale l’année dernière.
Ils se marient cette année et ils ont eu la gentillesse -la délicatesse devrais-je dire- de nous inviter à leurs noces. Il n’y a rien d’extraordinaire à souhaiter la présence d’amis auprès de soi un si grand jour !
Elle n’entendit pas ce qu’il murmura. A peine parvint-elle à distinguer quelques mots :
« amis », « grand jour » …
_ Je suppose qu’il faut que j’y aille, dit-il en se retournant…
_ A ton avis ? Je ne te comprends pas ! Tu pourrais faire un effort, mais c’est plus fort que toi ! C’est toujours la même chose. De toute façon, la messe est dite. Nous y allons, que cela te plaise ou non.
Sans dire un mot, il retourne à la fenêtre.
_ Ils ont déposé la liste de mariage dans le grand magasin du centre-ville. Tu sais, celui où nous avons acheté le service en porcelaine anglaise. Tu t’en souviens, j’espère ?
_ Oui, oui… A ce prix, je ne vois pas comment j’aurais pu l’oublier !
_ Ah ah ah ! Tu en as d’autres comme celle là ? Plutôt que de perdre ton temps à débiter d’invariables fadaises comme seuls les hommes politiques savent en prodiguer les soirs de discours télévisés, viens m’aider à choisir un cadeau …
_ Je n’ai pas envie de sortir …
_ Ne t’inquiète pas ! Tu n’auras même pas à lacer tes souliers. La boutique a ouvert un site Internet il y a quelques semaines. Nous allons pouvoir consulter la liste en direct !
_ On n’arrête pas le progrès !
_ C’est le progrès qui ne nous arrête pas, chéri …
_ Oh ! Madame fait de l’humour philosophico-scientiste... C’est un honneur de vous avoir épousé, ma chère, oh pardon,… ma chair…, murmura-t-il en mimant ses formes.
Se retournant vers elle, il lui fait une révérence. Maud, quant à elle, s’est installée devant son ordinateur et se connecte à Internet.
_ Voilà, j’y suis ! Il ne me reste qu’à taper le nom des futurs mariés pour accéder à leur liste.
Encore quelques secondes … ça y est ! Alors, que va-t-on leur acheter ?...
_ Il ne doit pas rester grand-chose ! _ Je clique sur « cadeaux »…
Plusieurs secondes se passent.
_ Tu as raison, il ne reste rien ! _ Rien ?...
_ Tout a déjà été pris… Attends, il reste encore un cadeau. C’est le dernier de la liste ! _ Et quel est ce mystérieux présent que les autres convives nous ont laissé ?
_ Tiens, c’est original … _ C’est quoi ?
_ Je te lis : « une paire de gants de chez Tréfandhéry, gantier rue du Héron ».
_ Une paire de gants ? Dans une liste de mariage ? C’est une plaisanterie ? _ Que veux-tu, c’est le dernier de la liste…
_ D’accord, mais même pour le dernier cadeau de la liste, l’idée me paraît plutôt saugrenue ! _ Et pourquoi pas, après tout. Tu critiques toujours tout ! Moi je trouve que c’est infiniment plus original qu’un fer à repasser, qu’une douzaine d’assiettes plates à liseré doré, que des verres en cristal ou qu’une batterie de casseroles émaillées. Sans compter les inévitables couverts en argent -heu, pardon, en métal argenté, le monde n’est plus ce qu’il était…- qui ne serviront quasiment jamais !
_ Et alors ? Ce sont eux qui ont choisi ! Mais qu’est-ce qui te gêne autant dans cette histoire ? _ Rien, mais je trouve simplement que c’est bizarre. Et je te ferai remarquer que personne n’en a voulu ! Il ne reste que ce cadeau …
_ Je ne vois pas ce qu’il y a de bizarre à vouloir une paire de gants ! Je trouve même cela plutôt courageux de sa part.
_ De la part de qui ?
_ De Stéphanie, pardi ! Ce sont des gants de femme !
_ Comment le sais-tu ? Il n’y a aucune précision dans la liste…
_ Non, mais c’est évident.
_ Tu penses à des gants de vaisselle ? …
_ Ah ah ah ! De mieux en mieux. Tu ne comprends vraiment rien … Ne te fais pas plus bête que tu n’es !
_ Je trouve qu’il n’y a pas de plus bel emblème de la féminité triomphante qu’une paire de gants.
_ Qu’est-ce que tu racontes ?
_ Ce n’est pas tant le cadeau en lui-même qui me dérange que sa place dans la liste ! Et puis, en y réfléchissant bien, des gants …ce n’est pas une si mauvaise idée. C’est même une innovation salvatrice dans les trop conventionnelles listes de mariage. A la limite, je trouve qu’elle insinue sans en avoir l’air une once de perversité dans un exercice de style aussi galvaudé que celui-là !
_ Perversité ? Il n’y a que les hommes pour avoir de pareilles idées ! Je ne vois pas ce qu’il y aurait de pervers à désirer une paire de gants ?
_ Non, ma chère, j’ai parlé d’une idée de perversité. Un peu de piment, que diable ! _ Ne rêve pas ! Tu n’as jamais supporté les épices …
_ J’imagine cette Stéphanie, le soir de ses noces, en Gilda. Tu te souviens ? Rita Hayworth qui retire son gant comme personne ne l’a fait avant elle. Je ne connais pas de plus enivrante perversité sensuelle que ce gant qui glisse sur sa peau…
_ Calme-toi, mon petit chéri ! D’abord, je te rassure tout de suite : Stéphanie ne ressemble pas plus à Gilda que moi à la Pyramide du Louvres. Tu disais tout à l’heure que ce n’était pas tant l’objet en lui-même qui te dérangeait que la place qu’il occupait dans la liste. Que voulais-tu dire exactement ?
_ Oh, rien de bien précis. Mais le fait que ce cadeau soit le dernier de la liste n’est pas de bon augure. Regarde, les Apôtres : le dernier de la liste, c’était …Judas ! Rien de moins !
_ Ah, c’est donc cela. Tu n’as rien trouvé de mieux pour te compliquer l’existence, toi … _ Cuir ou velours ?
_ Pardon ?
_ Les gants, tu préfères du cuir ou du velours ? _ Je n’en sais rien…
_ Il ne nous reste donc plus qu’à nous rendre rue du Héron, chez le gantier. Allons-y maintenant, tu veux ?
_ Je croyais que l’idée était saugrenue ? _ Elle l’était, mais elle ne l’est plus.
_ Tu es parfois bien compliqué, tu sais. Allons-y !
Elle prend sa veste et son écharpe tandis qu’il prend son manteau sur le dos d’un fauteuil.
_ Au fait, chéri, tu as reçu ce matin en recommandé une notification individuelle de la Préfecture. Tu figures sur la liste des jurés de la prochaine session de la Cour d’assise.
_ Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
_ Rien, c’est la Loi ! Et tu sais quoi ? Tu es le dernier de la liste …