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POURQUOI l'idée de puissance mondiale paraît-elle claire? Parce

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LA FRANCE

ET LA PUISSANCE MONDIALE

P

OURQUOI l'idée de puissance mondiale paraît-elle claire ? Parce qu'elle tient d'abord à des notions dont nous avons hérité.

L'histoire nous a été enseignée de telle sorte qu'elle semble écrite à chaque époque par un petit nombre d'entités. Dans les temps modernes, depuis — voici tantôt un demi-millénaire — que la notion d'Etat domine la vie des peuples, ces entités ce sont les grandes puissances. Ce sont leurs conflits, c'est-à-dire les guerres, la manière dont elles les règlent, c'est-à-dire les traités, qui appa- raissent comme la trame de l'histoire politique. Au cours des temps, la liste des puissances se modifie, comme au gré des batailles gagnées. Le devant du théâtre est occupé parfois par un seul acteur : on titre alors les volumes des collections historiques : prépondérance espagnole, prépondérance française, prépondé- rance anglaise. On analyse au contraire les périodes où aucun acteur ne s'impose absolument comme des périodes d'équilibre entre les puissances. C'est ce qu'exprime pendant cent ans, de 1814 à 1914, l'expression diplomatique de « concert européen ».

En fait, ce concert européen était un concert mondial : la plu- part des puissances européennes étaient sorties du continent. Elles

s'étaient rattachées, dans les quatre autres parties du monde, des

Erratum :

Dans notre numéro du 1er août une erreur s'est glissée dans le texte de M. Paul Morand : p. 344 à la 4' ligne il fallait lire : « On ne doit pas oublier que Munich est dû à une initiative de Mussolini » (et non de Rodsevelt).

Nos lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes.

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colonies, des protectorats, des zones d'influence, des territoires à bail ; elles contrôlaient par leurs capitaux et leurs bourses, les moyens de transport, les exigences de leur commerce, la vie éco- nomique, voire politique, d'une grande fraction du globe. Si bien qu'en dehors du concert européen les puissances ne voyaient que deux Etats qui fussent dignes de s'agréger à elles : l'une, à coup sûr et dans tous les cas — le Japon, l'autre, avec des réserves et exceptionnellement — les Etats-Unis d'Amérique ; ces derniers, il est vrai, ne s'intéressaient guère au jeu international.

La première guerre mondiale ne bouleversa pas essentielle- ment cet ordre de choses : il y eut toujours un concert des gran- des puissances dont la liste, simplement et comme il était sou- vent arrivé, n'était plus la même qu'autrefois ; l'Autriche-Hon- grie, et pour cause puisqu'elle n'existait plus, n'y pouvait plus figurer ; l'Allemagne et la Russie, éliminées pour un temps, n'avaient pas tardé d'imposer à nouveau leur prise en considéra- tion ; les Etats-Unis furent définitivement inscrits sur le rôle.

Avec la seconde guerre mondiale, par contre, nous serions entrés dans une phase nouvelle ; il n'y aurait plus de concert des puissances, ou plutôt l'orchestre se réduirait désormais à deux pupitres. Le monde, qui, à de certaines époques, aurait été placé sous la prépondérance de l'une ou de l'autre des super-puissances, dont la vie, en d'autres temps, aurait tenu à l'équilibre entre elles toutes, serait suspendu pour l'heure à la balance entre les seules forces soviétiques et américaines. Et voici que s'esquisse main- tenant la théorie du super-état, de la puissance unique ; il n'y aurait bientôt plus qu'une puissance mondiale — celle des Etats- Unis.

Tout cela est, en réalité, l'histoire d'une fausse idée claire, cette idée de puissance. Il faut y regarder de plus près.

Qu'est-ce qui fait qu'un Etat est considéré comme une grande puissance ?

L'appréciation tient à la réunion, ou mieux ; au concours d'un certain nombre d'éléments qui ont varié selon les époques, mais dont on est bien surpris de constater qu'ils se dissolvent souvent à l'analyse. On dira, par exemple, qu'une grande puissance doit posséder un vaste territoire, qu'elle doit grouper une population nombreuse. Il est vrai. Une grande puissance doit nécessairement être vaste, mais on observera que l'Empire Ottoman au début du XXe siècle, l'Empire Chinois vers le même temps, étaient fort étendus et n'étaient plus des grandes puissances. L'Indonésie, le

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Brésil, l'Inde ne sont pas ou pas encore exactement, malgré leurs dimensions, des grandes puissances, A contrario, les Provinces- Unies au XVII

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siècle, la Suisse au XVI«, Venise longtemps, firent figure de grandes puissances.

Sans doute, une grande puissance doit nécessairement être pourvue d'une population nombreuse. Encore observe-t-on que cent ans avant l'unité allemande, la Prusse faisait figure de grande puissance avec deux ou trois millions d'habitants, tandis que la Suède de Gustave-Adolphe et de ses successeurs n'en comptait pas deux millions.

Voici donc deux critères décisifs : l'étendue et la population qui, pour essentiels qu'ils soient, doivent être interprétés, et cette interprétation n'est pas simple. Les étendues vides des déserts brûlants ou glacés, des terres naturellement stériles ou au con-

traire trop chargées de végétation sauvage, constituent plutôt un passif. Certes ; mais c'est cependant dans les étendues désolées des sierras et non dans la huerta de Valence que l'Espagne a vaincu la Grande Armée ; ce n'est pas dans les riches vallées de la Save et de la Drave que les partisans Yougoslaves ont tenu la Wehrmacht en échec; et le Vietcong résisterait-il longtemps de-

vant la force américaine s'il ne disposait que de champs cultivés ? Toujours sur ce sujet peu clair de la dimension, j'ajouterai que la Pologne était au XVIIP siècle le plus vaste état de l'Europe, à part la Russie, et qu'elle se révéla en être le plus faible : c'est que l'étendue exige impérieusement que les parties soient soudées en un tout donc une structure adéquate. D'ailleurs, la géopoliti- que n'est pas une discipline vaine : elle amène à réfléchir à un élément de la puissance qui s'apparente à la dimension, mais sans se confondre avec elle, et qui est la situation géographique, la position dans le monde. C'est la position de la Pologne, ce sont ses dimensions mêmes, c'est l'absence de frontières véritables ~ c'est-à-dire l'absence d'une définition nationale — qui la dési- gnaient aux ambitions et aux coups.

Quelques réflexions maintenant sur la population. J'ai cité tout

à l'heure la Double Monarchie; l'Autriche-Hongrie groupait, au

début de ce siècle, plus de cinquante millions d'hommes. Mais

il manquait à ces hommes, ce qui, selon Renan, définit la pa-

trie : « le souvenir des grandes choses faites ensemble et la

volonté d'en accomplir de nouvelles ». Faute de ce ciment, les for

ces centrifuges l'emportèrent. D'autre part, c'est un fait que le

chiffre brut de la population n'a pas de signification réelle : in-

terviennent dans l'appréciation le niveau de vie des habitants,

leur degré d'instruction, leur civisme, leur qualification en tant

que main-d'œuvre, leur faculté contributive, Enfin, il est bien

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clair qu'une population excessivement nombreuse et prolifique dans un pays démuni est un facteur de faiblesse : tel est le cas des pays sous-développés dont on sait que les ressources s'ac- croissent en vain du fait de leur natalité galopante.

Voilà donc deux critères assurément essentiels, mais qui se doublent d'exigences. Une grande puissance suppose un vaste territoire, mais encore faut-il que ce territoire soit porteur de ri- chesses naturelles, qu'il soit équipé (et d'abord équipable), orga- nisé (et d'abord organisable), défendu (et d'abord défendable).

Une grande puissance suppose une population abondante, mais encore faut-il que cette population soit animée, à tout le moins, d'une volonté commune élémentaire, et, si possible, d'un idéal commun — qu'elle dispose d'un certain capital d'aptitudes, ou plutôt que l'histoire ait fait en sorte que ses qualités naturelles se soient exaltées en vertus plutôt que corrompues en vices.

A la question : qu'est-ce donc qui fait qu'un Etat est une grande puissance ? il est d'autres éléments de réponse moins essentiels que le sol et les hommes, mais de première importance.

Une grande puissance est riche. Ce qui veut dire qu'elle possède les moyens financiers qui lui permettent de se procurer ce qui constitue, selon les conceptions du temps, les instruments de la puissance. Mais, là encore, il faut nuancer. Carthage était riche : ses mercenaires furent finalement battus par Rome, qui était pau- vre. Les Etats italiens de la Renaissance, où l'on avait inventé le capitalisme moderne, étaient bien plus riches que Charles VIII et Maximilien : les condottières qu'ils soudoient n'interdisent pas l'accès de la péninsule aux armées étrangères, qui la ruinent en moins de trente ans. Les Provinces-Unies, grâce à leur richesse, ont pu, au XVIIe siècle, faire figure de grande puissance : cette richesse n'avait pas diminué au XVIIIe siècle et Amsterdam était le plus grand marché financier du monde, le centre quasi exclu- sif du commerce des métaux précieux : mais un peuple de mar- chands conquérants et de marins intrépides est devenu, selon l'expression d'un historien hollandais, « un peuple de commis- sionnaires et de rentiers ». A contrario, on observera que la Suède a été une grande puissance sans autres moyens financiers que le pillage de l'Allemagne et les subsides de la France. Et n'est-ce point ici le lieu de citer le mot fameux : « C'est la faim qui a fait la grandeur de la Prusse »? Ce qui conduit à noter que la faim prussienne fut mieux gérée que la faim suédoise, et qu'il ne suffit pas d'être famélique pour être durablement assuré des plus hau- tes destinées.

On discerne donc déjà que la référence à la richesse n'est pas non plus d'un maniement simple. Il y a la grasse oasis, es-

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clave du nomade maigre. Il y a les pays où l'Etat est pauvre au milieu de l'opulence de quelques-uns. Il y a les nations qui font de la richesse un usage inconsidéré : l'exemple qui vient aussitôt à l'esprit est celui de l'Espagne qui vit transiter les métaux du nouveau monde sans les utiliser pour remédier à ses maux. Exem- ple assez voisin : celui qu'offrit la France au cours des trente an- nées qui précédèrent la grande guerre. Elle était le banquier du monde et les fructueux placements à l'étranger avaient la faveur des prudents pères de famille ; cela au prix de la demi-stagnation de l'industrie nationale où l'on n'investissait guère. Il est vrai que l'alliance russe a permis la victoire de la Marne... Ce que n'avaient pas compris ceux qui conseillaient le bas de laine français dans les années 1900, c'est que le fondement de la richesse varie selon les époques ; parce que la France n'avait pas su appréhender l'es- prit du siècle, elle transformait son épargne non en instruments de travail, à leur tour producteurs de richesse, mais en papier finalement stérile.

Ainsi arrivons-nous peu à peu à cerner notre sujet : une grande puissance ne peut se définir sans une étendue et une population suffisantes, sans une richesse administrée selon le génie du temps, donc, selon le génie de notre époque, tournée vers le travail humain.

Est-ce tout ? II ne semble pas qu'une grande puissance puisse se concevoir sans le prestige de l'esprit. A quoi on observera que Sparte, à cet égard, n'était rien en face d'Athènes — ce qui est faux : Sparte représentait une conception de la vie et une morale ; sa gloire tenait aussi à son éthique. Car il ne s'agit pas seulement pour une nation d'avoir une langue répandue, des lecteurs pour ses livres, des amateurs pour son art, des élèves pour ses savants.

Tout cela n'a de valeur, en la matière qui nous occupe, que si le mérite en est attribué à cette nation-là en tant qu'inspiratrice et source, de telle sorte qu'elle en retire l'estime ou la sympathie du monde. Tel a généralement été le cas pour les deux nations d'Eu- rope dont la littérature n'a jamais cessé de produire de grandes œuvres depuis que se sont élaborées leurs langues : la France et l'Angleterre... Mais l'admiration pour les œuvres et ceux qui les ont faites ne tourne pas nécessairement au profit de la patrie des créateurs. Le cas est criant en ce qui concerne l'Italie : on cons- tate qu'à tort ou à raison, la connaissance, l'admiration, l'amour de la littérature ou de l'art italiens peuvent parfaitement ne débou- cher sur rien d'autre. L'admiration, musiciens, philosophes, sa- vants, écrivains, la procuraient sans doute depuis la fin du XVIII* siècle au génie allemand : la procuraient-ils à l'Allemagne ? Et que dire des Etats-Unis dont les réalisations en d'innombrables

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secteurs, et la maîtrise scientifique et technique, suscitent sou- vent dans le monde plus de considération que de sympathie — la sympathie éventuelle allant davantage, du reste, aux Américains qu'à l'Amérique ? Cela tient-il à des facteurs non culturels, ou bien à une pauvreté, au demeurant toute relative, en divers do- maines ? ou bien au fait que les écrivains américains adoptent généralement une attitude très critique à l'égard de la civilisation américaine ?

Quoiqu'il en soit, si difficile qu'il soit de cerner cet élément de notre analyse, et pour la terminer, au territoire, à la population à la richesse, nous ajouterons le rayonnement.

Il est temps maintenant de parler de la France.

Eu égard aux critères que nous avons péniblement définis, la France est assurément une des grandes puissances. On notera d'abord qu'elle n'a jamais cessé d'être tenue pour telle. Les défai- tes de ses armes ont pu entraîner des conséquences fâcheuses ; l'écarter de la grande route de l'histoire n'a jamais paru conceva- ble. On parle de décadence de l'Espagne, du Portugal, des Pays- Bas, la Suède, de r empire Turc : on ne parle pas de la déca- dence de la France.

Les traités d'Utrecht et de Rastadt en 1713-1714, les traités de Vienne et de Paris en 1815, le traité de Francfort en 1871, ne l'ont nullement amenée à rejoindre les rangs des Etats secondaires, ou, comme on disait dans le langage diplomatique d'autrefois, des

« puissances à intérêts limités ». En 1945, lorsqu'à été fondée l'Organisation des Nations-Unies, la France a reçu au Conseil de Sécurité un siège de membre permanent assorti du droit de veto.

Ces considérations rassurantes ne doivent pas nous détourner de faire, à part nous, notre examen de conscience. Le monde, en somme, n'avait guère changé entre le Moyen Age et le milieu du XIXe siècle. Tout au long de ce millénaire depuis qu'on peut parler de la France en tant qu'entité nationale, seules des raisons politi- ques auraient été susceptibles de provoquer son abaissement : elles n'y sont jamais durablement parvenues — malgré la crise de la guerre de Cent ans, la menace bourguignonne, la pression des Hasbourgs, les guerres de religion, malgré la déplorable issue d'un certain nombre d'entreprises. Une unité très tôt réalisée, un Etat très tôt constitué autour d'un pouvoir central appuyé sur une administration solide une population qui était la plus nombreuse de l'Europe et qui trouvait sur son territoire des ressources abon- dantes : ces atouts ne manquèrent jamais à ceux qui avaient en

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charge le destin de la France. Et qui donc, en Europe, en avait autant ?

Ce destin, il faut le dire bien haut, deux crises ont failli au XIXe siècle, l'infléchir vers le déclin. Crises intérieures, tant il est vrai que Toynbee voit juste lorsqu'il pense que les sociétés se suicident plutôt qu'elles ne meurent. L'une de ces crises est le recul de la natalité, l'autre la réticence devant la révolution indus- trielle. Je rappellerai que de 1801 à 1850, la population française était passée de 27 à 36 millions, soit une augmentation de 29 %, alors que le continent progressait de 50 % et l'Angleterre de 100 %.

Après une période de rémission sous le Second Empire, on assiste, à partir de 1880 et jusqu'aux approches de la seconde guerre mondiale, à un véritable effondrement du taux de natalité. C'est ainsi qu'entre 1870 et 1914 la population allemande avait augmenté de 29 millions d'habitants, la population française de 3 millions.

En ce qui concerne la manière dont la France avait pris le tournant de la révolution industrielle la réalité, avant 1914, et même longtemps après, n'apparaissait pas en pleine lumière. Appa- remment, la France, qui était au début du XIX' siècle le pays le plus industrialisé du monde après l'Angleterre, ne s'était laissée distancer en outre que par l'Allemagne et les Etats-Unis ; encore continuait-elle à occuper, dans certains domaines, une place préé- minente. Ce qui était grave pour l'avenir tenait aux structures mêmes de l'industrie française, à la faible concentration des en- treprises (dont près d'un million sur 1 100 000 occupaient moins de 5 ouvriers), à l'insuffisance de l'équipement qui tenait à la répugnance devant l'investissement, à l'orientation vers la produc- tion de biens de consommation. Et aussi, faut-il le dire ? à la men- talité conservatrice et méfiante de la plus grande partie des patrons responsables d'affaires familiales. Si bien que dans les années qui précèdent le second conflit mondial, peu de choses avaient substan- tiellement changé. Or, la Grande-Bretagne n'employait alors dans son industrie guère plus d'un million et demi de personnes que la France dans la sienne et pour un résultat de beaucoup supé- rieur: la structure industrielle de la France ne se détachait pas

de l'artisanat. Si bien que faute d'être fabriqués en masse, nombre de produits français devaient inclure dans leur prix une part trop importante de frais généraux. De même, la faiblesse financière des sociétés ne permettait ni un regroupement rationel des stades de fabrication, ni une mécanisation suffisante. Si bien qu'il existait 550 000 machines-outils en France contre 2 millions en Angleterre.

Le plus grave, c'est que ces caractères de l'industrie française n'ont commencé que très tardivement à susciter l'inquiétude. On avait plutôt tendance à se féliciter de la dimension humaine que

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conservaient nos entreprises, de l'harmonieux partage entre agri- culture et industrie, de l'équilibre profond que manifestait la ré- partition par tiers de la population active entre paysans, ouvriers et professions diverses. Le tout sans mauvaise foi aucune, un peu par aveuglement et routine, beaucoup par manque d'information et de réflexion. Cette carence était mise en évidence mieux encore peut-être par les appréciations généralement portées sur l'agricul- ture nationale, sans voir qu'elle retenait dans les campagnes un paysannat trop nombreux, qui travaillait beaucoup mais dans des conditions défectueuses, qui vivait mal et qui, finalement, pro- duisait moins qu'il n'aurait fallu.

Il n'y a pas de fatalité économique. Qu'on songe à ce que le Ja- pon et l'Italie, qui ne disposaient ni de sources d'énergie ni de ma- tières premières en quantité suffisante, ont su tirer de conditions démographiques et humaines favorables. Ainsi, c'est à peu près sans fer et sans charbon indigènes que l'Italie a mis sur pied l'in- dustrie mécanique remarquable que l'on sait. Que rien ne condam- nait la France à prendre de mauvais chemins, la preuve en est donnée par la profonde et rapide transformation qui a suivi la seconde guerre mondiale et qui se poursuit sous nos yeux.

Même si les choses ne peuvent évoluer aussi vite qu'il serait souhaitable, du moins la nation a-t-elle pris conscience des pro- blèmes posés, de leurs données, des solutions nécessaires.

Voilà donc la France libérée des menaces qui pesaient sur sa population et sa production, saisie dans ses élites par la mystique de l'expansion, dans ses masses par celle du progrès, ouvrant une nouvelle page de son histoire économique. Voilà donc écartés deux périls qui auraient fini, tôt ou tard, par faire mettre en ques- tion sa situation de grande puissance.

Pour l'heure, qu'en est-il, et faut-il dresser un bilan ? La France occupe dans les statistiques mondiales une place éminente en ma- tière industrielle, meilleure encore en matière agricole ; elle dispose d'une monnaie qui compte parmi les plus solides et d'abondantes réserves de trésorerie. Son peuple laborieux, tout entier au travail, bénéficie depuis des années du plein emploi et voit son niveau de vie augmenter de façon régulière. Elle est présente dans ce que l'on nomme les secteurs de pointe de la science : électronique, recherche spatiale, énergie nucléaire. Ses techniques sont réputées en des domaines nombreux et fort différents, tels que la construc-

tion aéronautique, les installations de barrages, les recherches d'hydro-carbures, la carbochimie, le matériel ferroviaire. Présente dans le monde entier par des territoires qui continuent à vouloir partager son destin, elle l'est encore à travers ceux qui ont choisi l'indépendance mais lui demeurent attachés par mille liens : si

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bien, par exemple, qu'il existe une « zone franc ». Surtout, il existe une Afrique francophone qui se réclame de notre langue et de notre culture, lors même qu'elle n'appartenait pas, dans certaines de ses parties, à notre ancien domaine, lors même que plusieurs États s'y réclament aussi de la culture islamique dont le véhicule est l'arabe. Sur le continent africain et ailleurs dans le monde, nombreux sont les pays où notre langue est soit la langue nationale, soit une langue de culture tenue pour essentielle. Le rayonnement intellectuel et spirituel de la France demeure un fait, et qui s'im- pose à tous.

L'existence de deux empires qui l'emportent sur tous les autres pays en puissance économique et militaire apparaît à beaucoup comme un fait nouveau. Je néglige ici que ceux-là oublient les périodes de prépondérance que j'ai évoquées tout à l'heure et je m'attacherai seulement aux réactions que provoque cette prétendue nouveauté. Réactions qui intéressent assurément la conduite des Etats, mais celle aussi des affaires privées et même des individus.

Dès lors qu'on a posé qu'il n'y a plus, de par le monde, que deux grandes puissances, on se demande si les autres n'ont point pour seul avenir le protectorat de l'une d'elles. D'emblée, en tout cas, puisqu'il est des ambitions qui paraissent refusées, il est, se dit-on, des efforts qui deviennent inutiles. De proche en proche gagne ainsi un esprit de démission : de ce que certaines entreprises sont considérées comme hors de proportions avec les moyens des na- tions, on conclut bientôt que les particuliers cessent d'être tenus vis-à-vis d'elles aux mêmes obligations que naguère. Aux respon- sabilités réduites des Etats tend à correspondre une dimension nouvelle, et singulièrement réduite, du civisme. Et il faut bien noter que si les mutations qui engendrent ces raisonnements s'accompagnent chez d'aucuns d'un sentiment de découragement, d'autres, au contraire, s'en accommodent à merveille.

Voilà où conduit un faux réalisme, qui prend appui sur ce que j'ai nommé une fausse idée claire : l'idée de puissance. De cette idée,, j'ai essayé d'analyser les éléments : nous les avons trouvés peu sûrs et d'une interprétation difficile. Sans doute avons-nous conclu que la France n'avait jamais cessé de les réunir, mais avons-nous bien touché le fond des choses ?

La France assurément, à côté de la Prusse, de l'Autriche, de la Russie, de l'Angleterre, de la Turquie était, vers 1730, une grande puissance ; assurément l'était-elle, en 1890, à côté de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de l'Angleterre de la Russie ; en 1930, à côté des Etats-Unis, de l'Union Soviétique, de l'Italie, de l'An-

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gleterre, du Japon. Mais, est-ce bien de cela qu'il s'agit ; se classer, dans un ordre à déterminer, entre le Japon, l'Allemagne, la Chine ou l'Angleterre ? Au vrai, notre sujet comporté un faux débat qui cache la réalité plutôt qu'il ne l'éclairé, et le vrai débat, Le faux débat est celui de là puissance, le vrai débat celui de la gran- deur, Les deux concepts ne sont ni de même dimension, ni de même nature; ils ne sont pas du même ordre.

Il est bien clair que la puissance est refusée d'emblée à qui ne possède pas un certain nombre d'atouts ; ces atouts tiennent à des données géographiques, démographiques, économiques, à là géopolitique, au rayonnement culturel. Il y a un seuil de la puis- sance, au-dessous duquel on est « objet » et non « sujet » de l'histoire. D'abord, il faut pouvoir.

Mais, et nous touchons ici à l'essentiel, le pouvoir ne se définit pas seulement par la puissance. L'histoire toute entière est là qui en témoigne. Il n'y avait pas plus de commune mesure entre les Dix mille de Xénophon et l'Empire Perse, qu'entre les Mille de Garibaldi et le Royaume des Deux-Siciles. «t Dieu, dit-on, est pour les gros bataillons »... « Comptez-vous pour rien, répond le grand prêtre de Racine, Dieu qui combat pour nous ? » Dans une dialectique de la victoire et de l'échec, il serait fou de né- gliger ce qui n'est ni mesurable, ni nombrable, ni pondérable.

Louis XIV pense contraindre facilement les riches Pays-Bas à subir ses volontés : on lui répond par la rupture des digues, la révolution, la résistance à outrance. C'est qu'il en va dans les rapports entre les nations comme dans la vie des peuples : les choses suivent un certain cours pour autant qu'un des prota- gonistes ne remet pas en cause la règle du jeu. C'était une maxime du Maréchal Foch qu' « à la guerre est vaincu celui qui croit l'être ».

Il ne suffit donc pas de pouvoir, selon les critères de la puissance. Darius était plus puissant qu'Alexandre et l'Empire Romain que la Germanie : Darius s'écroule, la Germanie demeure indépendante. Plus près de nous, que pouvait en 1940, devant Hitler, la vieille Angleterre de Churchill ? Pourtant, la force mo- rale du vieux lion britanique a fait échec aux forces armées allemandes.

En fait, à l'origine du pouvoir, il y a d'abord un acte de vo- lonté, ou, si l'on veut, un défi. Au-delà du seuil de la puissance, au-dessus de la puissance conçue comme moyen, il y a la gran- deur; et c'est la volonté qui la confère. Mieux: la grandeur, c'est la volonté.

Les nations que l'histoire a placées dans les premiers rangs et que leur puissance y a maintenues ne peuvent avoir d'autre

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idéal que la grandeur, faute de quoi elles perdent leur puissance et leur rang. L'exemple de l'Espagne est ici tout à fait remar- quable ; elle a cessé d'être une grande puissance parce que, une

fois subis certains traumatismes, elle a profité de sa situation géographique pour se livrer aux délices des querelles intestines sans plus se soucier de rien d'autre, sans plus, de longtemps, rien vouloir d'autre.

Pas plus qu'il n'y a de fatalité en histoire, il n'y a de prédes- tination. LA France n'est pas une exigence du destin du monde.

Si elle s'est constituée, c'est, on le sait bien, grâce à une longue patience — cette forme modeste de la volonté. Si elle a échappé aux dangers internes et externes, aux menaces de dissociation et de partage, c'est parce qu'elle l'a voulu, se ressaisissant quand déjà le pire était sûr, après qu'Henri VI d'Angleterre ait été couronné à Notre-Dame, après que la Ligue ait ouvert Paris aux Espagnols, après que la Wehrmacht d'Hitler ait étendu son em- prise sur notre territoire. Sans doute, l'unité de la France est- elle bien établie, mais les récentes épreuves ont montré que ce pays n'était à l'abri ni des périls, ni des défaillances.

Le vrai danger n'est pas là. Il serait de s'imaginer que la Fran- ce n'a plus d'avenir, de ne pas discerner, par exemple, que l'équi- libre entre les deux puissances actuellement prépondérantes doit

être tenu précisément pour un facteur d'indépendance et un principe d'action, d'oublier que l'Europe économique n'est pas faite tant qu'elle n'est pas achevée, que s'il est une puissance bien placée pour favoriser un règlement politique de l'Europe, c'est bien la France, que s'il est une voix qui peut s'assurer l'au- dience du tiers monde, c'est bien la sienne. Le vrai danger serait de céder aux tentations de l'abandon qui pourraient tout aussi bien prendre la^forme d'un repli sur soi-même que d'un évanouis- sement dans un ensemble dépersonnalisé. De telles tentations existent, car le mystère de la France c'est qu'elle a été faite par les Français. Ce peuple qui a sécrété une civilisation de petites villes, de petites propriétés, de petites entreprises, dont la sa- gesse lui avait suggéré de n'avoir que peu d'enfants, qui fait sienne la morale à ras de terre de La Fontaine, qui est celle de Chrysale et de M. Prudhomme, ce peuple est aussi celui dont Paris est la capitale, le peuple de la croisade et de la guerre révolutionnaire, qui s'est répandu aux quatre coins du monde, qui se reconnaît en d'Artagnan, qui pleure en écoutant Flambeau.

« La France peut tout, disait Renan, excepté être médiocre » : si elle le devenait, elle serait condamné à disparaître. La déca- dence qui la menaçait à long terme voici quelques décennies n'a pas d'autre explication; des deux faces du miroir où il lui faut

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tour à tour se regarder et se reconnaître, elle n'avait trop long- temps contemplé qu'une seule.

De ce qui est offert à la France, je veux, pour finir, donner un exemple. Paul Valéry a écrit : « Le monde moderne dans toute sa puissance, en possession d'un capital technique prodigieux, entiè- rement pénétré de méthodes positives, n'a su, toutefois, se faire ni une politique, ni une morale, ni un idéal ni des lois civiles ou pénales qui soient en harmonie avec les modes de vie qu'il a créés et même avec les modes de penser que la diffusion univer- selle et le développement d'un certain esprit scientifique imposent peu à peu à tous les hommes ».

Elaborer une société nouvelle où l'homme trouve les condi- tions de vie, de pensée, d'action, qui lui permettent de dominer la puissance matérielle, de diriger les progrès scientifiques et techniques d'échapper au choix — qui n'est fatal qu'en apparence

— entre des formes de vie traditionnelles mais régressives et les servitudes d'une civilisation industrielle sans âme, incorporer à la cité scientifique de demain les valeurs de notre civilisation, voilà la tâche qui sollicite, dans le monde d'aujourd'hui, une France tout à la fois ancienne et jeune, humaine et scientifique, consciente de ses limites physiques mais éprise de grandeur.

Entre les très grandes puissances et les pays qui aspirent au développement, la France peut, en assumant ce rôle exaltant, bril- ler d'un nouvel éclat et faire la preuve, une fois de plus, qu'elle est encore et nécessairement, à l'avant-garde de l'évolution uni- verselle.

Pour Charles de Gaulle et pour nous gaullistes, la France n'a qu'un problème : vouloir être la France. Le reste, comme il est dit dans l'Ecriture, lui sera donné par surcroît.

PIERRE BILLOTTE Ministre d'Etat

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