• Aucun résultat trouvé

LE COMMENCEMENT ET LA SUITE

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LE COMMENCEMENT ET LA SUITE"

Copied!
20
0
0

Texte intégral

(1)
(2)

LE COMMENCEMENT ET LA SUITE

(3)
(4)

, /

1- - 1 , J ' - )

PIERRE SCHNEIDER

LE COMMENCEMENT ET LA SUITE

LE DUALISME ILLUSTRÉ

IDÉES ET RECHERCHES Collection dirigée par Yves Bonnefoy

Flammarion

(5)

(Q by Adagp, Paris, 1994, pour l'œuvre de Roy Lichtenstein (Q Succession Matissc, 1994, pour l'œuvre de Matisse

(Q Flammarion, Paris, 1994 ISBN : 2-08-012625-3

(6)

Ir monde subsiste et r<W//////(' rit- subsister poire (I" 'il est une rrllai/ioll.

S(*,)I-(,Il Kierkegaard

'/0111 .1 ¡:((IIIIt'.

1 'Lldit il))l l u T a r l i h V n n r

j tu toujours voulu Jour deux e/ioses en même temps.

1 1 i l 1 ri Malissc

(7)

Pour Paméla et Tamara

(8)

AVANT-PROPOS

La partie de droite montre une femme dans une chambre claire, et qui lit. Plus exactement, elle tient un livre ouvert : la page ne sera point tournée, pas plus que ne se faneront les fleurs dans le vase, que la femme ne s'arrachera à l'éternité de l'indolence. Il arrive aussi qu'elle soit affalée dans un fauteuil, allongée sur un divan parmi des coussins et des murs tendus d'étoffes venues d'Orients divers, qui ceignent un lieu hors du temps, vaguement paradisiaque, délibérément factice, où les choses ne pénètrent qu'à la condition de renoncer à leur épaisseur, à leur profil. La chambre étant petite, la perspective ne peut y dérouler ses obliques, saper la surface, prendre les objets sous son tir croisé. La fenêtre, qui occupe presque entièrement la partie de gauche, donne sur la rue ponctuée d'arbres ployant sous le vent, les passants qui se hâtent, la mer moutonnante, des nuages qui courent. Contrairement à l'inté- rieur, équilibré et immobile, le monde d'en bas (la chambre se trouve au second étage) glisse sur le plan incliné que tressent les lignes de fuite.

À quoi tient le charme de cette image, sur laquelle le peintre a exé- cuté maintes variations ? Le dehors est banal, le dedans à peine moins.

La fascination résulte de leur présence simultanée. Ils sont à la fois hétérogènes, au point qu'on pense à un diptyque dont les volets pro- viendraient de peintures différentes, et inséparables : soudés, accrochés de part et d'autre d'un axe, d'une hampe parfois masquée par cette femme debout, qui, du même regard de captive, saisit le proche et le lointain, le boudoir et l'horizon.

Maintenant, une autre vision occupe le volet de gauche. Sur les tréteaux, en contrebas, une femme vêtue de blanc meurt avec élé- gance, l'amant clame son désespoir en fa dièse. En se penchant un peu, on distingue par la croisée un soleil d'automne qui dore des frondai- sons de carton-pâte. Nul besoin de tourner la tête pour apercevoir l'intérieur de la loge, sombre sur le devant, discrètement éclairée au fond, des rideaux atténuant l'éclat des grappes de bougies, où un offi- cier chuchote à l'oreille d'une jeune fille, un vieillard lit le journal, une petite assemblée bavarde et boit de l' asti spumante. Sur scène, la tra- gédie ; dans la loge, les plaisirs. Mais les portières habillées de cuir don- nent sur le temps qui passe, la jeune fille se flétrira, l'officier va partir pour une guerre dont l'homme âgé déchiffre les prémices dans sa gazette, c'est pour se protéger du vent de l'histoire que la belle dame

(9)

Henri Matisse, Intérieur à Nice, femme assise avec un livre, 1920.

Philadelphia Muséum of Art.

décolletée repose la flûte de cristal que ses doigts caressaient distraite- ment et jette un châle sur ses épaules. Au contraire, si poignant que soit le drame qui se chante au-delà des feux de la rampe, je sais que j'en retrouverai intacte la musique demain, dans un mois, dans dix ans.

On aura changé le ténor, congédié le soprano, remplacé le chef d'orchestre, renouvelé l'orchestre entier afin qu'elle traverse, inaltérée, les âges qui nous réduisent en poussière.

Est-ce moi, le spectateur adossé au mur de velours cramoisi, un bras posé sur la balustrade râpeuse, à la charnière de l'histoire et de l'éternité ? Je reconnais ces deux univers étrangers l'un à l'autre ; ils m'habitent, m'écartèlent aussi, et de les voir réunis dans le regard du personnage — l'ai-je vu dans un film ? à l'opéra ? —, de constater qu'il survit à ce déchirement est ce qui fait le charme de l'expérience.

J'en subis l'enchantement chaque fois que l'œuvre est une, bien qu'elle soit deux. Par exemple : d'un côté, éblouissantes dans la lumière qui ne cille pas, des sylphes ou des cygnes glissent ; de l'autre, blanches ou roses, des ballerines au repos, laçant un chausson, parlant à leur tante, dans ces coulisses qui sont les avant-postes du quotidien et où rien ne les protège contre la convoitise en habit noir des maîtres de l'heure.

Ou bien : entre les brancards d'une charrette à bras, à travers la boucle d'une branche de prunier en fleurs, au bout d'une rue animée, dans le creux d'une énorme vague, les remous du Monde flottant, surgit, enneigé, l'immuable Fuji. Ou encore : rescapé d'un film insigni- fiant, un voyageur debout dans l'entrebâillement de la porte d'un com-

(10)

Edgar Degas, Au théâtre, 1880, pastel.

Collection privée.

partiment de train ; la caméra a épousé son point de vue, de sorte qu'on le voit sourire, plaisanter avec le couple de provinciaux et le curé assis à l'intérieur pendant que, d'un œil, il suit l'approche, le long du couloir, des policiers qui le traquent.

Des images exerçant cet attrait violent, il me semble que je pour- rais en allonger indéfiniment la liste jusqu'à ce souvenir où, serrant la main de ma mère, je pénètre sous la voûte traversée de flammes et d'ombres d'une halle gothique, parmi les hurlements des marchands, la bousculade, amplifiés par le fait que je découvre (j'ai trois ans) à la fois la nuit et le marché de Nuremberg, enivré par la révélation de tant de paix au cœur d'un tel tumulte, comme si j'étais à bord d'un bateau glissant sur une nappe de calme au milieu d'un océan déchaîné.

L'enfance grossit les événements, le souvenir les embellit. Le bateau était, au mieux, une bouée. Un rond, dont mon bras prolongeant celui de ma mère constituait le rayon, me protégeait du tumulte où l'on m'avait précipité pour la première fois. Je sais, en revanche, que la révélation provoquée par cette équipée, et qui m'émeut encore, n'est pas rétrospective : malgré le cercle qui me protégeait du monde exté- rieur — n'est-ce pas lui qu'on nomme le cercle de famille ? —, je fai- sais partie aussi de ce monde-là.

J'étais, à la fois, du côté du radeau et du côté de la tempête. Je venais de découvrir l'éternité et l'histoire. Je faisais l'apprentissage fou-

(11)

droyant du commencement et de la suite. L'expérience ne m'apprenait pas seulement l'existence de deux mondes incompatibles mais que j'appartenais à l'un et à l'autre, qu'ils étaient tous deux gravés en moi.

Parfois le désir, la nostalgie, l'illusion de l'éternité retrouvée pren- draient le dessus ; souvent, la crainte, le vertige du temps qui passe sembleraient près de l'emporter : jamais, pourtant, l'un ne réussira à expulser définitivement l'autre. Bien que les moments où ils luttaient à armes égales, et où, par conséquent, se manifestait le plus cruellement leur incompatibilité, fussent particulièrement pénibles, je les accueillais avec une sorte de soulagement, de joie, comme on se retrouve soi- même après une période d'errance, d'amnésie. La cassure n'était pas simplement en moi : elle était moi.

Moi, c'est-à-dire nous. Ce qui fait que nous sommes nous s'est déclaré autour de cette déchirure. Loin de la fuir, une fois décelée, nous nous entêtons à y demeurer, à nous y enraciner, agglutiner : tels les émigrants qui s'installent à proximité de la faille de San Andreas provoquée par l'inexorable dérive de deux plaques tectoniques en des directions opposées, car elle désigne la Californie rêvée, désirée. Il arrive que nous fuyions la déchirure, par fatigue ou panique de l'effort qu'elle exige. Néanmoins, c'est toujours pour y revenir, lorsque la conscience nous rappelle que l'insupportable se confond avec notre identité même.

Mais peut-être notre volonté n'y est-elle pour rien ? La faculté de contenir les deux versants contradictoires dont nous sommes constitués ne serait-elle pas simplement l'expression de notre élan vital ? L'atte- lage tire à hue et à dia, mais ne se disloquera pas avant que la main ne faiblisse. La jeunesse s'accommode des contraires : alors, alternative ne signifie pas exclusion. Décider d'étudier le piano n'est pas ressenti, à vingt ans, comme un renoncement à la clarinette, s'installer à Londres perçu comme un adieu à Rome. À cet âge, nous ressemblons aux dieux de l'Olympe : ils reçoivent des blessures mortelles, mais n'en meurent pas.

Elles le deviennent le jour où cette syllabe qu'on jurerait inoffensive tant elle se fait peu remarquer — ou — cesse de faire office de conjonc- tion pour signifier la disjonction. Métamorphose qui est la projection grammaticale d'un changement biologique : le déclin de l'énergie. Les rênes échappent aux mains qui désormais tremblent. Inexorablement, les incompatibles se séparent. La jeunesse seule est capable de contenir.

Mais la vieillesse a loisir, un temps encore, de comprendre, c'est-à- dire : de contenir en esprit. Chanter les armes qu'on ne peut plus sou- lever ; dire où, quand, comment, les deux ennemis s'unirent — furent deux et un — en une figure satisfaisante, parce qu'elle est la transcrip- tion, le chiffre de notre identité, voilà qui suffit à lui ménager une sorte de survivance, jusqu'à ce que, la dispersion l'emportant sur la cohé- rence, se descelle et s'abîme dans la poussière, le fracas et les râles, cette Californie qu'est chacun d'entre nous.

Ce livre traite de quelques-unes des figures dessinées en divers lieux, temps, et selon des moyens variés par la rencontre des deux

(12)

mouvements contradictoires dont nous sommes le théâtre et qui, ouvertement ou de façon voilée, rejouent sans fin le conflit du com- mencement et de la suite. Il s'agit donc d'un essai consacré aux carre- fours dangereux où surviennent ces rencontres. Qu'on ne s'attende pas qu'il couvre un vaste terrain : un croisement n'est qu'un point. On y voit seulement passer. Il faut guetter sans découragement, saisir au moment juste ces astres surgis d'on ne sait où et se précipitant ailleurs, lorsqu'ils se trouvent à la verticale de notre regard, les saisir dans la précision, l'intensité extrêmes qu'ils n'ont qu'alors, ne pas confondre saisir et immobiliser, ni chercher à les suivre vers des lointains diver- gents et flous.

Se trouver présent, en esprit, à ces moments-là, cueillir ces figures éphémères, comme l'œil d'Audubon, après de longues veillées inutiles, était récompensé par l'essor d'un oiseau rare, être récompensé soi- même par la consonance universelle qui s'instaure quand l'une de ces figures se découvre, est un plaisir qui leur ressemble : éblouissant et bref.

(13)

Sarcophage des philosophes, vers 280, marbre.

Rome, Vatican, musée du Latran.

Sarcophage de Junius Bassus, 359, marbre, détail. Vatican, grottes de Saint-Pierre.

(14)

LES PAS DANS LES PAS

Il n'y a pas de premier pas. Tout ce que nous entreprenons s'auto- rise d'un précédent. Les villes neuves sont bâties sur les ruines de cités antérieures malgré l'avertissement que constituent ces vestiges de catas- trophes. Les temples nouveaux surgissent sur l'emplacement de sanc- tuaires abattus, en remploient les matériaux, affirmant la puissance des anciens dieux au sein même des traces de leur déchéance. Plus le projet est téméraire, plus il a besoin de s'appuyer sur un Aristoteles dixit.

Christophe Colomb s'embarquant sur la Santa Maria emporte le livre de Marco Polo qui, avant de partir vers la cour du Grand Khân, avait interrogé les voyageurs de la route de la soie et des épices.

Point de sens, point de réalité hors de l'empreinte déjà inscrite.

Chaque stade du développement mental de l'enfant, constate Piaget, reprend, en l'ajustant aux conditions changées, la structure du stade précédent. Et cette persistance du sceau initial, que les altérations suc- cessives ont pour but non d'effacer mais au contraire de sauvegarder en restaurant inlassablement ses équilibres perturbés par le temps qui passe, caractérise aussi bien la phylogénèse que l'ontogénèse : les mythes des peuples d'Amérique, si l'on en croit Lévi-Strauss, naissent par inversion ou renversement des mythes qu'ils trouvent chez leurs voisins. Hérodote ne procédait pas autrement lorsque, pour décrire les Scythes, ces inconnus, il en fait l'antinomie des Grecs familiers : ceux- ci sédentaires, êtres du chaud ; ceux-là nomades, créatures du froid...

En s'imprimant dans une matière amorphe, le sceau de l'autorité l'arrache aux limbes. Pour la Chine antique, cinq est le nombre du fondamental : les cinq éléments, les cinq vertus. Les Cinq Souverains que les Chinois placent au commencement de leur histoire n'ont d'existence que fabuleuse ; en adaptant le prestige du pentacle à la pâte molle de l'histoire, ils la fondent. Les rois imaginaires précédant, à Rome, les souverains étrusques ont pour fonction de mouler les ori- gines historiques sur le triadisme qui, chez les peuples indo-européens, selon Dumézil, est le chiffre numineux entre tous.

Si audacieuse que soit notre entreprise, nous mettons nos pas dans des pas. Christophe Colomb croit, sur la foi des portulans, faire voile vers les Indes. Le christianisme est engagé dans une lutte à mort avec les religions et les philosophies antiques mais, au flanc des sarcophages, le Christ reprend les traits d'Apollon berger ou du Philosophe. Les thèmes du Salut s'expriment à travers l'iconographie des travaux

(15)

d'Hercule et la sœur de Lazare baisant, reconnaissante, les mains du Christ, emprunte son attitude à la nourrice de Phèdre qui s'apprête à confier à Hippolyte le message mortel de sa maîtresse. Nous avons redécouvert les Gaulois, victimes des Romains, mais leur résistance, leurs révoltes, leur différence nous seraient demeurées inconnues s'ils n'avaient trouvé un langage pour les exprimer, et ce langage est celui de la Grèce et de Rome.

Il est vrai qu'ils l'infléchissent, le déforment, et ces déviations sont la mesure de leur identité propre : les monnaies gauloises qui s'éver- tuent à reproduire les profils, les quadriges de la numismatique grecque témoignent d'un esprit d'abstraction, d'une tendance à accuser les unités de base aux dépens de l'image globale et de la composition hiérarchisée contraire aux génies hellénique et latin. La réalité, alors, est écart par rapport à l'autorité à laquelle on voulait se soumettre, parce qu'elle seule détenait la réalité, déchirure acciden- telle dans le tissu de l'obéissance (mais la contradiction, on le verra, n'est qu'apparente).

Colomb rêvant aux Indes heurtera l'Amérique. Il en acceptera la nouveauté le plus tard possible, lorsqu'elle aura cessé d'être l'inconnue et que baptisée Indes occidentales, elle n'inspirera plus l'épouvante, rejoignant les régions balisées comme le font ces objets, monstrueux tant que nous naviguons entre réveil et éveil, et qui redeviennent, une fois nos yeux bien ouverts, le mobilier de notre chambre.

Ces déchirures et accidents sont exceptionnels. La promptitude avec laquelle ils sont rattrapés, assimilés au domaine connu, montre combien la révélation par rupture, « qui n'a de nom en aucune langue », nous révulse. On devine pourquoi : c'est la mort que Tertullien décrivait ainsi. Elle triomphe dans les interrègnes, et on comprend que le décès du souverain ait été caché, nié, que son cadavre ait présidé aux conseils, aux cérémonies jusqu'à ce que — cela pouvait prendre des mois — son successeur ait été trouvé, cou- ronné. L'horrible temps du court-circuit pendant lequel la course des planètes se détraque, les lois s'écroulent, le vertige souffle de partout, est ainsi ligaturé pendant qu'il n'est encore qu'une mince fissure, empêché de s'étendre, de se creuser. Le rideau qui cachait l'abîme s'est-il vraiment entrouvert ? « Le Roi est mort ! Vive le Roi ! »

L'innommé s'apparente trop à l'innommable pour que nous ne craignions pas l'avenir. Nous le supportons à condition qu'il soit la projection du connu. Nous nous y aventurons après avoir consulté les présages, sollicité les oracles, écouté les prophéties. Dès lors nos actes ne sont que l'accomplissement de ce qui a été prescrit. Le futur est un ordre à exécuter donné par une autorité vénérable — autrement dit, une voix surgie du passé — à quelqu'un qui vit au présent 1.

L'avenir est toujours au rendez-vous, comme la planète Pluton a été vue, pour la première fois, à l'endroit du ciel où des astronomes avaient calculé qu'elle devrait se trouver à l'heure fixée. Découvrir, c'est dé-couvrir : la réalité est là, il ne reste qu'à lui arracher le voile qui la cache. Un moine venu à Thessalonique à l'époque des icono-

(16)

clastes priait dans une église pour que le Christ se montrât à lui tel qu'il apparaîtra au dernier jour : alors le badigeon de chaux qui cou- vrait le mur de l'abside tomba, dévoilant la mosaïque censurée.

Ordre caché, incompris, ne signifie pas désordre. L'oracle ne l'éclaircit jamais, mais il le désigne toujours. Il n'y a pas de fausses pré- dictions, seulement des interprétations erronées. L'essentiel, en effet, est que nous soyons convaincus du lien enchaînant le chaos qui bée devant nous à l'autorité qui siège derrière. Plus l'avenir est obscur, imprévisible, plus est grand notre besoin de le soumettre à la loi d'un passé stable, prestigieux. Le Moyen Age déchiffre en Virgile, en Ovide ou dans l'Ancien Testament les préfigurations des temps nouveaux.

Certes, elles ne sont reconnues qu'a posteriori : lorsque ce qu'elles annoncent est arrivé. Elles n'en sont pas pour autant inutiles. Ce qui compte, c'est que nous ayons l'impression qu'elles expriment la loi qui règle le cours des choses : que le sceau qu'elles impriment à la matière informe l'avenir. Le codage typologique — Nouvel Adam, Nouvelle Eve, etc. — utilisé de manière obsessionnelle jusqu'à la Renaissance a moins pour but de racheter rétroactivement les préchrétiens que de démontrer que des figures fondamentales canalisent, sous des aspects divers, le flot obscur, tumultueux de l'histoire. Aucun événement ne dé-range l'ordre établi. La permanence ou la récurrence des figures limitent et même éliminent les incontrôlables soubresauts, dérives, dégradations du temps.

A quoi tient cette autorité qui, depuis toujours, commande nos pensées, nos actions ? Qu'est-ce qui nous convie, nous contraint à mettre nos pas dans d'autres pas ?

La Théogonie d'Hésiode conte la victoire de Zeus et des Olympiens, dieux de la Grèce classique sur ceux qui régnaient auparavant, les Ouraniens, précipités sous terre. Seule Hécate, fille de Gaïa, a échappé à leur sort :

[...] Hécate, qu'entre tous

Zeus le Cronide honora, et à qui il donna des présents éclatants Et d'avoir sa part aux richesses de la terre et de la mer stérile.

Mais elle a droit aussi aux honneurs du ciel constellé Et de tous les dieux immortels est la plus honorée.

Et même maintenant, quand un des hommes de la terre, Par de beaux sacrifices offerts selon la loi implore, Il invoque Hécate. Et de grands honneurs comblent Bientôt celui dont la déesse accueille les prières,

Et elle lui prodigue les richesses, comme elle en a le pouvoir.

Car tous ceux qui sont nés de la Terre et du Ciel Et qu'on honore, de tous elle reçoit une part.

Pas même le Cronide ne lui fit tort ni ravit Ce qui était sien parmi les Titans, dieux d'avant,

Mais elle garde ce qui lui était échu au début depuis le commencement Et, fille unique, la déesse n'a pas moins droit à honneur égal,

Privilège sur terre et au ciel et en mer,

Bien plus grand, en vérité, car Zeus l'honore 2.

(17)

Loin de la dépouiller de son prestige, sa présence anachronique en est la source même. Hécate n'exerce aucune fonction, ne détient aucun pouvoir dans le nouvel ordre des Célestes. Caduque, elle n'a d'autre vertu que d'appartenir à la génération des « dieux d'avant » ; d'être ce qu'elle a été « depuis le commencement ». Mais ce caractère lui vaut d'être vénérée plus que toutes les divinités récentes, puisque même

« Zeus l'honore ».

L'autorité, c'est l'antériorité. Les premiers sceaux sumériens mon- trent un ballet de bêtes, de monstres, d'étoiles, de signes autour d'un

« maître des animaux » à tête de capridé. Ces thèmes correspondent à des croyances paléolithiques, alors que les sceaux ont été fabriqués à l'époque néolithique, et qu'aux cultes des chasseurs ont succédé des religions d'agriculteurs. Toutes les significations qui conféraient jadis leur poids de vérité à ces images se sont effacées au profit d'un sens qu'elles ne pouvaient acquérir qu'avec le temps, comme augmente au fil des siècles la thermoluminescence des terres cuites, nulle quand celles-ci sortent de l'atelier du potier ou du céramiste : le droit d'aînesse. On comprend que son éclat en impose. Si quelque chose d'avant survit après, cela veut dire que le temps qui nous défait n'a pas de prise sur elle. En nous en remettant à elle, nous lui échappons.

« Quid salvum est, si Roma périt ? » s'interroge saint Jérôme après la prise de la Ville éternelle par Alaric. Mais Trèves avait été surnommée

« l'autre Rome » — altéra Roma : le monde s'en tirerait.

La force du précédent, c'est de précéder. En droit anglo-saxon, les juges ne fondent pas leurs décisions sur des principes généraux, mais sur des jugements rendus par des collègues et dont l'unique mérite par rapport aux leurs est d'avoir été formulés plus tôt. Le prestige dont jouissaient les Égyptiens auprès des Grecs, et d'Hérodote en particulier, vient de ce que ceux-ci voyaient en eux le plus ancien des peuples. On objectera qu'étant plus vieux, ils en savaient plus et que l'autorité est proportionnelle au savoir. Admettons : mais il faut du temps pour l'acquérir ; l'omniscience est donc un symptôme d'ancienneté, comme l'accumulation des cercles concentriques matérialise l'âge de l'arbre.

On en revient ainsi à la même constatation : l'autorité est préalable, le préalable est autorité. Le peintre le plus médiocre, le poète le plus insi- gnifiant obtiendra presque à coup sûr la consécration réservée, croyait- on, au talent, s'il atteint aux rives de la grande vieillesse.

Il est vrai qu'on trouvera alors — mais seulement alors — de bonnes raisons de l'admirer : nous n'aimons pas admettre que nous n'en avons point d'autre que la précédence. Y a-t-il entreprise plus absurde, en effet, que de confectionner une enveloppe romaine pour la façade d'une église gothique, ainsi que le fit Palladio pour San Petronio de Bologne ? Quoi de plus extravagant que de plaquer, afin d'inciter les patriciens de Venise à devenir cultivateurs, des temples, dérivés d'une page de Vitruve et de quelques ruines exhumées par hasard, sur des fermes du XVIe siècle ? Aussi s'est-on ingénié, depuis Alberti et Palladio, à justifier ces anachronismes de manière plus honorable : à travers les Anciens, c'est la nature, le bon sens, l'har-

(18)

Temple

el C la (concorde, Agrigcnte, V' sic-clc av.J.-Cl.

Andréa Palladio,

\'i!ta Kmo, Fanzolo, vers 1560.

Holabird el Raine, StC\'C11S Hôtel, Chicago,

1 7 . '

(19)

BIBLIOGRAPHIE

ANDREAE, B., DArt de l'ancienne Rome, Paris, 1973.

BALDWIN SMITH, E., Architectural Symbolism of Impérial Rome and the Middle Ages, P r i n c e t o n , 1956.

BALDWIN SMITH, E., The Dome, P r i n c e t o n , 1950.

BANVILLE, T h . DE, Petit Traité de poésie française, Paris, 1871.

BAUDEZ, CI-Fr. et BEQUELIN, P., Les Mayas, Paris, 1984.

BEC, P., La Lyrique française au Moyen Age, Paris, 1977.

BERNAL, I. et SIMONI-ABBAT, M . , Le Mexique) des origines aux Aztèques, Paris, 1986.

BETTENSON, H . , Documents o f the Christian Church, N e w Y o r k - L o n d r e s , 1947.

BETTINI, S., éd., Venezia e Bisanzio) c a t a l o g u e d ' e x p o s i t i o n , Venise, 1974.

BOUCHER, F., Histoire du costume, Paris, 1965.

BROWN, P., La Société et le Sacré dans l'Antiquité tardive, Paris, 1985.

BROYVN, P., Le Culte des saints, Paris, 1984.

BRUNDAGE, B . C . , The Fifth Sun, A u s t i n - L o n d r e s , 1979.

CASO, A., Los Calendarios prehispanicos) M e x i c o , 1967.

CASO, A., The Aztecs, N o r m a n , O k l a h o m a , 1958.

CHABANNES, J . , Les Saints, Paris, 1964.

CHAMPEAUX, G. DE, Introduction au monde des symboles, La-Pierre-qui- Vire, 1966.

CHAMPION, P., Histoire poétique du XVe siècle, Paris, 1923, 2 vol.

CHARBONNIER, G . , Le Monologue du peintre, Paris, 1960.

CORNULIER, B. DE, Théorie du vers, Paris, 1982.

COUDERC, P., Le Calendrier, Paris, 1946 (rééd. 1986).

DANTE, L a Divine Comédie. L'Enfer, Paris, 1985. T e x t e original, t r a d u c t i o n , i n t r o d u c t i o n et n o t e s d e J a c q u e l i n e Risset.

DARBO-PESCHANSKI, C., Le Discours du particulier. Essai sur l'enquête hérodo- téenne, Paris, 1987.

D E PALOL, P. et RIPOLL, G . , Les Goths, Paris, 1990.

D E SAHAGUN, F.B., General History o f the Things o f New Spain. L i v r e 7 : Codex Florentin, S a n t a Fé, N e w M e x i c o .

DEMUS, O . , Byzantine Mosaic Décoration, L o n d r e s , 1948.

DENZINGER, H . , The Sources o f Catholic Dogma, S a i n t L o u i s - L o n d r e s , 1957.

DUMÉZIL, R . , Mythe et Épopée, vol. I : L'Idéologie des trois fonctions dans les épo- pées des peuples européens, Paris, 1968.

DUTHUIT, G., Le Feu des signes, G e n è v e , 1962.

ÉLUARD, P., Première Anthologie vivante de la poésie du passé, Paris, 1951, 2 vol.

FARAL, E., Les Arts poétiques des XIIe et XIIIe siècles, Paris, 1923.

(20)

FINGERLIN, I., Gurtel des hohen und spaten Mittelalters, B e r l i n , 1974.

GAIGNEBERT, C. et LAJOUX, J - D . , Art profane et religieux populaire au Moyen Âge, Paris, 1985.

GORDON, P., Les Fêtes à travers les âges, N e u i l l y - s u r - S e i n e , 1983.

GRABAR, A., L'Age d'or de Justinien) Paris, 1966.

GRABAR, A., Le Premier Art chrétien, Paris, 1966.

GRABAR, A., Les Voies de la création en iconographie chrétienne, Paris, 1979.

GRABAR, O . , L a Formation de l'art islamique, Paris, 1987.

GRUZINSKI, S., L'Amérique de la conquête, Paris, 1991.

HAUTECŒUR, L., Mystique et Architecture. Symbolisme du cercle et de la coupole, Paris, 1954.

HÉSIODE, Théogonie. Les Travaux et les Jours, Paris, 1960.

HOAG, J . , Architecture islamique, Paris, 1982.

IMMERWAHR, H . R . , Form and Thought in Herodotus, C l e v e l a n d , 1966.

KANDINSKY, W., D u spirituel dans l'art, Paris, 1962.

KANTOROWICZ, E., Les Deux Corps du roi, Paris, 1989.

KAUTZSCH, R . , Kapitellstudien, B e r l i n et L e i p z i g , 1936.

KAWCZYNSKI, M . , Essai sur l'origine et l'histoire des rythmes. Paris, 1889.

KrTZINGER, E., Byzantine Art in the Making. M a i n Lines o f Stylistic Development in Mediterranean Art, 3rd - 7th Centuty, Paris, 1985.

KRAUTHEIMER, R . , Early Christian and Byzantine Architecture, L o n d r e s , 1965.

LANDIS, D . , L'heure qu'il est, Paris, 1987.

LE GOFF, J . , L a Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1964.

LÉVI-STRAUSS, C., Mythologiques (4) : l'homme nu, Paris, 1971.

LLOYD, G . E . , Polarity and Analogy, C a m b r i d g e , 1966.

LOTE, G., Histoire du vers français, Paris, 1955, 5 vol.

MANGO, G., Architecture byzantine, Paris, 1983.

MANGO, C . , The Art of the Byzantine Empire, 3 1 2 - 1 4 5 3 A.D. Sources and Documents, E n g l e w o o d Cliffs, N e w J e r s e y , 1972.

MCGINN, B., Visions o f the End. Apocalyptic Traditions in the Middle Ages, N e w York, 1979.

MORIER, H . , Dictionnaire de poétique, Paris, 1981.

NEWMAN, W., A History o f the Sonata Idea, C h a p e l Hill, N o r t h C a r o l i n a , 1959, 1963, 1969, 3 vol.

O ' N E I L , W . M . , Time and the Calendars, M a n c h e s t e r , 1976.

O T T O , R . , Le Sacré, Paris, s.d.

PICOT, G . , L a Poésie lyrique au Moyen Age, Paris, 1975.

PLATON, Le Politique, Paris, 1950.

REVERDY, P., Plupart du temps, Paris, 1967.

ROLAND-MANUEL, A., Histoire de la musique, Paris, 1963.

SAUDAN, S. et M . , De la villa en Vénétie, G e n è v e , 1985.

SCHNEIDER, P., Traversées, Paris, 1974.

SEZNEC, J . , La Survivance des dieux antiques, Paris, 1980, 1993.

SOUSTELLE, J . , Les Aztèques, Paris, 1977.

STEINBERG, L., L a Sexualité du Christ dans l'art de la Renaissance, Paris, 1987.

STIERLIN, H . , Soliman et l'architecture ottomane, Paris, 1985.

TADLOCK, B., Time and the Highland Maya, A l b u q u e r q u e , N e w M e x i c o , 1982.

Références

Documents relatifs

La Politique gouvernementale d’éducation des adultes et de formation continue et son plan d’action — Constats, défis et enjeux, 2002-2003.. Les personnes ayant des besoins de

Noix de Saint-Jacques aux épinards et aux herbes 175 Épinards et noix de cajou au curry rouge 29 Poulet au gingembre et aux épinards 52 Poulet à la crème et aux épinards 115

Christian Poslaniec : On dirait que tu as abandonné Pierrot et Colombine, ainsi que l'encre, en même temps que fermait l'atelier du vieux Mans.. On commence par

Il ne reste qu'à fournir des chiffres, quelques joumaux et documents. On peut objecter que la correspondance développe le langage écrit. Mais d'une part, la langue

Merci à notre commune qui a mis à notre disposition l’Espace Mosaïque et dont le personnel a tout fait pour faciliter notre tâche.. Merci aux administrateurs, aux

[r]

[r]

• On peut imaginer que le projet permette à Sofiane de s’approprier les notions en lien avec sa question de grand oral :. o Critères de choix