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Dis-moi comment tu manges, je te dirai si tu es sage. Postures et paroles du philosophe aux banquets de Platon

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Revue pluridisciplinaire du monde antique

 

35 | 2019

Alimentation et identité(s)

Dis-moi comment tu manges, je te dirai si tu es sage.

Postures et paroles du philosophe aux banquets de Platon

Luciana Romeri

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/kentron/3294 DOI : 10.4000/kentron.3294

ISSN : 2264-1459 Éditeur

Presses universitaires de Caen Édition imprimée

Date de publication : 20 décembre 2019 Pagination : 107-122

ISBN : 978-2-84133-958-7 ISSN : 0765-0590 Référence électronique

Luciana Romeri, « Dis-moi comment tu manges, je te dirai si tu es sage. Postures et paroles du philosophe aux banquets de Platon », Kentron [En ligne], 35 | 2019, mis en ligne le 20 décembre 2019, consulté le 03 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/kentron/3294 ; DOI : https://

doi.org/10.4000/kentron.3294

Kentron is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 3.0 International License.

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POSTURES ET PAROLES DU PHILOSOPHE AUX BANQUETS DE PLATON

Dans le prologue du Banquet de Platon, l’entrée en scène de Socrate dans la salle où se déroule le banquet offert par Agathon présente plusieurs éléments textuels qui semblent l’« isoler », voire l’opposer par moments au reste de l’assemblée 1. Tout d’abord, il arrive en retard au dîner, puisqu’il est longtemps resté dehors, devant la maison, debout et immobile, à penser 2. C’est visiblement une habitude chez lui, comme l’explique le narrateur Aristodème ici même (cf. 175b1-4) et comme le dira aussi, à la fin de ce banquet, Alcibiade, qui souligne à plusieurs reprises le lien exis- tant entre la position debout de Socrate et son activité de réflexion et de recherche 3. Ensuite, lorsque Socrate arrive, enfin, dans la salle du banquet, non seulement

1. J’avais déjà noté ces éléments textuels dans Romeri 2002a, 73-79 ; voir aussi Romeri 2002b, 52-53.

2. Voir Platon, Conv. 175a-b [c’est un serviteur qui parle à Agathon et aux autres invités présents dans la salle] : « Votre Socrate s’est retiré sous le porche de la maison des voisins et reste là debout (ἕστηκε), et, même si je l’appelle, il ne veut pas rentrer ». « C’est bizarre ce que tu racontes », répondit (Agathon), « Eh bien, va l’appeler et ne le lâche pas ! ». Et alors (Aristodème) remarqua :

« Ce n’est absolument pas (bizarre), plutôt laissez-le ; en effet, c’est son habitude, parfois il se met à l’écart (ἀποστάς) n’importe où et reste là debout (ἕστηκε). Il viendra bientôt, je pense. Donc, ne le dérangez pas, mais laissez-le » (les traductions de textes grecs dans le présent article sont toutes personnelles).

3. Cette remarque se trouve à l’intérieur du récit que fait Alcibiade de l’expédition de Potidée (Conv.

220c-d) : « Il vaut la peine d’écouter ce que fit encore et ce qu’endura cet homme vigoureux (Hom., Od. IV, 242) là-bas, un jour, pendant l’expédition. Il s’était mis à méditer (ξυννοήσας) sur quelque chose au petit matin et restait là debout (εἱστήκει), poursuivant son examen (σκοπῶν). Et puisque cela n’avançait pas, il ne cédait pas, mais restait là debout (εἱστήκει) à chercher (ζητῶν). Il était déjà midi. Et les hommes l’observaient et s’étonnaient, se disant les uns aux autres que Socrate restait là debout (ἕστηκεν), en train de réfléchir à quelque chose (φροντίζων τι) depuis le petit matin.

Lorsque le soir fut venu, certains de ceux qui l’avaient regardé, après avoir dîné et avoir amené leurs paillasses dehors (car c’était alors l’été), finirent par coucher au frais tout en le surveillant en même temps, pour voir s’il resterait là debout (ἑστήξοι) aussi pendant la nuit. Or lui resta là debout (εἱστήκει) jusqu’au point du jour et au lever du soleil. Ensuite, après avoir adressé sa prière au soleil, il se mit en route et s’en alla ».

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il entre très précisément au moment où les autres invités sont déjà au beau milieu du repas (cf. 175c4-6), mais de surcroît, alors que tout le monde est allongé sur des lits autour des tables pour manger 4, Socrate, quant à lui, bien qu’Agathon l’invite à s’allonger près de lui 5, s’assied et, au lieu de commencer à manger comme les autres, commence à parler 6. L’impression que m’a toujours laissée la lecture de ce passage est que ce choix de Socrate – s’asseoir au lieu de se coucher – est délibéré ou, pour mieux dire, que c’est délibérément que Platon « isole » ici la figure de Socrate en associant dans son cas la position assise et la parole contre la position allongée et la nourriture, qu’il réserve aux autres. Ce n’est, en effet, que dans un deuxième temps, après avoir parlé avec Agathon, que Socrate va s’allonger lui aussi et manger comme tout le monde 7. Dans ce prologue platonicien, Socrate est donc présenté successivement dans trois positions différentes qui semblent bien correspondre chez lui à trois activités différentes : debout pour penser, assis pour parler, couché pour manger.

C’est cette volonté platonicienne de signaler systématiquement les postures de Socrate et de situer si souvent ce dernier, par ces mêmes postures, en dehors de la communauté – ici la communauté conviviale – que je voudrais questionner.

Certes, ces détails textuels peuvent être considérés comme de simples « curiosités » de nature à confirmer une certaine solitude de Socrate dans le Banquet platonicien 8. Mais je pense qu’ils peuvent aussi être compris comme des indices de la pensée profonde de Platon sur le rôle et la place du philosophe dans les questions de table.

4. Voir Plat., Conv. 174e3 : « les autres étaient allongés » (κατέκειντο οἱ ἄλλοι). Voir aussi, dans la suite immédiate du texte, les nombreuses reprises de formes verbales désignant la position allongée sur des lits des différents convives : « toi, Aristodème, couche-toi près d’Éryximaque (παρ’ Ἐρυξίμαχον κατακλίνου) » (175a4) ; « un esclave lui lavait les pieds pour qu’il pût s’allonger (κατακέοιτο) » (175a5) ; « il se trouvait qu’Agathon était allongé seul sur le dernier (lit) (ἔσχατον κατακείμενον μόνον) » (175c8).

5. Voir Plat., Conv. 175d1 : « Ici, Socrate, allonge-toi près de moi (παρ’ ἐμὲ κατακεῖσο) ».

6. Voir Plat., Conv. 175d4 : « Et Socrate s’assit et commença à parler (καὶ τὸν Σωκράτη καθίζεσθαι καὶ εἰπεῖν) ». D’autres personnages dans d’autres textes conviviaux grecs peuvent être assis et non couchés. C’est le cas, chez Plutarque (Banquet des sept sages, 150A), d’Ésope, qui est assis sur un tabouret à côté de Solon, lequel est bien allongé sur un lit. Toutefois, ici, la position assise ne va pas du tout isoler Ésope par rapport à ses compagnons : elle se justifie uniquement du fait de son statut d’esclave. De même, les plus jeunes aussi sont toujours assis au banquet, comme Eumétis dans le Banquet des sept sages de Plutarque (150B) ou Autolycos dans le Banquet de Xénophon (I, 8), justement en raison de leur jeune âge.

7. Voir Plat., Conv. 176a1 : « Après ces mots, Socrate se coucha et commença à dîner (κατακλινέντος τοῦ Σωκράτους καὶ δειπνήσαντος) ».

8. C’est de cette manière que je les avais considérés dans Romeri 2002a, 77 ; j’ai repris cette question de la « solitude » de Socrate et notamment de sa posture assise dans le Banquet de Platon, en com- paraison avec son attitude et sa posture dans le Banquet de Xénophon, dans Romeri 2015, 79-80 et 83-85.

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Pour aller dans ce sens, je vais laisser de côté le Banquet pour considérer le cas de la République, car c’est dans ce dialogue que Platon expose quelques réflexions en la matière. Je reviendrai ensuite rapidement au Banquet pour voir comment, à la lumière de ce que Platon dit du fonctionnement des banquets de la cité dans la République, on peut interpréter cette arrivée en solitaire de Socrate chez Agathon.

Je partirai d’un passage clé du livre II de la République 9, dans lequel Socrate passe de la cité qu’il qualifie de « véritable », ἀληθινή, à celle qu’il qualifie de « cité du luxe », τρυφῶσα (Rsp. II 372d-373a), avant que celle-ci se transforme à son tour, grâce à l’éducation philosophique, en une « belle cité », kallipolis (καλλίπολις) – celle qu’on considère traditionnellement comme la cité idéale de la République 10. Socrate présente ces passages d’un stade à l’autre de la cité comme les résultats d’un raison- nement de type conditionnel qu’il est en train de mener sur l’origine et l’essence de la cité 11. Après avoir présupposé sa définition de la cité, selon laquelle une cité est une cohabitation de plusieurs personnes ayant plusieurs besoins et s’entraidant (cf. 369c), Socrate va chercher ensuite les éléments nécessaires à son existence et à sa durée. De la cité ainsi définie, il expose d’abord la composition et l’organisation (cf. Rsp. II, 369d-371e) et, ensuite, le mode de vie des hommes qui l’habitent. Voici le passage en question sur lequel je reviendrai plus loin (Rsp. II, 372a5-d3) :

« Examinons tout d’abord, alors, de quelle manière vivront les hommes ainsi disposés.

De quelle autre façon sinon en produisant du pain et du vin (σῖτόν τε ποιοῦντες καὶ οἶνον), des vêtements et des chaussures ? Et, ayant construit des maisons, ils travailleront en été la plupart du temps dévêtus et pieds nus, en hiver en revanche vêtus et chaussés comme il faut ; ils se nourriront en préparant, à partir de l’orge, de la farine d’orge, et, à partir du blé, de la farine de blé, qu’ils feront cuire ou qu’ils pétriront ; ils en fabriqueront de belles fougasses et des pains (μάζας γενναίας καὶ ἄρτους) sur du chaume ou des feuilles bien propres. Couchés sur des paillasses (κατακλινέντες ἐπὶ στιβάδων), couvertes de smilax et de myrte, ils banquetteront, eux et leurs enfants, en buvant du vin, parés de couronnes et chantant des hymnes

9. Je me suis déjà intéressée à plusieurs reprises à ce passage : voir Romeri 2002a et 2008, Romeri &

Veloso 2006.

10. Contrairement à la majorité des interprètes – ainsi, par exemple, Annas 1994, 98-99 – , je ne crois pas qu’il faille voir dans la première la cité « véritable », une sorte d’illustration du mythe de l’âge d’or. Contre une interprétation utopiste de la République et notamment de cette première cité, qu’il me soit permis de renvoyer à Romeri 2008, en particulier 26-32.

11. C’est-à-dire visant à établir ce qui est nécessaire afin de réaliser ce qu’il a présupposé, en l’occurrence la cité. Voici le contexte : Socrate est en train d’examiner ce qu’est la justice et ce qu’est l’injustice dans l’individu. Pour mieux voir la façon dont naissent la justice et l’injustice, il décide de déplacer l’enquête du niveau individuel au niveau de la cité. Il s’agit alors pour lui de répondre à deux questions successives : qu’est-ce qu’une cité ? et qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’une cité puisse durer ? (cf. Rsp. II, 368d-369a).

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aux dieux. Ils vivront ensemble les uns avec les autres agréablement, ne faisant pas plus d’enfants que ne leur permettent leurs biens, évitant la pauvreté et la guerre ». Alors Glaucon, l’ayant interrompu, s’exclama : « C’est sans mets (ἄνευ ὄψου), semble-t-il, que tu fais banqueter ces hommes ». « Tu as raison, répondis-je.

J’avais oublié qu’ils auront aussi des mets (καὶ ὄψον), du sel, évidemment, des olives et du fromage, et ils feront cuire des oignons et bien sûr des légumes, pour faire, par exemple, ce genre de potées de légumes que l’on mange à la campagne. Et nous leur servirons aussi, je suppose, des desserts à base de figues, de pois chiches et de fèves, et ils feront cuire sur la braise des myrtes et des glands, en buvant avec modération. C’est de cette manière qu’ils passeront leur vie dans la paix et en santé, selon toute probabilité, et qu’ils arriveront à la vieillesse en transmettant le même mode de vie à leurs enfants ».

Ces hommes vivent de manière simple et frugale. Se limitant aux désirs nécessaires, ils ont un mode de vie fondé sur la raison, sans luxe. Ils travaillent et se nourrissent essentiellement de pain et de vin. Ils banquettent couchés sur des paillasses en chantant des hymnes aux dieux. Évitant la pauvreté et la guerre, ils vivent en bonne santé et en paix jusqu’à un âge avancé. Cette cité, saine et juste, sera par la suite qualifiée de « véritable » 12. Néanmoins, sous la pression de Glaucon, son interlo- cuteur, Socrate va abandonner l’examen de celle-ci – donc de ce premier stade de la cité – et passer, toujours suivant son raisonnement conditionnel, à l’examen d’une cité plus développée et confortable, qui représente un deuxième stade et qu’il qualifie de « cité du luxe ». C’est justement sur ce moment du passage du mode de vie frugal de la « cité véritable » à celui de la « cité du luxe » que je voudrais attirer l’attention. Voyons la réaction de Glaucon à la description du mode de vie de la

« cité véritable » que Socrate vient d’achever (Rsp. II, 372d4-e1) :

12. De même qu’il ne faut pas voir dans cette cité une sorte d’illustration de l’âge d’or (voir supra, n. 10), de même il ne faut pas assimiler le mode de vie des hommes de la cité véritable au mode de vie des hommes du temps de Cronos tel que Platon le présente dans le mythe du Politique (271e-272a). Dans ce dernier non plus, les hommes ne connaissent ni la pauvreté ni la guerre ; mais à la différence des hommes de la cité véritable, les hommes du temps de Cronos ne constituent tout simplement pas une cité, puisqu’il n’y a pas de politeia, le dieu étant leur berger et leur guide. De plus, ils ne connaissent pas la famille, puisqu’ils naissent tous de la terre et qu’ils naissent peut-être déjà adultes.

Autre chose : à la différence des hommes de la cité véritable, ils ne travaillent pas pour produire leur alimentation, puisque la terre leur fournit spontanément tous les fruits dont ils se nourrissent.

Enfin, si les hommes de la République se couchent sur des paillasses (στιβάδες) qu’ils préparent eux-mêmes avec des branches de smilax et de myrte, les hommes du Politique dorment en plein air allongés sur des nids moelleux (εὐναί), faits du gazon (πόα) que la terre elle-même fait pousser en abondance. En définitive, la vie du temps de Cronos n’a rien à voir avec la vie simple, certes, mais concevable, de la cité véritable de la République ; en revanche, elle correspond parfaitement à la vie de l’âge d’or. Sur les relations entre les vies décrites dans ces dialogues platoniciens, voir Veloso 2003.

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Et lui [Glaucon] : « Mais, cher Socrate, si tu organisais une cité de cochons, de quoi d’autre les aurais-tu nourris sinon de cela ? ». « Mais alors, demandai-je, comment faut-il [faire], cher Glaucon ? ». « Comme il est d’usage, dit-il. Je pense que ces hommes, pour ne pas être dans l’inconfort, s’étendront sur des lits (ἐπί τε κλινῶν κατακεῖσθαι) et mangeront à des tables des mets cuisinés (ἀπὸ τραπεζῶν δειπνεῖν καὶ ὄψα) aussi, exactement comme en ont également les gens d’aujourd’hui, et des desserts ».

Les toutes premières exigences de Glaucon sont claires et concernent significative- ment ce que devaient être les éléments constitutifs d’un banquet à son époque : des lits (κλῖναι), des tables (τράπεζαι) et des mets (ὄψα).

Ce dernier terme, ὄψα, est le plus problématique. Deux termes apparaissent généralement pour désigner les deux éléments constitutifs du menu de l’homme grec, le σῖτος et l’ὄψον : le premier, que l’on peut traduire par « pain », représente l’aliment de base, entendu comme ce qui est nécessaire à la vie ; le second, l’ὄψον, désigne, en revanche, tout aliment qui s’ajoute au pain (cf. l’italien com-panatico) pour lui donner du goût, impliquant donc du plaisir, ce qui va du simple assaison- nement (sel, olives, etc.) jusqu’au mets le plus exquis du repas, comme le poisson 13. Je reviens au texte. La principale revendication de Glaucon face à l’austérité de Socrate est très précisément la possibilité de s’allonger sur des lits confortables et de manger à des tables de véritables mets. Et Socrate, sous la pression de Glaucon, accepte de considérer alors ces nouvelles exigences, mettant de côté l’examen de la cité véritable pour examiner le cas d’une cité malade. Voyons le texte (Rsp. II, 372e-373a) :

« Soit ! répondis-je, je comprends. À ce qui semble, nous n’examinons pas seulement comment naît une cité, mais encore une cité qui vit dans le luxe (τρυφῶσαν πόλιν).

Et [cette façon de faire] n’est probablement pas si mauvaise, car en examinant aussi une cité de ce genre, nous pourrons peut-être observer comment la justice et l’injustice s’implantent dans les cités. La cité véritable (ἀληθινὴ πόλις) me semble être celle que nous avons décrite comme une [cité] en bonne santé ; mais si vous le souhaitez, considérons aussi une cité atteinte d’inflammations : rien ne l’empêche.

Car ces choses, à ce qui paraît, ne suffiront pas à certains (τισιν), ni ce régime, mais il y aura en plus des lits et des tables (κλῖναί τε προσέσονται καὶ τράπεζαι) et les autres ustensiles, et certainement des mets cuisinés (ὄψα) et des onguents et des parfums et des courtisanes et des friandises, toutes sortes de choses de ce genre. Et puis, en particulier, on ne mettra plus au rang des nécessités les choses dont j’ai parlé au départ, à savoir maisons, manteaux et chaussures, mais on fera aussi intervenir la peinture et la variété des couleurs et on se procurera de l’or, de l’ivoire et toutes les choses de ce genre. N’est-ce pas ? ». « Oui, répondit-il ».

13. Sur la question de l’ὄψον dans sa relation avec le σῖτος et notamment sur le rôle que cet élément joue dans ce passage de la République, je renvoie encore une fois à Romeri 2002a, 148-167.

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Il ne fait aucun doute que, aux yeux de Platon, ces trois éléments que sont κλῖναι, τράπεζαι et ὄψα – lits, tables et mets – marquent le moment du passage d’un stade de la cité à un autre. Présentés dans l’ordre dans lequel Glaucon les avait évoqués, ces trois éléments sont, dans la liste dressée par Socrate, les tout premiers plaisirs, non plus nécessaires mais superflus, auxquels certains hommes (τισιν) prétendront.

En tant que tels, ils constituent aussi les premiers ferments de la corruption qui va désormais infiltrer la cité platonicienne et la condamner, en raison de ses excès, à la maladie.

De fait, dans la description du mode de vie de la première cité, la « véritable », ces trois éléments n’apparaissent pas, du moins pas avec le sens que leur donne Glaucon.

Pour nous en convaincre, regardons comment vivent les hommes « véritables », en reprenant le passage examiné plus haut (372a-d). On observe, tout d’abord, que les hommes de la première cité se nourrissent essentiellement de σῖτος, l’aliment de base, ici décliné en pains et fougasses, un σῖτος accompagné de vin, certes, mais sans ὄψον, comme le remarque justement Glaucon, donc sans véritable mets.

Ce n’est qu’après la remarque de Glaucon qu’une forme d’ὄψον est évoquée par Socrate, marquant ainsi l’introduction d’un régime alimentaire proprement dit.

Cette forme d’ὄψον est néanmoins une forme « minimale », simple assaisonnement du pain – à savoir du sel et des olives – , accompagné de fromage, d’oignons, de légumes et de desserts à base de figues, de pois chiches et de fèves, de myrtes et de glands, ce qui ne satisfera toujours pas les désirs de certains hommes de la cité 14. Car certains hommes, dont visiblement fait partie Glaucon, voudront de vrais ὄψα, entendus cette fois sans aucune équivoque comme de vrais plats cuisinés. Ensuite, si un ὄψον minimal est malgré tout admis dans la cité véritable, en revanche, dans leurs banquets, les « hommes véritables » ne se servent pas du tout de lits de table, de κλῖναι. Ils s’allongent tout simplement sur des paillasses, des στιβάδες 15, couvertes de smilax et de myrte. Enfin, si rien n’est dit au sujet des tables dont se servent les

« hommes véritables » pour manger, tout laisse à penser que, ayant une nourriture réduite en quantité et en variété, ils n’ont aucun besoin de véritables τράπεζαι, ces grandes tables à quatre pieds, nécessaires, en revanche, dans la « cité du luxe » pour disposer la grande variété et la grande quantité de mets et de desserts, ainsi que les onguents, les parfums et les friandises. Cette multiplicité de plats et d’accessoires étant absente dans la « cité véritable », nous pouvons supposer que les τράπεζαι aussi y sont absentes, d’autant plus qu’il n’y a pas non plus des lits de table 16 – lits

14. Comme le dit Glaucon, cf. Rsp. II, 372d4-e1.

15. Cf. Rsp. II, 372B5 : κατακλινέντες ἐπὶ στιβάδων.

16. Le lien entre κλῖναι et τράπεζαι est attesté déjà dans le fragment d’Alcman cité dans Athénée, III, 111a (fr. 55 Diehl), qui est l’un des tout premiers témoignages littéraires de la pratique du banquet couché et de l’emploi du terme κλίνη pour désigner le lit de table. Voir Dentzer 1982, 429-432. Sur

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nécessaires, en revanche, dans la « cité du luxe » pour mieux profiter également de ces courtisanes qui font partie, avec les friandises, de la liste des plaisirs énumérés par Socrate.

Compte tenu de cela, je suis persuadée que ce sont bel et bien les τράπεζαι et les κλῖναι, en même temps qu’un ὄψον plus élaboré, qui vont changer les choses dans la cité, à cause des nombreux autres plaisirs que leur introduction va entraîner 17. À partir du moment où une place leur est faite, la cité, qui connaît maintenant une vie plus riche et confortable, mais qui ne mettra pas un frein à ses désirs, se transforme en une « cité du luxe », une τρυφῶσα πόλις, en glissant vers l’excès, et donc nécessairement vers la maladie et la guerre 18.

Or, si tel est le destin de la « cité du luxe » et s’il est vrai que les lits et les tables, en particulier, font leur toute première apparition à ce stade précis de la cité, lorsqu’elle perd sa santé et son caractère « véritable » pour accéder au confort, une question s’impose : que se passe-t-il dans la « belle cité », la καλλίπολις, c’est-à-dire dans la cité guérie grâce à la cure de purification préconisée par Socrate ? Car Socrate, tel un médecin, va traiter cette cité malade de son propre luxe par l’éducation philosophique et la rendre de nouveau « belle » et juste. Or, à ce troisième et dernier stade, qui est celui de la cité purifiée de ses excès, qu’en est-il des lits et des tables de banquet ?

Myles F. Burnyeat a consacré à la République de Platon une étude très inté- ressante, dans laquelle il examine les traditions culturelles et sociales qui y sont mises en place, en insistant notamment sur leur aspect matériel 19. D’après lui, lorsque Socrate dessine la cité idéale, la cité purifiée par l’éducation philosophique, il élimine, certes, les éléments clairement inacceptables, tels que la tragédie, la comédie, la famille et la propriété privée, mais il n’élimine ni les lits ni les tables de banquet. Je le cite en traduisant : « Lits et tables ne sont pas enlevés. Ils restent en haut de la liste des équipements pour la vie civilisée cultivée » 20. Or, les passages que cite Burnyeat à l’appui de sa thèse non seulement n’offrent aucune base à une affirmation si tranchée, mais peuvent même être interprétés comme allant dans la

cette association, cf. aussi Burnyeat 1999, 231-238. Il est également significatif que ce lien soit souligné aussi dans la République : lorsque Socrate, au livre X, veut illustrer les trois degrés de distance par rapport au vrai, il choisit comme exemple le couple κλῖναι καὶ τράπεζαι (cf. X, 596b2), même s’il va ensuite limiter sa démonstration en prenant plus précisément l’exemple du lit, considéré dans ses trois espèces, la divine, l’artisanale, la picturale (cf. X, 597a-598a).

17. Ce n’est donc pas uniquement la présence de l’ὄψον qui détermine le changement dans la cité, comme je le soutenais dans Romeri 2002a, 164-165, mais la présence conjointe de ces trois éléments, toujours étroitement liés dans la construction de la cité platonicienne de la République.

18. Comme le constatera Socrate en énumérant les conséquences que la cité subira suite aux revendi- cations de Glaucon (cf. Rsp. II, 373a-e).

19. Burnyeat 1999.

20. Burnyeat 1999, 231 ; voir aussi 232-236.

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direction opposée. Il faut être d’autant plus prudent à accueillir les lits et les tables de banquet dans la « belle cité » que ces éléments étaient justement les premiers de la liste des nouveaux besoins non nécessaires, à l’origine de la corruption de la

« cité véritable ». Là encore, il ne faut pas penser que la présence ou non de lits et de tables de banquet dans la « belle cité » soit un détail sans importance. Ces éléments sont, en effet, représentatifs d’une certaine culture matérielle, celle de l’Athènes de l’époque, qui n’est sans doute pas celle que souhaite le Socrate platonicien. C’est ce contraste qu’il faut relever. C’est pourquoi l’intervention de Glaucon n’est pas à lire comme une simple vision plus réaliste de la nature humaine, et les éléments de la culture matérielle qu’il introduit, lits, tables et plats, ne sont pas à interpréter comme des acquis de civilisation que la καλλίπολις ne remettrait pas en cause 21.

Pour nous en convaincre, reportons-nous aux deux passages de la République où il est clairement question des repas dans la « belle cité ». Le premier se trouve à la fin du livre III. Après avoir longuement exposé le programme éducatif que devront suivre les futurs gardiens-philosophes de la cité, Socrate en vient à considérer la façon dont ils doivent vivre et habiter (Rsp. III, 416d3-e4) :

« Vois alors, dis-je, s’il ne faut pas que, pour être tels, ils vivent et habitent de la manière que voici : tout d’abord personne ne doit posséder de bien privé, s’il n’y a pas une nécessité absolue ; ensuite personne ne doit avoir de maison ou de cellier dans lesquels ne puisse entrer quiconque le souhaite ; de plus, quant aux choses nécessaires dont ont besoin ces athlètes de la guerre tempérants et courageux, une fois qu’ils les ont déterminées, il faut qu’ils reçoivent pour leur garde de la part des autres citoyens un salaire tel qu’ils n’aient ni un surplus ni un manque dans l’année ; puis il faut qu’ils vivent en communauté, allant habituellement aux repas en commun (εἰς συσσίτια), exactement comme s’ils étaient dans un campement militaire (ὥσπερ ἐστρατοπεδευμένους) ».

Les prescriptions sur le mode de vie des gardiens, qui sont simplement annoncées au livre III, sont reprises et détaillées au livre V. C’est là que se trouve justement le second passage évoquant la question des repas de la καλλίπολις. Malgré la grande attention que le livre V porte aux conditions particulières de l’éducation des gardiens, la question des repas est, quant à elle, évoquée de nouveau très rapidement. Il s’agit en effet, pour Socrate, moins de détailler et développer la façon dont fonctionnera la communauté de maisons et de repas que d’ajouter que cette prescription, déjà annoncée au livre III, vaut pour l’ensemble de la classe des gardiens, qu’ils soient des femmes ou des hommes. Autrement dit, Socrate tient simplement à préciser que les femmes gardiennes, qui font leur apparition dans ce livre V, auront elles aussi les mêmes maisons et fréquenteront elles aussi les mêmes repas collectifs que

21. Burnyeat 1999.

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les hommes gardiens – ce qui donnera bien évidemment à la classe des gardiens l’occasion d’unions sexuelles profitables à la cité (Rsp. V, 458c6-d3) :

« Toi donc, dis-je, qui es pour eux le législateur, comme tu as choisi les hommes, de la même manière tu choisiras aussi les femmes et tu les attribueras autant que possible en fonction d’une affinité naturelle. Et ceux-là, puisqu’ils ont des maisons et des repas communs (οἰκίας τε καὶ συσσίτια κοινά) et que personne ne possède rien de tout cela à titre privé, seront alors ensemble et, mélangés ensemble aussi dans les gymnases et dans le reste de leur formation, ils seront poussés par une nécessité, je crois, naturelle à s’unir les uns aux autres ».

Aucun détail supplémentaire n’est donné sur ces repas en commun des gardiens et des gardiennes de la cité. Dans les deux passages, c’est d’une manière très rapide que Socrate évoque le sujet. Or, si l’on pense à l’importance que Glaucon avait donnée à cette institution en mettant en haut de sa liste les éléments à ses yeux nécessaires pour rendre un banquet confortable, on ne peut pas s’empêcher de lire, par contraste, cette nonchalance socratique comme un signe d’indifférence à l’égard de ces mêmes éléments. Les repas en commun ont leur importance dans la cité, mais certainement pas pour les raisons pour lesquelles Glaucon défend les banquets de son temps.

Alors, pour tenter de se faire une idée plus précise des modalités des repas des gardiens, en dépit du fait que Platon n’en dise pas grand-chose, il faut s’intéresser au terme συσσίτια lui-même, qui apparaît dans ces deux passages. Ce terme désigne la pratique des repas pris habituellement en commun par les citoyens, tant à Sparte qu’en Crète 22. D’abord, sans pouvoir l’assurer avec certitude, je me demande si, en évoquant les syssities, Platon, outre qu’il se réfère à la pratique crétoise et lacédémo- nienne, ne joue pas aussi avec le terme σῖτος, un des constituants du mot, écartant ainsi une fois pour toutes de la cité platonicienne l’ὄψον, donc l’un des éléments de la triade de Glaucon. De plus, rien ne dit que ces repas communs auxquels participent les gardiens de la belle cité impliquent l’usage de lits et de tables 23. Au contraire, quant à la posture des convives dans les syssities crétoises et lacédémoniennes, quelques textes semblent témoigner plutôt du fait qu’ils pouvaient se tenir assis 24.

22. Sur cette institution commune à Sparte et à la Crète, cf. Hérodote, I 65, Xénophon, Hell. V, 3, 17, Arist., Pol. II, 9, 1271a26-35 et II, 10, 1272a12-25 ; cf. aussi le livre I des Lois de Platon, notamment 625c-626b, où il est significatif que la question concernant l’utilité des repas en commun à Sparte et en Crète soit la toute première question posée par l’Étranger dans son enquête sur la meilleure constitution.

23. Contrairement à ce qu’affirme Burnyeat 1999, 231, note 36 : « The rule of commensality in Spartan-style ξυσσίτια (416e, 458c, 547d) implies couches and wine-drinking after the meal ».

24. D’après une rapide recherche effectuée dans les Lois de Platon, alors que, entre l’Étranger d’Athènes, le Crétois Clinias et le Lacédémonien Mégillos, il est longuement question de banquets et des

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En effet, d’abord, concernant les repas en commun chez les Crétois, les témoi- gnages de deux historiens cités par Athénée de Naucratis au livre IV de ses Deipno- sophistes sont très éclairants. Dans le premier, un fragment de l’historien Dosiade 25, nous trouvons le verbe προσκαθίζω, s’asseoir près de, explicitement attribué aux étrangers accueillis dans ces repas ; quant aux autres commensaux, les Crétois donc, ils sont désignés par l’expression οἱ κατὰ τὴν κοινὴν τράπεζαν 26, qui peut être traduite par ceux (qui se trouvent) devant la table commune, et qui peut donc très bien indiquer des convives assis. Le deuxième témoignage, présenté par Athénée juste après celui de Dosiade, comme une confirmation de celui-ci, est quant à lui très clair sur la position des convives crétois 27. Il s’agit d’un fragment d’un autre historien, Pyrgion (Ath. IV, 143e1-5) :

Pyrgion dans le troisième livre des Traditions crétoises dit 28 : « Pendant les repas en commun, les Crétois mangeaient ensemble en étant assis (καθήμενοι) ; et les plus jeunes d’entre eux étaient debout, faisant l’office des serviteurs ».

Aucune ambiguïté, d’après l’historien Pyrgion : les Crétois étaient bien assis lors de leurs syssities.

Quant aux repas en commun à Sparte, il semble, d’après quelques témoignages, que les Lacédémoniens mangeaient assis ou allongés, mais non sur des lits. D’abord, un passage de Xénophon : dans la République des Lacédémoniens, XV, 6, Xénophon dit que, par déférence au roi, tout le monde se lève de son siège, ἕδρα, devant lui.

On peut supposer qu’il s’agit d’un siège posé devant une table à manger, puisque cette remarque s’insère dans la description des repas publics que le roi de Sparte pouvait prendre sous une tente commune avec les hommes de la cité (voir ibid., XV, 4-5).

Ensuite et surtout, un témoignage qui se trouve lui aussi dans les Deipnosophistes : dans ce même livre IV, Athénée suggère que le passage à Sparte d’une vie austère et disciplinée à une vie dissolue et corrompue est marqué tout d’abord par l’entrée en scène, dans leurs repas communs, de divans particulièrement luxueux et confortables.

C’est à la suite d’une longue citation concernant le traditionnel mode de vie austère de Sparte 29 qu’Athénée introduit un témoignage de Philarque illustrant justement

syssities, jamais le terme κλίνη n’apparaît – ni d’ailleurs une forme verbale désignant la position couchée à table.

25. Dosiade, FGrH 458 F 2, chez Ath. IV, 143a-d.

26. Cf. Ath. IV, 143c9-10.

27. Sur la Crète, qui aurait conservé cette pratique au moins jusqu’à l’époque classique, cf. aussi Héraclide du Pont 3, 6. D’après l’historien Harmodios de Lépréatès (FGrH 319 F 1), cité par Athénée en IV, 149a, en Arcadie aussi les convives étaient assis au cours des banquets.

28. Pyrgion, FGrH 467 F 1.

29. Cf. Ath. IV, 139d-141e. Il s’agit d’une citation du grammairien Didyme ; voir Didyme, Lexique comique, fr. 25 Schmidt 1854, 44.

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le changement de vie et la corruption morale des Lacédémoniens – surtout de leurs rois – à partir de la fin du IIIe siècle av. J.-C. (Ath. IV, 141f7-142b2) :

Mais par la suite les Lacédémoniens abandonnèrent l’austérité d’un tel mode de vie et se laissèrent aller au luxe (εἰς τρυφήν). Philarque, par exemple, dans le XXVe livre des Histoires, écrit à leur propos ce qui suit 30 : « Les Lacédémoniens n’allaient pas aux repas en commun suivant l’usage traditionnel, mais, quand ils y assistaient, pour ceux qui se disposaient tout autour (de la table), on préparait de petits (plats) conformément à la loi et, en revanche, on arrangeait avec soin pour eux des lits étendus (στρωμναί) d’une grandeur si somptueuse et d’une variété si exceptionnelle que certains étrangers qui étaient accueillis hésitaient à appuyer leur coude sur les coussins. Au contraire, les gens d’auparavant résistaient patiemment (διακαρτεροῦντες), pendant toute la durée de la réunion, sur un petit lit tout dégarni (ἐπὶ τοῦ κλιντηρίου ψιλοῦ) […]. De plus, au luxe évoqué précédemment s’est ajou- tée l’ostentation d’un grand nombre de coupes et la présentation de nourritures préparées de toutes sortes de manières, mais encore de parfums insolites ainsi que de vins et de desserts ».

Voilà qui ressemble à la liste des plaisirs superflus de la « cité du luxe » énumérés par Socrate au livre II de la République. Et là aussi, exactement comme dans la Répu- blique, c’est bien la présence de ces grands lits moelleux somptueusement arrangés qui ouvre la voie au luxe et à la décadence des Lacédémoniens. Très clairement, c’est moins le fait d’être couché pendant le banquet que celui d’être couché sur des lits confortables qui marque le passage d’un mode de vie à l’autre 31. Car même si, auparavant aussi, les Lacédémoniens disposaient de lits dans leurs syssities, il est clair que ceux-ci étaient inconfortables : le terme employé pour désigner ces premiers lits est κλιντήριον – un diminutif de κλιντήρ, qui peut désigner le lit, mais aussi le cercueil 32 – , qui plus est, un κλιντήριον ψιλόν, dégarni, nu et dur, mettant donc à rude épreuve la fameuse endurance spartiate. Manifestement, ces tout petits lits sans couverture dans les syssities traditionnelles à Sparte ressemblaient plutôt à des bancs et ne présentaient aucun danger pour la célèbre austérité des Lacédémoniens.

Et donc, même s’ils se couchaient devant les tables lors de leurs syssities tradition- nelles 33, ce n’était visiblement pas pour trouver, sur ces lits, un grand confort ou du

30. Philarque, FGrH 81 F 44.

31. Le terme utilisé par Philarque pour désigner ce confort est στρωμνή, à proprement parler le lit préparé pour dormir, mais aussi le matelas ou la couverture. D’ailleurs, au livre II de la République, Glaucon aussi avait souligné face à Socrate l’importance du confort pour les convives, en précisant que les lits serviraient justement à ne pas les laisser sans confort (cf. Rsp. II, 372d8 : μὴ ταλαιπωρεῖσθαι).

32. Cf. Antiphilon, Anth. Pal. 7, 634.

33. Comme le signale Nadeau 2010, 369, n. 220, le débat concernant la position assise ou couchée des Spartiates n’est pas tranché, et, à mon avis, il ne pourra jamais vraiment l’être.

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plaisir. Inversement, c’est bien le confort de ces nouveaux grands lits somptueux et moelleux, présents dans leurs salles à manger à partir du IIIe siècle av. J.-C., qui change en profondeur le caractère originaire des austères repas des Spartiates.

Il faut observer du reste que ce genre de critiques de la décadence de la société grecque, mais aussi romaine, en raison du luxe qui corrompt un mode de vie originai- rement modéré et intègre, n’est pas un cas isolé dans les Deipnosophistes d’Athénée.

Au contraire, la condamnation du luxe est un leitmotiv dans son ouvrage, et il est fort probable que, dans ce genre de remarques, Athénée reflète l’opinion courante 34. Ainsi, significativement, il condamne à plusieurs reprises comme symptomatique de la mollesse et de la décadence d’une vie de plaisir, chez les Grecs comme chez les Romains, le fait de se coucher sur des lits au cours des banquets, et il y oppose, par contraste, la simplicité du temps passé, et notamment celle des sociétés héroïques décrites par Homère, où les héros – ainsi que les dieux – étaient assis et se servaient tout seuls 35. Le changement de position et, surtout, la présence des lits de table sont aux yeux d’Athénée les symptômes de la maladie (Ath. X, 428b4-9) :

Cette pratique (i.e. de manger assis) demeure encore aujourd’hui chez certains Grecs. Mais, lorsqu’ils ont commencé à vivre dans le luxe et dans la mollesse, ils se sont précipités des sièges aux lits (ἀπὸ τῶν δίφρων ἐπὶ τὰς κλίνας) et, ayant pris comme alliées la détente et l’aisance, à partir de ce moment-là, ils s’adonnaient à l’ivresse avec abandon et de façon désordonnée, tout l’équipement (du banquet) les conduisant sur la route des plaisirs.

Encore une fois, les lits sont là pour marquer le passage vers la décadence. Ils sont pour ainsi dire l’élément déclencheur de la corruption 36. Car c’est moins la mollesse du banquet couché lui-même qui est condamnée que le fait qu’elle entraîne à d’autres excès, notamment de nourriture et de vin. Le banquet couché, qui implique le luxe du lit convivial, est avant tout un signe de richesse et de distinction sociale 37, alors

34. Sur la question du luxe chez Athénée, voir Nadeau 2010, 366-373, et, pour une lecture du luxe chez Athénée à la lumière de l’érudition, Romeri 2013.

35. Cf. Ath. I, 11f, 17f, 18b ; X, 428b. Pour les banquets assis chez Homère, cf., par exemple, Iliade, IX, 199 s., 216 s., 221 ; XXV, 126, 475 s., 515 ; Odyssée, I, 130 s. ; III, 32, 336, 428, 471 ; VII, 169 ; XIV, 179, 448 ; XV, 133 ; XVI, 53 ; XVII, 178, 478 ; XX, 136, 249 ; XXI, 189.

36. Comme le remarque Dentzer 1982, 431, n. 17. Sur les postures des convives et leurs relations avec le luxe, voir la très utile mise au point de Nadeau 2010, 364-373 et 401-415.

37. Comme l’illustre si bien un passage des Guêpes d’Aristophane, où Bdélycléon tente d’apprendre à son père, Philocléon, la meilleure façon de s’allonger à un banquet, c’est-à-dire la plus convenable (1208-1218). Pour le lit convivial comme signe de pouvoir, on peut voir encore un passage d’Athénée (IV, 147f ) concernant Cléopâtre : celle-ci, pour marquer son pouvoir et le luxe de sa vie face aux Romains, offre à Antoine et aux autres généraux les lits luxueux sur lesquels ils se sont allongés pour manger, ainsi que les autres objets qui ornaient la salle du banquet. Dans le même sens, on peut voir également Ath. IV, 145b, où, à propos des repas communs que les Perses partageaient avec

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que le banquet assis est la marque d’une société héroïque et militaire 38. C’est pour- quoi, d’ailleurs, la référence au campement militaire dans le passage du livre III de la République que nous avons vu plus haut, où il est question pour la première fois des syssities des gardiens (cf. Rsp. III, 416e), n’est évidemment pas banale. Bien au contraire, cette référence me semble ajouter un indice supplémentaire au fait que les syssities de la cité platonicienne n’impliquent pas les lits confortables que Glaucon exigeait. Car dans les campements militaires, les soldats qui participent aux repas communs peuvent être tout simplement assis par terre, comme le dit Hérodote (I, 126), ou couchés sous la même tente, comme le dit Xénophon (Cyrop. II, 3, 21), mais certainement pas confortablement allongés sur des lits de table 39.

En définitive, pour revenir une dernière fois à la République, aucun élément dans le texte ne permet de dire que les gardiens philosophes se servent des lits de table revendiqués par Glaucon. Peut-être les autres citoyens de la « belle cité » conti- nuent-ils de se coucher sur des lits, auprès de tables bien garnies, mais les gardiens d’une « belle cité », quant à eux, n’ont certainement pas besoin de tout ce confort, qui justement serait représentatif de la culture matérielle de l’Athènes classique.

Il reste à savoir si, dans leurs syssities, ces gardiens philosophes s’assoient sur des sièges – comme les Crétois et les héros homériques – ou s’ils se couchent, et, dans ce cas, s’ils se couchent sur de simples bancs – comme les Spartiates – ou sur des

leur roi, il est dit que, tandis que les autres convives sont assis par terre, le roi marque sa position privilégiée en s’allongeant sur un lit aux pieds d’or. Sur l’origine du motif du banquet couché dans le Proche-Orient et le monde grec, voir la remarquable étude de Dentzer 1982, en particulier 51-69 et 429-452. D’après Dentzer, la position couchée dans les banquets commencerait à apparaître au VIIIe siècle et serait au départ la position typique des repas dans les campements militaires et dans les sociétés nomades proche-orientales. Seulement par la suite, à partir des VIIe et VIe siècles, elle se serait répandue au sein des sociétés grecques comme une position marquant, au sein des convives, le pouvoir royal et le prestige aristocratique en raison justement de la présence dans ces mêmes banquets de lits luxueux. Enfin, à partir des Ve et IVe siècles, cette position conviviale cesse d’être le privilège d’un seul personnage, le roi, pour s’élargir à l’ensemble des convives ; du même coup, les lits perdent de leur luxe et de leur somptuosité. Mais, bien entendu, l’idéal aristocratique n’est pas complètement perdu, car le banquet couché reste celui qui caractérise l’élite sociale de la société classique, d’autant plus que, par sa position, le convive couché ne peut pas se servir lui-même et exige donc la présence constante des serviteurs.

38. Il est remarquable, d’ailleurs, que, dans la République, V, 468e, Socrate, qui est en train de parler des jeunes gens valeureux, dit, en se servant justement d’une citation d’Homère, qu’ils iront s’asseoir sur des sièges pendant leurs banquets.

39. Sur le lien entre les syssities et les campagnes militaires, voir aussi Banquet 219e, où Alcibiade, qui est en train de raconter l’épisode de Potidée, en référence au repas pris avec Socrate lors de la campagne militaire, utilise justement le verbe συσσιτέω ; et encore Lois, I, 625c-626b, où le Crétois Clinias explique précisément que les repas en commun établis en Crète et à Sparte sont une nécessité pour préparer les hommes à la guerre, notamment en les habituant au fait de manger ensemble, comme ils seront obligés de le faire pendant les campagnes militaires.

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paillasses – comme les hommes de la « cité véritable » – ou simplement par terre – comme les soldats dans les campements militaires.

Pour conclure, je voudrais poser une toute dernière question et revenir ainsi au Banquet platonicien, de la lecture duquel est née toute cette réflexion.

Le confort et le bien-être de la cité du luxe sont sans aucun doute ceux de la civilisation que l’Athènes du temps de Platon incarnait si bien, car, comme le disait Glaucon, les hommes de la cité doivent pouvoir jouir de lits, tables et mets comme ceux « des gens d’aujourd’hui ». Or, si les lits de banquet, avec les tables et les mets qui y sont associés, symbolisent, aux yeux de Platon, une cité de la déca- dence, et si, dans la cité guérie grâce à la philosophie, ces éléments ne s’imposent plus comme des évidences, que représente alors la position de Socrate dans ce banquet de luxe qu’est le banquet d’Agathon décrit par Platon ? Mon hypothèse est la suivante 40 : dans la « cité du luxe » qu’est l’Athènes dans laquelle il vit, au milieu des hommes de l’élite qui profite de ce luxe, la seule chose que puisse faire Socrate est de marquer sa différence et son identité d’homme éduqué et purifié par la philosophie. Une différence qui l’isole, puisque, seul au milieu des autres, il ne se couche pas (tout de suite) pour manger, mais se met (tout d’abord) assis pour parler – quoique sans doute sur un lit de table. Et cet isolement est bien réaffirmé à la fin du banquet (cf. 223c-d), lorsque, seul au milieu de convives somnolents, Socrate continue de parler et qu’à l’aube, une fois que tous se sont endormis, au lieu d’aller se coucher, il se met debout pour entamer sa journée (ἀναστάντα ἀπιέναι, 223d9). Dans ces postures, assise et debout, par lesquelles il marque sa différence dans sa cité, Socrate serait alors une parfaite illustration de la figure du gardien philosophe de la καλλίπολις platonicienne.

Luciana Romeri CRAHAM (UMR 6273), Université de Caen Normandie

40. L’hypothèse a déjà été avancée dans Romeri 2015, 83-85.

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Références bibliographiques

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Références

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