Charles Bukowski
Tempête
pour les morts et les vivants
Poèmes inédits
Édité par Abel Debritto
Traduit de l’anglais (États-Unis) par romAin monnery
Du même auteur au Diable vauvert Surl’écriture, poésie, 2017
Titre original : Storm for the Living and the Dead ISBN : 979-10-307-0273-6
© HarperCollins Publishers, 2017
Dessins de Charles Bukowski avec l’aimable autorisation de Linda Lee Bukowski
© Éditions Au diable vauvert, 2019, pour la traduction française Au diable vauvert
La Laune 30600 Vauvert www.audiable.com contact@audiable.com
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encore empêtré dans un traquenard pas possible
et celui avec les grands pieds, l’air stupide, refusait de me laisser passer
quand j’ai traversé l’allée ; ce soir au bal champêtre
Elmer Whitefield avait perdu une dent en se mesurant au gros
Eddie Green ;
on va lui prendre sa radio et sa montre, ils ont dit, en me pointant du doigt, foutu Yankee ; mais ils
se doutaient pas
que j’étais un poète détraqué, alors je me suis adossé avec mon verre
en déshabillant toutes leurs femmes du regard, et ils n’en menaient pas large comme tous ces bourrins de la campagne
rêvant de me faire la peau mais cherchant d’abord naïvement
une bonne raison de le faire ; j’aurais pu leur dire comment il n’y a pas si longtemps
j’avais failli tuer un gars sans raison.
au lieu de ça, j’ai pris le bus de 8 h 15 pour Memphis.
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dans celui-là —
dans celui-là, les mots prennent la forme de flèches ;
on endure la souffrance armé de simple effroi au détour d’une simple rue
en voyant où les bouteilles se sont entassées : des visages passent au travers, des pommes
abritent des vers
pour s’offrir un brin d’amour ; ou bien là dehors – là où les marins se sont noyés, où la mer
a tout nettoyé, là où ton chien a reniflé
avant de détaler comme si son arrière-train avait été mordu
par le diable.
dans celui-là, disons que Dylan a fondu en larmes ou qu’Ezra s’est encanaillé avec Muss
le temps de quelques heures italiennes
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Tempête pour les morts et les vivants
tandis que mon brave chien marron a oublié le diable
et les cathédrales agitées de coups de feu, en trouvant facilement l’amour
dans la rue là-dehors.
dans celui-là, il est vrai : que ce qui fait le fer fait des roses fait des saints des violeurs la décomposition d’une dent et d’une nation.
dans celui-là, un poème pourrait être absence de mot.
la fumée qui s’est élevée pour tracter dix tonnes d’acier
git désormais en silence dans une main d’ingénieur.
dans celui-là, je vois le Brésil au fond de mon verre.
je vois des moineaux – comme des mouches, par dizaines –
coincés dans un filet doré. enfer !! – je suis mort en Mots
comme un homme défoncé au nectar amincissant !
dans celui-là, comme un bleu sur bleu sans les rêves de bacchanales
où les bouteilles se sont empilées, de grands garçons jouent au billard,
des yeux d’elfe transpercent la fumée et attendent :
une fente et des boules, c’est tout ce qu’il faut, pas vrai ?
et des cours de littérature définitive.
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Tempête pour les morts et les vivants
pourquoi est-ce que tous tes poèmes sont personnels ?
pourquoi est-ce que tous tes poèmes sont personnels ? elle
a dit, pas étonnant qu’elle te haïsse…
laquelle ? j’ai demandé, tu sais bien laquelle… et ne laisse plus jamais
de l’eau dans ton évier, griller de la viande c’est interdit ; ma proprio a dit
que t’étais très beau et elle voulait savoir pourquoi on se remettait pas ensemble…
est-ce que tu lui as dit ?
est-ce que je pouvais lui dire que t’es vaniteux et alcoolique ? Est-ce que je pouvais lui parler
de la fois où je t’ai ramassé couché par terre
quand tu t’étais battu ? est-ce que je pouvais lui dire que tu te branles ?
est-ce que je pouvais lui dire que tu te prends
pour M. Vanbilderass ?
pourquoi est-ce que tu reviens pas à la maison ? je t’ai toujours aimé, tu sais
je t’ai toujours aimé !
bon, un jour j’écrirai un poème là-dessus.
un poème très personnel.
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Tempête pour les morts et les vivants
prière pour les amoureux aux mains cassées
Sous l’emprise d’une rage écrasante et
gigantesque, porté par des ambulances de haine, luttant contre des fourmis, obligé de batailler jusqu’à la fin des temps contre des fourmis insomniaques… Priez pour mes chevaux, pas pour moi ;
priez pour les garde-boue de ma voiture, priez pour le carbone sur
les filaments de mon cerveau… exactement, et puis écoutez,
je n’ai pas besoin d’amour en plus, ni de bas humides effleurant mon visage
telles les jambes de la mort dans des chiottes à pas d’heure… rendez-moi aveugle au sang, à la sagesse et
au chagrin, cachez-moi l’œillet desséché qui se dresse sur mon chemin, sans racines et
précieux
comme les tombes du souvenir ;
enfin, on m’a foutu à la porte d’endroits mieux que celui-là, on m’a arraché le sherry des mains, j’ai vu les dents du piano se remplir d’explosions de pourriture ; j’ai vu les rats dans la cheminée
bondissant comme des fusées à travers les flammes ;
priez pour l’Allemagne, priez pour la France, priez pour la Russie,
ne priez pas pour moi… et pourtant… pourtant je peux voir à nouveau
passer de superbes jambes, davantage de sherry et davantage
de déception, davantage de bombes – des déferlantes de bombes,
mes dessins voltigeant comme des oiseaux parmi des bouteilles
et des boucles d’oreilles, valdinguant comme le rouge à lèvres, les lettres d’amour
et le dernier piano, je verserai une larme pour avoir eu raison : jamais
nous n’aurions dû exister.
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Tempête pour les morts et les vivants
vive allure
Je suis rentré complètement sur les rotules avec un doigt coupé du givre
aux pieds et des éclairs illuminant le papier peint ; ils ont pendu trois hommes dans les rues et le
maire était défoncé
aux bonbecs, alors ils ont coulé la satanée flottille et les vautours
fumaient des havanes ; ok, je vois qu’une beauté s’est tranché
le poignet dans son bain et ils l’ont trouvée dans sa chambre
dans un état comateux – sans doute en voulant s’épingler le cœur pour
moi, mais il est temps que je mette les voiles : je pensais être un
gamin sans histoires, un roc, mais je viens de trouver un
cheveu gris au-dessus de mon oreille gauche
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Tempête pour les morts et les vivants
je pense à Hemingway
je pense à Hemingway assis
sur une chaise, il avait une machine à écrire et maintenant il ne la touche plus
sa machine à écrire, il n’a plus rien à dire.
et maintenant Belmonte n’a plus de taureaux à tuer, parfois je me dis que je n’ai plus de poèmes à écrire, plus de femmes à aimer.
je pense à la forme du poème
mais mes pieds me font mal, il y a de la poussière sur les fenêtres.
les taureaux dorment la nuit dans les champs, ils dorment bien sans
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Belmonte.
Belmonte dort bien sans
Belmonte mais moi je ne dors pas si bien.
la dernière fois que j’ai créé ou
aimé remonte à un certain temps, j’ai voulu écraser une mouche et je l’ai ratée, Je suis un vieux chien gris qui perd ses dents.
j’ai une machine à écrire et maintenant ma machine à écrire n’a plus
rien à dire.
je picolerai jusqu’à ce que le matin me trouve au lit avec la
plus grande de toutes les putains : moi-même.
Belmonte & Poppa, je comprends, c’est ainsi que vont
les choses, absolument.
je les ai regardés couler de la boue tout le matin pour combler les trous dans les rues. Je les ai regardés
poser de nouveaux câbles sur les poteaux, il a plu
la nuit dernière, une pluie très drue, ça n’était
pas un bombardement, seulement le monde touche à sa fin et je suis incapable d’écrire
là-dessus.
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j’étais de la merde
chagrin, les murs saignent de chagrin mais qui en a quelque chose à foutre ? —
un moineau, une princesse, une putain, un chien de chasse ?
bon dieu, la poussière en a quelque chose à foutre, la poussière, et poussière je redeviendrai,
je ferai figure de héros là où tous les héros sont les mêmes :
Ezra empaqueté tout comme moi à côté du sous-fifre,
tout comme moi, la faible éclaboussure de pluie dans un cerveau vide,
o bon dieu, les nobles intentions, les vies, les cloaques,
les tables à Paris
qui remontent et flottent dans nos mémoires de pourceaux,
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Tempête pour les morts et les vivants
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La Havane, Cuba, Hemingway qui tombent de haut
des éclaboussures de sang de partout.
si Hemingway se fout en l’air je suis quoi ?
si Cummings crève le nez sur sa machine à écrire, si Faulkner s’agrippe le cœur et rend les armes, je suis quoi ?
je suis quoi ? Qu’est-ce que j’étais
quand Jeffers a mis les deux pieds dans la tombe, sa chrysalide en pierre ?
j’étais de la merde, de la merde, de la merde.
à mon tour de tomber par terre j’élève la dernière part de moi-même
ou ce qu’il en reste
je promets des graals remplis de mots et de vin, et le vert, et l’ombre qui bat des ailes,
tout ça n’a pas d’importance,
Dieu qui se rase dans ma salle de bains, le loyer en retard,
la foudre brisant le dos des fourmis, je dois me replier sur moi-même, je dois faire taire cette voix venue des entrailles
quelque part
au-dessus de la ceinture
en dessous ou du fond de cette tête
pas encore broyée
les yeux brûlant d’un feu impossible semblables à ceux d’un damné,
je vois le fossé qu’il me faut enjamber, et je serai fort
et je serai brave, j’ai toujours été brave,
les animaux m’aiment comme si j’étais un gamin crayonnant
les bords du monde,
les moineaux sautillent à mes côtés, les mouches rampent sur mes paupières,
il m’est impossible de blesser qui que ce soit en dehors de moi,
même en proie au chagrin je ne suis pas foutu de crier ;
c’est plus qu’une écriture sainte à l’intérieur de mon cerveau —
je suis ballotté le long des chemins et des épreuves comme un dé
les dieux m’en font voir de toutes les couleurs et je
dois ne pas crever, encore.
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corrections d’ego, principalement d’après Whitman :
je démolirais les boulevards comme des pailles et placerais les vieux poètes ébranlés qui sirotent
du lait
et soulèvent de la fonte
dans les cellules de dégrisement de l’Iowa direction San Diego ;
j’annoncerais ma ferme intention d’accéder à l’immortalité
sans faire de bruit
en sachant de toute façon que personne n’écoute, et je démolirais le Victrola
je démolirais l’âme de Caruso
par une chaude nuit remplie de mouches ; j’irais à cent à l’heure
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Tempête pour les morts et les vivants
remontant les boulevards sur une vieille moto italienne, jetant des coups d’œil en arrière gardant toujours à l’esprit
comme les bonnes nuits en Allemagne ou les gants jetés à terre,
que ça peut arriver.
je verserais une larme pour les armées en Espagne, je verserais une larme pour les Indiens noyés dans
l’alcool,
je verserais même une larme pour la mort de Gable
si j’arrive à en trouver une ;
je rédigerais des préfaces pour des recueils de poésie de jeunes hommes à moitié débiles
avec les mots ;
je tuerais un éléphant avec un couteau de chasse pour voir tomber sa trompe
comme une chaussette vide.
je trouverais des choses dans le sable et des choses sous mon lit : des traces de dents, des empreintes
de bras, des signes,
des pourboires, des taches de peinture, des griffures
de Swinburne…
j’ouvrirais les montagnes pour leurs noyaux d’olives,
je pleurerais la disparition de plongeurs asphyxiés avec toutes mes félicitations,
et ce faisant
j’écraserais encore une mouche ou j’écrirais
un poème inutile de plus.
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Tempête pour les morts et les vivants
l’abeille
elle s’habillait comme une abeille, rayures noires sur jaune,
et clish clish slitch faisait
le flingue, le flingue qui ne la quittait pas, et ces trucs durs à la place des yeux, des pierres au fond d’un bassin luxuriant, je l’avais rencontrée chez Vince’s
même si ce qu’on s’est dit
m’échappe complètement aujourd’hui, elle m’a ramené
chez elle, un endroit très chic avec deux lits, parquet ciré
dans la cuisine, et une télé qui se déplaçait comme un tigre, alors j’ai déposé les steaks, le whisky et les bières sur la table,
ensuite on a mangé, elle a fait une bonne salade, on a descendu quelques verres en regardant
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le tigre se déplacer et puis j’ai cassé l’ambiance j’ai dit à l’abeille que j’étais en train de mourir, qu’ils m’avaient brisé les ailes,
que poursuivre me semblait peine perdue, que la picole me conduisait juste
d’échec en échec,
mais ça elle l’a pas compris, et plus tard sur le lit
elle m’a grimpé dessus cette abeille
je lui ai empoigné les fesses
et c’était assez réel, elle avait le dard baissé, et j’ai dit,
magnifique o magnifique mais je pouvais rien faire,
j’étais en train de mourir et elle était morte, et plus tard, une fois rhabillés,
je lui ai dit au revoir à la porte, j’ai dit pardonne-moi, et puis la porte m’a claqué au nez
alors j’ai traversé le hall en courant j’ai couru dehors en mal d’oxygène
ces petits yeux de pierre cliquetaient dans ma tête, alors j’ai pris la route
30 bornes vers le sud jusqu’à la plage arrivé là je me suis posté sur la jetée j’ai regardé les vagues,
imaginé de gigantesques batailles navales, je me suis changé en sel en sable en son, et rapidement les yeux ont disparu
alors j’ai allumé une cigarette, j’ai toussé, et marché
vers la voiture.
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gazouille
Gazouille merle de mes nuits
entre deux respirations de pechblende, puissent les comtés augmenter leurs impôts et l’homme à la hache souffrir de démangeaisons
nocturnes ;
gazouille merle de mes nuits,
puissent les armées s’habiller pour danser dans les rues, et les jeunes filles
embrasser les fruits qui remplissent leurs bas-ventres ;
gazouille merle de mes nuits,
grogne et lamente-toi sur le déclin de l’été, ramasse des racines de lys quand
le cœur du cancer consume l’amour ; gazouille merle de mes nuits,
tiens la note,
mon pays est de taille à chuter
la rouille des jours de Moscou à New York ajoute une terreur des heures mais je ne déplore
ni les dix mille baisers ni les bâtons et les pierres ni la destruction de Rome, mais j’attends ta note, mes doigts grattent la table ensoleillée.