G ERGONNE
Philosophie mathématique. De l’analise et de la synthèse, dans les sciences mathématiques
Annales de Mathématiques pures et appliquées, tome 7 (1816-1817), p. 345-372
<http://www.numdam.org/item?id=AMPA_1816-1817__7__345_0>
© Annales de Mathématiques pures et appliquées, 1816-1817, tous droits réservés.
L’accès aux archives de la revue « Annales de Mathématiques pures et appliquées » implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www.numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est constitutive d’une infraction pénale.
Toute copie ou impression de ce fichier doit contenir la présente mention de copyright.
Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques
http://www.numdam.org/
345
PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.
De l’analise
etde la synthèse , dans les sciences mathématiques (*) ;
Par M. G E R G O N N E.
A N A L I S E -ET S Y N T H È S E.
I.
DÉMONTRER
unthèorème,
c’esten général prouver, par
unraisonnement
exact, que cethéorème
est uneconséquence
inévitabled’un ou de plusieurs autres théorèmes antérieurement
admis.Ré-
soudre un problème,
c’est eu ramener la solution à celle d’unou
deplusieurs
autresproblèmes qu’on
saitdéià
résoudre.2. Il suit
de ces notions alement admises , qu’aucun théorème
ne
pourrart être
démontré niaucun problème résolu y
et quecon- séquemment
toute sciencecertaine
seraitimpossible ,
si tousles
théorèmes
avaient besoin dedémonstration,
et tous lesproblèmes
de
solution. Mais
il existe heureusement des théorèmes dont il suffit de connaître l’énoncé pour enapercevoir
lavérité,
et desproblèmes qu’il
suffitégalement
d’énoncer pour que chacun comprenne claire- ment cequ’il
faut faire pour les résoudre.Ce
qu’on
va liren’est
que le résumé de ladoctrine développée
dans unmémoire fort
étendu ,
que l’académie de Bordeaux a bien voulu couronnaen I8I3, et dont
je
n’ai pugarder
decopie.
Tom. VII,
n.°XII, I.er juin I8I7. 47
346 AVALISE
3.
Les théorèmes dont
la vérités’aperçoit
à leur seulénoncé ,
sont cequ’on appelle des Axiomes ;
et lesproblèmes
dont l’énoncé fait suffisam-ment
comprendre
dequelle
manière ilsdoivent
être résolus sont cequ’on appelle Pétitions,
Demandes ouPostulatum.
Les axiomes et les demandes sont donc les bases de toutes nosconnaissances ;
par leursecours on
parvient
à des théorèmes et à desproblèmes :
ceux-ciconduisent à d’autres
qui
eux-mêmes en font éclore de nouveauxet c’est ainsi que l’édifice des sciences s’élève peu à peu
(*) 4.
Un théorème ou unproblème peut résulter
siprochainement,
soit d’un autre théorème ou
problème 1
antérieurement démontréou
résolu,
soit d’un axiome ou d’unedemande , qu’il
suffise del’énoncer à sa suite pour faire clairement
apercevoir
la liaisonqui
existe entre l’un et l’autre : un théorème ou
problème qui dépend
d’un autre d’une manière aussi immédiate en est dit un Corollaire.
5. Mais souvent un théorème à démontrer ou un
problème
àrésoudre , quoique dépendant
bien réellement dequelque
autre(*) Il centre point dans mon
sujet
d’examiner dequelle
manière nous par-venons à l’intelligence des axiomes et des demandes ; mais ,
quelque parti
quel’on veuille
prendre a
leur égard ; qu’on les exprime ouqu’on
lessous-entende,
dans les traités élémentaires ; il n’en est pas moins vrai que tout théorème
qui
ne peut se réduire à un ouplusieurs
axiomes est uneproposition fausse ;
et que tout
problème
qu’on ne saurait fairedépendre
dequelques
demandesest un
problème
tout-à-fait insoluble.Au
surplus, parmi
les axiomes , on doit aussi ranger les définitions. Elles nesauraient, en effet , être contestées ; car les mots- n’ayant d’eux-mêmes aucune
signification ,
il esttoujours
permis d’en fixer arbitrairementl’acception.
On
comprend ,
d’ailleurs , par la manière dontje m’exprime
ici , queje
n’entends
parler
que desdèfinitions
de nom ; mais c’est queje
crois aussiqu’il n’y en
a proprement que de cette sorte , dans les sciencesspéculatives.
Il n’est
qu’un
seul cas,je
crois , où les définitions ne soientpoint
libres :c’est celui ou se trouvent les auteurs de vocabulaires. Leur tâche n’est
point
en effet
d’expliquer
le sensqu’ils attachent
aux mots ; mais bien celuique
touteUne nation y attache.
347 ET SYNTHÈSE.
théorème
ouproblème déjà
démontré ourésolu ,
n’apoint avec
lui une liaison aussi
apparente. Alors,
pour rendre manifeste ladépendance
entre l’un etl’autre ,
il devient nécessaire de comblerl’intervalle qui
lessépare
par une suiteplus
ou moinsétepdue
d’autres théorèmes ou
problèmes ,
telsqu’on puisse
dire de chacunqu’il
est un corollaire de celuiq-ai
leprécède
etqu’il
a pour corollaire celuiqui
le suit. Il estévident ,
eneffet , qu’au
moyende
ceprocédé
la liaison entre lespropositions
extrêmes se trouvera solidementétablie. C’est dans le choix tant du
point
dedépart
que des inter- médiaires que consisteproprement
l’art de démontrer lesthéorèmes
et de résoudre les
problèmes (*).
6.
Supposons
que, cette liaison étantdéjà établie ,
il soitquestion
de montrer à
quelqu’un
comment un théorème de la véritéduquel
il doute encore se trouve
dépendre
d’un autre théorèmequ’il
adéjà admis ,
ou comment unproblème qu’il
ne saitpoint
encorerésoudre se ramène à d’autres dont il connaît
déjà
lasolution ;
ilest clair
qu’il
faudrapour
cela lui faire faire une revue exacte desintermédiaires qui
lient l’un àl’autre ;
et lui montrer que , dans la chaîne de cesintermédiaires ,
deuxpropositions
consécutivesquel-
conques sont
uneconséquence
nécessaire l’une del’autre (**).
(*)
On
doit remarquer ici que, dans unescience ,
il est peu deproposition qui
nepuisse
être considérée comme uneespèce
de centre où viennentégalement
concourir lesconséquences
d’une multitude d’autrespropositions,
dontchacune
conséquemment pourrait ,
à son tour , êtreprise
pourpoint
dedépart
dans le raisonnement
qui
doit établir l’autre., Deplus,
le choix de la propo-sition de
laquelle
on veutpartir
pourparvenir à
uneproposition
nouvelle étantfait,
on peut souvent aller de Fune à l’autre par une multitude defoutes
di-verses ;
et c’est par l’effet de ces deux causesqu’un
même théorème peut souvent être démontré et un mêmeproblème
résolu de tant de manières différentes. L’art de choisir entre ces diversprocédés
de démonstration et de solution étantétranger
à
l’objet
queje
me proposeici, je
nem’y
arrêterai pas.(**) Il n’est
point
hors de propos de remarquer que , leplus
souvent , deuxpropositions
consécutives ne sont uneconséquence
nécessaire l’une de l’autre348 A N A L I S E
7.
Mais il est clair que cette revuepeut
être faite dansdeux
sens
difrérens;
etqu’on peut
établir une vérité nouvelle soit en montrantqu’elle
est uneconséquence inévitable
d’autres véritésdéjà admises ,
soit en faisantvoir ,
aucontraire, quelle
se réduit aufond à ces mêmes vérités.
8. Ces deux manières inverses de
procéder
ont reçu, dès laplus
haute
antiquité ,
des dénominationsdifférentes.
On aappelé Synthèse
ou Méthode
synthètique ,
leprocédé
parlequel
ons’élève,
pardegrés ,
des vérités lesplus
élémentaires à cellesqui
le sontmoins ;
et on a
appelé
Analise ou Méthodeanalitique ,
la méthodequi consiste ,
aucontraire ,
a redescendre des vérités lesplus
élevéesaux
plus élémentaires _,
dans la vue de faire voir que lespremières
se
réduisent, au
fond à celles-ci. Ces deux méthodes fontdonc
parcourir
la môme route ,mais dans
des directions tout-à-fait in- verses ; et elles n’ont absolument’ aucunavantage
l’une surl’autre,
soit sous le
rapport
de larigueur,
soit souscelui
de la brièveté.9. Pour faire
apercevoir plus
clairement la marche et le caractère proprede
ces deuxméthodes , appliquons-les
successivement aux théorèmes et auxproblèmes. Soient
enpremier lieu
E unevérité
a
établir ,
A une vérité dont nn veut la fairedépendre ,
etB , C ,
D les intermédiaires
qu’on a
choisis pour les ner l’une à l’autre.qu’en
vertu dequelque
autreproposition , exprimée
ou sous-entendue , que l’on peut considérer comme auxiliaire ou collatérale de cellesqm
forment proprementla chaîne du raisonnement.
On peut remarquer aussi
qu’il
n’estpoiut généralement
vrai, comme,quelques métaphysiciens
l’ont vouluprétendre,
que lespropositions
dont un raisonnementse compose soient toutes
équivalentes
et ne diffèrentuniquement
que par l’ex-pression.
Cela arrive bienquelque
fois ; mais souvent aussi, si uneproposition
renferme celle
qui
la suit ,celle-ci, à
son four , ne renferme pasl’autre,
parcequ’elle
n’en estqu’uu
casparticulier.a
On peut, au
surplus ,
consulter , sur toutceci,
la page 206 de ce volume.ET S Y N T H È S E. 349
La
démonstration synthétique
du théorème E aura la forme quevoici :
Si A
estvraie
B le seraaussi ;
Si B est
vraie , C
le seraaussi ;
Si C
estvraie
D le seraaussi ;
Si D estvraie, E
le seraaussi ; Or ,
A estvraie,
Donc E l’est aussi.
La démonstration
analitique
du mêmethéorème aurait ,
au con039Etraire ,
la forme suivante :E serait
vraie
si Dl’était
D serait
vraie
si Cl’était ;
C serait
vraie,
si Bl’était ;
B
seraitvraie
siA l’était ; Or ,
A estvraie ;
Donc E
l’est aussi.I0.
Supposons ,
eu secondlieu , qu’il
soitquestion
derésoudre
350 A N A L I S E
un
problème ;
queE
soit la chosequ’il s’agit
detrouver ; A une
chose
qu’on sait
trouver et au moyen delaquelle
on veutparvenir
à
l’autre ;
enfinB, C, D ,
les choses à l’aidedesquelles
on s’estdéterminé à établir la liaison entre celles-là.
La solution synthétique
du
problème
aurala
forme que voici :A étant connue, on
peut
trouverB ;
B étant connue on
peut
trouverC ;
C
étant connue onpeut trouver D ;
D étant connue on
peut trouver E ; Or ,
on sait trouverA ;
Donc on sait trouver E.
SI;
aucontraire ,
on voulaitprocéder analitiquement ,
ilfaudrait
raisonner
de cette autro manière :E
sera connu, si l’on sait trouverD ;
D sera connu si l’on sait trouver
G ; C
sera connu , si l’on sait trouverB
B
sera connu, si l’on sait trouverA ; Or ,
on sait trouverA ;
Donc
onsait
trouverE.
35I
ET SYNTHÈSE.
II. Il
parait évident, d’après
cesnotions, consacrées depuis vingt siècles,
quelorsqu’on
sait bien parquels intermédiaires
lesvérités ,
soitthéoriques
soitpratiques,
sont enchaînées les unes auxautres ; on
peut toujours,
àvolonté dans l’exposition
de cesvérités,
suivre la méthode
analitique
ou la méthodesynthétique.
Il n’estpas moins évident que rien n’est
plus
aisé que de rendreanalitique
une démonstration ou une solution
synthétique ,
et vice versa. Enfinl’on
conçoit qu’on peut même,
dansl’exposition
de lavérité , mélanger
entre elles ces deux méthodes d’une multitude de ma-nières diverses.
Ainsi,
parexemple,
si A est une vérité élémentaire delaquelle
on se propose de déduire une autre véritéU ,
d’un ordreplus élevé,
et que K soit une des vérités intermédiaires par les-quelles
on veutparvenir
de l’une àl’autre ;
on pourra s’éleversynthétiquement
de A à K et descendre ensuiteanalitiquement
deU à
K ;
ou bien on pourra descendre d’abordanalitiquement
deK à
A ,
et monter ensuitesynthétiquement
de K à U.12. Il
parait
donc incontestable que l’analise est, tout aussi bien que lasynthèse,
une méthode dedoctrine ;
que chacune de ces deux méthodes est de nature à se suffire àelle-même ;
etqu’enfin , lorsqu’on
lesemploie
concurremment dans un mêmeraisonnement ,
ilsuffit ,
à larigueur ,
que l’une d’elles paroourrc toutl’espace
que l’autre n’aura pasparcouru (*).
I3. Mais
remarquons
bien que nous n’avons encoreconsidéré;
(*)
Toutefois ,
comme nous ne saurions compter assez sur notre attentionpour être certain de ne jamais nous tromper 1 dans un raisonnement un peu étendu , il peut être bon , et il est même très-convenable de vérifier , par l’une des deux méthodes , les résultats obtenus par l’autre ; à peu
près
commele calculateur s’assure, par un calcul inverse, de l’exactitude d’un
premier
calculqu’il
vient de terminer; mais il ne faut pas confondre unesimple
mesure deprécaution
et deprudence ,
avec l’essence de la méthode nécessaire pour par- venir à un certainrésultat,
etregarder
cette mesure comme en faisant essen-tiellement
partie.
352
A N A L I S E
dans tout ce
qui précède,
que le casoù
ils’agit d’enseigner à
autrui des vérités
déjà découvertes,
et dont l’enchaînement est bienconnu.
Voyons présentement
dequelle
manière on devra se conduiredans le cas
où,
aucontraire ,
ils’agira d’ajouter
des vérités nou-velles aux vérités
déjà découvertes,
et d’éleverainsi,
deplus
enplus,
rédifice de nos connaissances.14.
Ici il seprésente
deux castrès-distincts ; tantôt ,
eneffet
on n’a d’autre but que de découvrir des vérités nouvelles sans en avoir
spécialement
aucune en vue ; tandis que d’autresfois ,
aucontraire, l’analogie
ou le besoin nous conduit àpressentir quelque
vérité dont nous désirons nous assurer , sans savoir
précisément
àquelle
vérité antérieurementétablie
ellepeut
serattacher ,
ou àdésirer la solution de
quelque problème,
sans connaître dequel problème déjà
résolu onpeut
le fairedépendre.
I5. Dans le
premier
cas ,c’est-à-dire , lorsqu’on
n’est mu que par le désir vague deparvenir
à des véritésnouvelles ,
cequ’il
y a de mieux à faire est sans doute de tirer des vérités
déjà
dé-couvertes, toutes les
conséquences qui pourront
en êtredéduites ,
dans
l’espoir
d’en rencontrerquelques-unes qui
soientdignes
deremarque ; c’est-à-dire
qu’il
faut s’abandonner alors à la méthodesynthétique.
Mais on conçoit que , dans ce casmême,
on ne sauraitse
promettre
des fruitsprécieux
de cette méthode ci eUe n’estemployée
avec un talentconvenable.
Elle conduirabien,
dequelque
manière
qu’on l’emploie,
à des véritésnouvelles ;
mais toutes lesvérités nouvelles ne sont
point également dignes
de remarque ; et il serait fortpossible qu’on
n’en rencontràt aucunequi
valût lap.eine
d’êtreremarquée.
Voilàaussi ,
sansdoute, pourquoi ,
dansle.
grand
nombre de ceuxqui
cultivent lessciences ,
il en est sipeu qui
leur fassent faire desprogrès
dequelque importance.
16. Dans le cas
où,
aucontraire,
on a. besoin des’assurer,
enparticulier,
de la vérité d’une certaineproposition ,
ou deparvenir
à la découverte d’une chose
inconnue ;
on ne voitguère
d’autremoyen de parvenir
aubut 1
s’ils’agit
d’unthéorème
àdémontrer ,
que
ET S Y N T H È S E.
353que d’en faire passer
l’énoncé par une suite de traductions deplus
en
plus simples ,
etqui soient
tellesque chaque
énoncé nouveau,supposé vrai ,
entraîne la vérité de celui dont il est la traductionimmédiate,
en continuantainsi , jusqu’à
cequ’on
arrive aquelque
proposition
de la vérité delaquelle
on se soitpréalablement
assuré.Est-Il question,
aucontraire ,
de résoudre unproblème ?
on tenterade ramener la
découverte
de la chose cherchée à celle d’une autrechose ,
la découverte de celle-ci à celle d’unetroisième ,
et ainside
suite , jusque
cequ’on
soit parvenu à une chosequ’on
aitantérieurement
appris
à trouver ; d’où l’on voit que , dans l’un et dans l’autre cas, c’est la méthodeanalitique qu’il
convient ici depréférer (*).
Mais onconçoit qu’Ici
encore on pourra passer éter- nellement de traduction en traduction sans rencontrer sur sa route aucun théorème antérieurement démontré ou aucunproblème
antérieurement résolu.
Ainsi ,
dans la découverte de lavérité ,
onne saurait se
promettre plus
de succès de l’analise que de lasynthèse ,
si cet instrument de découverte n’est
manié ,
tout commel’autre,
par une main habile et exercée. Voilà sans doute
pourquoi
tantde
problèmes
sont demeurésjusqu’ici,
et demeureront encorelong- temps peut-être
sans être résolus.17. Dans
l’exposition
des véritésdéjà découvertes,
on tient entreses mains la chaîne du
raisonnement,
et il n’estquestion
que de la montrer à ceuxqu on enseigne ,
et de leur faireparcourir
successivement les divers anneaux
qui
lacomposent ,
cequi
sepeut
faire d’un
grand
nombre de manièresdiverses, partie
dans un senset
partie
dans unau’tre. Mais ,
dans la recherche des vérités nou-velles,
on n’aplus
la même liberté. On ne connaîtalors,
eneffet,
que l’une des deux extrémités de cette
chaîne ;
et , suivant que(*) C’est Platon qui, au rapport de TLéon d’Alexandrie , a
enseigné
lepremier
auxgéomètres
de la Grèce cette manière de raisonner.Tom.
VII. 48
354 ANALYSE
c’est
lepremier
ou le dernier anneauqui
est connu,c’est la synthèse
ou l’analisequ’il
fautemployer.
18. On a
comparé,
avecbeaucoup
devérité,
ces deuxméthodes
à celles
qu’on peut
suivre dans la recherche et dansl’exposition
des
généalogies.
Il estcertain,
eneffet ,
que celuiqui
connaîtbien une
généalogie,
pourra indifféremment l’a faire connaître auxautres en descendant sans cesse du
père
au fils ou en remontantsans
cesse du fils aupère ;
mais il n’-en seraplus
ainsi s’il veutlui-même découvrir une
généalogie qui
lui est Inconnue. Il estévident,
en
effet, que
ce serauniquement
en descendant sans cesse dupète
au fils
qu’il parviendra
à connaître les descendansactuels
d’un hommequi
a vécu dans destemps antérieurs ;
tandis que ce ’sera au con- traire enremontant
sans cessedu
fils aupère qu’il
pourra découvrirquels devaient être,
à uneépoque éloignée, les
ancêtres d’unhomme
vivant
qu’on
luidésigne.
I9. Il
paraît
résulter clairement de ces notions que de mêmeque l’analise
est , tout aussi bien que lasynthèse,
une méthodede
doctrine,
lasynthèse
est à sontour,
tout aussi bienque l’analise,
une mèthode d’invention
(*); mais,
tandis que , dansl’exposition
des vérités
déjà découvertes ,
ces deux méthodespeuvent
être in-distinctement
employées ;
on est forcé, aucontraire ,
dansla poursuite
des véritésnouvelles , d’employer
exclusivement l’une oul’autre,
suivant que les recherchesauxquelles
on se livre ont un.objet
vague ouqu’elles
sont relatives à unequestion
déterminée.On voit enfin que ,
quelle
quepuisse
être celle de ces deux méthodes que l’on se détermine àemployer ,
dansquelque
recherche quece
soit ,
son usage ne sauraitjamais garantir
1e succès.Je
serais même tenté de considérerla synthèse comme étant, plus
pro- prement encore que l’analise , une méthode d’invention ; tantparce qu’il
n’estrien de ce
qui a
été découvertpar l’analise qui
n’ait pul’être également
parla synthèse , que parce que le hasard, le
plus puissant
et leplus
universel detous les agens de
découverte , procède
toujourssynthétiquement.
E T SYNTHÈSE. 355
20.
Dans
la doctrinequie je
viens dedévelopper , j’ai employé
tes mots
synthèse
et analise suivantl’acception qu’on
leur a uni-armement et constamment
donnée, jusqu’à
la moitié du dix-huitièmesiècle (*).
C’est aussi cellequi
est laplus rapprochée
del’étymologic
de
cesdeux
mots(**).
Maisdepuis
lors Condillac et lesmétaphy-
siciens
de
senécole
ont tellementembrouillé
toutes ces notionsqu’il
n’est pas
surprennant qu’on
soitobligé aujourd’hui d’exposer,
avecbeaucoup
desoin et
dedétail,
des notionsqui
auraient pupeut-
être passer pourtriviales
il y a environ un siècle. Examinonsdonc
et
réduisons,
s’il sepeut,
à sajuste valeur ,
la doctrineprofessée,
&ur l’ana-lise et
la synthèse
, par le chef de cette sectephilosophique,
dans
l’ouvrage
où ilprétend
nous donner les seulsvéritables pré- ceptes
sur l’art de penser; etque
sestrop
docilesdisciples
ont cru unmoment, sur sa
parole,
devoirproduire
une révolution dansl’esprit humain.
21.
Mais la doctrine
deCondillac
sur cepoint
est d’un examend’autant
plus
embarrassant etplus difficile, qu’après
avoir lu sonlivre
enentier ,
on nevoit pas
encore bien clairement cequ’il
entendproprement
paranalise
et parsynthèse ;
tout cequ’on
peut enrecueillir ,
c’estqu’il professe
pour la dernière de ces deux méthodes lemépris
leplus profond ,
etqu’il regarde l’autre,
aucontraire,
comme laméthode
unique ,
la méthode parexcellence ;
et on a d’autantplus
(*).
Voyez
entre autres, l’Essai surl’enseignement
de M.LACROIX,
page 234.
(**) A s’en tenir à
l’étymologie ,
le motsynthèse
veut direcomposition ,
etle mot analise résolution ; et , sous cette acception, ce n’est guère qu’en
chimie qu’ils
peuyent êtrerigoureusement appliques ;
parce que ce n’estguère
que làqu’on rencontre des
compositions
et desdécompositions
proprement dites. Un chimiste qui combine des substancessimples
pour en former un mixte, fait pro-prement une opération
synthétique ;
tandisqui’au
contraire , s«’il résout un mixteen ses
principes,
il fait une véritable analise. Hors de là il faut, dansremploi
de ces mots, se tenir constamment en
garde
contre l’abus descomparaisons
qui
est une des sources d’erreurs lesplus
communes.356 AVALISE
lieu d’en être
surpris
que d’unepart
ilconsidère quelquefois
eesdeux méthodes comme n’en faisant
qu’une ,
etque d’une
autre il confesse ne riencomprendre
à lapremière.
22. On serait même fort tenté de croire que Condillac donne
aux mots
synthèse
et analise desacceptions
tout-à-fait différentes de celles que nous avonsadoptées
ici(*) ;
si on ne levoyait
chercher l’idée
qu’on
doit attacher à ees mots dans laLogique
dePort-Royal , qui professe,
sur cesujet ,
une doctrinetout-à-fait
conforme à la hôtre
(**).
23.
Cependant
Condillac nous dit sans cesse , sur l’analise et surla
synthèse ,
des chosesqui
semblent nepouvoir
aucunement leur convenir. Suivantlui,
analiser c’est tantôt observer successivementet avec
ordre ,
et d’autres fois c’estdécomposer
et recomposer. Nousavons
pourtant
vu(8)
que lasynthèse,
aussi bien quel’analise,
observait successivement et avecordre ;
mais nous avons vu aussi que l’art dedécomposer appartenait exclusivement
à l’analise et eelui de composer à lasynthèse.
24.
SuivantCondillac,
ilappartient
à lasynthèse’de
décom-poser comme de composer ; et il
appartient
à l’analise de com- poser comme dedécomposer (Part. II , chap. ’VI ) ;
et ilserait absurde ajoute-t-il , d’imaginer qu’on pût
raisonner ens’interdisant,
(*) Soit
qu’on s’occupe
de la recherche dequelques
vérités nouvelles, soitqu’on
veuille prouver à autrui une véritédéjà
découverte , iln’y
a et il nesaurait y avoir qu’une seule méthode, disent
également
Hobbes et Condillac.Mais
quelle
est cette méthodeunique ?
c’est lasynthèse
suivant Hobbes, etc’est l’annalise suivant Condillac.
(**) Pour faire
comprendre
la différence entre l’analise et lasynthèse,
lesauteurs de la
Logiqae
dePort-Royal
se sont servis de deuxcomparaisons ,
dont la seconde est
incomparablement plus
claire que lapremière.
Condillac citetout justement
celle-ci, etgarde
sur l’autre le silence leplus absolu (II.e partie,
chap. VI ). Il faudrait,je l’avoue,
ungrand
fond de bonvouloir ,
pour voir làquelque
chose de moinsqu’une insigne
mauvaise foi.ET S Y N T H E S E. 357
1
sonchoix,
toutecomposition
ou toutedécomposition.
On a vupourtant (II) qu’on peut ,
àvolonté,
rendresynthétique
un raison-nement
analitique , et analitique
un rayonnementsynthétique ;
et(12)
que chacun de ces deux modes de raisonnement se suffit
complè-
tement à lui-même.
25. Condillac reconnaît
( même chap. )
que l’analise et la syn- thèse sont deux méthodes inverses l’une del’autre ;
mais il en tirecette
étrange
conclusionque,
si Tune d’elles estbonne ,
l’autre est nécessairement mauvaise. Comment donc n’a-t-il pas vu, ouplutôt,
comment n’a-t-il pas voulu voir
qu’on
rencontre àchaque
pas, dans laplupart
dessciences ,
des méthodes tout-à-faitcontraires,
que l’onemploie pourtant
avec unavantage à
peuprès égal’ ? Et,
pour n’en citer
qu’un exemple ,
tliera-t-on que les deux fameusesexpériences
parlesquelles
on prouve que l’eau ri’estpoint
unesubstance
simple
ne soientégalement concluantes ,
etque
chacuned’elles ne mette, a elle
seule ,
cette vérité dans tout sonjour’?
26. Suivant Condillac
( Part. II , chap. VIII ) ,
toutes les ques- tions sontégalement fac’iles , lorsqu’on
a les données suffisantespour
lesrésoudre ; mais, à
cecompte, pourquoi
donc les efforts réunis desplus grands géomètres
n’ont-ils pu encore, parexemple, triompher
des difficultés que
présente
la résolution deséquations
du 5.medegré ?
Sont-ce là les données
qui manquent?
non sansdoute;
mais c’estque comme nous
l’avons déjà
fait voir(I9) , ni
l’analise ni lasynthèse
ne sont et ne sauraient être des méthodes infaillibles.27. Condillac
attribue,
avecraison
à 1"analise(
Part.II, chap. VII
les Immenses
progrès qu’ont
fait les sciencesmathématiques
dansces derniers
temps ;
maisd’abord,
s’ilregarde
commesynthétiques
les méthodes suivies par les
géomètres
del’antiquité ,
il faudrareconnaître que, si la marche de la
synthèse
estplus
lente que celle del’analise,
elle est tout au moins aussi sure , et très-cer- tainementplus
lumineuse. Si même on considère que nous n’avons fait que continuer ce que les anciens ontcommencé ,
etqu’en
toutes
choses
lespremiers
pas sonttoujours
lesplus difficiles ,
on358
A N A L Y S E
sera tenté d’accorder la
préférence
à lasynthèse, qui
afait faire aux géomètres
del’antiquité
tant de difficiles découvertes.28. Mais il y a , dans tout
ceci ,
uneéquivoque qu’il
estd’abord
nécessaire de lever. Ce
qu’on appelle vulgairement algèbre
se com-pose de deux
parties
tout-à-fait distinctes : l’uneenseigne
à sou-mettre au calcul les
grandeurs indéterminées ,
tandis que l’autre se borne àenseigner à
résoudre desproblèmes
à l’aide deséquations.
Cette dernière
partie
a été lapremière inventée ,
et on lui a, donnéle nom d’analise
algèbrique,
parce que lesprocédés
sont en toutsemblables à ceux de l’analise
logique.
L’autrepartie
del’algèbre,
au
contraire, n’ayant
été créée que peu a peu , on n’a passongé
à lui donner un nom
particulier ;
on l’aregardée simplement
commeune sorte de
perfectionnement
accessoire de l’analisealgébrique ,
dont
elle a continué à conserver le nom ; et c’est ainsiqu’en mathématiques
les motsalgèbre
et analise ontlong-temps
été ré-putés,
et sont encoreregardés aujourd’hui
parbeaucoup
de genscomme exactement synonymes. Par
opposition ,
lesgéomètres
ontappelé synthétique
toute méthodemathématique
danslaquelle
onparvient
à son but sans faire aucun usage dessymboles algébriques.
29.. Mais ,
si l’on veut conserver aux motssynthèse
et analisel’acception universellement admise
, on sera forcé de reconnaître que cequ’on appelle vulgairement
enmathématiques algèbre
ouanalise se compose de deux
parties
essentiellementdistinctes, qui
sont l’art
de
calculer lesgrandeurs indéterminées
et l’art de résoudre lesproblèmes
à l’aide deséquations.
Lapremière
de ces deuxparties plus synthétique qu’analitique ,
pourra conserver le nomd’algèbre (*);
(*) On
comprend
assez par là queje
ne pense pasqu’il
soitnécessaire ,
nimême convenable de commencer un traité
d’algèbre
par la résolutionanalilique
d’un
problème ;
parce que ce n’estpoint
en cela proprement quel’algèbre
consiste. Je ne la fais pas