Philosophie mathématique. Dissertation sur la langue des sciences en général, et en particulier sur la langue des mathématiques
Annales de Mathématiques pures et appliquées, tome 12 (1821-1822), p. 322-359
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322
PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.
Dissertation
surla langue des sciences
engénéral ,
et enparticulier
surla langue des mathématiques ;
DE
LALANGUE
Par
unABONNE.
SANS admettre
avecCbndillac
, que -toute science se réduiseuniquement
à unelangue
Lienfaite ,
on ne sauraitpourtant
sans fermer les yeux à l’évidence laplus manifeste,
méconnaître latoute-puissante
influence dessignes
sur lesidées,
deslangues
surles
opérations
del’intelligence ;
etmême ,
siquelque
chose a lieude
surprendre,
c’est que cette influence ait été silong-temps inaperçue ;
c’est que l’on
ait
’tant tardé à découvrir que lelangage
n’est pasmoins l’instrument
que lesigne
de lapensée ; c’est ,
en un mot ,qu’une
vérité de cetordre ,
dont les preuves se manifestent sans cesse en millefaçons
diverses ill’esprit
le moinsattentif,
et dontles
conséquences
sont si nombreuses et siimportantes
aitpourtant
échappé , pendant
deux mille ans , a lasagacité
de tant d’hommesvoués par
goût
ou par état à l’étude deslangues
et de laméta-physique;
de telle sorte que ce soitlà,
pour ainsidire, une
découverte faite sous nos
yeux.
Tant que les
langues
n’ont étéenvisagées
que comme un moyen de communication ou derappel
de nospensées
et de cellesd’autrui;
aussi
long-temps qu’on
a pu méconnaître le service leplus signalé
peut-être
de tous ceux que nous enretirons,
on a pu croire que le choix dessignes .de
nos idées était une chose d’elle-même assezindifférente;
mais du moment que, pour me servir del’ingénieuse expression d’Euler,
on eut reconnu quel’usage
deslangues facilite
notre adresse à penser , on dut songer dès-lors
qu’il
devait enêtre à peu
près
ici comme dans les artsmécaniques y
où l’excel-lence des outils contribue
puissamment
à laprompte
exécution et à la-perfection
del’ouvrage.
La
conséquence
toute naturelle de cette considération semblerait avoir dû être une refontegénérale
de nossystèmes
designes ;
etil en aurait sans doute été
ainsi,
sans l’attachement que nous con- servons tous pour des habitudesdepuis long-temps enracinées ,
etcette
répugnance,
aussi peufondée, peut-être qu’elle
estinvincible, qui
nousporte
à repousser tous lessignes
absolument nouveaux ,et à ne tolérer la mise en circulation que de ceux-là seulement
qui
se rattachent par des
analogies plus.
ou moinsprochaines, plus
oumoins
étroites ,
à d’autressignes
universellementemployés;
enquoi
nous ne ressemblons pas mal à un homme
qui
s’obstinerait à nevouloir
employer
que de vieux matériaux dans des constructions nouvelles : moyen certain de n’obtenir que des résultats défectueux.Aussi ,
si l’on enexcepte peut-être
lalangue
de la chimiequi, depuis
trente ansqu’on
ytravaille ,
estpourtant
loin encore d’être à l’abri de toutecritique ,
noslangues
sontdemeurées ,
du moins’quant
aumatériel , à
peuprès
cequ’elles étaient ,
dans letemps
où on ne les considérait
simplement
que comme moyen derappeler
et de
communiquer
lapensée;
et Condillaclui-même,
bienqu’il
se soit
peut-être exagéré l’importance
deslangues ,
s’est presqueuniquement
borné à fixer et àcirconscrire ,
autrementqu’on
nel’avait fait avant
lui,
lasignification
de certains mots, sans songer,en aucune sorte , à introduire ou même à proposer le
changement
le
plus léger
dans les élémens radicaux dont ces mots se com- posent ; soitqu’il
nepensât
pasqu’un
telchangement pût
êtrede
quelque utilité ,
soitplutôt qu’il
sentit que des réformes de cette nature rencontreraient des adversairestrop
nombreux ettrop puissans.
Il y a
déjà plusieurs
années que lapremière
de nos sociétés324
DELA LANGUE
savantes a
cherche
à fixerplus particulièrement l’attention
desphi- losophes
sur l’influence quepeuvent
exercer lessignes
sur lesidées ,
en faisant de l’examen de cette influence le
sujet
d’un concourspublic.
Je n’aijamais
eul’occasion
de lire le mémoirecouronné, qui paraît
être devenupostérieurement
un ouvrage fortétendu ;
mais
j’ai toujours
étésurpris qu’aucun géomètre
ne soit entré enlice ;
parce queje conçois
difficilement que tout autrequ’un géomètre puisse
traiter un semblablesujet
avec toute laprofondeur ,
toutel’étendue et toute la
précision qu’il
comporte.Quelle
autrelangue,
en
effet , peut
mettre mieux en évidence toute l’action dessignes
sur la
pensée
que celle que l’illustreLagrange
et ceuxqui
l’ontsuivi dans la carrière ont si
singulièrement perfectionnée ? et quelle
langue approche plus
que celle-là des conditions que devrait réunirune
langue
tout-à-faitparfaite ?
Je ne pense pas toutefois que cette
langue
elle-méme soit abso- lumentexempte
dereproches ;
etchaque progrès
nouveau de l’analisemathématique
semble même en décélerl’imperfection. Chaque jour
la voit s’enrichir de nouveaux
signes
et de notationsnouvelles ,
amenées par le besoin
d’exprimer
de nouvellesidées ;
mais le choixde ces
signes
et de cesnotations,
comme celui dessignes
et desnotations
plus
anciennement connus, n’étantpoint
subordonnés a desrègles
et à unsystème général,
arrêté àl’avance ;
et leplus grand
nombre d’entre eux s’introduisant sans aucune sorte de con-trôle,
et par une pure tolérance de lapart
de ceuxqui
les re-çoivent;
ilpeut
enrésulter,
à 1-alongue , beaucoup
de désordreet de
confusion ;
et lalangue mathématique
peutperdre ainsi , après
un
temps plus
ou moinslong,
sasupériorité
sur noslangues
vul-gaires , peut-être originairement
non moinsparfaites qu’elle,
maisqui
se serontdégradées
peu à peu par des causes à peuprès
semblables.
Dans un tel état de
choses ,
ilpeut
n’être pas sansquelque
utilitéet
quelque
intérêt de poser des maximesgénérales
sur le choixdes
signes
; d’éclaircir ces maximes par desexemples simples,
etd’en
faire une
application spéciale
à lalangue
des sciences exactes ; et tel est le cadre queje
me suis tracé pour l’essai que l’on va lire.Je sens fort bien
qu’un
tel cadre ne saurait êtredignement rempli
que
par’
unesprit très-supérieur ;
etje
dois à l’avanceprier
lelecteur d’excuser la témérité d’une
entreprise
que l’exécution serasans doute fort loin de
justifier ; mais ,
pourvu que , dans cequ’on
va
lire ,
il se trouve , ça etlà , quelques
vues dont onpuisse
tirerun utile
parti ,
ouqui
enpuisse
faire naître deplus saines ; je
dirai
plus ,
pourvu seulement que cecipuisse
éveiller l’attention desgéomètres philosophes
sur unsujet que je
nesaurais me re-
fuser à croire d’une haute
importance , je
n’aurai pas tout-à-faitperdu
messoins ;
et lacritique même , quelque
amèrequ’elle puisse
être
d’ailleurs,
en meprouvant qu’on
n’a pasdédaigné
de réfléchirsur ce
sujet ,
ne pourra m’être quetrès-agréable.
Je
m’empresse,
ausurplus ,
dedéclarer,
avant d’entrer en ma-tière,
queje
suis loin de considérer commepossibles
ounécessaires,
ou même seulement comme
très-désirables ,
laplupart
des inno-vations que
je
hasarderai de proposer. Je ne pense pasque beaucoup
de personnes soient
disposées aujourd’hui ,
ni même àquelque époque
que cesoit,
à refaire de toutespièces
lalangue
d’aucunescience ;
maisje
pense en mêmetemps qu’en
touteschoses ,
sansse flatter de
parvenir jamais
à laperfection absolue ,
il faut néan-moins l’avoir
toujours
devant les yeux , comme une limite verslaquelle
on doit tendre sans cesse. Jepourrais
toutefoisajouter qu’à
diverses
époques
les hommes se sontprêtés
à recevoir dessystèmes
entiers de notations tout-à-fait
nouvelles ,
soit pourexprimer
unensemble
dijecs auxquelles , jusque-là,
on n’avait encore affc téaucun
signe ,
soit même pourremplacer
d’autressystèmes
de nota-tions trouvés enfin
trop
défectueux. Jepourrais
observer que , sans l’heureuse témérité dequelques
hommes et la docilecomplaisance
de tous les autres , nous n’aurions encore
aujourd’hui
ni notreécriture
alphabétique ,
ni nos notationsmusicales,
ni notresystème
arithmétique
ni notre calculalgébrique ; Inventions qui
toutes , à7orn. XII.
45
326
DE LA LANGUE
leur
origine ,
ont dû rencontrer untrès-grand
nombred’opposans
et des
résistances plus
ou moins vives. Jepourrais
observer enfin que souvent il faut montrer bien des fois aux hommes la nécessité,de
certainesreformes ,
avant de les déterminer à lesadopter ;
etqu’alors
même c’est hâterl’époque
de leuradoption
que de leur.mettre une fois de
plus
cette nécessité sous les yeux ;mais , je
lerépète, je
n’ai pasplus
laprétention
quel’espoir d’opérer
unerévolution ,
ni même d’enpréparer
une dansl’avenir ;
etje
m’es-timerai même fort
heureux,
si le peu quej’ose hasarder,
sur lesujet qui m’occupe, n’indispose
pas une multitude de gens contre moi.Mais les contrariétés
même
queje pourrai éprouver,
lesrépugnances q.ui
me serontopposées ,
ne serontpeut-être
pas sansquelque
utilerésultat. Il n’arrive que
trop
souvent, eneffet ,
que ,lorsque
lalangue
d’une science nous est devenue tout-à-faitfamilière ,
et quenous avons entièrement
perdu
de vue cequi
nous en a coûté depeine
pour la bienconnaître,
nous sommes.disposés à prendre
del’humeur contre ceux
qui
étudient cettelangue ,
et à accuser leurintelligence , lorsqu’ils
rencontrentquelques
difficultés dans leurs.études.
Mais ,
en considérant combien nous aurions nous-mêmes depeine
à nous familiariser avecl’usage
dequelques. signes
nouveaux,choisis d’ailleurs de la manière la,
plus naturelle,
nous nous sentironsportés
àplus d’indulgence
envers, desjeunes-gens pout qui
lesnotations
qu’un long
usage nous a rendues familières sont tout aussinouvelles ,
sansqu’elles
leurprésentent
un ensemble aussiméthodique ;
et cette bienveillante
indulgence
est unedisposition
de l’âmequ’en particulier
ceuxqui
se dévouent àl’enseignement
ne sauraienttrop,
rappliquer
àacquérir.
Les
langues,
considérées sous Jepoint
de vue leplus général
sont l’ensemble des
signes
dont nous faisons usage , soit pour con-server en
dépôt
nos proprespensées
et cellesd’autrui ,
soit pour lescommuniquer
à nossemblables,
soit enfin pour nous aider nous- mêmes à penser.327
Ces
signes peuvent
être permanens oufugitifs.
Lessignes
dela
première
sorte constituent lalangue
écritc dont lesprincipaux
usages sont de conserver invariablement la
pensée pendant
untemps indéfini ,
et de la transmettre , sansaltération ,
à des distances illi-mitées.
Ceux
de la seconde sorteappartiennent
à lalangue parlée
dont
l’usage
est pour ainsi direinstantané,
etqui
nepeut
transmettrela
pensée qu’à
des distances très-bornées. A celle-ci doit serapporter
lalangue
d’action ainsi que lelangage
inarticulé.L’usage
de lalangue
écriteparaît
être exclusif àl’homme ;
tandisqu’il partage
avec tous les autres
animaux y
mais dans undegré évident
desupériorité , l’usage
de lalangue parlée.
Les
signes
de l’une et de l’autrelangue peuvent
être ounaturels
ou
conventionnels ;
ceux de cette dernière sorte sont aussiappelés signes
d’institution. Lespremiers jouissent
duprivilége
de l’uni-versalité y
mais le nombre en estnécessairement
peuétendu ;
lesderniers
peuvent être,
aucontraire ,
indéfinimentmultipliés
par lejeu
descombinaisons ;
mais ils varient depeuple
apeuple,
desiècle
àsiècle,
et sont tout-à-faitinintelllgibles
pourqui
n’est pasau courant des conventions
qui
ontprésidé
à leur création. Ceux-ciparaissent
être exclusivement àl’usage
del’homme :
ilpartage l’usage
des autres avec tous les animaux.
En considérant donc les
signes
de nospensées
sous ce doublepoint
de vue , nous sommes tout naturellement conduits à lesranger
sous les
quatre
chefsprincipaux
quevoici,
savoir :I.° Les
signes fugitifs
et naturels : tels sont lescris ,
lerire,
les
pleurs ,
lesgestes,
etc.Ils
constituent presque a eux seuls lalangue
des animaux.2.° Les
signes
perrnanens et naturels : tels sont lesétalages
de nos marchands au-devant de leurs
boutiques,
ledessin ,
lapeinture,
etc ; telle étaitprobablement
l’écriturehiéroglyphique
danssa
première simplicité.
3.° Les
signes fugitifs
et conventionnels : tels sont lessignaux
en mer, les coups de canon dans une fête
publique
le pas de328 DE LA
LANGUEcharge
à la guerre , et presque tous les mots de noslangues articulées.
4.° Enfin ,
lessignes
permanens et conventionnels : tels sont les marques distinctives desgrades
dansl’armée,
les costumes de nosfonctionnaires ,
les armoiriesqui
décorent leséquipages
de nosgrands seigneurs
et tous les mots de noslangues alphabétiques
écrites.Mais il est d’abord essentiel d’ohseiver
qu’il
en est de cette classi-fication comme de toutes les autres
qui ,
si elles offrent ànotre esprit
despoints
de reposqui ménagent
utilement sesforces,
nelui
présentent ,
d’un autrecôté , qu’une
sorte de fiction assez peu conforme à l’état réel des choses. Ainsi onconçoit qu’il peut
y avoir une infinité de nuances, soit entre lesigne
leplus
naturelet celui
qui
l’estmoins;
soit entre lesigne
leplus
durable et lesigne
leplus éphémère.
Il y a donc designes plus
ou moinsnaturels, plus ou
moinsconventionnels , plus
ou moinsfugitifs, plus
oumoins permanens y et c’est une observation que
je prie
le lecteur de nepoint perdre
de vue dans tout cequi
va suivre.Si dans nos
langues,
soitparfée ,
soitécrite,
on avait pu se borner àl’emploi
dessignes
tout-à-faitnaturels
leshommes
sans aucune étude
préalable,
s’entendraient facilement d’unpôle
àl’autre,
nous ne nous trouverions pas dans ladéplorable
nécessitéde consommer les
plus
belles années de notre vie à nous rendrefamilières les
langues
des différenspeuples
avecqui
nous devonscorrespondre ,
et des divers écrivains que nous voulonsconsulter ;
et nous ne serions pas
obligés,
à notregrand préjudice, de sacrifier,
pour ainsi
dire,
l’étude des choses à celle des mots.C’est ,
parexemple ,
parce que leshorloges parlent
unelangue
fortnaturelle ,
-que celles de Berlin sont aussi bien
coniprises
par unespagnol
que le sont celles de Madrid par unprussien
et c’ett encore parce que le dessin et lapeinture
sont des écritures naturelles que nos badauds de Paris ne s’arrêtent pas avec moins decomplaisance
devantles caricatures de Londres que ne le font ceux de Londres devant les caricatures de Paris.
329 Mais
les nuances de nos idéessont
si nombreuses et sifugitives
que, même dans l’état de civilisation le moins
avancé,
lessignes
naturels ne
pourraient
suffire à lesexprimer
toutes sansconfusion ;
et d’ailleurs comment
exprimer
autrement que par dessignes
arti-ficiels tant d’idées dont
l’objet
nedonne
aucuneprise
aux senset ne
peut
être" offert à aucun d’eux.Toutefois,
il estprobable
que
l’usage
dessignes
naturels aprécédé
celui de tous les autres.On
peut conjecturer,
avecvraisemblance ,
que , soit par lanégli-
gence de ceux
qui
lesemployaient ,
soit par le désir de rendre lalangue plus concise ,
cessignes
se serontgraduellement altérés ; qu’en
voyant
que les altérationsqu’ils
avaient subin’empêchaient pourtant
pas d’en retirer les mêmesservices,
on aura conçu l’idéed’employer,
concurremment avec eux, d’autres
signes
de pureinstitution;
et voilàcomment, sans recourir à aucune ressource
surhumaine ,
onpeut
concevoir la-formation et le
perfectionnement progressif
de toutes noslangues.
Il est mêmequelques
éruditsqui pensent qu’il
n’est aucunde nos
signes qui
soit de pureinstitution ,
etqui
ont mêmeessayé d’expliquer
lagénération
de laplupart
d’entre eux , par une suite d’altérationsqu’ont
subi dessignes
tout-à-fait naturels(*). Quoi qu’il
en
.soit,
lessignes
de noslangues
sontprésentement,
presque entotalité,
dessignes
de pure convention.Si les conventions
qui
ont donné naissance à ces sortes designes
avaient pu être à la fois universelles et
durables ,
une seulelangue
nous suflirait
aujourd’hui
pour nous mettre en relation non seulementavec nos
contemporains ,
mais même avec ceuxqui
ont écrit dans les temps lesplus éloignés
de nous;mais ,
d’unepart,
l’isolément où ont véculong-temps
les uns des autres les différenspeuples
dela terre et la diversité de leurs m0153urs , et d’une autre les altérations
progressives
que cessignes
ontéprouvées,
n’ont paspermis qu’il
en(*)
Voyez ,
enparticulier,
le Mondeprimitif
de COURT DEGÉBELIN.
J. D. G.
330
.DE
LALANGUE
fût
ainsi ;
et telle est la cause de la diversitépresque infinie. des langues
tant anciennes que modernes. C’est ungrand
mal sansdoute ;
mais c’est un malqui
ne saurait êtreréparé
que par l’ins- titution d’unelangue philosophique ,
très-difficile acréer ,
etptus
difficile encore à laire
universellement admettre, quelque simple
et
quelque parfaite qu’on
voulût d’ailleurs la supposer. Laissons donc -là
leslangues vulgaires ; mais, .puisque chaque jour
voitintroduire
de nouveaux
signes
dans lalangue
des diversessciences,
examinonsquelles
sont les maximesqui
doiventprésider
à l’Institution de ceslignes,
etjusqu’à quel point
lessignes déjà
instituéss’approchent
ou
s’éloignent
-des conditionsqui,
enconséquence
de ces mêmesmaximes 1
en auraient dûrégler
le choix.I. Il est d’abord évident que
plus
unsigne
d’institutionapprochera
d’être naturel et moins aussi
Fespnt
aura d’effort à faire pour en découvrir et pour en retenir lasignification. Ainsi,
parexemple ,
le.
boulanger qui
étale despains
sur le devant d-e samaison ,
pourannoncer aux passans
qu’il
en fait le commerce , se faitcomprendre
des
étrangers
comme desnationaux ,
tandisqu’un étranger peut
fort bien ne pas
comprendre
ce quesignifie
le rameau vertqui
sert
d’enseigne
à noscabaretiers, ,
parcequ’ici
lesigne
n’aplus
aucune
analogie
avec la chosesignifiée.
Un parnpreremplirait
cettedestination d’une manière moins
imparfaite.
IL
Lorsqu’un signe
estpurement conventionne] ,
il serait fort a désirer que la conventionqni
enrègle l’usage
fût aussi univer- sellequ’il
sepourrait. C’est,
enparticulier,
cequ’on
s’estproposé
en France dans l’institution des mesures
métriques.
C’est aussi parce que lessymboles algébriques
ont étégénéralement adoptés
partous les
géomètres
del’Europe, qu’il
est si f acile d’entendre des traités d’analise écrits dans unelangue qu’on
nepossède qu’impar-
faitement,
et danslesquels
leprogrès
du calcul aide sipuissamment
à
l’intelligence
du texte. La même considération nepourrait égale-
ment
que
rendre fort désirablel’adoption , proposée
parVolney
d’un
alphabet
commun à toutes leslangues
de la terre. Il estmême
telles
circonstances où des conventionstrop
circonsciitespeuvent
entraîner de gravesaccidens ,
etcompromettre
la vie même des individus. Je nesais,
parexemple jusqu’où
s’étendl’usage
de la croix de
funeste présage
dontparle
Boileau dans sa VI.esatire ; mais ,
comrne c’est ici unsigne
éminemmentconventionnel , il
est clair que cette croixpeut
fort Lienn’être,
pour unétranger, d’aucune garantie
contrele’risque auquel l’exposent
des couvreursqui,
Grimpés
au toit d’une maison,En font
pleuvoir
l’ardoise et la tuile à foison.Suivant
cettemaxime ,
on doit trouver fortheureux
queles géo- mètres ,
sans aucune conventionformelle ,
se soientaccordés
à.attacher constamment certains
signes
aux mêmesidées ,
et soientdans
l’usage,
parexemple,
dedésigner toujours
lerapport
du.diamètre à la circonférence par ,
la
base deslogarithmes naturels
par e la
gravité
g,, et ainsi du reste. Ce n’estpoint,
eneffet,
une
petite
affaire que d’avoir constammentprésente
à lapensée
dans tout le cours d’une
longue question.,
lasignification
de tousles
symboles qu’on
yconsidère,
sur-toutlorsque
cessymboles
sontfort nombreux. Plus donc ces sortes de conventions seront
multipliées
et
plus
aussil’esprit
s’en trouverasoulagé.
III. Quoiqu’il n’y. ait ,
au,fond ,
aucun inconvénientgrave à
attacher plusieurs signes à
une mêmeidée ; cependant , comme’
un surcroît de
signes
esttoujours
unecharge
pour lamémoire,
il est
beaucoup plus convenable
de s’abstenir de ces sortes de dou- blesemplois , qui
ne sauraient offrir leplus léger dédommagement
de
lapeine qu’ils procurent. Ainsi ,
parexemple , puisque
la no-tation des
proportions peut
êtreremplacée
par celle deséquations,
et
que
celle-ci nepeut à l’inverse
êtrecomplètement suppléée
parl’autre ;
ne serait-il pas convenable de neplus employer
que cettedernière , qu’on
esttoujours obligé
de connaître et que lia-titre ne sauraitdispenser d’apprendre.
On abien,
à lavérité
dessynonymes
332 DE LA
LANGUE
dans les
langues vulgaires ,
mais ilsn’y
sont utiles que par cela mêmequ’étant
des synonymesimparfaits ,
ilspermettent d’exprimer
toutes les nuances d’idées avec une exacte
précision.
IV.
Toutefois, il n’y
a , dans l’affectation deplusieurs signes
à unemême idée
qu’une
embarrassantesuperfluité ; mais ,
cequi
ne de-vrait
jamais
êtretoléré,
et cequi pourtant
n’est malheureusemeut quetrop ordinaire ,
c’est l’affectation d’un mêmesigne
à des idéesdifférentes.
Voilà ,
parexemple ,
comment nous avons , en arith-métique,
des diviseursqui
divisent et desdiviseurs qui
ne divisentpas ; et voilà encore comment , eu
géométrie ,
les mots axe etpôle s’emploient âujourd’hui
sous unemultitude d’acceptions
diverses(*).
Ce vice de nos
langues scientifiques
tientprincipalement
à cetterépugnance
que nous avons tous pour l’introduction des mots nou- veaux ;répugnance qu’on
ne sauraitraisonnablement justifier
etpar suite de
laquelle
nous ne pouvons nousgarantir
descontinuelles méprises qu’entraînerait
Inévitablementl’acception multiple
des mots,que
par
l’attention laplus
soutenue dans laconstruction
de nosphrases.
V. Non seulement on ne doit pas affecterà une idée un
signe déjà
destiné à en
représenter
unautre ;
mais il est même souvent très- bon que lesigne
dont on fait choix n’ait absolument aucun autre sens , soit dans lalangue
où onl’adopte ,
soit dans tout autre,que celui pour
lequel
on le destine.Ainsi ,
parexemple , Lavoisier, trompé
par une fausseinduction ,
a donné à une certaine substancele nom
d’oxigène,
parcequ’il
a cruapercevoir
en elle legénérateur
universel des
acides ; mais, aujourd’hui qu’on
saitqu’il
en est au-(*) C’est encore ainsi
qu’en
astronomie ce qu’onappelle longitude
et latitudedans le
ciel
, n’est pas la même chQ8e quece à quoi
on donne les mêmes dénominations sur la terre.J. D. G.
trement ,
SCIENCES.
333trement, il est évident que cette dénomination peut
tromper
ceuxqui
savent un peuplus
de grec que de chimie.Il est donc très-bon
qu’un signe
nouveauqué
l’on introduit dans lalangue
d’une science nepréjuge
rien sur Ja nature et les pro-priétés
del’objet qu’il
est destiné àreprésenter ;
et on voit par la combien estgrande
l’erreur de ceuxqui
veulent que les mots soient enquelque
sorte des définitionsabrégées,
etqui
nepermettent
l’introduction d’un mot nouveauqu’autant qu’on
leur fait voirqu’il
est dérivé de
quelque
autre mot connu ; ils devraient bien nousexpliquer enfin quels précieux avantages peuvent
résulter de cettepratique ?
VI. Une attention
qui
n’est pas moins utile dans le choix dessignes,
c’estqu’ils
ne deviennent pas une sorte de barrièrequi
vienne
s’opposer
à undéveloppement
ultérieur desidées ,
ou dumoins le rendre
plus
lent ouplus
difficile.C’est ,
parexemple y
l’inconvénient
qu’auraient
eu les notations flnxionnelles deNewton ,
si elles avaient
prévalu
sur les notations différentielles de Leibnitz.Il est
clair ,
eneffet , qu’aussi long-temps qu’on
auraitécrit y, ,
etc.,au lieu de
dy , d2y,...,
on n’auraitjamais songé
àl’expression d"r sur- tout
dans le cas où n seraitsupposé
fractionnaire ounégatif.
VII. Mais une attention extrêmement recommandable dans le choix des
signes ,
parce que c’est une de cellesqui peuvent
leplus
contribuer à rendre l’étude des sciences facile et à en reculer les
limites ;
c’est d’établir entre cessignes
des relationsqui
soient lapeinture
fidèle de cellesqui
existent entre lesobjets qu’ils
sontdestinés à
représenter ;
de telle sorte que les conventions à établirsur
l’acception
de cessignes
se trouvent , pour ainsidire ,
réduitesà leur
plus simple expression. C’est ,
parexemple,
un butqui
aété très heureusement atteint dans la nomenclature des mesures
métriques.
Dans l’anciensystème ,
eneffet ,
les noms des mesuresde
chaque
série avaient des dénominations propres etindépendantes
les unes des autres ,
qui
ne laissaient pas même soupçonner leurrapport
degrandeur ; de.
telle sorte quechaque
dénomination neTom. XII.
46
334
nE LA LANGUEs’appliquait
à sonobjet qu’en
vertu d’une conventionexpresse ; et,
cette convention connue pour les dénominations des mesures d’une
série ,
on n’en était pasplus
avancé pour celles des mesures detoute autre série. Dans le
système métrique ,
auconti aire,
dèsque l’on sait
quelle acception
on doit attacher aux motsMètre, Are, Stère ,
Litre etGramme ,
et àceux-ci, Myria , Kilo
Hecto, Déca , Déci, Centi, Milli ,
on est en état de nommer,sans hésitation et sans
méprise ,
et dedistinguer parfaitement
lesunes des autres
quarante,
unités de mesures différentes.Ce n’est donc pas parce que les mots
Myria , Kilo, Hecto ,
Déca sont tirés du grec ; ce n’est pas parce que les mots
Déci , Cenli,
Milli sont tirés dulatin ;
ce n’est pas enfin parce que lesmots
Mètre, Are, Stère , Litre
Gramme sont dérivés d’autresmots antérieurement
employés.,
que lalangue
des mesuresmétriques
est une
langue
bienfaite ;
ce choix n’offre quet’avantage très-léger
de rendre
l’intelligence
de cettelangue
un peuplus
facilement acces-sible au
plus petit
nombre de ceuxqui
sont dans le casd’en
faireusage. Ce
qui
rend lalangue
des mesuresmétriques
unelangue
bien
faite ,
c’estuniquement
que le nom dechaque
unité de mesurefait
toujours
nettement connaître et àquelle
sérieappartient
cetteunité
etquel
rang elle occupe dans cettesérie ;
c’est que les motsde cette
langue peuvent
êtrerégulièrement
distribués dans les casesd’une table à double
entrée ,
dont il suffit de voir lapremière
bandehorizontale et la
première
colonneverticale ,
pour en connaîtrecomplètement
toutel’organisation
intérieure(*).
(*) Une
question qui
nousparaît
assezpiquante ,
mais que néanmoins nous-n’entreprendrons
pas de résoudre, est celle de savoir s’il y aplus
d’avantageque d’inconvénient à ce que les
signes,
soit vocaux , soit écrits , se ressemblent d’autantplus
que les idéesqu’ils expriment
sont moins dissemblables. Nous voyons, parexemple ,
que dans leur prononciation les mots bain et pain se ressemblentbeaucoup,
bienqu’ils expriment
des idées. fort différentes ; tandisqu’au
contraire les mots pain etgâteau, qui expriment
des idées très-voisines,SCIENCES.
Il est
pourtant permis
de douter que cettelangue
eût été reçuepar les savans, sans l’attention
qu’ont
eu les inventeurs d’en faire dériver les mots d’autres motspris
dans leslangues anciennes ;
enquoi,
ausurplus ,
ils se seraient montrésbeaucoup
moins raison-nablcs que la multitude
qui
aaccepté
ces mêmes mots sans s’in-former aucunement de leur
origine,
etqui
même a pu croirequ’ils
avaient été formés de toutes
pièces.
VIII.
Lorsqu’on
trouve ainsi unavantage
évident à former desmots ou des
signes composés ,
onpeut
alors en tolérerla longueur
et la
complication ; mais ,
dans le cascontraire ,
on ne de-vrait
jamais
souffrir dans lessignes
de nos idéesque
lacompli-
cation strictement
nécessaire
pour en varier les formes autant que leur nombre peutl’exiger.
C’est même là un desprincipaux
avan-tages
de lalangue algebrique.
Sa concisionpermet
de saisir d’une seule vue toutes les diversesparties
d’uneformule ,
etd’y
aper- cevoir facilement des rapportsqu’une langue
moins briève ne laisseraitque difficilement découvrir. On
peut
en dire autant de lalangue
forment des sons très-différens. De même , dans l’écriture , les mots un et nu se confondent presque à la vue,
quoiqu’ils
aient un sens très-différens , tandis que les mots un et le, qu’on ne sauraitprendre
l’un pour l’autre ,n’expriment
que deux nuances d’une même idée.
On peut observer, en faveur de l’une des deux
opinions ,
que si lessignes
de deux idées
peu
différentes sont eux-mêmes presque semblables , on y trou-vera cet avantage que, si , dans un discours ou dans une écriture
rapide ,
on substituel’un à l’autre, il en résultera la moindre altération
posaible
dans le sens de laphrase ;
mais nous sentons fort bienqu’on
peut objecter que par là même quecette altération sera peu considérable , il en deviendra doutant
plus
difficile del’apercevoir ;
tandisqu’il
n’en serait pas ainsi, si unelégère
altération dans lesigne
lui faisait tout-à-coupreprésenter
une idée si totalement différente de lapremière,
que la substitution de celle-ci à l’autre dût rendre le discours tout-à-fait
insignifiant.
J. D. G.