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« FAIRE » LA DIFFÉRENCE

(Traduction de Laure de Verdalle et Anne Revillard)

Candace West et Sarah Fenstermaker

ENS Paris-Saclay | « Terrains & travaux » 2006/1 n° 10 | pages 103 à 136

ISSN 1627-9506

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.inforevue-terrains-et-travaux-2006-1-page-103.htm

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Candace West et Sarah Fenstermaker

« Faire » la différence

1

(Traduction de Laure de Verdalle et Anne Revillard)

Les mathématiques ne sont généralement pas considérées comme un domaine particulièrement féminin. Les filles ne sont pas censées êtres bonnes en maths, et les femmes ne sont pas censées aimer les maths. On peut donc s’étonner que nous autres chercheuses féministes nous soyons autant appuyées sur des métaphores mathématiques pour décrire les relations entre genre, race et classe2. Par exemple, certaines d’entre nous ont eu recours aux opérations de base de l’arithmétique pour additionner, soustraire ou diviser ce que nous savons de la race et de la classe à ce que nous savons déjà du genre. Certaines ont utilisé la multiplication, en essayant de déduire les effets du tout à partir de la combinaison de différentes parties.

D’autres ont utilisé la géométrie, en s’inspirant d’images d’inter- sections ou d’emboîtements de plans et d’axes.

Bien sûr, le degré de sophistication de nos métaphores mathémat- iques varie souvent selon la complexité apparente de nos propres expériences. Celles d’entre nous qui ont pu à un moment « oublier » la race et la classe dans leurs analyses des relations de genre seront plus susceptibles de les « ajouter » ultérieurement. Inversement, celles d’entre nous qui n’ont jamais pu oublier ces dimensions de la vie sociale seront plus susceptibles d’utiliser un langage géométrique complexe dès le départ. Néanmoins, l’existence d’une telle diversité d’approches semble indiquer les difficultés que nous avons toutes rencontrées en nous confrontant à ce sujet.

1 La version originale de cet article a été publiée en février 1995 dans Gender & Society : WEST (C.) et ZIMMERMAN (D. H). “Doing difference“, Gender & Society, vol.9, n.1, pp. 8-37. L’article a été traduit et reproduit ici avec l’aimable autorisation de Sage Publications, Inc. Des passages de la version originale (indiqués au fil du texte par […]) ont été supprimés pour s’adapter au format de la revue.

2 Dans cet article, nous utilisons « race » plutôt que « ethnicité » pour saisir les croyances de sens commun des membres de notre société. Comme nous le montrerons, ces croyances sont fondées sur l’hypothèse selon laquelle les différentes « races » peuvent être distinguées de façon sûre l’une de l’autre.

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Comme on pouvait s’y attendre, la prolifération de ces approches a provoqué des confusions considérables dans la littérature existante.

Dans le même livre ou article, on peut trouver des références au genre, à la race et à la classe comme des « systèmes intersécants », des « catégories imbriquées », ou des « bases multiples » de l’oppression. Dans un même recueil, on peut trouver des chapitres qui conçoivent le genre, la race et la classe comme des axes distincts, tandis que d’autres les conçoivent comme concentriques. Le problème est que ces différentes formulations ont des implications théoriques très différentes, bien que rarement explicitées. Par exemple, si l’on pense au genre, à la race et à la classe comme à des catégories qui s’ajoutent, le tout ne sera jamais plus grand (ou plus petit) que la somme de ses parties. À l’inverse, si on les conçoit comme des multiples, le résultat pourrait être plus grand ou plus petit que la somme des parties, selon le signe qui précède3. Les métaphores géométriques compliquent davantage les choses, puisqu’il nous reste à savoir dans quelle direction vont ces plans et ces axes après s’être coupés (et s’il s’agit de plan et d’axes parallèles, ils ne se croiseront jamais).

Notre objectif dans cet article n’est pas d’avancer une théorie mathématique supplémentaire, mais de proposer une nouvelle façon de penser le fonctionnement de ces relations. […] Dans une formulation antérieure, nous négligions la race et la classe4. Il s’agissait dès lors d’un cadre incomplet pour comprendre les inégalités sociales. Dans cet article, nous prolongeons notre analyse pour prendre explicitement en considération les relations entre genre, race et classe, et pour reconceptualiser la « différence » comme la réalisation5 permanente des interactions. Nous rendons d’abord compte de la critique majeure adressée à la pensée féministe, à savoir son caractère et ses préoccupations typiquement blancs et de classe moyenne, qui en restreignent sérieusement la portée. Nous montrons comment la recherche féministe en est ainsi venue à faire des emprunts aux mathématiques. Nous analysons ensuite comment les conceptualisations existantes du genre ont accentué le problème,

3 On peut par exemple comparer les implications très différentes de « Double péril :être noire et femme » (Beale 1970) et « Effets positifs du multiple négatif : une explication du succès des femmes noires professionnelles » (C. Epstein 1973).

4 NdT : il s’agit de l’article « Doing Gender » publié en 1986 par West et Zimmerman.

5 NdT : nous traduisons ici « accomplishment » par « réalisation » afin de rendre compte de la dimension de processus qu’implique cette expression.

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en faisant du recours aux métaphores mathématiques la seule alternative possible. Enfin, en prenant appui sur notre précédente conceptualisation ethnométhodologique du genre, nous développons les autres implications d’une telle perspective pour la compréhension de la race et de la classe. Nous affirmons que bien que le genre, la race et la classe – ce que les gens expérimentent comme des catégories organisant la différence sociale – présentent d’un point de vue descriptif des caractéristiques et des effets fort différents, ils sont néanmoins comparables en tant que mécanismes producteurs d’inégalités sociales.

Le biais blanc de classe moyenne dans la pensée féministe

Qu’y a-t-il dans la pensée féministe qui rend les concepts de race et de classe si difficiles à articuler dans le cadre de ses propres paramètres ? La réponse la plus courante – et la plus troublante – qu’on s’accorde à donner à cette question est que la pensée féministe souffre d’un biais blanc de classe moyenne. Le fait que les sensibilités blanches et de classe moyenne soient privilégiées dans la pensée féministe résulte à la fois des caractéristiques de celles qui ont produit la théorie, et de la manière dont elles l’ont produite. Le point de vue privilégié des femmes blanches de classe moyenne dans une culture raciste et bornée en termes de classe rencontre la tendance occidentale à construire le soi comme distinct de « l’autre », ce qui déforme leur description de la réalité dans des directions prévisibles (Young, 1990). Les effets de ces distorsions ont été identifiés dans des contextes variés, et leur analyse a renouvelé tous les aspects de la recherche féministe (voir par exemple Aptheker, 1989 ; Collins, 1990 ; A.Davis, 1981 ; Hurtado, 1989 ; Zinn, 1990).

Par exemple, bell hooks (1984) souligne que le féminisme aux États- Unis n’a jamais trouvé son origine parmi les femmes les plus opprimées par le sexisme […]. Le fait que les femmes les plus victimisées sont les moins susceptibles de protester est, selon hooks, une conséquence même de leur victimisation. Dans cette perspective, le caractère blanc de classe moyenne de l’essentiel de la pensée

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féministe est une conséquence directe des identités de celles qui la produisent.

Aida Hurtado (1989) souligne par ailleurs que la production d’écrits féministes demande du temps et des ressources : « sans aide financière, peu d’étudiants à faible revenu et appartenant aux minorités raciales / ethniques peuvent aller à l’université ; sans accès aux études supérieures, peu d’intellectuels issus de la classe ouvrière ou appartenant aux minorités raciales / ethniques peuvent devenir professeurs » (p. 838). Étant donné que ce sont des universitaires qui dominent la production de la recherche féministe académique, il n’est pas étonnant que la théorie féministe soit dominée par des femmes blanches très diplômées (voir aussi hooks, 1981 ; Joseph et Lewis, 1981).

D’autres auteurs (Collins, 1990 ; A.Davis, 1981 ; Lorde, 1984 ; Moraga et Anzaldua, 1981 ; Zinn et al., 1986) attirent l’attention sur le racisme et le classisme des universitaires féministes elles-mêmes.

Maxine Baca Zinn et ses collègues (1986) font remarquer que

« malgré l’intérêt et la sollicitude dont font fréquemment preuve les féministes blanches de classe moyenne à l’égard du sort des femmes appartenant à des minorités ou à la classe ouvrière, celles qui tiennent les positions clés dans les revues féministes importantes sont aussi blanches que leurs collègues qui dirigent d’autres publications en sciences humaines et sociales » (p. 293). Le racisme et le classisme peuvent revêtir des formes variées. Adrienne Rich (1979) affirme que bien que les féministes blanches (de classe moyenne) ne pensent pas nécessairement de façon consciente que leur race est supérieure à toute autre, elles sont souvent atteintes d’une forme de « solipsisme blanc » – consistant à penser, à imaginer et à parler « comme si la blanchéité décrivait le monde », ce qui crée

« des oeillères qui empêchent tout simplement de percevoir l’exist- ence ou l’expérience non blanches comme douées de sens ou de valeur, sauf à travers des réflexes de culpabilité spasmodiques et impuissants, qui n’ont pas ou très peu d’utilité à long terme » (p. 306). Des féministes blanches de classe moyenne peuvent ainsi se déclarer préoccupées par « le-racisme-et-le-classisme », pensant en toute bonne conscience qu’elles ont par là même tenu compte de différences profondes dans l’expérience des femmes ; mais elles

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peuvent dans le même temps complètement échouer à voir ces différences (Bhavani, 1994).

Rien n’empêche ces dynamiques de coexister et de fonctionner ensemble. Par exemple, pour Patricia Hill Collins (1990), la suppres- sion de la pensée féministe noire provient à la fois des préoc- cupations de race et de classe des féministes blanches, et du manque de participation des intellectuelles noires dans les organisations féministes blanches qui en a découlé. […] Prises individuellement ou en combinaison les unes avec les autres, ces différentes sources de biais expliquent en grande partie pourquoi l’articulation de la race et de la classe à l’intérieur des paramètres de la pensée féministe a globalement échoué. Cependant, elles ne permettent pas d’expliquer le recours aux métaphores mathématiques pour rétablir l’équilibre.

Pour comprendre cet autre phénomène, c’est vers la logique de la pensée féministe elle-même qu’il faut se tourner.

Les métaphores mathématiques et la pensée féministe Dans la lignée des suggestions précédentes de bell hooks (1981 ; voir aussi Hull, Scott et Smith, 1982), Elizabeth Spelman (1988) affirme que dans la pratique, le terme « femmes » agit en fait dans la pensée féministe blanche comme un terme faussement générique mais très efficace.

« Le “problème de la différence” dans la théorie féministe […]

n’a jamais consisté à essayer de mettre en balance l’importance de ce que nous avons en commun avec l’importance de nos différences. Formuler ainsi les choses revient à dissimuler deux faits cruciaux : d’abord, la description de ce que nous avons en commun “en tant que femmes” a presque toujours été le fait de femmes blanches de classe moyenne. Ensuite, la “différence” de ce groupe de femmes – c’est-à-dire en tant que femmes blanches et de classe moyenne – n’a jamais eu besoin d’être “introduite” dans la théorie féministe. Introduire la “différence” signifie introduire les femmes qui ne sont pas blanches et de classe moyenne » (p. 4).

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[…] Quelles sont les implications d’un mode de pensée féministe qui est si sérieusement limité ? La plus importante, selon Spelman (1988), est l’hypothèse selon laquelle on peut isoler le genre de la race et de la classe, et que cette distinction est à la fois efficace et heuristique. Pour l’illustrer, elle mobilise les écrits de plusieurs féministes blanches qui analysent le sexisme par comparaison et opposition avec « d’autres » formes d’oppression. C’est là que, selon Spelman, se situent les fondements des modèles additifs du genre, de la race et de la classe, qui sont à l’origine du « problème de l’esperluette6 » :

« De Beauvoir fait souvent des comparaisons entre le sexe et la race, ou entre le sexe et la classe, ou entre le sexe et la culture… des comparaisons entre le sexisme et le racisme, entre le sexisme et le classisme, entre le sexisme et l’antisémitisme. Dans les travaux de Chodorow et d’autres à sa suite, on observe un empressement à chercher des liens entre le sexisme et d’autres formes d’oppression conçues comme distinctes du sexisme » (Spelman, 1988, p. 115).

Spelman remarque que dans les deux cas, les tentatives d’ajouter

« d’autres » éléments d’identité au genre, ou « d’autres » formes d’oppression au sexisme, masquent les identités de race (blanche) et de classe (moyenne) de celles qui sont vues comme « femmes » au départ. Ici le « solipsisme blanc » de Rich intervient à nouveau, et il est difficile de concevoir comment les femmes qui ne sont pas blanches et de classe moyenne entrent dans ce cadre. […] L’analyse de Spelman (1988) met en évidence le problème suivant : si l’on considère qu’il est possible d’isoler clairement le genre de la race et de la classe, alors on a toutes les raisons de supposer que les effets des trois variables peuvent être multipliés, avec des résultats qui dépendent de la valence (positive ou négative) de ces variables multipliées ; cependant, si nous admettons que le genre ne peut pas être distingué conceptuellement de la race et de la classe, alors les métaphores multiplicatives ont peu de sens.

Si les effets de « l’oppression multiple » ne sont ni simplement additifs, ni simplement multiplicatifs, que sont-ils ? Des chercheurs

6 NdT : ce terme désigne le signe « & ».

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les ont décrits comme le produit de « systèmes de relations et de signification simultanés et entrecroisés » (Andersen et Collins, 1992 ; voir aussi Almquist, 1989 ; Collins, 1990 ; Glenn, 1985). Cette description est utile à travers la caractérisation précise qu’elle offre des personnes qui sont simultanément opprimées sur la base du genre, de la race et de la classe, en d’autres termes, celles qui se trouvent « à l’intersection » des trois systèmes de domination ; cependant, si l’on conçoit le fondement de l’oppression comme quelque chose de plus que l’appartenance à une catégorie, alors les implications théoriques de cette formulation sont perturbantes. Par exemple, quelles conclusions devrait-on tirer de comparaisons potentielles entre des personnes qui font l’expérience d’une oppres- sion sur la base de leur race et de leur classe (par exemple, des hommes ouvriers de couleur) et des personnes qui sont opprimées sur la base de leur genre et de leur classe (par exemple, des femmes ouvrières blanches) ? […]

Quelles conclusions peut-on tirer de comparaisons entre d’une part des personnes dont on dit qu’elles souffrent d’une oppression « à l’intersection » des trois systèmes, et d’autre part des personnes qui se trouvent à l’intersection de seulement deux d’entre eux ? On conclura probablement que ces dernières sont « moins opprimées » que les premières (en présupposant que chaque ensemble d’identité catégorielle accumule en son sein une quantité spécifique d’oppression). Moraga (1981) nous prévient, cependant, que « le danger réside dans le classement des oppressions. Le danger réside dans la non prise en compte de la spécificité de l’oppression » (p. 29).

Spelman (1988) tente de résoudre cette difficulté en caractérisant le sexisme, le racisme et le classisme comme « imbriqués ». Dans une veine similaire, Margaret Andersen et Patricia Hill Collins (1992) décrivent le genre, la race et la classe comme « des catégories imbriquées de l’expérience ». Vient à l’esprit l’image d’anneaux imbriqués, liés de telle sorte que le mouvement de l’un d’entre eux est contraint par les autres. Cette image est certainement plus dynamique que celles véhiculées par les modèles additifs, multiplicatifs ou géométriques : on peut voir à quels endroits les anneaux sont reliés (et à quels endroits ils ne le sont pas), et comment le mouvement de l’un d’entre eux est contraint par les

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autres. Il faut noter cependant que cette image représente toujours les anneaux comme des éléments séparés.

Le problème que pose une telle représentation se voit plus claire- ment si l’on essaye de situer des personnes données dans un tel cadre. Bien sûr, on peut considérer l’ensemble comme celui « des personnes opprimées », et les anneaux comme « les personnes opprimées par le genre », « celles opprimées par la race », et « celles opprimées par la classe » (voir figure 1). Ceci nous permet de situer les femmes et les hommes de toutes races et classes sociales à l’intérieur des zones couvertes par les cercles, à l’exception des hommes blancs de classe moyenne et supérieure, qui se retrouvent à l’extérieur. Mais que se passe-t-il si l’on conçoit le tout comme

« expérience7 » et les anneaux comme le genre, la race et la classe (voir figure 2)?

Figure 1 – Les personnes opprimées

1

« personnes opprimées par le genre »

3

« personnes opprimées par la race »

« Personnes opprimées7 par la classe »

2

4

5 6

8 1

« personnes opprimées par le genre »

3

« personnes opprimées par la race »

« Personnes opprimées7 par la classe »

2

4

5 6

8

7 Dans ce contexte, nous définissons « l'expérience » comme la participation à des systèmes sociaux dans lesquels le genre, la race et la classe affectent, déterminent, ou influencent d'une manière ou d'une autre les comportements.

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Note : 1 = femmes blanches de classes moyennes et supérieures ; 2 = femmes de couleur de classes moyennes et supérieures ; 3 = hommes de couleur de classes moyennes et supérieures ; 4 = femmes de couleur de classe ouvrière ; 6 = hommes de couleur de classe ouvrière ; 7 = hommes blancs de classe ouvrière ; 8 = hommes blancs de classes moyennes et supérieures. Cette figure est nécessairement simplifiée. Par exemple, les personnes de classes moyennes et de classes supérieures sont réunies dans la même catégorie, ce qui revient à négliger la possibilité de différences significatives entre elles.

Figure 2 – L’expérience

Genre Race

Classe 1,2,3,4,5,

6,7,8

Genre Race

Classe 1,2,3,4,5,

6,7,8

Note : 1 = femmes blanches de classes moyennes et supérieures ; 2 = femmes de couleur de classes moyennes et supérieures ; 3 = hommes de couleur de classes moyennes et supérieures ; 4 = femmes de couleur de classe ouvrière ; 6 = hommes de couleur de classe ouvrière ; 7 = hommes blancs de classe ouvrière ; 8 = hommes blancs de classes moyennes et supérieures. Cette figure est nécessairement simplifiée. Par exemple, les personnes de classes moyennes et de classes supérieures sont réunies dans la même catégorie, ce qui revient à négliger la possibilité de différences significatives entre elles.

Nous sommes ici confrontés à une possibilité instructive qui nous conduit à laisser de côté l’arithmétique : nul ne peut faire

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l’expérience du genre sans faire simultanément l’expérience de la race et de la classe. Comme le soulignent Andersen et Collins (1992),

« si la race, la classe et le genre peuvent être vus comme des axes différents de la structure sociale, les individus en font l’expérience simultanément8 » (p. xxi). C’est cette simultanéité qui a échappé à nos formulations théoriques et qui est si difficile à intégrer dans nos descriptions empiriques (pour un effort admirable, voir Segura, 1992). Pour rendre compte de cette simultanéité, il nous faut nous concentrer sur les mécanismes effectifs qui produisent l’inégalité sociale. Comment des formes d’inégalité, que nous savons aujourd’hui être davantage que la collision périodique de catégories, opèrent-elles ensemble ? Comment voyons-nous que tous les échanges sociaux, indépendamment des participants ou des effets, sont simultanément « genrés », « racialisés » et « classisés » ?

Afin de répondre à ces questions, nous présentons d’abord quelques- unes des tentatives antérieures de conceptualisation du genre. Nous sommes convaincues qu’en reconnaissant les limites de ces efforts théoriques, nous pouvons nous donner les moyens d’entreprendre une deuxième tâche : reconceptualiser les dynamiques du genre, de la race et de la classe telles qu’elles apparaissent simultanément dans les institutions et les interactions humaines.

Les conceptualisations traditionnelles du genre

[NdT : Résumé du début de cette partie – Ici les auteures prennent pour point de départ la typologie proposée par Arlie Russel Hochschild (1973) qui distingue quatre manières de conceptualiser le genre : 1° comme différences entre les sexes, 2° comme rôles de sexe, 3° par rapport au statut de minorité des femmes, et 4° par rapport au statut de caste/classe des femmes.

Elles soulignent qu’alors que les premières conceptualisations féministes raisonnaient plutôt en termes de caste/classe (ce qui conduisait à mettre l’accent sur « des facteurs externes à l’individu [comme] la structure des

8 Ici, il importe de distinguer l'expérience qu'un individu peut faire des dynamiques du genre, de la race et de la classe telles qu'elles ordonnent le déroulement quotidien de l'interaction sociale, du sentiment d’appartenance qu'un individu peut avoir en tant que membre de catégories genrées, racialisées et classisées. Par exemple, dans une interaction donnée, une femme qui est Latina et boutiquière peut faire l'expérience simultanée des effets du genre, de la race et de la classe, et cependant identifier son expérience comme se rapportant uniquement à la race, le genre ou seulement la classe.

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institutions sociales et l’impact des événements historiques »), ce sont ensuite les approches en termes de différence des sexes et de rôles de sexe, impliquant une attention à des facteurs plus individuels, qui ont prédominé. Elles montrent que malgré le développement d’une analyse du genre comme construction sociale, ces dernières perspectives restent prégnantes. En d’autres termes, « les nouvelles conceptualisations des fondements de l’inégalité de genre prennent toujours appui sur d’anciennes conceptualisations du genre. »]

Cherchant une solution à ces difficultés, Joan Acker (1992) a proposé une définition complètement différente du genre, en termes de

« distinctions formatées et socialement produites entre les individus de sexe féminin et les individus de sexe masculin, entre le féminin et le masculin… qui se produisent au cours de la participation à des organisations de travail ainsi que dans beaucoup d’autres endroits et relations » (p. 250). Ici, l’objectif est de rendre compte des « processus genrés » qui entretiennent « l’ordonnancement systématique des activités humaines, des pratiques et des structures sociales en termes de différenciation entre les femmes et les hommes » (1992, p. 567).

Nous souscrivons tout à fait à cette perspective, et constatons son utilité pour saisir la persistance et l’ubiquité de l’inégalité de genre.

L’accent mis sur les pratiques organisationnelles remet au goût du jour la préoccupation pour « la structure des institutions sociales et de l’impact des événements historiques » qui caractérisait les approches précédentes en termes de caste/classe, et permet plus facilement de rendre compte de façon simultanée du genre, de la race et de la classe comme principes de base de l’organisation sociale.

Cependant, selon nous, cette perspective reste marquée par la distinction classique entre les niveaux d’analyse « macro » et

« micro », qui conduit à décrire empiriquement et à expliquer l’inégalité sans toutefois prendre la pleine mesure des éléments communs à son déroulement quotidien. Par exemple, les « processus d’interaction » sont conceptualisés de façon distincte de « la production des divisions de genre », c’est-à-dire « les décisions et procédures manifestes qui contrôlent, ségréguent, excluent, et construisent des hiérarchies fondées sur le genre et souvent sur la race » (Acker, 1992, p. 568). La production des « images, symboles et idéologies qui justifient, expliquent et légitiment les institutions »

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constituent à leur tour un autre « processus », de même que « les processus [mentaux] internes dans lesquels s’engagent les individus quand ils construisent des personnages qui sont genrés de façon appropriée dans un contexte institutionnel donné » (Acker, 1992, p. 568). Selon nous, le « maillon manquant » de l’analyse est le mécanisme qui relie entre eux ces processus apparemment divers, un mécanisme qui permettrait de « prendre en considération l’effet contraignant des idées et des pratiques bien établies sur la capacité d’action humaine9, et permettrait également de rendre compte du fait que le système est continuellement réinterprété dans la vie quotidienne et que, sous certaines conditions, les individus résistent aux pressions à se conformer aux besoins du système » (Essed, 1991, p. 38).

Finalement, si l’on conçoit le genre comme une question de différence biologique ou de rôles différentiels, on est obligé de le penser comme distinct et extérieur à d’autres expériences socialement pertinentes et organisatrices. Cela nous empêche de comprendre comment le genre, la race et la classe opèrent simultanément. Cela nous empêche de voir comment certaines expériences peuvent prévaloir sur les autres selon les interactions. Plus fondamentalement, cela ne nous donne pratiquement aucun moyen d’aborder de façon adéquate les mécanismes qui produisent le pouvoir et l’inégalité dans la vie sociale. Nous proposons plutôt une architecture conceptuelle qui permet de penser les relations entre les pratiques individuelles et institutionnelles et entre les formes de domination.

Une perspective ethnométhodologique

[…] Le but de cet article n’est pas d’analyser les comportements situés en eux-mêmes, mais de comprendre le mécanisme de l’inégalité. Il importe de souligner que notre objectif ici n’est pas de séparer le genre, la race et la classe comme catégories sociales distinctes, mais de construire un argumentaire cohérent permettant de comprendre comment ces catégories opèrent simultanément. En quoi une perspective ethnométhodologique est-elle susceptible de

9 NdT : nous avons choisi de traduire « agency » par « capacité d’action ».

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contribuer à une telle entreprise ? Comme le souligne Marilyn Frye (1983),

« Pour que la subordination soit efficace, il ne faut pas que la structure apparaisse comme un artefact culturel maintenu en place par la décision ou la coutume humaines, mais qu’elle apparaisse comme naturelle – qu’elle apparaisse dans une large mesure comme une conséquence directe de faits qui échappent à toute manipulation humaine » (p. 34).

Le genre

Dans les sociétés occidentales, nous tenons pour acquis dans la vie quotidienne qu’il n’y a que deux et seulement deux sexes (Garfinkel, 1967). Nous percevons cet état des choses comme « rien de plus que naturel », dans la mesure où nous percevons les gens comme

« essentiellement, originellement et en dernier ressort soit “de sexe masculin”, soit “de sexe féminin” » (Garfinkel, 1967, p. 122). Quand nous interagissons avec les autres, nous prenons pour acquis le fait que chacun d’entre nous a une nature « essentiellement » masculine ou féminine – une nature qui découle de notre sexe et qui peut être décelée à partir des « signes naturels » que nous émettons (Goffman, 1976).

Ces croyances constituent les conceptions normatives de notre culture concernant les propriétés de personnes normalement sexuées. Ces croyances entretiennent le caractère apparemment

« objectif », « factuel », et « trans-situationnel » du genre dans les affaires sociales, et en ce sens, nous en faisons l’expérience comme de quelque chose d’exogène (c’est-à-dire d’extérieur à nous et à la situation particulière dans laquelle nous nous trouvons). Cependant, simultanément, la signification de ces croyances est variable selon le contexte dans lequel elles sont invoquées, et non pas invariable selon les situations, comme le laisse entendre le concept répandu de

« consensus cognitif » (Zimmerman, 1978, pp. 8-9). En outre, vu que ces propriétés des personnes normalement sexuées sont perçues comme « rien de plus que naturelles », celui ou celle qui les remet en question remet par là même en question sa qualité de membre compétent de la société.

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Considérons par exemple la manière dont ces croyances opèrent dans le processus d’assignation de sexe – la classification initiale des personnes comme soit de sexe féminin, soit de sexe masculin (West et Zimmerman, 1987). Ce processus est généralement considéré comme une détermination biologique ne nécessitant rien de plus qu’un examen très terre-à-terre pour faire « le tour de la question » (cf. la description du sexe comme un « statut attribué » dans de nombreux textes d’introduction à la sociologie). Pourtant, les critères d’assignation sexuelle peuvent varier d’un cas à l’autre (par exemple, le type chromosomique avant la naissance, ou les parties génitales après la naissance). Ces critères peuvent converger entre eux, ou non (par exemple dans le cas des hermaphrodites), et présentent une variabilité considérable selon les cultures (Kessler et McKenna, 1978). C’est notre conviction morale selon laquelle il n’existe que deux sexes, et deux seulement (Garfinkel, 1967) qui explique la facilité relative avec laquelle s’accomplit l’assignation sexuelle initiale. Cette conviction accorde aux individus de sexe féminin et aux individus de sexe masculin le statut d’entités non équivoques et

« naturelles », dont les tendances sociales et psychologiques peuvent être prédites à partir de leurs fonctions reproductives (West et Zimmerman, 1987). D’un point de vue ethnométhodologique, le sexe n’est pas le simple résultat d’une affirmation directe des « faits » biologiques, mais est socialement et culturellement construit.

Considérons maintenant le processus de catégorisation de sexe – l’identification permanente des personnes comme filles ou garçons, ou comme femmes ou hommes, dans la vie quotidienne (West et Zimmerman, 1987). La catégorisation de sexe ne passe pas par un ensemble bien défini de critères qui doivent être satisfaits pour identifier quelqu’un ; elle implique plutôt de traiter les apparences (par exemple le maintien, l’habillement et l’allure) comme signes d’états de fait sous-jacents (par exemple des arrangements anatomiques, hormonaux et chromosomaux). Ce qu’il importe de faire ressortir ici est la chose suivante : alors que la catégorie de sexe est utilisée comme un « indicateur » du sexe, elle ne dépend pas de lui. Les membres de la société « verront » un monde peuplé par deux sexes et deux seulement, même dans des situations publiques qui excluent un examen des « faits » physiologiques. Dans une telle perspective, il importe de distinguer la catégorie de sexe de

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l’assignation de sexe, et de distinguer ces deux concepts du fait de

« faire » le genre.

Le genre, selon nous, est une réalisation située des membres de la société ; c’est la gestion locale des comportements selon les conceptions normatives des attitudes et des activités appropriées pour des catégories de sexe particulières (West et Zimmerman, 1987). Dans cette perspective, le genre n’est pas simplement un attribut individuel mais quelque chose qui est réalisé dans l’interaction avec les autres. Ici, tout comme dans nos travaux antérieurs, nous nous basons sur la définition de la descriptibilité10 que propose John Heritage (1984) : la possibilité de décrire des actions, des circonstances, et même de se décrire soi-même de façon à la fois sérieuse et conséquente (par exemple, comme « non féminin(e) » ou « non masculin(e) »). Heritage souligne que les membres de la société caractérisent de façon routinière les activités d’une manière qui en tienne compte (par exemple, en les nommant, les décrivant, les condamnant, les excusant, ou simplement en reconnaissant leur existence) et les classent dans un cadre social (c’est-à-dire, en les situant dans le contexte d’autres activités qui sont similaires ou différentes).

C’est le fait que des activités peuvent être ainsi décrites qui rend possible de les mener tout en étant vigilant quant à la manière dont elles vont être évaluées (par exemple, comme des comportements

« féminins » ou « masculins »). Il importe de souligner ici trois points importants et subtils. Premièrement, la notion de descriptibilité est pertinente non seulement pour les activités qui se conforment aux conceptions normatives dominantes (c’est-à-dire, des activités qui sont menées « de manière ordinaire », et qui de ce fait, ne méritent pas plus qu’un coup d’oeil en passant) mais aussi pour les activités déviantes. Le problème n’est pas la déviance ou la conformité ; c’est plutôt la possibilité d’évaluation de l’action par rapport à des conceptions normatives, et les conséquences probables de cette évaluation sur les interactions ultérieures. Deuxièmement, le processus par lequel on rend une action descriptible se réalise dans l’interaction. Comme l’explique Heritage (1984), la descriptibilité permet aux individus d’orienter leurs activités par rapport aux

10 NdT : nous traduisons accountability par « descriptibilité », et to account for par « rendre compte de ».

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circonstances de celles-ci – de façon à permettre aux autres de prendre en considération ces circonstances, et de voir ces activités pour ce qu’elles sont. Dès lors, « l’intersubjectivité des actions repose en fin de compte sur une symétrie entre d’une part la production de ces actions et de l’autre leur reconnaissance » (p. 179) – production et reconnaissance se faisant toutes deux en fonction des circonstances de ces actions11. Troisièmement, même si ce sont les individus qui font le genre, le processus par lequel on rend quelque chose descriptible a un caractère à la fois interactionnel et institutionnel : il s’agit d’une caractéristique des relations sociales, dont l’expression provient de l’arène institutionnelle qui donne vie à ces relations. […]

De toute évidence, le genre est bien plus qu’un rôle ou qu’une caractéristique individuelle : c’est un mécanisme par lequel l’action sociale située contribue à la reproduction de la structure sociale (West et Fenstermaker, 1993). […]

Alors que le genre apparaît habituellement comme un attribut sans référent ou origine sociale explicites, cette formulation permet de le resituer dans l’interaction sociale. Ceci permet d’étudier comment le genre intègre des apports sociaux, comment il est plus ou moins saillant selon les contextes, comment il varie dans ses conséquences, et comment il opère pour produire et maintenir le pouvoir et l’inégalité dans la vie sociale. Dans ce qui suit, nous étendons cette reformulation à la race, puis à la classe. Par cette extension, nous ne suggérons pas une équivalence des oppressions. La race n’est pas la classe, ni le genre ; cependant, alors qu’il est probable que race, classe et genre intègrent différents apports sociaux et ont souvent des conséquences sociales extrêmement différentes dans une situation sociale donnée, nous suggérons qu’il peut être heuristique de comparer la manière dont ils opèrent. Ici, nous nous intéresserons aux mécanismes sociaux du genre, de la race et de la classe, car c’est ainsi que l’on peut saisir la façon dont ils opèrent simultanément dans les affaires humaines.

11 Que l'on puisse demander aux gens de rendre des comptes ne signifie pas qu’ils devront nécessairement rendre des comptes dans chaque interaction. L’enjeu ici n'est pas le résultat d'une interaction en particulier, mais la possibilité de devoir rendre des comptes dans toute interaction.

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La race

Aux États-Unis, pratiquement toutes les activités sociales rendent possible d’en catégoriser les participants selon la race. Les tentatives faites pour établir la race comme un concept scientifique ont été peu fructueuses (Gossett, 1965 ; Montagu, 1975 ; Omi et Winant, 1986 ; Stephans, 1982). Il n’existe, par exemple, aucun critère biologique (qu’il soit hormonal, chromosomique ou anatomique) qui permette aux médecins d’attribuer une race à la naissance et de classer ainsi les êtres humains dans des races distinctes. De plus, parce qu’elles changent selon l’époque et le lieu, les catégories raciales et leurs significations sont arbitraires. Néanmoins, dans la vie quotidienne, les gens peuvent et n’hésitent pas à se classer et à classer les autres à partir de l’appartenance à des catégories raciales.

Michael Omi et Howard Winant (1986) affirment que « les qualités apparemment évidentes, “naturelles” et “relevant du sens commun” » qui caractérisent l’ordre racial existant « témoignent elles-mêmes de l’efficacité du processus de formation raciale à construire des significations et des identités raciales » (p. 62). Prenons, par exemple, l’émergence relativement récente de la catégorie d’ « Américain d’origine asiatique ». Toute théorie scientifique de la race serait bien en peine d’expliquer l’émergence d’une telle catégorie, en l’absence d’un ensemble bien défini de critères permettant d’y assigner des individus. De plus, par rapport à l’ethnicité, cela n’a aucun sens d’agréger en une seule catégorie les histoires, les origines géographiques et les cultures bien distinctes des Américains d’origine cambodgienne, chinoise, philippine, coréenne, laotienne, thaï et vietnamienne. Malgré d’importantes distinctions entre ces groupes, Omi et Winant (1986) soutiennent que « la majorité des Américains ne peuvent pas faire la différence » entre leurs membres (p. 24). Par conséquent, le terme « Américain d’origine asiatique» procure les moyens de réaliser une catégorisation raciale dans la vie quotidienne.

Bien entendu, les membres compétents de la société américaine partagent des idées préconçues sur « l’apparence » des membres de catégories particulières (Omi et Winant 1986, p. 62). Des remarques telles que : « C’est bizarre, tu n’as pas l’air asiatique » attestent de notions sous-jacentes sur ce à quoi les « asiatiques » devraient

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ressembler. Pourtant, ce que nous voudrions souligner, c’est que de telles notions ne reposent sur aucun critère scientifique permettant de distinguer de façon fiable les membres de différents groupes

« raciaux ». Qui plus est, même les critères officiellement définis par l’État (comme la proportion de « sang mêlé » nécessaire pour être légalement classé comme Noir) sont nettement différents dans d’autres cultures occidentales et ont peu à voir avec la manière dont se fait la catégorisation raciale dans la vie ordinaire. De même que pour la catégorisation de sexe, on traite les apparences comme signes d’un état sous-jacent.

Au-delà des idées préconçues sur ce à quoi ressemblent les membres de groupes particuliers, Omi et Winant (1986) suggèrent que les Américains partagent également des idées préconçues sur ce que sont les membres de tels groupes. Ils notent par exemple que nous risquons d’être désorientés « quand les gens ne se comportent pas

“comme des Noirs”, “comme des Latinos” ou encore “comme des Blancs” » (p. 62). Dans notre perspective éthnométhodologique, ce que décrivent Omi et Winant, c’est la descriptibilité des personnes selon la catégorie de race. Si nous acceptons leur affirmation selon laquelle il existe des conceptions normatives prédominantes des attitudes et des activités propres à des catégories de race particulières, et si nous admettons avec Heritage (1984) que la descriptibilité permet aux personnes de mener leurs activités en relation avec les circonstances de ces dernières (de manière à permettre aux autres de prendre en considération ces circonstances et de voir ces activités pour ce qu’elles sont), alors nous pouvons aussi concevoir la race comme une réalisation située de membres de la société. Vue sous cet angle, la race n’est pas simplement une caractéristique ou un trait individuel mais quelque chose qui se réalise en interaction avec les autres.

Dans la mesure où dans toute action la catégorie de race a toujours (ou presque) de l’importance, il s’ensuit que les personnes participant à quasiment n’importe quelle action peuvent être tenues de rendre compte de leur prestation en tant que membres d’une catégorie de race. De même que pour la catégorie de sexe, la catégorie de race peut être utilisée pour justifier ou discréditer d’autres actions. Par conséquent, pratiquement toute action peut être évaluée par rapport à la catégorie de race. Réaliser la race (comme le genre) ne signifie

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pas forcément satisfaire les conceptions normatives des attitudes et des activités appropriées à une catégorie de race particulière. Cela signifie plutôt s’engager dans l’action au risque d’une évaluation en termes de race.

La réalisation de la race rend les arrangements sociaux fondés sur la race normaux et naturels, c’est-à-dire qu’elle en fait des modes légitimes d’organisation de la vie sociale. Aux États-Unis, il peut sembler « tout naturel » pour des conseillers chargés d’orienter les lycéens dans leur préparation à l’entrée à l’université, de déconseiller aux étudiants noirs le choix de cours avancés en maths, chimie ou physique, « parce que les Noirs ne se débrouillent pas très bien » dans ces domaines (Essed, 1991, p. 242). Les étudiants peuvent très bien renoncer à de tels cours, étant donné qu’ils « n’en ont pas besoin » et « peuvent entrer à l’université sans eux ». Philomena Essed (1991) fait cependant observer que suite à de tels conseils, les étudiants concernés entrent dans le supérieur en étant désavantagés par rapport à leurs camarades de classe, ce qui crée justement la situation qui est censée exister, à savoir que les Noirs ne sont pas bons dans ces domaines. Il n’est pas étonnant dès lors que la proportion d’étudiants noirs américains qui obtiennent des diplômes du supérieur reste bloquée à 13 % malgré deux décennies de programmes d’action positive (Essed, 1991). Les étudiants noirs qui sont (quelle qu’en soit la raison) bien préparés pour l’université sont tenus de rendre compte d’eux-mêmes comme des représentants

« déviants » de leur catégorie de race et sont, typiquement, considérés comme des exceptions (Essed, 1991). À travers cette réalisation, la pratique institutionnelle et l’ordre social sont réaffirmés.

Bien que la distinction entre niveaux d’analyse « macro » et « micro » soit également répandue dans la littérature sur les relations de race (à travers par exemple la distinction entre racisme « institutionnel » et « individuel », ou entre des analyses à l’échelle « macro » de structures sociales racialisées et des analyses à l’échelle « micro » de la formation de l’identité), nous soutenons qu’il s’agit là en fin de compte d’une fausse distinction. Non seulement ces « niveaux » jouent constamment et réciproquement dans « notre expérience vécue, en politique, dans la culture [et] la vie économique » (Omi et Winant, 1986, p. 67), mais les distinguer « place l’individu en dehors

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de l’institutionnel, dissociant par là même les règles, les régulations et les procédures des personnes qui les édictent et les font appliquer » (Essed, 1991, p. 36). Nous soutenons que la descript- ibilité des individus selon des catégories de race est la clé qui permet de comprendre le maintien de l’ordre racial existant.

Notons que rien dans cette formulation ne suggère que la race s’accomplit nécessairement séparément du genre. Au contraire, si nous concevons la race et le genre tous deux comme des réalisations situées, nous pouvons voir comment les individus peuvent en faire l’expérience simultanément. Par exemple, Spelman (1988) observe que :

« Dans la mesure où elle est opprimée par le racisme dans un contexte sexiste et par le sexisme dans un contexte raciste, la lutte de la femme noire ne peut pas être compartimentée en deux luttes – l’une en tant que noire et l’autre en tant que femme. Il est difficile en effet d’imaginer pourquoi une femme noire penserait à ses luttes d’une telle manière, sauf si elle est face à des femmes blanches ou des hommes noirs qui l’exigent » (p. 124).

Dans la mesure où une femme noire est tenue de rendre compte dans une situation donnée de sa catégorie de race et dans une autre de sa catégorie de sexe, nous pouvons considérer cela comme des exigences

« opposées » de descriptibilité. Mais il faut bien noter que c’est une femme noire qui est tenue de rendre compte dans les deux cas.

Contrairement à l’usage que font Omi et Winant (1986) de cas hypothétiques, il est peu probable qu’à l’occasion d’une interaction quelconque le fait que des « gens » ne se comportent pas comme des

« Noirs », des « Latinos » ou des « Blancs » nous mette mal à l’aise. Il est fort probable plutôt que nous soyons décontenancés quand des femmes noires en particulier ne se comportent en femmes noires, quand des hommes latinos en particulier ne se comportent pas en hommes latinos, ou quand des femmes blanches en particulier ne se comportent pas en femmes blanches – dans le contexte où nous les observons. Concevoir la race et le genre comme des réalisations toujours en cours signifie que nous devons situer leur émergence

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dans des situations sociales plutôt qu’à l’intérieur de l’individu ou de quelque ensemble vaguement défini d’attentes en matière de rôle12. Malgré des différences importantes en ce qui concerne les histoires, les traditions et les impacts diversifiés de l’oppression raciale et sexuelle au travers de situations particulières, le mécanisme qui les sous-tend est le même. Dans la mesure où les membres d’une société savent que leurs actions sont descriptibles, ils vont les concevoir par rapport à la manière dont elles pourraient être vues et décrites par d’autres. Et dans la mesure où la catégorie de race (de même que la catégorie de sexe) est toujours pertinente dans la vie sociale, elle fournit aux autres une ressource toujours disponible pour interpréter ces actions. En résumé, étant donné que notre société est divisée par des différences « essentielles » entre membres de différentes catégories de race, et que la catégorisation selon la race est à la fois pertinente et officiellement cautionnée, la réalisation de la race est inévitable (cf. West et Zimmerman, 1987).

[…] La réalisation de la race comporte la création de différences entre membres de différentes catégories de race – des différences qui ne sont ni naturelles ni biologiques (cf. West et Zimmerman, 1987).

Une fois créées, ces différences sont utilisées pour entretenir les traits distinctifs « essentiels » des « identités raciales » et les arrangements institutionnels qu’elles soutiennent. Vues sous cet angle, les identités raciales ne sont pas des idéalisations invariantes de nos natures humaines, uniformément distribuées dans la société.

Les conceptions normatives des attitudes et des activités d’une catégorie de race ne sont pas non plus des modèles pour des comportements « raciaux ». Ce qui est invariant plutôt, c’est la notion que les membres de différentes « races » possèdent des natures essentiellement différentes qui expliquent leurs positions très inégales dans notre société13.

12 Cela est vrai ne serait-ce que parce que les résultats qui reposent sur des jeux de pouvoir et d’inégalité sont si différents dans différentes situations. Notre formulation est sensible aux variations et peut donc s’adapter aussi bien, par exemple, à des interactions dans lesquelles le privilège de classe et le racisme semblent également présents, que dans des situations où le racisme éclipse, dans l’interaction, la descriptibilité selon la catégorie de sexe.

13 Comme l’observe Spelman, « l’existence du racisme ne requiert pas l’existence de races, elle requiert la croyance qu’il y a des races » (1988, p. 208).

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La classe

Nous suggérons qu’il en est de même pour la classe. Nous savons qu’à ce propos même des lecteurs bien disposés sont susceptibles d’hésiter : le genre, certes, est « fait », et la race, elle aussi, est

« réalisée », mais la classe ? Comment peut-on réduire un système

« qui structure de façon différenciée l’accès collectif à des ressources matérielles, y compris des ressources économiques, politiques et sociales » (Andersen et Collins, 1992, p. 50) à « une réalisation située » ? Cela signifie-t-il que nous nions les réalités matérielles de la pauvreté et du privilège ? Non. On ne peut aucunement nier les réalités matérielles très différentes imposées par la répartition du capital. Nous suggérons cependant que ces réalités ont peu de choses à voir avec la catégorisation de classe – et en fin de compte avec la descriptibilité des personnes selon des catégories de classe – dans la vie quotidienne.

Considérons par exemple la description que fait Shellee Colen (1986) de la signification que prennent les uniformes de bonnes pour les femmes blanches de classe moyenne qui emploient à New York des immigrées originaires des Caraïbes comme nounous et comme domestiques. Selon les termes de Judith Thomas, une des femmes originaires des Caraïbes interrogée par Colen :

« Elle (l’employeuse) voulait que je porte l’uniforme. Elle était vraiment pleine de préjugés. Elle voulait juste que la bonne doit être identifiée… Elle avait l’habitude d’aller à la plage tous les matins avec les enfants. Donc aller à la plage dans le sable et le soleil, et elle laissait les enfants manger des glaces et tout ce genre de choses… Je vous dis qu’un jour quand je me regarde, j’étais si sale… comme si je sortais d’une poubelle » (Colen, 1986, p. 57).

À la fin de cette journée, nous dit Colen, Thomas demanda à son employeuse la permission de porter des jeans la prochaine fois qu’ils iraient à la plage et l’employeuse accepta. Lorsqu’elle mit des jeans et que le frère de son employeuse vint à la plage pour rendre visite à cette dernière, Thomas nota :

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« Je crois vraiment qu’ils ont eu une discussion à ce sujet, parce que le soir, en revenant de la plage, elle a dit “Ecoutez Judith, j’ai dit que vous pouviez porter autre chose que l’uniforme à la plage, [mais] je pense que vous allez devoir porter l’uniforme parce qu’ils sont plutôt décontractés sur cette plage et ils n’arrivent pas à faire la différence entre qui est client et qui n’est pas client” » (Colen, 1986, p. 57).

Parmi les femmes que Colen a interrogées (en 1985), pas une ne gagnait plus que 225 $ par semaine, et Thomas était la seule à qui son employeuse payait une assurance médicale. Toutes (y compris Thomas) faisaient vivre au moins deux foyers : le leur à New York et celui de leur famille aux Caraïbes. En conséquence, au regard de tout critère objectif des sciences sociales, elles seraient toutes considérées comme appartenant aux pauvres de la classe ouvrière.

Pourtant, aux yeux de l’employeuse de Thomas (et apparemment aux yeux d’autres personnes sur la plage), le faible salaire de Thomas, ses longues heures de travail et ses conditions d’emploi misérables étaient insuffisantes pour établir sa catégorie de classe. Sans uniforme, elle pouvait être confondue avec une cliente et, dès lors, ne pas être tenue de rendre compte en tant que bonne.

[…] Il faut reconnaître que les conceptions normatives qui entretiennent la descriptibilité des personnes selon une catégorie de classe sont quelque peu différentes de celles qui entretiennent la descriptibilité selon la catégorie de sexe ou de race. Par exemple, malgré des tentatives antérieures pour relier la pauvreté à l’hérédité et ainsi justifier la stérilisation forcée de femmes pauvres aux États- Unis (Rafter, 1992), les scientifiques ne considèrent pas aujourd’hui la classe par rapport aux caractéristiques biologiques d’une personne. Qui plus est, les notions populaires sur ce dont ont l’air ou sur les manières de faire des personnes de catégories de classe particulières n’ont pas d’assise scientifique. Mais bien que l’idéologie dominante au sein des États-Unis ne repose plus explicitement sur le darwinisme social (voir par exemple Gossett, 1965) et bien que nous croyions, en théorie, que n’importe qui peut y arriver, en tant que société nous tenons toujours certaines vérités comme allant de soi.

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[…] Langston (1991) met le doigt sur les hypothèses sous-jacentes qui entretiennent notre façon de concevoir les personnes par rapport à la pauvreté et au privilège – des hypothèses qui rivalisent avec nos déclarations contradictoires sur la société méritocratique […]. Ainsi, si une personne est pauvre, nous supposons que c’est à cause de quelque chose qu’elle a fait ou n’a pas fait : elle a manqué d’initiative, n’était pas travailleuse, n’avait pas d’ambition, etc. Si une personne est riche, ou simplement aisée, cela doit être en vertu de ses propres efforts, talents et initiatives. Bien que ces croyances aient certainement l’air plus labiles que nos conceptions des natures

« essentielles » des femmes et des hommes, ou que nos convictions bien ancrées sur les caractéristiques de personnes appartenant à des catégories de race particulières, elles reposent néanmoins sur l’hypothèse que les chances de réussite économique d’une personne dépendent de ses qualités. L’initiative est donc traitée comme une caractéristique inhérente des gens fortunés et la paresse comme une caractéristique inhérente des pauvres14. Étant donné que l’initiative est un prérequis pour des emplois conduisant à gravir l’échelle sociale dans cette société, il n’est pas surprenant que « le riche devienne plus riche et le pauvre plus pauvre ». Comme dans le cas du genre et de la race, tout ceci résulte des effets historiques profonds d’une pratique institutionnelle bien implantée, mais ces effets se déploient une réalisation à la fois.

[…] Comme l’observe Benjamin DeMott (1990), les Américains fonctionnent à partir d’une hypothèse des plus insolites, à savoir que nous vivons dans une société sans classe. D’un côté, notre discours quotidien est plein de catégorisations de personnes selon la classe.

DeMott (1990) propose de multiples exemples d’émissions télévisées, d’articles de journaux, de dessins animés et de films, qui illustrent de quelle manière la classe « se révèle » dans les activités sociales les plus banales. De l’autre côté, nous croyons que nous, aux États-Unis, sommes véritablement uniques « dans notre façon d’échapper aux hiérarchies qui pèsent sur le reste du monde développé » (DeMott,

14 Un avocat du diable pourrait avancer que le genre, la race et la classe sont fondamentalement différents parce qu’ils font preuve de degrés différents de « labilité » ou de latitude dans la violation des attentes dans l’interaction. Alors que la mobilité de classe est possible, la mobilité de race ne l’est pas. Ou encore, des opérations peuvent permettre de changer de sexe, mais des opérations de changement de race sont impossibles. Pour répondre à ces objections, nous voudrions souligner que l’idée même que l’on ne peut pas changer de race – mais que l’on peut changer de sexe et que l’on peut manipuler les manifestations de classe – ne fait que nous renvoyer à la biologie et à sa rassurante, mais apparente seulement, immuabilité.

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1990, p. 29). Nous sommes impuissants à percevoir le système de distribution qui structure notre accès inégal aux ressources. Et parce que nous ne pouvons pas le voir, la réalisation de la classe dans la vie quotidienne repose sur le présupposé que chacun est doté des mêmes opportunités et que par conséquent les différences bien réelles que nous observons dans les effets doivent résulter de différences individuelles en matière d’attributs tels que l’intelligence ou le caractère.

Considérons par exemple la couverture médiatique du procès de Mary Beth Whitehead, la femme d’un éboueur et la mère porteuse de Baby M. Comme l’indique DeMott (1990), une bonne partie de ce procès a tourné autour de la question de savoir quel type de femme accepterait de donner naissance à un enfant et de le vendre à quelqu’un d’autre. Une réponse à cette question pourrait être que c’est « le type de femme » qui a appris très tôt dans la vie que la pauvreté engendre des obligations de sacrifice mutuel entre individus – voire de sacrifice envers ceux qui n’appartiennent pas à la famille (cf. Stack, 1974). Whitehead était d’une famille de huit enfants, élevée par une mère célibataire qui travaillait de-ci de-là comme esthéticienne. Vivant dans la pauvreté, les membres de sa famille avaient souvent compté sur l’aide de voisins « pauvres mais généreux » et avaient fourni un coup de main réciproque lorsqu’ils le pouvaient. Dès lors, quand William et Betsy Stern (un biochimiste et une pédiatre) vinrent solliciter son aide, ils apparurent à Whitehead comme « visiblement désespérés à cause de leur absence d’enfant, menacés par une maladie désastreuse (la sclérose en plaque auto- diagnostiquée dont souffrait Mme Stern) et comme des gens en difficulté, incapables de s’en sortir sans son aide » (DeMott, 1990).

Bien qu’elle devait être payée pour sa grossesse et qu’elle savait qu’ils étaient bien plus à l’aise qu’elle financièrement, Whitehead vit les Stern comme « ayant besoin d’aide » et ne pouvait donc pas faire autrement que de la leur apporter. DeMott explique :

« Elle avait vu des gens se tourner vers les autres, impuissants dans leur détresse, et on s’était tourné vers elle auparavant.

Dans son monde, échouer à répondre n’était pas naturel. Son expérience de classe, ainsi que sa propre nature individuelle, lui faisait percevoir comme première la dimension d’aide de cette maternité de substitution, et la dimension commerciale

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comme importante certes mais secondaire » (DeMott, 1990, p. 98).

Une autre réponse à la question sur « le type de femme » pourrait être le manque d’information de Whitehead en ce qui concerne les aspects techniques de l’insémination artificielle (DeMott 1990).

Ayant décroché de l’école en secondaire, elle pensait que ce procédé permettait aux médecins d’implanter à la fois le sperme d’un homme et l’ovule d’une femme dans le ventre d’une autre femme, permettant ainsi à des couples stériles d’avoir leurs propres enfants d’un point de vue génétique. Ce ne fut qu’un peu avant la naissance que Whitehead apprit que c’était elle qui avait fourni l’ovule et qu’en conséquence elle ne porterait pas leur enfant mais le sien. Dans de telles circonstances, il lui semblerait sans doute « naturel » de rompre le contrat qu’elle avait avec les Stern au moment d’apprendre qu’il lui faudrait leur donner son bébé.

La couverture médiatique du procès de Whitehead ne s’est intéressée ni aux interprétations de l’altruisme fondées sur l’appartenance à une classe, ni au niveau de connaissance de la reproduction sexuée associé à la classe. Elle s’est focalisée à la place sur la question de la personnalité de Whitehead.

« Les réponses d’une équipe d’experts en psychologie furent rapportées dans le détail. Mme Whitehead fut décrite comme une personne “impulsive, égocentrique, mettant en scène ses propres malheurs, manipulatrice et abusive”. […] [D]ans de telles circonstances, un expert était d’avis qu’il n’y avait pas

“de ‘droits parentaux’ qui tiennent” ; Mme Whitehead était

“un utérus porteur”… “et pas une mère porteuse” » (DeMott, 1990, p. 96).

À travers ces interprétations, « les experts » ont réduit Whitehead de l’état de femme à celui d’utérus, et en ont ainsi fait quelqu’un qui ne pouvait réclamer légitimement l’enfant qu’elle avait aidé à concevoir.

Simultanément, ils ont affirmé le droit de Betsy Stern à être mère – même d’un enfant qu’elle n’avait pas porté. Comme l’avocat de Whitehead l’a indiqué dans sa plaidoirie récapitulative, « ce dont nous sommes témoins, et ce que nous pouvons prédire sur ce qui va arriver, c’est qu’une classe d’Américains va en exploiter une autre.

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Et ce sera toujours à la femme de l’éboueur de porter les enfants du pédiatre » (Whitehead et Schwartz-Nobel, 1989, cité in DeMott, 1990, p. 97). Le mot de la fin, bien entendu, c’est que ce sont nos pratiques consistant à invoquer des « différences essentielles » entre les classes qui soutiennent elles-mêmes le système rigide de relations sociales qui distribue de façon inégale les opportunités et les hasards de la vie. Sans ces pratiques, les relations « naturelles » en ce qui concerne le capital pourraient bien apparaître fort moins malléables.

La réalisation de la classe rend les arrangements institutionnels inégaux fondés sur des catégories de classe descriptibles comme normaux et naturels, c’est-à-dire comme des manières légitimes d’organiser la vie sociale (cf. West et Zimmerman, 1987). Les différences entre les membres de catégories de classe particulières qui sont créées par ce processus peuvent alors être décrites comme des dispositions fondamentales et durables15. Ainsi éclairés, les arrangements institutionnels de notre société peuvent être vus comme sensibles aux différences – l’ordre social étant simplement une façon de s’accommoder à l’ordre naturel.

Dans toute situation (qu’elle relève de l’interaction de face à face ou des mécanismes plus « macro » des institutions), les réalisations simultanées de la classe, du genre et de la race vont différer dans leur contenu et leur résultat. En fonction des situations, la saillance des faits observables pertinents du point de vue de la catégorisation (par exemple la tenue, le style interpersonnel, la couleur de peau) peut sembler éclipser l’impact interactionnel de la réalisation simultanée des trois. Nous soutenons néanmoins que, de même que le mécanisme de leur réalisation est partagé, leur réalisation simultanée est également garantie.

15 Bien que nous pensions, en tant que société, que certaines personnes puissent gravir les échelons de la société, et que d’autres puissent « perdre la grâce », nous chérissons toujours l’idée que la classe se révèlera elle-même à travers le caractère fondamental, social et psychologique de l’individu. Nous regardons couramment le self-made man, la mère de famille monoparentale qui vit de l’aide sociale et la femme au foyer de classe moyenne comme des catégories distinctes de personnes, dont les attitudes et les activités peuvent faire l’objet de prédictions sur des bases catégorielles.

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