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Conclusion : Le problème de la différence

Dans le document « FAIRE » LA DIFFÉRENCE (Page 29-35)

Comme nous l’avons indiqué, les métaphores mathématiques décrivant les relations entre genre, race classe ont provoqué une confusion considérable au sein des études féministes. Comme nous l’avons également indiqué, les conceptualisations du genre qui sous-tendent les métaphores mathématiques (par exemple les

« différences de sexe » et les « rôles sexués ») ont poussé les chercheurs à penser le genre comme quelque chose de distinct et d’extérieur par rapport à la race et la classe dans la vie des gens.

Par cette perspective, nous espérons proposer une nouvelle façon de penser le genre, la race et la classe, à savoir comme des réalisations en cours, méthodiques et situées. Nous avons essayé de démontrer l’utilité d’une telle perspective pour comprendre comment les gens font l’expérience simultanée du genre, de la race et de la classe. Nous avons aussi essayé d’illustrer les implications de cette perspective pour reconceptualiser « le problème de la différence » dans la théorie féministe.

Quelles sont les implications de notre perspective ethnométhodo-logique pour comprendre les relations entre genre, race et classe ? En premier lieu, et c’est peut-être le plus important, concevoir ces derniers comme des réalisations en cours signifie que nous ne pouvons pas déterminer leur pertinence pour l’action sociale sans prendre en compte le contexte dans lequel ils sont réalisés (Fenstermaker, West et Zimmerman, 1991 ; West et Fenstermaker, 1993). Tandis que les catégories de sexe, de race et de classe sont toutes potentiellement pertinentes dans la vie sociale, les individus occupent différentes identités et celles-ci peuvent être accentuées ou mises en sourdine en fonction de la situation. […]

Une deuxième implication de notre perspective est que la réalisation de la race, de la classe et du genre ne nécessite pas de diversité catégorielle parmi les participants. […] Certaines des manifestations les plus extrêmes de natures « essentiellement » féminines et masculines peuvent se produire dans des cadres qui sont habituelle-ment réservés aux membres d’une seule catégorie de sexe, comme des vestiaires ou des salons de beauté (Gerson, 1985). Quelques unes des expressions les plus spectaculaires de caractéristiques de classe

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« décisives » peuvent émerger dans des contextes spécifiques à une classe (par exemple des bals de débutantes). Des situations qui impliquent plus d’une catégorie de sexe, de race et de classe peuvent accentuer des appartenances catégorielles et rendre la réalisation du genre, de la race ou de la classe plus saillante, mais elles ne sont pas une condition initialement nécessaire pour produire ces réalisations.

Ce point mérite d’être souligné, puisque les formulations existantes des relations entre genre, race et classe pourraient conduire à la conclusion qu’il doit y avoir « différence » pour que l’appartenance catégorielle ressorte, et donc que la domination s’exerce.

Une troisième implication est que, en fonction de la manière dont la race, le genre et la classe sont réalisés, ce qui semble être la même activité peut revêtir des significations différentes pour ceux qui y sont engagés. Considérons les longs débats qui ont eu lieu parmi les féministes (par exemple Collins, 1990 ; A. Davis, 1971 ; Dill, 1988 ; Firestone, 1970 ; Friedan, 1963 ; hooks, 1984 ; Hurtado, 1989 ; Zavella, 1987) sur la signification de la maternité et du soin aux enfants dans la vie des femmes. Pour les femmes blanches de classe moyenne, ces activités ont souvent été perçues comme constitutives de l’oppression en ce qu’elles sont considérées comme des expressions de leurs natures « essentiellement » féminines et utilisées pour discréditer leur participation à d’autres activités (par exemple Friedan, 1963). Pour de nombreuses femmes de couleur (et pour des femmes blanches de classe ouvrière), la maternité et le soin aux enfants ont eu (et continuent d’avoir) des significations très différentes. Angela Davis (1971) fait remarquer que, dans le contexte de l’esclavage, les efforts fournis par les femmes afro-américaines pour prendre soin d’enfants afro-américains (pas nécessairement les leurs) représentaient le seul travail accompli par elles que les esclavagistes blancs ne pouvaient pas directement s’approprier.

Dans toute l’histoire des Étas-Unis, bell hooks (1984) observe que :

« Les femmes noires ont identifié leur travail à l’intérieur de la famille comme un travail humanisant, qui affirme leur identité en tant que femmes, en tant qu’êtres humains faisant preuve d’amour et de tendresse, ces gestes mêmes d’humanité que les noirs étaient incapables d’exprimer, selon les proclamations de l’idéologie de la suprématie blanche » (p.133-4).

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[…] Enfin, quatrièmement, notre perspective fournit une explication de la réalisation de la race, du genre ou de la classe comme quelque chose qui se constitue dans le contexte de réalisation des deux autres catégories. Considérons par exemple le cas très spectaculaire des auditions du Sénat américain à propos de la nomination de Clarence Thomas à la Cour Suprême16. Où que nous nous tournions, que ce soit vers les images télévisées ou les discours de justification de la presse écrite, nous étions submergés par les dynamiques du genre, de la race et de la classe, opérant de concert les uns avec les autres.

Cela faisait une différence pour nous en tant que spectateurs (et certainement pour sa déclaration) que Clarence Thomas soit un homme noir et qu’il soit un homme noir. Cela faisait également une différence, en particulier pour la communauté afro-américaine, qu’il soit un homme noir ayant été élevé dans la pauvreté. Chaque dimension catégorielle jouait contre les autres et contre les catégorisations comparables mais assez différentes d’Anita Hill (une femme noire professeure de droit et qui avait grandi dans une famille modeste de 13 enfants). La plupart des femmes blanches qui ont regardé les audiences ont identifié le genre et la domination masculine comme les aspects les plus saillants de ces audiences, qu’il s’agisse de donner sens au comportement du comité judiciaire à l’égard des victimes ou de comprendre les relations entre Hill et Thomas. Au contraire, la plupart des spectateurs afro-américains ont vu le racisme comme l’aspect le plus saillant des audiences, y compris l’intérêt lubrique des hommes blancs pour la sexualité des noirs et l’étalage de divisions perturbantes entre les femmes et les hommes noirs (Morrison, 1992). Ce qu’il faut remarquer ici, c’est que la manière dont nous labellisons de telles dynamiques ne saisit pas nécessairement leur complexité. Le premier plan et l’arrière-plan, le contexte, la saillance et le centre se déplacent d’une interaction à l’autre, mais tous opèrent de façon interdépendante.

Bien sûr, il ne s’agit là que d’un début. Le genre, la race et la classe sont seulement trois moyens (mais des moyens assurément très puissants) de générer de la différence et de la domination dans la vie

16 NdT : Clarence Thomas est juge à la Cour Suprême, nommé en 1991 par George Bush. Pendant les auditions du Sénat visant à confirmer sa nomination, a été rendu public un document du FBI faisant état d’une plainte pour harcèlement sexuel à son encontre émanant d’une ancienne collègue professeure de droit, Anita Hill. À l’issue des débats de la commission judiciaire du Sénat, au cours desquels Clarence Thomas s’est défendu de ces accusations, sa nomination a été confirmée.

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sociale17. Il reste beaucoup à faire pour distinguer d’autres formes d’inégalités et la manière dont elles fonctionnent. Des enquêtes empiriques restent à mener sur la question de la variation de la saillance des appartenances à des catégories, tout en tenant compte de l’influence simultanée de ces appartenances sur l’interaction.

Nous suggérons que l’analyse des comportements situés offre la meilleure perspective pour comprendre comment ces propriétés

« objectives » de la vie sociale continuent à réaliser leur statut en tant que tel et, par là, comment les divisions les plus fondamentales de notre société sont légitimées et entretenues.

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17 Nous ne saurions trop insister là-dessus. Le genre, la classe et la race sont de toute évidence des réalisations sociales particulièrement présentes dans la vie sociale, parce que tant de dispositifs de nos institutions culturelles et de nos discours quotidiens sont organisés pour perpétuer les distinctions catégorielles sur lesquels ils reposent. Comme l’observe Spelman (1988), « plus une société a investi pour que ses membres intègrent bien ces catégories, plus il y aura d’occasions de les renforcer et moins il y aura d’occasions de les remettre en cause » (p. 152). Dans chaque occasion d’interaction toutefois, nous pouvons aussi être tenus de rendre compte d’autres appartenances catégorielles (par exemple l’ethnicité, la nationalité, l’orientation sexuelle, le lieu de naissance) et de la « différence » peut ainsi être constituée.

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