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Essai d'une théorie générale de la responsabilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée · BabordNum

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B. STARCK

DOCTEUR EN DROIT

,LAURÉAT 0E LA FACULTÉ 0E DROIT DE PARIS LAURÉAT OU CONCOURS GtNÉRAL DES FACULTÉS 0E DROIT

Essai d'une théorie générale de la

considérée en sa double fonction de et de

avec une préface de

M. Maurice

PICARD,

Professeur à la Faculté de Droit de Paris

L. RODSTEIN

Libraire Editeur 9, Rue St-Placide

PARIS 19~7

SALLE DROIT PRIVÉ

,

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--

B. STARCK

DOCTEUR EN DROIT

LAURtl:AT DE LA FACULTÉ DE DROIT DE PARIS

~URtl:AT DU CONCOURS GtNÉRAL DES FACULTÉS DE DROIT DE L'ETAT

Essai d'une théQrie générale de la

ESPONSABILITÊ CIVILE

considéréq en sa double fonction de

ARANTIE et de PEINE PRIVÉE

avec une préface de

M. Maurice

PICARD,

Professeur à la Faculté de Droit de Paris

1947

-

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A MES PARENTS

A MA FEMME

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I

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PRÉFACE

Les problèmes de responsabilité exercent toujours le même attrait pour les juristes dont la formation remonte aux années d'avant-guerre.

Us sont pour eux au centre même de la pensée juridique, et ils ont donné lieu à des discussions si vives, suscité tant de théories, provoqué t,ant de remous en jurisprudence, que le champ demeure toujours ouvert à de nouvelles spéculations.

M. Starck, qui a été un très brillant élève de la Faculté de Paris et a toujours manifesté le goût le plus vif pour la recherche scien- tifique, a été attiré à son tour par ces problèmes et leur a consacré plu- sieurs années d'études et de méditations, animé par une foi sans défail- lance malgré de pénibles épreuves.

S'il m'est particulièrement agréable de rendre hommage à ses efforts et à son mérite, il m'est encore plus agréable de rendre hom- mage à la valeur de son travail.

L'ouvrage de M. Starck est en effet remarquable, aussi bien par les qualités de son exposition que par la pénétration de ses criti- ques et l'ampleur de ses vues. C'est une vaste synthèse qui, partant des données concrètes offertes par la jurisprudence, s'élève aux idées générales et s'efforce de ramener une matière si touffue, que tant de théories contradictoires ont contribué à obscurcir, à quelques princi-

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pes directeurs qui procèdent d'un désir de simplification et de sincérité.

Sa connaissance approfondie, non seulement de la matière de la res- ponsabilité, mais du droit privé tout entier, lui permettait de tenter une œuvre de cette envergure.

Pour M. Starck, la théorie de la responsabilité civile se ramène à deux idées essentielles : l'idée de garantie et l'idée de peine privée.

L'idée de garantie explique d'abord la responsabilité des domma- ges aquiliens. A leur égard, la notion de faute est inutile, tout autant que celle de risque : la responsabilité existe de plein droit, car les dom- mages qui constituent des atteintes à la vie d'autrui, à son intégrité cor- porelle ou à ses biens matériels sont, par eux-mêmes, des dommages illicites, dont la réparation s'impose toujours, sauf le cas de force majeure, en dehors de toute faute prouvée ou présumée. Ce n'est pas, pour lui, une vue de l'esprit, mais une image fidèle de la réalité, si l'on veut bien reconnaître que l'idée de risque, l'obligation de garde, la créance contractuelle de sécurité, les déformations de la notion de transport « sont des écrans qui empêchent de voir la réalité fort sim- ple du droit subjectif à la sécurité de la personne physique ». Autre- ment dit, le droit positif actuel admet que la protection de la vie, de l'intégrité corporelle et des biens matériels est garantie à chacun, donc que toute atteinte dont ils peuvent être l'objet constitue un dom- mage illicite. Comment expliquer autrement la responsabilité civile de l'aliéné ou de celui qui a effectué un acte nécessaire ?

. La même idée de garantie explique et justifie la responsabilité pour les dommages non aquiliens, c'est-à-dire pour les dommages de caractère économique ou moral : ces dommages sont illicites lorsqu'ils résultent d'un empiètement illégal sur les droits et libertés de la vic- time. Toutefois, la notion de faute intervient ici·pour former la limite subjective de nos droits et de nos libertés.

La même idée de garantie explique enfin et surtout la responsa- bilité contractuelle. Pourquoi parler de faute ? N'est-il pas artificiel et inutile de déclarer que Je débiteur qui n'exécute pas son obligation commet nécessairement une faute ? Sa responsabilité doit être ratta- chée directement à son engagement : pacta sunt serçanda. Ce qui est en jeu, c'est la garantie qu'il a promise et toute la question est de déter-

miner l'étendue de cette garantie.

En somme, la théorie de la responsabilité se ramène, pour l'au- teur, à une théorie de la garantie.

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Pas complètement cependant. M. Starck n'entend pas en effet éliminer la notion de faute, loin de là ; mais il veut lui restituer sa véri- table fonction, qui est d'agir comme peine privée. Lorsqu'une faute est constatée par le juge - il faut alors qu'il s'agisse d'une faute véri- table, d'une faute prouvée, caractérisée, ou d'une faute lourde, inex- cusable ou dolosive - la réparation doit être intégrale : elle doit s'ap- pliquer à tout le dommage, notamment au dommage moral ou au dom- mage imprévisible; le juge peut même aller plus loin et édicter des me- sures propres à mettre fin à l'initiative fautive ou à prévenir sa répé- tition, car la peine privée a une fonction de prévention.

Si la théorie de M. Starck n'est peut-être pas aussi « entière- ment nouvelle» qu'il nous le dit, elle représente incontestablement une construction originale et puissante, dont la valeur ne sera pas atté- nuée par les critiques qu'elle est susceptible de susciter. Elle contient une très large· part de vérité. Elle est, je crois, plus solide au regard de la responsabilité contractuelle qu'au regard de la responsabilité délictuelle, où l'idée de garantie peut être défendue dans certains domaines, comme celui des accidents d'automobiles ou d'aviation ou, d'une façon plus générale, des accidents de transport, mais dont la généralisation se heurte malgré tout au désir profond des tribunaux de justifier l'imputabilité du dommage à l'auteur responsable. On ne peut en tout cas nier qu'elle éclaire d'un jour nouveau cette matière si vaste et si complexe, à l'intérieur de laquelle elle fait circuler un courant de sincérité, et, au lieu de trop d'artifices et de subtilités, rétablit la vie du droit.

Cet ouvrage prend place auprès des grands travaux qui. depuis une trentaine d'années, ont enrichi et illustré notre littérature juri- dique en matière de responsabilité civile.

MAURICE PICARD,

Professeur à la Faculté de Droit de Paris.

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- ! S -

INTRODUCTION

La réparation des dommages que l'activité des hommes cause aux autres hommes constitue le problème central du droit contem- porain. Le conflit des idées, des systèmes, plus souvent encore le conflit des idéologies a atteint en cette matière une intensité qiti rappelle les plus célèbres controverses de la philosophie.

Cependant ce problème. ne s'est posé aux juristes qu'à une époque toute récente. Il n'y a guère plus d'un demi-siècle, personne n'en soupçonnait la di/ ficulté. Une heure de cours suffisait au pro- fesseur, en ce temps heureux, pour en décrire les rouages; les arrêts relatifs à la res11ionsabilité ne tenaient pas une grande place dans les recueils de jurisprudence (1). .

Non pas que le Prétoire ne connût pas jusqu'à ces temps der- niers

de

procès en responsabilité. La vie en société ne va pa..~ sans heurts et sans dommages, et, _malgré une technique rudimenta.ire, les hommes ne furent jamais à court de moyens permettant de se nuire mutuellement.

S'il n'y avait pas de problème, ce n'est pas parce qu'il ne se posait pas, mais parce qu'il était facüement résolu. C'est que, indur bitablement, on possédait alors l'outil qui convenait aux difficultés pratiques, la clé permettant d'ouvrir toutes les portes du domaine

de la responsabüité.

Cette clé, c'était l'idée de ,FAUTE.

Un dommage survenait-il? Il n'était que se demander par la faute de qui il était arrivé. Le coupable trouvé, la charge de la réparation lui était attribuée e,t l'équilibre rétabli. Si nulle faute ne pouvait être démontrée ou présumée, c'est que l'accident était l'ouvrage du sort, dont chacun doit supporter l'implacable verdict.

Puis, brusquement, le système ne fonction na plus, l'outil s'avéra impropre à sa destination.

(1) Josserand : Evolutions et Actualités (Conférence de Droit civil) L'évolution de iia responsabilité, p. 29.

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Que s'est-il donc passé?

La clé s'est-elle usée par deux müle ans d'emploi? Cela ta' est guère probable : la faute, c'est l'inobservation des règles de la prudence et de la bonne foi, et on ne voit pas que ces impératifs puissent jamais cesser d'être à la base de la vie sociale.

Est-ce l'accroissement considérable du nombre d'accidents à la suite ,de la révolution industrielle qui s'accomplit sous nos yeux?

Mais si une formule est exacte, elle doit pouvoir résoudre aussi facilement un problème que mille problèmes du même type; si seul est juste la condamnation du défendeur imprudent ou de mauvaise foi, qu'importe qu'à la place de_s rares victimes d'autre/ ois nous en trouvions maintenant d'innombrables? La fréquence des acci- dents peut bien imposer des mesures de précaution supplémen- taires, peut bien créer à la charge de la collectivité de$ obligations de secours, elle ne saurait, à elle seule, fournir une « cause )>, une

« raison suffisante », à la responsabilité individuelle.

Est-ce le progrès du raisonnement juridique qui fit découvrir les failles d'un système qui jusqu'alors semblait sans défaut? Ce serait manquer de modestie et oublier la maîtrise à laquelle était parvenue la jurisprudence romaine et la finesse de l'analyse sco- lastique.

Le sens moral de l'homme moderne, sa conscience, sa sensibi- lité sont-ils devenus plus par/ aits? On voudrait le croire, si -la cruauté et l'indifférence pour les malheurs d'autrui ne semblaient, au contraire, les signes sous lesquels vit le monde contemporain.

La crise profonde que traverse. la responsabilité civile à l'heure actuelle, vient de ce que les données fondamentales du pro-

blème ont changé:

Jadi,s la FAUTE et le DOMMAGE formaient un couple uni. Dans l'immense majorité des cas, l'homme qui agissait prudemment et honnêtement ne causait pas de dommages à ses semblables. Dès qu'un accident se pro.duisait, et à moins qu'il ne fût provoqué par une force majeure, on cherchait la faute de l'homme et 'presque toujours on la trouvait.

HeuretUSe époque! L'humanité se trouvait en sécurité sous la double protection de la règle de droit et de la règle morale : de la règle de droit, car la seule réalisation du dommage désf;gnait f aci'- lement celui qui l'avait causé; de la règle morale, car l'agent du dommage éta.it très généralement l'auteur d'une faute. Sa condam-

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nation à la réparation du préjudice était le signe visible de cette par/ aite entente. du droit et de la morale. La victime indemnisée, le coupable puni ... moralistes et juristes réunissaient leurs voix et notre sécurité matérielle se doublait d'une sérénité morale.

Et puis qu'advint-il? Le DOMMAGE brisa les liens de cette solt- darité qui l'unissait à la FAUTE et qui semblait voulue par la Pro- vidence même. Le DOMMAGE se laissa entraîner dans le tourbillon de notre vie matérielle et mécanique, la FAUTE ne l'y suivit pas tou-

jours. De plus en plus nombreux devinrent les accidents qui ne permirent pas de découvrir la faute de l'homme.

Alors le monde juridique devint anxieux. Le ciel protecteur du droit et de la morale. se couvrit de nuages:

Obscurité juridique, car l'accident, depuis qu'il a pris le parti de devenir « anonyme », ne désignait plus de coupable.

Désarroi profond de la morale: est-il juste de condamner 'Un être non-fautif? Mais, est-il juste d'abandonner la victime à son

sort? ·

Moralistes et juristes ne se comprennent plus. Des systèmes s'élèvent, des philosophies apparaissent, des écoles se fondent ...

Toutes sortes d'arguments sont jetés dans cette lutte pathétique.

On fait appel, pour tranch~r le débat, à toutes les techniques de3 sciernces juridiques, à toutes leurs subtilités. Des considérations extra-juridiques sont invoquées, sociales, économiques, scientifiques ou même politiques, et, par-dessus tout, des considérations morales.

Hélas! la morale elle-même n'est pas, en la matière, un guide bien sûr, et qui ne sait combien dilf érentes sont les voies qu'elle nous propose?

Tel est le drame moderne de la responsabüité civüe. - .Au fond, il découle tout entier de cette séparation de fait entre la faute et le dommage.

Certains

ne

veulent pas admettre cette séparation de fait et réclament le divorce. Une importante théorie, celle du risque, s'est chargée de montrer que les idées de faute et de responsabilité ne sont pas indissolublement liées, qu'elles peuvent vivre chacune une vie indépendante.

D'autres, s'inclinant devant l'irrémédiable, essaient de légali- ser cette séparation, sans pour cela rompre entièrement les lien.~

qui, d'après eux, réunissent nos deux notions. Ce sont les auteurs qui tendent à faire une part, dans la responsabilité civile, et à la faute et au risque.

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D'autres enfin, ne sachant se résigner devant les faits, vou- draient, ii. tout prix, 1,e,s faire plier à leurs croyances : pour hlx, aucun principe général, en dehors de la faute, ne saurait permettre la réparation des dommages.

La jurisprudence et la législation, la première davantage encore que la seconde, suivent de plus près les faits. Elles ont sur -la doctrine l'avantage considérable de ne pas avoir à construire de théorie d'ensemble, mais de fournir des solutions particulières.

Tant et si bien qu'une nouvelle casuistique s'est insensiblement formée pour résoudre le problème de la réparation des dommages con_tractuels et délictuels. La vieille culpa romaine se diversifie à l'infini.

Nous connaissons maintenant la faute délictuelle et la faute contractuelle; la faute personnelle, la faute du gardien de choses, et la faute du gardien de personnes,· il y a la responsabilité pour accident de travaü, pour accident d'aviation, pour accident sportif,·

la responsabüité entre voisins et la responsabilité dans l'exercice du droit; la responsabilité .des personnes normales et celle des alié- nés, la responsabilité des personnes physiques et-celle des personnes juridiques ... Et, malgré tous les efforts faits en ce sens, il semble impossible de tout ramener à un commun dénominateur. - C er- tains en prennent facilement leur parti, en professant que le droit est, comme la vie, à laquelle il doit s'adapter, ondoyant et divers.

On est allé iusqu' à prétendre qu'il n'est pas toujours question de justice, mais de sécurité, en oubliant cependant de nous dire ce qu'est la justice et ce qu'est la sécurité.

D'ailleurs, fait 1~emarquable, les controverses doctrinales sont, pour ainsi dire, purement platoniques. Partisans du risque et par- tisans de la faute, tous sont d'accord pour •admettre en fait la res- ponsabilité, dans la plupart des cas où la jurisprudence et le légis- lateur la proclament. A peine se séparent-ils sur des points de

détail. Mais dès qu'il s'agit d@ trouver un principe général, le fil d'Ariane capable de nous guider dans ce labyrinthe de faits parti- culiers, les oppositions surgissent. On concède tout en fait pourvu qu'on adhère à un certain système philosophique.

Cette position paradoxale ne peut être gardée que par la grâce d'une dialectique qui, pour être savante, n'en est pas moins artifi- cielle. La fidélité aux idées devient, dans les faits, pure trahison.

Les mots perdent leur sens et l'on ne sait plus ce qu'est le RISQUE,

on ne sait plus ce qu'est la FAUTE. Cette dernière notion surtout -a

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subi, on va le voir, toutes les déformations. La _plupart des q,uteurs n'ayant pas renoncé à en faire le fondement de la responsabilité, la faute a reçu dans leurs systèmes les définitions les plus inatten-- dues. Ce n'est pas, comme on aurait pu le croire, 'la constatation d'une faute par le juge qui entrainera la condamnation de l'auteur du .dommage; c'est, au contraire, la proclamation de sa responsa- bilité par les tribunaux qui poussera la doctrine à démontrer . l'existence de sa culpabilité. La faute n'est plus constatée, elle est construite. Ce n'est pas la responsabilité qui sort de la faute, mais la faute, tel un Deus ex machina, qui sort de la responsabilité (2).

On ne saurait dès lors s'étonner qu'elle ait perdu toute substance et toute unité.

Les inconvénients d'une pareille méthode, sont évidents. A tous les pas, des contradictions fondamentales surgissent. Mais son défaut capital, celui qui nous a déterminé à entreprendre ce tra- vail, c'est qu' e.n donnant de la faute des définitions qui lui enlèvent tout sens véritable, on perd de vue sa fonction essentielle et sa vraie place dans le domaine de la responsabilité.

Notre méthode est différente. Nous sommes partis de l'étude des faits jurisprudentiels et législatifs incontestables, faits qu'il n'est pas en notre pouvoir de changer, dont la critique serait vaine et qui, du reste, sont acceptés par tous les auteurs. Sans aucun parti pris, nous nous sommes demandé dans quelle mesure la faute était une condition de l'obligation de réparer les dommages causés par son actfoité. Sans parti pris, à l'exception d'un seul, que nous

· tenons à confesser sans retard : nous entendons réserver la quali- fication de faute aux erreurs de conduite répréhensibles ou du moins blâmables, c'est-à-dire à l'inobservation des règles de la bonne foi et de la prudence; nous entendons laisser à ce mot, autant que possible, son sens courant, son sens humain.

En partant de cette définition de la faute, deux observatiom fondamentales s'imposent à quiconque aborde notre problème dans un esprit neutre :

1 ° Qu'il existe, dans le vast(') champ de la responsabilité civile.

un domaine considérable où l'obligation de réparer les dommages causés par son activité ou par Buite de l'inexécution de ses enga- gements, n'est pas subordonnée à l'existence d'une faute, prouvée

(2) Comp. E. Lévy : Responsabilité et contrat. Rev. crit. 1899, p. 379 :

~ Nous disons qu'il y a faute lorsque nous sommes habitués à voir un fait entraîner la responsabilité. »

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ou· présumée. Dans ce domaine, l'homme jouit d'une protection juridique absolue, d'une véritable garantie contre les faits domma- geables d'autrui.

Qiw, quels que ~oient par ailleurs le fondement et les condi- tions de cette garantie, la constatation d'une faute caractérisée à l'origine du dommage n'est jamais sans engendrer des effets par- ticuliers. Ces effets se combinent, le cas échéant, avec ceux que produit la simple obligation de garantie, en se surajoutant à etix

et rendent plus rigoureuse la sanction des do,mmages causés.

Ces deux obser~ations furent le point de départ de cette étude.

Nous en avons cherché d' a.bord l'explication dans les doctrines actuelles et nous a1.wns constaté qu'elles ne la fournissent point. La longue controverse entre partisans du risque et adeptes de la faute nous fait assister à un duel sans merci, où les deux adversaires succombent sous les coups que chacun porte à l'autre.

Nous entreprîmes alors une construction entièrement nouvelle, avec l'unique souci de fournir une explication logique et simple aux données réelles du problème :

L'existence de très nombreux cas de responsabilité indépen- dante de toute imprudence, négligence ou dol, étant indéniable, l'idée de risque ne pouvant en rendre compte d'une façon satisfai- santé, nous avons é~é conduits à nous demander si le problème du fondement de la responsabilité civile n'avait pas été enfermé à tort dans le dilemme : faute ou risque. Il nous est apparu q'u,e ces deux théories, par ailleurs irréductiblement opposées, se rencontraient dans un défaut commun. Elles cherchent la raison, la justification de l'obligation de réparer le préjudice causé, en_ se plaçant au seul point de vue de l'auteur du dommage; elles sont, comme on l'a fort

bien remarqué, toutes les deux subjectives (3). . , \

N'est-ce pas là. la raison principale de leur échec? Ne pourrait- on pas, en inversant le cours habituel de la pensée juridique, abor- der le problème de la responsabilité civile du point de vue de la victime; ne devrait-on pas chercher la raison justifiant l' obliga- tion de réparer dans l'analyse de ses droits ou, du moins, dans l'analyse du rapport qui s'établit entre les droits des deux parties en conflit? Il nous sera facile de montrer que cette méthode est

(3) G. Rip-ert : La règle morale dans les obligaUD'ns juridiques ( n ° 115) : < Mais risque professionnel ou risque cr-ée, ces mots éveillent l'idée d'une attribution d€s actes à J.euT auteur, ce qui après tout► eiS:t bien une idée de responsabilité subjective. >

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-11

employée dans de nombreux autres domaines du Droit et que, même dans celui de la responsabilité, les auteurs contribuent, sans s'en douter, à l'établir et à l'affermir chaque jour davantage.

Si bien que la théorie de la garantie que nous allons proposer est moins une innovation révolutionnaire de la technique juridique en ces matières, qu'une générq,lisation et une systématisation des innombrables théories particulières déjà couramment appliquées.

Elle est - si la comparaison est permise - comme un bel avion, dont la conception et l'équipement ont demandé de longues année3 d'efforts, mais qui, aujourd'hui, est entièrement achevé et prêt à fonctionner; seul le retient au sol le poids des '})ré jugés millénaires.

Essayons de l'en débarrasser : l'appareil prendra son envol. Il nous permettra d'explorer, presque sans difficulté, l'immense domaine de la responsabilité civile, même dans ses parties réputées jusqu'ici inaccessibles. Le co1npte rendu de nos observations formera les deux premiers livres de cette étude, respectivement consacrés à la

GARANTIE EXTRACONTRACTUELLE et à la GARANTIE CONTRACTUEI..LE.

Après quoi, il restera à expliquer l'autre phénomène, celui de l'aggravation de la responsabilité civile en présence d'une erreur de conduite prouvée, caractérisée, du ,défendeur. Une idée s'offre tout de suite à l'esprit : si une faute est constatée parmi les causes du dommage, l'indemnité civile tend non seulement à réparer mais aussi à punir, les dommages-intérêts retrouvent alors le caractère de peine privée.

Cette idée peut s'appuyer sur une tradition historique cons- tante; elle comporte de nombreuses manifestations en droit contem- porain, non seulement en matière de responsabilité civile, mais dans tous les domaines du .droit; et une étude doctrinale impor- tante lui a été déjà consacrée (4).

Malgré tous ces facteurs qui militent en sa faveur, la fonction préventive et pénale de la responsabilité civile est aujourd'hui una- nimement rejetée, critiquée, oubliée.

A-t-on raison de le faire? Que · propose-t-on à sa place pm.1,r expliquer les phénomènes qu,' on lui attribuait? A l'analyse, les cri- tiques des auteurs apparaîtront injustifiées, les idées qu'on lui substitue imprécises, subtiles et contradictoires.

( 4) L. Hugueney : L'idée de peine privée en droit contemporain (ih.

Dijon, 1904). l ,, , ,.

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Nous avons, dès lors, soumis l'idée de peine privée dans lQ.

responsabilité civile à un nouvel examen (livre Ill) en essayant de répondre aux objections de ses adversaires, de renforcer par de nouveaux arguments la thèse de ses partisans, de lui apporter, sur- tout, les précisions techniques qui semblent encore lui manquer.

Pour exposer les résultats de nos recherches, nous avons adopté la méthode qui consiste à établir dans une partie générale les principes de la matière, puis de montrer, dans une ·seconde partie, que les principes ainsi dég(J;{Jés permettent d'expliquer les manifestations de la responsabilité civile en droit positif, c'est-à- dire, principalement, celles de la jurisprudence.

Mais il est évident que cette méthode n'est pas celle que noU8 avons suivie dans l'élaboration de la théorie. C'est de l'étude des faits concrets que l'on doit partir pour découvrir les idées direc- trices. C'est parce que trop souvent la doctrine s'est contentée du raisonnement déductif, basé sur l'exégèse des articles généraux (1382, 1137, 1147,du Co.de Civil) et des idées abstraites, qu'aucun des systèmes prc,posés n'a pu s'adapter à l'infinie diversité de la réalité juridique en notre matière.

Cependant, le principe une fois trouvé, l'hypothèse vérifiée, il est préférable, parce que plus commode et plus simple, de renverser l'ordre d'exposition : Chacun des trois livres qui composent notre étude sera donc divisé en deux parties, respectivement consacrées à la recherche du principe et à sa vérification. .

Nous nous engageons, nous ne l'ignorçms pas, dans une voie difficile. Ce travail n'aurait pu être entrepris si d'innombrables et savantes études de maîtres éminents n'avaient déjà déblayé l~

terrain et fait pressentir la solution. Nous saurons faire tout notre profit de leur enseignement, en essayant de mener à bien une construction dont la nécessité est évidente pour les sciences juri-

diques.

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LIVRE PREMIER

LA GARANTIE

EXTRA CONTRACTUELLE

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¼ 1

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l.

PREMIÈRE PARTIE

A LA RECHERCHE DU PRINCIPE

CHAPITRE PREMIER

EXAMEN DES DOCTRINES ACTUELLES LE DILEMME FAUTE OU RISQUE

La multiplication croissante des accidents et l'impossibilité de les attribuer à un. fait fautif de l'homme ou, ce qui· revient prati- quement au même, l'impossibilité de prouver la faute, est le phéno- mène nouveau devant lequel se trouve placée la théorie de la responsabilité civile. Ce phénomène a mis le monde juridique devant l'alternative suivante : rester fidèle aux conceptions clas- siques de la responsabilité en exigeant que la victime prouve, pour obtenir des dommages et intérêts, la faute du défendeur - mais alors un nombre considérable de victimes eussent été laissées sans indemnité - ou bien reviser les conceptions fondamentales de la reponsabilité de manière à assurer la réparation aussi complète que possible des accidents et des dommages.

Pour les auteurs, le problème se pose de la façon suivante étant connu que Primus a causé un dommage à Secundus, en vertu de quel principe peut-on le déclarer responsable et l'obliger à payer des dommages et intérêts?

Cette équation comporte plusieurs facteurs connus ou sup- posés tels : le fait (l'activité) de Primus, le dommage et la relation

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causale entre ce fait et ce dommage. Il n'y a qu'une seule incon- nue : la raison, le motif de la condamnation à réparer.

Pendant plusieurs siècles, on répondit sans hésitation : Cette raison, c'est la faute (1). La responsabilité civile apparaissait aux juristes comme une responsabilité pénale atténuée, écrit M. le doyen Ripert (2). On ne saurait mieux souligner que la faute en constituait le fondement indiscutable (3).

On avait alors une théorie unitaire de la responsabilité. La responsabilité du fait des choses était limitée à des hypothèses particulières (art. 1385 et 1386 du C. Civ.) et les auteurs expli- quaient toujours ces règles à travers l'idée de faute (4). La faute était présumée et voilà tout ... Il en était de même de la responsa- bilité du fait d'autrui, bien que sur ce point des doutes se fussent déjà élevés (5).

La jurisprudence fit pendant quelque temps une application orthodoxe de cette doctrine et l'on pourrait citer maint arrêt qui renvoya la victime de la barre sans a_ucune indemnité, pour le motif qu'elle n'avait pas été capable de prouver la faute du défen- deur ou parce que celui-ci, au contraire, avait réussi à rejeter la présomption qui pesait sur lui, en démontrant qu'il n'avait commis aucune faute (6).

Mais bientôt les tribunaux adoptèrent une attitude différente.

Le nombre croissant des victimes d'accidents, l'impossibilité dans laquelle elles se trouvaient souvent de prouver la faute rle ceux auxquels elles s'adressaient pour obtenir une indemnité, pous- sèrent les tribunaux à chercher, tout en respectant au moins en apparence les textes de la loi, un principe plus large de réparation.

Dans un nombre de cas sans cesse plus grand, cette réparation fut accordée en absence de toute culpabilité du défendeur. Puis, le législateur intervint lui aussi dans le même sens.

Les auteurs suivirent le mouvement jurisprudentiel et légis- latif avec plus ou moins d'·empressement. Mais, enthousiastes ou

(1) Saleilles : < Projet du C.C. allemand: Obligations '.), 3• Mit. p. 359:

< C'est '1a faute seule qui crée la dette. ~

(2) « La règle morale '.), n° 112 et les auteurs cités à la note 3.

(3) Voir en ce sens Sourdat : < Responsabilité civile >.

(4) Toullier, tome 11, n° 317.

(5) Cf. Saleilles, op, cit. n° 303, p. 356.

(6) V. p. ex. civ. 19 juillet 1870, D. 70. 1. 381 ; Rennes, 20 mars 1893, S. 1894. 2. 36.

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non, tous se sont donné comme tâche d'expliquer et de justifier les solutions qui prévalaient en pratique (7).

Une partie de la doctrine se rendant compte de la véritable révolution qu'a entraîné l'industrialisation de la production et la mécanisation des transports -dans la société contemporaine a déli- bérément rejeté l'idée de faute comme fondement de la responsa- bilité civile. Une nouvelle cause de responsabilité fut alors ima- ginée., ana:lysée, voire extraite des textes de la loi : le risque. A la question posée : « Pourquoi Primus doit-il réparer les dommages causés à Secundus? >> cette doctrine ne veut plus qu'on réponde :

« Parce qu'il commis une faute », mais seulement « parce qu'il a créé un risque ».

Cependant, la théorie du risque rencontra de graves objections d'ordre rationnel et d'ordre pratique. Sous sa forme première, elle était trop étroite, on fut donc obligé de l'élargir. Après cela, elle apparut comme trop envahissante et on chercha des limites pour la contenir. Mais il· ne semble pas qu'on les ait trouvées. Si bien qu'il n'y a pas une, mais des théories du risque. Ces nombreux efforts d'ajustement montrent déjà que le principe n'était pas adapté à la matière qu'il était appelé à régir.

Découragés par ces tentatives infructueuses, les auteurs revin- rent à l'idée de faute, comme seul principe général de responsa- bilité. Mais il est évident que ce retour ne pouvait signifier l'aban- don des récentes acquisitions du droit positif favorables à la vic- time. Les nouvelles théories de la faute durent, elles aussi, se trans- former sans cesse pour s'adapter aux besoins d'un monde nouveau.

La faute des théories modernes n'est pas un critère pour le juge ou le législateur, mais une explication a posteriori des manifestations de la responsabilité. Au lieu d'être un guide, qui précède et éclaire, ce n'est qu'une ombre qui suit servilement.

Le dilemme faute ou risque aboutit donc à une impasse. C'est ce que nous voudrions indiquer brièvement dans les deux sections de ce chapitre, avant d'orienter nos recherches dans un,e voie nou- velle.

(7) Gaudemet : « Une évolution nouvelle dans la théorie de la responsa- bilité :), Rev. trim. 1927, p. 893.

2 :

(24)

- 1 8 - SECTION 1 Les théories du risque

§ 1. - LE RISQUE-PROFIT.

Le plus granà défaut de la pé- nétration n'est pas de n'alle,, point jusqu'au bout, c'est de ls passer.

LA ROCHEFOUCAULD.

La théorie du risque a été imaginée en vue d'une situation spé- ciale : la responsabilité du patron au cas d'accident du travail dont ses ouvriers étaient victimes. La raison, l'équité, fa morale sem- blent exiger en ce cas une réparation alors même qu'aucune faute ne pourrait être établie à la charge du .patron. Aussi, ne tarda-t-on pas à faire remarquer qu'il est juste que celui qui a le bénéfice d'une entreprise indemnise ceux qui, sans pouvoir espérer les mêmes profits, sont victimes d'acddents. Ubi emolumentum ibi onus. Rien n'est plus facile, a-t-on dit, poùr le patron, que de com- prendre la charge des indemnités à payer dans le compte de ses frais généraux. Rien n'est plus aisé pour lui que de contracter une assurance.

Présentée sous cet aspect, la théorie du risque est parfaite- ment soutenable et ne rencontre que peu d'adversaires parmi les auteurs (8). Seulement on demande alors, avec juste raison, que les cas dans lesquels la condamnation de l'auteur du dommage pourrait être justifiée par l'idée du risque, soient nettement indi- qués par le législateur (9)·. La preuve que· la théorie du risque sup- pose l'intervention législative, c'est qu'en fait cette intervention n'a pas manqué de se produire dans une série de cas (10).

Ainsi exposée, la théorie du risque ne résout pas notre pro- blème. Nous verrons que les tribunaux ne s'embarrassent nulle- ment à chercher un fondement économique, une idée de profit ou d'entreprise, toutes les fois que, cependant, ils proclament la res-

(8) Voir cependant la critique très forte de M. Flour : Les Rapports de commettant· à préposé, th. Caen 1933, p. 43-44.

(9) Demogue Obligations, III, n° 285 ; H. et L. Mazeaud : Traité de la Responsabilité civile, 8 66 à 95; Lafon : La Responsabilité civile, n° 133;

Colin et Capitant : Cours élément. de Droit civ1tl, II, n° 293 (9• édit. par J. de la Morandière) ; Joatton :Essai critique sur la théorie générale de la res-

ponsabilit-é civile (thèse Lyon, 1933).

(10) Loi du 9 avril 1898 (accid. du travail), du 31 mai 1924 (navigation aérienne), etc.

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ponsabilité de l'auteur du dommage en l'absence de toute faute de 8a part et en dehors des hypothèses spéciales dans lesquelles la loi consacre une responsabilité objective.

§ 2. - LE RISQUE CRÉÉ.

Ce n'est pas seulement le profit économique qui justifie la res- ponsabilité de l'auteur du dommage, mais tout profit quelconque.

C'est la théorie du risque créé. M. Savatier la résume en ces ter- mes (11) : « La responsabilité fondée sur le risque consiste dans l'obligation de réparer des faits dommageables produits par une activité qui .s'exerce dans notre intérêt. Cet intérêt n'est pas d'ail- leurs nécessairement un bénéfice pécuniaire. On est responsable également des forces que l'on utilise dans un intérêt moral. » Or, par le fait même qu'il agit, l'homme recueille les avantages de cette activité, tout en créant des risques de dommages pour lei autres. Il est juste, nous dit-on, qu'il en supporte les charges.

Cette fois la responsabilité n'est plus la contre-partie d'un profit particulier, mais la conséquence inéluctable de l'activité en général. L'idée de risque perd son aspect économique, prof essionne], ,;ous lequel elle pouvait se défendre. Elle ne suppose plus nécessai- rement pour s'appliquer une entreprise, une industrie ou un com- merce, mais s'attache à tout fait de l'homme. Elle quitte ainsi le terrain solide de l'économique pour se perdre dans les nuages de la métaphysique ...

Sous cette nouvelle face, on ne reprochera plus à la théorie du risque d'être trop étroite. Elle pourrait même, jusqu'à un certain point, se concilier avec b lettre, sinon avec l'esprit, de l'article 1382 du Code Civil (12). Néanmoins, des objections insurmontables s'élèvent à son encontre.

S'il est exact que toute activité de l'homme comporte comme conséquence, comme contre-partie des avantages, la charge du dom- mage, on ne voit pas comment et où s'arrêtera la responsabilité,

(11·) Savatier : Règles générales de la responsabilité civile, Rev. crit.

1934, n° 29.

(12) San~ doute nous estimons, avec .presque tous les auteurs, q'lle dans l'espri~ du législateur la· faute était une condition de la responsabilité, mais il n'en est pas moins vrai qu'-une interprétation subtile pourrait voiler le mot faute, qui n'apparaît dans l'article 1382 que dans proposition incidente pour mettre l'accent avec force sur ses premiers mots : < tout fait quel- ,:cmque de l'homme qui cause à autrui un dommage >.

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car - l'observation a été mille fois faite - il n'y a pas d'acte de l'homme qui, plus ou moins directement, ne cause à quelqu'un un préjudice. Admettre cette théorie, c'est exposer l'homme à un déluge de responsabilités (13) et arrêter par conséquent toute activité.

En second lieu, et cette observation n'est pas moins grave, nous ne voyons pas pourquoi l'activité de l'auteur du dommage entrerait seule en ligne de compte pour fixer la responsabilité et non pas celle de la victime. Pour que le dommage se réalise, il faut nécessairement supposer un fait actif ou passif de la victime qui, elle aussi, bénéficie des avantages de cette activité ou de cette pas- sivité. Comment, dès lors, ne pas considérer le dommage comme étant une conséquence au moins partielle de cette dernière acti- vité? (14)

Pour atténuer l'objection, on a dit alors qu'il fallait tenir compte de l'inégalité des profits et partager ainsi la responsabilité.

Mais qui ne voit l'impossibilité absolue de graduer l'importance des profits, alors surtout que l'on doit comparer des choses de nature diverse, le profit pouvant être, dans cette doctrine, pécuniaire ou moral?

Ainsi ce qui s'oppose à la réception de la théorie du risque, c'est la formule générale sous laquelle on la présente. Même si elle avait quelque valeur sous sa forme première, elle perd toute con- sistance sous sa forme généralisée (15).

Dès lors il faut, croyons-nous, la rejeter. Peu importe que l'on puisse fonder sur cette idée quelques-unes des solutions particu- Iière.s de la jurisprudence ou de la loi (nous verrons que ces hypo- thèses sont peu nombreuses) si cette idée ne peut pas nous aider à fournir un cadre général à la responsabilité (16).

Une troisième objection, très forte également, est adressée à la doctrine du risque. Si tout fait quelconque de l'homme engage la responsabilité, la notion de faute devient inutile. Or, à aucun mo- ment la jurisprudence n'a renoncé ·à s'en intéresser et, nous l'avons nous-mêmes fait remarquer (17), parallèlement au courant

(13) Comp. Planiol, Rev. crit., 1905, 277; Hauriou, note S. 1918-19. 3. 26.

(14) Cf. Esmein dans Planiol et Ripert, t. VI, 480 ; Rev. crit. 1932, p. 468 ; Ripert : La règle morale n ° 116-117 ; Colin -et Ca pi tant, II, 293 p. 209, 9• édit. par J. de la Morandière.

( 15) Cf. Demogue : Op. ci t. III n ° 285.

(16) En ce sens M. Picard : Pour une loi sur les accidents d'automobile.

Rev. Gnér. Ass. Terrestres 1931, p. 15.

(17) Supra : Introduction.

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- 2 1 -

qui entraîne la jurisprudence vers une responsabilité purement objective, il existe un autre courant qui tend,-au contraire, à faire de la faute une pièce fondamentale de la responsabilité. Ce rôle de la :faute devient inexplicable si l'on adopte la théorie du risque sous sa forme générale. C'est ce qu'a soutenu avec force M. P.

Esmein dans un article de la Revue critique (18).

Cette objection a semblé si forte que les partisans les plus convaincus de la théorie du risque s'efforceront de faire à la notion de faute une certaine part dans la responsabilité civile. Une conci- liation est ainsi tentée, dont nous voudrions donner un bref aperçu en étudiant les positions prises par Josserand et par M. Savatier.

§ 3. - LES THÉORIES ÉCLECTIQUES.

1 ° La faute et le risque sont les deux pôles de la responsabilité.

, Pour Josserand, la responsabilité· civile a deux pôles d'attrac-

tion : la faute et le risque (19). L'auteur ne méconnaît pas la valeur de l'idée de faute et .de la responsabilité subjective. Tout au con- traire, il a montré dans un livre célèbre ce que la vie juridique doit à cette notion (De l' Esprit des Droits). Mais il admet que la faute n'est pas la source unique de la responsabilité : « Celui qui met en action des forces redoutables dans son intérêt, à son profit, doit assumer les conséquences de son initiative. » (20) C'est l'adhésion directe à la théorie du risque.

Cependant, reconnaître qu'il existe en dehors de la faute des idées sur lesquelles on puisse fonder une responsabilité, cela ne fait pas, nous le savons, avancer d'un pas notre1problème. Personne, à l'heure actuelle, ne proclame que toute la responsabilité repose sur la faute. Et, quelque attachement qu'ils manifestent aux doctrines classiques, tous les auteurs font une place, plus ou moins large, à une responsabilité objective (quitte à lui donner un autre nom : celui de garantie). Mais la difficulté consiste à préciser les cas dans lesquels le juge peut condamner l'auteur du dommage à le réparer sans constater sa culpabilité. Les adversaires de la théorie du risque répondent : dans les seuls cas où la loi' l'a ainsi décidé, le risque n'a pas pour eux la valeur d'un principe autonome de responsabilité.

(18) Rev. Crit. 1932, p. 468.

(19) Cours de Droit Civil, II, n° 418 (éd. 1933).

(!0) Id., 416.

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Tel n'est pas l'avis de Josserand, qui ouvre à l'idée du risque un crédit plus large, un crédit en fait illimité. Mais alors nous posons à nouveau la question : S'il est vrai que la responsabilité peut découler et de la faute et du risque, dans quels cas le juge pourra-t-il condamner sur la base du risque?

Josserand n'y répond pas directement, et cela pour rexcellente raison qu'il n'est pas possible d'y répondre : Il y a, en effet, une impossibilité rationnelle et une impossibilité pratique de bâtir la théorie de la responsabilité sur les idées de faute et de risque en leur reconnaissant à toutes les deux la valeur de principe général : Rationnellement, ces deux idées ne se supportent pas, elles ten- dent à s'éliminer l'une l'autre. Car si l'on prend le risque dans son sens étroit fondé sur les idées économiques de profit, d'entreprise_.

de profession, de bénéfice pécuniaire, il devient indispensable de préciser législativement son champ d'application propre. Si, au· contraire, on le prend dans son sens large, le risque étant la ½ontre- partie de toute activité, il revendiquera à lui seul le domaine de la responsabilité tout entier et la faute n'y sera plus jamais une condi- tion de la condamnation du défendeur.

Il serait intéressant de savoir quelle est, de ces deux concep- tions, celle qu'adopte Josserand. Mais il semble que le savant auteur n'ait pas réussi à fixer son choix, qu'il aille ·d'une notion à l'autre et qu'il garde dès lors une position intermédiaire, hésitante et, somme toute, inacceptable.

On pourrait croire, à la lecture de certaines pages, qu'il se rallie à la doctrine économique du risque-profit. Il nous parle d'« entreprises redoutables », de « profits », de « frais généraux », d' « assurance », et ce sont là, sans aucun doute, les raisons lei meilleures que l'on ait pu donner en faveur de la théorie du risque.

Mais lorsque, quittant le terrain des purs principes, il descend sur le plan de la technique, cet auteur se déclare ennemi irréductible de toute tentative de « refoulement » du principe nouveau (21).

Il reconnaît que la doctrine du risque s'est introduite en jurispru- dence principalement sous le couvert de la présomption de faute extraite de l'article 1384 I du C. Civ., et il approuve en bloc la jurisprudence qui ne veut pas distinguer entre les différentes catégories de choses dommageables. Mais il ne semble pas s'aper-

(21) et (22) D. H. 1930, p. 5, Chr. : LtJ travail de refO"i:-tlemetit <k la responsabilité du fait àes choses >.

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cevoir qu'en adoptant cette attitude, il a insensiblement substitué à la première notion du risque-profit la notion généralisée du risque créé. Le « fait capital » est, pour Josserand, la mise en circulation d'une chose qui constitue pour le public une source de risque (22).

Il n'est plus question ici de forces redoutables, de rupture d'équi- libre ou de profit.

Non seulement rationnellement, mais pra.tiquement aussi, nous ne voyons pas comment on pourrait délimiter autour des deux pôles d'attraction - faute et risque - leur champ d'attraction respectif.

Josserand, suivi par tous les partisans modernes de la théorie du risque, adopte une distinction entre la responsabilité du fait personnel de l'homme et la responsabilité du fait des choses. Dans le premier cas, la responsabilité serait liée . à la faute; dans le deuxième, elle pourrait être fondée sur le risque (23).

Si cette distinction pouvait être retenue, elle serait de nature à apporter à notre question la réponse désirée. Malheµreusement, la distinction du fait personnel et du fait de la chose· ne résiste pas à l'analyse (v. Infra). Un exemple caractéristique de cette incerti- tude se présente au cas d'accident d'automobile. Pour la jurispru- dence française, il y a là / ait de la chose; pour la Cour de Cassation belge, il y a fait d,e l'homme (24).

La raison est que l'expression responsabilité du fait des choses n'a aucun sens propre. Tous les auteurs reconnaissent à l'heure actuelle que la responsabilité s'attache toujours et nécessairement au fait de l'homme, la chose n'est entre ses mains qu'un instrument, un moyen d'action (25). Le motif de la condamnation doit done nécessairement exister dans la personne du défendeur. Du reste, cette conception est approuvée par la Cour de Cassation qui répète à l'envi que la responsabilité s'attache à la garde et non à la chose.

Or, la garde, c'est un fait de l'homme.

Si cette observation est juste, la soi-disant responsabilité du fait des choses n'est qu'un cas particulier de la responsabilité du fait de l'homme. Comment, dès lors, admettre que l'intervention d'une chose dans la réalisation du dommage puisse changer le fon- dement moral ou philosophique de la responsabilité? Cela revien- drait, en somme, à pénaliser, en rendant sa responsabilité plus

(23) Cours II, n° 488 et 540 ; dans le même sens et d'une façon plus nette encore : Joatton op. cit. p. 49. ·

(24) Malgré cette divergence de qualification les résultats pratiques sont identiques, la victime n'a pas à prouver la faute de l'automobiliste.

(25) V. Ripert, note au D. 1922, 1.26.

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stricte, celui qui, dans l'exercice de son activité, se sert de choses matérielles. On comprend que certains auteurs aient vu dans cette théorie une attaque contre le droit de propriété lui-même.

On fait remarquer, en outre, et l'objection est pertinente, qu'étant donné l'interprétation très large par la jurisprudence de l'expression « fait de la chose », l'article 1382 et la notion de faute risquent de ne plus trouver le moindre champ d'application, rare~

étant les cas où l'accident se produise sans l'intervention d'une

chose matérielle. ·

De sorte que la tentative de Josserand de réserver un domaine d'application propre à la notion de faute s'avère impossible dès que l'on se place sur le terrain pratique. C'est la meilleure preuve que son fondement rationnel est faux. Cette théorie ne peut pas nous faire comprendre la coexistence d'une responsabilité objec- tive et d'une responsabilité subjective.

Le risque principe subsidiaire à celui de la faute.

Une autre manière d'introduire l'idée de risque dans le cadre général de la responsabilité, tout en ménageant à l'idée de faute un certain rôle, c'est de considérer le risque comme un principe de réparation subsidiaire. Ce système a été notamment exposé et développé par M. Savatier (26). L'avocat général Cavarroc (27), ainsi que beaucoup de jeunes auteurs, y adhèrent.

Voici comment on le présente : En principe, la réparation du dommage doit être demandée à l'auteur d'une faute. Mais il est des cas où la faute ne peut être démontrée et où l'équité exige néanmoins la réparation. C'est alors, nous disent ces auteurs, qu'on fera appel à la notion de risque, à titre subsidiaire seulement. C'est une idée de secours, s'écrie l'avocat général Cavarroc (28).

Par ce système, on s'imagine pouvoir concilier les deux idées opposées : en laissant à la faute une position supérieure, une sorte de domaine éminent, en la qualifiant « la source la plus juste » (29) de la responsabilité, ces auteurs pensent, d'une part, avoir rendu un suprême hommage aux valeurs morales sur lesquelles la respon- sabilité est censée reposer, et, ce qui du point de vue pratique est très important, pouvoir eKpliquer toutes les manifestations juris-

(26) Traité de la .Responsabilité, I, n ° • 280 et suiv.

(27) Note à la G. P. 1930.1, 838-839.

(28) Id.

(29) Savatier : op. oit.

(31)

- 2 5 -

prudentielles de la notion de faute; en reconnaissant, d'autre part, à l'idée de risque un droit de cité, ces auteurs espèrent pouvoir justifier et expliquer les innombrables décisions condamnant le dé- fendeur à réparer le dommage causé sans qu'aucune faute ait pu· être retenue à sa charge.

Malheureusement, cette façon d'envisager les choses ne rend aucun compte de l'état actuel du droit positif : il n'est pas exact, tout d'abord, que l'idée de risque ne soit prise en considération par le juge que dans les cas où il ne peut pas attribuer le dommage à une activité fautive. Il suffit de faire observer ici (et nous le prou- verons plus abondamment lors de l'étude de la jurisprudence) que la preuve d'une faute de la victime ne libère pas nécessairement l'auteur présumé responsable (30), que sa responsabilité se trouve simplement atténuée et que la faute d'un tiers n'est pas non plus, dans tous les cas, une cause d'exonération du gardien (31). Ceci montre clairement qu'il existe des situations où les deux causes de responsabilité agissent en même temps et M. Savatier reconnaît lui-même que la jurisprudence ne se concilie pas avec le système qu'il propose (32).

Mais en admettant même que le risque soit une cause de res- ponsabilité subsidiaire à la faute, notre difficulté ne serait pas ré- solue par là même. Pour que la théorie du risque ait quelque valeur pratique, il faut, nous le savons, indiquer au juge dans quels cas il pourra la prendre comme base de condamnation à réparer. Or, reconnaître au risque la valeur d'un principe de secours, ne résout rien et ne peut rien résoudre à cause de l'imprécision de ce prin- cipe.

En effet, et nous voilà placés devant une alternative bien connue, ou bien on donne à la notion de risque une définition large et dans ce cas on est conduit à décider que tous les dommages de-

(30) V. Req. 13 avril 1934 D. 1934.1.41 ·avec 1le rapport du cons. Gazeau et la note précitée de M. Savatier : req. 7 mai 1934, G. P. 34.2.85 ; .civ.

1 e'r déc. 1936 D.H.37.86 ; civ. 16 mars 1937 D.H.37,297 ; civ, 9 sept, 1940 D.H. 40.141 ; 21 janv. 1941 D.A. 1941.J, 101, ,..

(31) Req. 19 mars 1934 D.H.34.363 ; Civ. 19 juin 1934 D.H. 34, 409 ; civ. 3 mars 1936, D. 36.1.81, Chambéry, 25 oct. 1943, D.C. 1944.1.33 et la note de M. Savatier.

(32) Voir sa note au D. 37.1.5 in fine~ p. 8. - Cependant° M. Savatier croit voir une confirmation de sa théorie de '1a < primauté de la faute >

dans la décision de la Cour d-e Chambéry citée à1 la note précédente, déci- sion qiui permet au gardien responsafil~ sur la base de l'art. 1384.1' de se :retourner pour le tout contre le co-auteur de l'accident dont -la faute est prouvée. (V. sa note soUs cet arrêt).

(32)

- 2 6 -

vront être réparés car tous (ceux dus à la force majeure exceptés) peuvent être attribués à une activité de l'homme. En ce cas, le risque n'apparaît pas comme un principe de réparation subsi- diaire, mais bien plutôt complémentaire.

n

interviendra toutes les fois que la faute ne peut être découverte. La faute et le risque conjugueront leùrs efforts dans le but d'assurer la réparation de tous les dommages. Telle semble être en réalité la conception de M. Savatier. Il écrit en effet : « Car un sentiment imprègne de plus

« en plus notre mentalité, c'est que tout dommage subi par une

« personne accidentellement et sans sa faute doit, autant que pos-

« sible, dans une société bien construite trouver une répara-

« tion (33). » Avec une pareille conception du-risque, on ne voit plus du tout quel est le rôle de la faute. Car si le simple FAIT suffit pour entraîner la condamnation du défendeur, la faute ne sera plus jamais une condition indispensable de la responsabilité.

Ou bien, deuxième branche de l'alternative, on retient le risque avec son sens étroit, son sens économique. Dans ce cas, il faut en conclure que tous les dommages ne seront pas nécessairement ré- parés : seuls certains dommages devront l'être. Nous demandons alors, une fois de plus, quels sont ces cas exceptionnels et comment le juge s~ura en l'absence de tout te~te législatif qu'il lui est per- mis de faire appel à la théorie du risque?

Les réponses des auteurs sont sur ce point des plus variées et des plus vagues :

Tantôt on dit que l'idée de risque peut venir au secours de la victime lorsque l'équité l'exige (34). Tantôt on autorise l'appel à l'idée de risque lorsqu'il s'agit de faire une politique de prévention des dommages; mais en spécifiant alors qu'il n'est pas question de réaliser la justice, mais la sécurité (35).

Mais qui nous dira où commence la sécurité et où s'arrête la justice? Qui nous dira ce qu'est l'équité? Tous les systèmes ont été défendus au nom de la sécurité, de la justice et de l'équité. Com- ment s'empêcher de voir qu'une pareille théorie est dépourvue de la moindre armature technique, qu'elle permet l'introduction dans le prétoire de tous les courants d'opinions, de toutes les morales, de toutes les doctrines so.ciales, voire politiques. C'est la porte

( 33) D. 1930.1.80 ;

(34) Savatier op. cit. ;Cavarroc op. cit.

(35) Esmein article cité Rev. crit. 1932 ; comp. Demogue III n• 293 Geny Méthode d'interprétation, n° 174 ; Joatton op. cit.1 p. 47.

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