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La multiplication des garanties et des juges dans la protection des droits fondamentaux : coexistence ou conflit entre les systèmes constitutionnels, internationaux et régionaux? : évolution d'une décennie : Suisse

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La multiplication des garanties et des juges dans la protection des droits fondamentaux : coexistence ou conflit entre les systèmes

constitutionnels, internationaux et régionaux? : évolution d'une décennie : Suisse

HOTTELIER, Michel

HOTTELIER, Michel. La multiplication des garanties et des juges dans la protection des droits fondamentaux : coexistence ou conflit entre les systèmes constitutionnels, internationaux et régionaux? : évolution d'une décennie : Suisse. Annuaire international de justice

constitutionnelle, 2014, vol. 29-2013, p. 435-464

DOI : 10.3406/aijc.2014.2190

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:43093

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Suisse

M. Michel Hottelier

Citer ce document / Cite this document :

Hottelier Michel. Suisse. In: Annuaire international de justice constitutionnelle, 29-2013, 2014. Pluralisme des garanties et des juges et droits fondamentaux - Les droits culturels. pp. 435-464;

doi : https://doi.org/10.3406/aijc.2014.2190

https://www.persee.fr/doc/aijc_0995-3817_2014_num_29_2013_2190

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COEXISTENCE OU CONFLIT ENTRE LES SYSTÈMES CONSTITUTIONNELS, INTERNATIONAUX ET RÉGIONAUX ?

ÉVOLUTION D'UNE DÉCENNIE

SUISSE

par Michel HOTTELIER *

INTRODUCTION

1. Les droits fondamentaux tels qu'ils sont actuellement consacrés en droit constitutionnel suisse sont le fruit d'un lent processus de reconnaissance, de concrétisation et de mise en œuvre. Comme ils associent, d'une part, un nombre varié de garanties, qu'ils procèdent, d'autre part, de sources diversifiées et qu'ils sont, pour le surplus, appelés à opérer au sein d'un État fédéral doté d'un système de justice constitutionnelle assez particulier, les problèmes que posent leur invocation et leur sanction présentent une certaine originalité, sur le plan aussi bien matériel que procédural. À cela s'ajoute le contrôle international du respect des droits de l'homme issus des instruments internationaux auxquels la Suisse a adhéré, au premier chef desquels figure la CEDH.

2. Quelque dix ans après la présentation du rapport suisse traitant du contrôle du respect des droits fondamentaux dans le cadre des Tables rondes internationales de justice constitutionnelle1, il se justifie de revenir sur le sujet pour évoquer l'évolution que celui-ci a subie et présenter ses caractéristiques actuelles.

Profondément évolutif, le sujet a en effet généré des contributions doctrinales originales, de même que plusieurs arrêts de principe tant du Tribunal fédéral que de la Cour européenne des droits de l'homme.

* Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Genève.

1 « Justice constitutionnelle, justice ordinaire, justice supranationale : à qui revient la protection des droits fondamentaux en Europe ? » Rapport suisse, XX5 Table ronde internationale de justice constitutionnelle des 17 et 18 septembre 2004, A1JC XX-2004, p. 341.

Annuaire international de justice constitutionnelle, XXIX-2013

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I.-LE CONTENU ET L'APPLICABILITÉ DES CATALOGUES DE DROITS FONDAMENTAUX

A.-Les catalogues normatifs de protection des droits fondamentaux applicables dans l'ordre juridique suisse

1) Aperçu historique

3. La Constitution fédérale suisse actuelle a été adoptée par le peuple et les cantons lors de la votation populaire du 18 avril 1999, pour entrer en vigueur le 1er janvier 20 002. La révision totale de la loi fondamentale de l'État suisse s'inscrit dans le cadre d'un processus historique plus large qui, depuis une bonne quarantaine d'années, a vu la plupart des constitutions des cantons suisses faire elles aussi l'objet d'une refonte complète3.

4. Les raisons qui ont motivé ce vaste processus de révision ont consisté, d'une part, à adapter le texte de normes constitutionnelles souvent anciennes aux exigences de la vie institutionnelle, politique et juridique contemporaine, à en expurger, d'autre part, les dispositions devenues obsolètes et aussi à en ordonner la structure et le langage, compte tenu en particulier des exigences issues de la

légistique4.

5 . Comme on peut s'en douter, la question des droits fondamentaux a figuré au cœur de ce processus. Sur le plan fédéral, on peut distinguer trois raisons majeures qui ont poussé à l'adoption d'une liste résolument moderne de droits et de libertés.

En premier lieu, la Constitution fédérale du 29 mai 1874 ne contenait pas, à proprement parler, de « catalogue » ordonnancé de droits individuels5. Les garanties qui s'y trouvaient listées y avaient été intégrées de manière éparse, sans véritable structure, ni ordre apparemment logique6. Du reste, on n'y parlait pas encore de

2 Ci-après : Cst. ; Recueil systématique du droit fédéral suisse (ci-après : RS) 101. Le RS peut être consulté en ligne sur le site www.admin.ch.

3 politique, LeGes — Législation et Évaluation 2013, 2, p. 302 sq ; Giovanni BlAGGINI, suisses, Bâle 1991, p. 98. Sur la démarche suivie au début du processus fédéral de révision totale, préparation de la révision totale de la Constitution fédérale, LeGes - Législation et Évaluation 2013, 2, Voir AIJC XVIII-2002, p. 822. Pour un aperçu historique plus complet du processus de révision totale de la Constitution fédérale du 29 mai 1874, qui remonte au début des années I960, voir Olivier BIGLER, Marc RENKENS, L'écriture constitutionnelle : dispositions juridiques et réalisation Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft. Kommentar, Zurich 2007, p. 45 ; Jean-François AUBERT, La Constitution, son contenu, son usage, Recueil des travaux présentés au 125' Congrès des Juristes voir aussi les développements de Luzius MADER, La démarche méthodologique pratiquée lors de la p. 323 sq.

4 5 6 L'arrêté par lequel les Chambres fédérales ont, le 3 juin 1987, décrété la révision totale de la Constitution fédérale précisait que le projet que le Conseil fédéral était invité à préparer devait mettre à jour le droit constitutionnel écrit et non écrit, le rendre compréhensible, l'ordonner systématiquement et en unifier la langue ainsi que la densité normative (Feuille fédérale de la Confédération suisse - ci-après : FF - 1987 II 977). Voir également le message du Conseil fédéral relatif à une nouvelle constitution fédérale, du 20 novembre 1996, FF 1997 I 16 sq et 43 sq. Regina KlENER, Walter KÀLIN, Grundrechte, 2e éd., Berne 2013, p. 5 situent l'apparition en Suisse des premiers droits individuels protégés par la constitution à l'époque de la Constitution Helvétique de 1798, sous l'influence des idées révolutionnaires et de l'occupation française, avant que ces droits essaiment et se développent au niveau des constitutions cantonales durant la première moitié du XIXe siècle. Voir également Victor MONNIER, « Aperçu de la destinée des droits fondamentaux sous la République helvétique (1798-1803) », Études en l'honneur du Professeur Giorgio Malinverni, Zurich 2007, p. 231 sq et les références citées. On peut ajouter à ces éléments que le développement du constitutionnalisme aux États-Unis et l'adoption, là-bas, d'un Bill of Rights en résulte de la Constitution de la République et canton de Genève du 24 mai 1847, qui contenait, à partir de son article 2, un titre entier consacré à la « Déclaration des droits individuels ». Bigler, RENKENS (note 3), p. 307, note 5. 1791 n'ont pas manqué d'influencer le droit public suisse. Une bonne illustration de ce phénomène

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« droits fondamentaux » au sens moderne et général de l'expression, c'est-à-dire, sur le plan substantiel, des « droits et libertés attachés à l'individu qui fondent le primat ontologique de l'être humain sur la société et le groupe », selon la belle formule du Professeur Olivier Dord7.

6. Le langage de l'époque, davantage axé sur le processus de protection et la procédure que sur la nature et le contenu des droits en cause, employait plutôt — sans la définir pour autant — l'expression « droits constitutionnels des citoyens »8, soit des droits protégés par la Constitution dont les particuliers pouvaient revendiquer la protection jusque devant le Tribunal fédéral9. L'expression « droits fondamentaux » est apparue beaucoup plus récemment en Suisse. Elle s'est progressivement imposée dans la jurisprudence du Tribunal fédéral à partir des années I960 par référence aux travaux de la doctrine10, puis dans le langage courant sous la double influence des Grundrechte de la Grundgesetz allemande, d'une part, et des instruments internationaux de protection des droits de l'homme, d'autre part11.

7. En deuxième lieu, les droits contenus dans la Constitution fédérale brillaient par leur incomplétude12. Lors de la création de l'État fédéral, l'heure fut en effet davantage à la mise en place des nouvelles institutions — en particulier, l'instauration d'un parlement bicaméral en lieu de l'ancienne Diète fédérale et d'un gouvernement collégial -, ainsi qu'à l'aménagement de la structure démocratique qu'à la consécration de droits individuels, lesquels figuraient du reste déjà assez largement dans les constitutions des cantons13. Aussi, seules furent intégrées dans la loi fondamentale fédérale les garanties dont l'envergure appelait une protection à l'échelon national, à l'image de la liberté d'établissement ou de la liberté du commerce et de l'industrie ou celles dont l'existence était susceptible de subir des menaces de la part des cantons, comme la liberté de conscience et de croyance ou la 7 Olivier DORD, Droits fondamentaux , in Joël Andriantsimbazovina et al. (éd.), Dictionnaire des Droits

de l'Homme, Paris 2008, p. 332. L'auteur souligne en particulier le rôle joué par l'école d'Aix-en- Provence, sous la conduite du Professeur Louis Favoreu, dans la diffusion en France de la doctrine des droits fondamentaux, doctrine empruntée durant les années 1970 au droit comparé, notamment au droit allemand. Sur la notion de droits fondamentaux dans la théorie et la pratique constitutionnelles françaises, voir les intéressants développements contenus dans le rapport du Professeur Patrick GAÏA publié dans le présent Annuaire. Sur le caractère fondateur, propre aux droits fondamentaux, de l'ordre constitutionnel, voir également les propos introductifs du Professeur Massimo LUCIANI dans le rapport italien, également publié dans le présent Annuaire.

8 Jôrg Paul MÛLLER, « Geschichtliche Grundlagen, Zielsetzung und Funktionen der Grundrechte », in Detlef Merten, Hans-Jùrgen Papier (éd.), Handbuch der Grundrechte. Grundrechte in der Schweiz und in Liechtenstein, Heidelberg 2007, p. 10 sq.

9 KlENER, KÂLIN (note 5), p. 26 ; Jean-François AUBERT, Pascal MAHON, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Zurich 2003, p. 62 ; voir également Jean-François AUBERT, Traité de droit constitutionnel suisse, vol. II, Neuchâtel 1967, p. 623, qui

évoque « les droits constitutionnels, ou droits individuels ».

10 Andreas KLEY, Geschichte des offentlichen Rechts der Schweiz, Zurich 2011, p. 304. Voir par exemple Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral suisse (ci-après : AT F) 95 I 330 Jeckelmann, du 25 juin 1969 ; 97 I 45 X., du 17 février 1971 ; 98 la 418 Danuser, du 28 juin 1972 ; 98 la 409 lust, du 17 mai 1972 ; 99 la 504 X., du 13 juin 1973 ; 102 la 321 X., du 21 septembre 1976 ; 104 la 284 B., du 22 février 1978. Les arrêts du Tribunal fédéral suisse peuvent être consultés en ligne sur le site www.bger.ch.

11 Voir Andreas AUER, Giorgio MALINVERNI, Michel HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. II, Les droits fondamentaux, 3e éd., Berne 2013, p. 15. Voir également les ouvrages fondateurs de Peter SALADIN, Grundrechte im Wandel, 3e éd., Berne 1982 (la première édition de l'ouvrage a paru en 1970), p. 282 sq et de Jorg Paul MÛLLER, Eléments pour une théorie suisse des droits fondamentaux, Berne 1983, en particulier p. 28 sq.

12 AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 1 1), p. 32.

13 René RHINOW,.Markus SCHEFER, Schweizerisches Verfassungsrecht, 2e éd., Bâle 2009, p-200. Voir également les développements de Jean-François AUBERT, « Introduction historique », in Commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 29 mai 1874, vol. I, Bâle 1986, p. 29 s et 43.

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liberté de la presse. Au total, seule une dizaine de garanties fut ainsi consacrée dans la Constitution fédérale en 1848, puis en 187414.

8. Pour compréhensible qu'elle apparaisse d'un point de vue historique, cette protection fragmentaire présentait plusieurs carences majeures. Si la liberté de la presse se trouvait consacrée à l'échelon fédéral, celles plus générales d'opinion, d'expression et d'information y étaient pourtant dépourvues d'assise formelle. Le droit à la vie et la liberté personnelle étaient privés d'un ancrage national, alors même que l'interdiction de la peine de mort - limitée au reste aux délits politiques - était cependant inscrite dans la Constitution. Ni la liberté de réunion, ni même les droits politiques n'étaient reconnus formellement dans la loi fondamentale nationale.

9. C'est au Tribunal fédéral qu'est revenue, au cours d'une jurisprudence originale qui a commencé au début des années I960 avec la reconnaissance de la garantie constitutionnelle de la propriété et qui, pour l'heure, a trouvé son point d'orgue en 1995 avec la consécration du droit à des conditions minimales d'existence, la délicate démarche consistant à déduire du droit constitutionnel fédéral un certain nombre de garanties non écrites. En d'autres termes, ce que le texte de la Constitution formelle de 1874 ne disait pas ouvertement pouvait résulter de son esprit. Le juge constitutionnel, voix judiciaire de la Constitution («jus-dicere »), disait le droit des libertés et égrenait celles-ci au gré des litiges qui lui étaient dévolus15.

10. Par ailleurs, la jurisprudence avait aussi, très tôt, déduit du principe général d'égalité de traitement toute une série de garanties de nature constitutionnelle qui, à l'image de l'interdiction de l'arbitraire, des principes de la bonne foi et de la proportionnalité, du droit d'être entendu ou encore du droit à l'assistance judiciaire gratuite, conditionnaient de manière de plus en plus déterminante la pratique administrative et judiciaire. Aussi, à la longue, une révision formelle de la Constitution en vue de faire coïncider le texte ce celle-ci avec les multiples avancées jurisprudentielles s'imposait16. C'est la troisième raison qui a conduit à la révision totale.

2) Le catalogue fédéral

1 1 . La Constitution fédérale comprend à présent un chapitre entier (soit le chapitre 1er du titre 2, art. 7 à 36) consacré aux droits fondamentaux. L'instauration de ce catalogue représente l'une des innovations importantes du processus de révision totale17. La trentaine de dispositions qui le composent - certains droits étant eux- mêmes constitués de plusieurs garanties distinctes - peut se diviser en trois parties, à l'image de la Loi fondamentale allemande du 23 mai 1949 (art. 1 à 19).

12. Il y a d'abord une première disposition, l'article 7, qui garantit la dignité humaine. La disposition est résolument nouvelle dans l'architecture constitutionnelle fédérale. Elle n'était en effet nullement prévue au titre de droit fondamental dans la Constitution antérieure et n'avait pas non plus été dégagée comme une garantie autonome par la jurisprudence du Tribunal fédéral, tout en étant il est vrai déjà

14 Status der Grundrechte », in Detlef Merten, Hans-Jùrgen Papier (éd.), Handbucb der Grundrechte. Grundrechte in der Schweiz und in Liechtenstein, Heidelberg 2007, p. 35. KlENER, KÀLIN (note 5), p. 5 ; Daniel THÛRER, « Verfassungsrechtlicher und vôlkerrechtlicher 15 Sur ce processus, voir AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 11), p. 33 sq et les références citées.

16 Bigler, RenkenS (note 3), p. 307, note 7,

17 Voir A1JC XVIII-2002, p. 821 ; Rhinow, SCHEFER (note 13), p. 207 ; BlAGGlNI (note 3), p. 48 et sq. 91. Considéré d'un point de vue historique, le processus consistant à doter, en Suisse comme ailleurs, les constitutions de chapitres spécifiquement consacrés à la protection des droits individuels, en distinguant leur contenu d'autres normes substantielles liées à la gouvernance de l'État, s'inscrit typiquement dans l'évolution du constitutionnalisme ; voir AUBERT (note 3), p. 75

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présente dans certaines constitutions cantonales18. Même si les termes employés sont un peu différents, l'inspiration est ici clairement celle de l'article 1er de la Grundgesetz allemande, en lien en particulier avec la philosophie d'Emmanuel Kant19.

13. En proclamant d'emblée que la dignité humaine « doit être respectée et protégée », l'article 7 Cst. représente en quelque sorte l'Arc de triomphe qui ouvre d'une manière plutôt solennelle le défilé des divers droits et libertés qui suivent. En d'autres termes, la dignité humaine se comprend comme une valeur institutionnelle fondatrice, un fil rouge, censé guider et prévaloir dans l'interprétation et la concrétisation de tous les droits fondamentaux, ainsi que le Conseil fédéral a eu l'occasion de le relever20 et comme le Tribunal fédéral l'a souligné par la suite21.

14. Les juges fédéraux ont également précisé que la dignité humaine constitue, avec le droit à la vie et la liberté personnelle, l'un des principaux fondements du droit à des conditions minimales d'existence au sens de l'article 12 Cst.22. Cette disposition fait du reste explicitement mention des « moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine »23. Les articles 1 18b alinéa 1, 119 alinéa 2 et 119a alinéa 1 Cst. citent eux aussi le concept, en lien avec les compétences attribuées à la Confédération dans les domaines respectivement de la recherche sur l'être humain, de la procréation médicalement assistée et de la médecine de transplantation.

15. L'intéressante question de savoir si l'article 7 Cst. constitue un droit fondamental à part entière, susceptible d'être invoqué ès qualités, a été évoquée lors des travaux qui ont conduit à l'adoption de la Constitution fédérale du 18 avril 1999-Elle appelle une réponse positive24. Le Tribunal fédéral a souligné cet élément en précisant par exemple que l'interdiction de la contrainte par corps, faute d'être prévue nommément par la Constitution fédérale actuelle alors même que le texte de 1874 la consacrait, se rattache désormais à la protection de la dignité humaine et à la garantie de la liberté personnelle25. De même, le droit de toute personne à une sépulture décente fait selon le Conseil fédéral partie intégrante de la notion de dignité humaine26. Ou encore: l'interdiction par une loi cantonale de se livrer à la mendicité a été jugée conforme à la garantie de la dignité humaine27.

18 19 Walter HALLER, « Menschenwùrde, Recht auf Leben und persônliche Freiheit », in Detlef Merten, Hans-Jùrgen Papier (éd.), Handbuch der Grundrecbte. Grundrechte in der Schweiz und in Liechtenstein, Heidelberg 2007, p. 204. BIAGGINI (note 3), p. 97 ; MÛLLER (note 8), p. 6 ; HALLER (note 18), p. 205.

20 Voir FF 1997 I 142, où le Conseil fédéral présente la dignité humaine comme le noyau et le point de départ de tous les droits fondamentaux.

21 AT F 127 I 6, 14 P. : « Die Menschenwùrde ist nach Art. 7 BV im s taat lichen Handeln ganz allgemein zu achten und zu schiitzen. Die Bestimmung hat insofern die Bedeutung eines Leitsatzes fiir jegliche staatliche Tàtigkeit, bildet als innerster Kern zugleich die Grundlage der Freiheitsrechte und dient daher zu deren Auslegung und Konkretisierung ».

22 Voir par exemple les arrêts S., ATF 139 I 272 et M.,ATF 13 6 I 254 et les autres références citées.

23 Sur le sujet, voir Michel HOTTELIER, « Le droit au service de l'humanité : l'obligation constitutionnelle d'assurer à toute personne des conditions minimales d'existence », in Mélanges en hommage au Professeur Jean Dhommeaux, Paris 2013, p. 243 sq.

24 FF 1997 I 142, où le Conseil fédéral relève que selon la doctrine majoritaire, « la protection de la dignité humaine est, en quelque sorte, la dernière ressource du droit, au cas où la garantie de tous les autres droits fondamentaux demeurerait inefficace. Dans ce sens il s'agit d'un droit primaire et subsidiaire entre tous ». Voir également KlENER, KÀLIN (note 5), p. 129 ; Matthias MAHLMANN, « Die Garantie der Menschenwùrde in der Schweizerischen Bundesverfassung », Pratique juridique actuelle 2013, p. 1315 ; Etienne GRISEL, Droits fondamentaux. Libertés idéales, Berne 2008, p. 6 1 ; HALLER (note 18), p. 206 et les autres références doctrinales citées.

25 ATF 130 I 169 G. ; voir également FF 1997 1 151.

26 FF 1997 I 143.

27 ATF 134 I 214 X. ; 127 I 6, cité supra (note 21) ; voir également la belle formule employée par le Tribunal fédéral dans l'arrêt A. und Mitb., ATF 132 I 49, 54 : « Nach Art. 7 BV (sowie gemass Art. 9 KV, BE) ist die Menschenwùrde ganz allgemein zu achten und zu schiitzen. Die Bestimmung hat allgemein

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16. À l'image du dieu Janus, la garantie constitutionnelle de la dignité humaine affiche ainsi un double visage : celui d'un élément objectif, référentiel formateur et d'interprétation, qui conditionne la compréhension et l'interprétation des droits fondamentaux dans leur ensemble28. Celui, aussi, d'une garantie subsidiaire, susceptible de receler des droits autres et complémentaires par rapport à ceux qu'énonce formellement la Constitution fédérale29.

17. La deuxième partie du catalogue (art. 8 à 34) est la plus longue: c'est le cortège des divers droits et libertés que protège la Constitution fédérale. Après l'Arc de triomphe, voici donc les Champs-Elysées, avec l'énumération ordonnée des droits fondamentaux de rang national. Les quatre grandes familles traditionnelles y sont représentées: les libertés, les garanties de l'État de droit, les droits sociaux et les droits politiques30.

18. Le catalogue fédéral n'est pas divisé en fonction de la nature de chacune des garanties qu'il énonce31. Il commence par l'égalité et l'interdiction de la discrimination (art. 8 Cst.). Viennent ensuite la protection contre l'arbitraire et le principe de la bonne foi (art. 9 Cst.). Parmi les libertés, la Constitution énonce tour à tour celles qui sont reprises de la Constitution de 1874 et celles que le Tribunal fédéral a successivement érigées au titre de droits non écrits. Plusieurs dispositions énumèrent les garanties de procédure administrative et judiciaire. Au nombre des droits sociaux, le cortège voit défiler le droit à des conditions minimales d'existence (art. 12 Cst.), le droit à l'assistance juridique gratuite (art. 29 al. 3 Cst.) ou encore le droit de grève (art. 28 al. 3 Cst.).

19. Les droits politiques ferment la marche, si l'on peut dire, à l'article 34 Cst., en concrétisant en deux alinéas les éléments majeurs dégagés par le Tribunal fédéral au cours d'une jurisprudence centenaire. En dépit de sa concision, la disposition affiche une envergure considérable, pour deux raisons. Elle souligne d'abord le caractère profondément démocratique de l'État suisse. Elle déploie ensuite ses effets sur le plan fédéral, cantonal et communal tout en consacrant l'ensemble des droits politiques, à savoir le droit d'élire, le droit de signer et le droit de voter.

20. La garantie est de plus dotée d'une voie de droit spécifique, distincte des autres griefs susceptibles d'alimenter la juridiction constitutionnelle32. La qualité pour agir y est largement admise, les droits politiques ne s'appréhendant pas seulement dans une vision subjective, individuelle, mais consistant également en l'exercice d'une compétence organique et, partant, de fonctions publiques33. Il s'agit

die Bedeutung eines Leitgrundsatzes fur jegliche Staatstàtigkeit, bildet als innerster Kern zugleich die Grundlage der Freiheitsrechte, dient deren Auslegung und Konkretisierung und ist Auffanggrundrecht. Fur besonders gelagerte Konstellationen kann der Menschenwurde ein eigenstandiger Gehalt zukommen » . 28 MAHLMANN (note 24), p. 1318 parle à ce sujet de « oberstes Konstitutionsprinzip des Staates » et de « Grundwertung des objektiven verfassungsrechts » . 29 30 31 32 33 Plus généralement, sur la signification et l'interprétation du concept de dignité humaine en droit constitutionnel, voir l'analyse de Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, « Dignité de la personne humaine : peut-on parler d'une exception française ?, in Marthe Fatin-Rouge Stéfanini, Guy Scoffoni (éd.), Existe-t-il une exception française en matière de droits fondamentaux ?, Cahiers de l'Institut Louis Favoreu, Aix-en-Provence 2013, p. 173 sq et les nombreuses références citées. Sur cette classification, voir AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 1 1), p. 5ss. Rhinow, Schefer (note 13), p. 207 ; BlAGGlNl (note 3), p. 93 ; Aubert, MAHON (note 9), p. 61. Voir déjà, en 1991, AUBERT (note 3), p. 117 sq et les références citées. Andreas AUER, Giorgio MALINVERNI, Michel HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. I, L'État, y éd., Berne 2013, p. 275 sq. Pour un exemple évocateur, voir l'arrêt Theresa Rohner und Mitbeteiligte , ATF 116 la 359, dans lequel le Tribunal fédéral a admis que les citoyens du canton d'Appenzell Rhodes-Intérieures disposaient eux-mêmes de la qualité pour recourir afin de se plaindre devant le Tribunal fédéral de ce que les Suissesses domiciliées dans le canton étaient privées des droits politiques sur le plan local. Rendu le 27 novembre 1990, cet arrêt a conduit, au prix d'une interprétation évolutive fondée en

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donc d'un domaine qui, par définition, est largement balisé, concrétisé et même complété par la jurisprudence. Bref, une arme de protection massive.

21. La troisième partie du catalogue est composée de deux dispositions finales, consacrées respectivement à la mise en œuvre et aux restrictions des droits fondamentaux. Celles-ci ne figuraient pas, elles non plus, dans la Constitution du 29 mai 1874. Point d'aboutissement du catalogue, elles disent comment les diverses garanties doivent être réalisées (art. 35 Cst.) et énoncent les exigences qui entourent leur limitation (art. 36 Cst.). Nous y reviendrons plus loin.

22. Relevons que l'article 36 alinéa 4 Cst., qui prévoit que l'essence des droits fondamentaux est inviolable, clôt le catalogue, tout en renvoyant d'une certaine manière à la protection de la dignité humaine au sens de l'article 7 Cst.: une mesure restrictive de ces droits qui porterait atteinte à leur noyau intangible ne serait-elle pas simultanément constitutive d'une violation caractérisée de la dignité humaine ?

23. Au pied des Champs-Elysées l'idée, ici, est celle de la place de la Concorde. Il s'agit, en d'autres termes, d'évoquer les effets des droits consacrés dans le catalogue et les restrictions qui leur sont opposables, sans que les deux dispositions consacrent elles-mêmes des droits justiciables34.

24. Si la consécration de conditions de restriction codifie les principes issus d'une jurisprudence solidement établie, la disposition qui traite de la mise en œuvre des droits fondamentaux exprime l'idée, sensiblement plus récente, que le champ opératoire des droits fondamentaux ne s'épuise pas dans le seul respect des droits de l'individu. Depuis une bonne trentaine d'années, la théorie suisse des droits fondamentaux reconnaît que ces garanties sont également dotées d'une importante dimension institutionnelle, objective et constitutive, une dimension dont les pouvoirs publics ne sauraient s'affranchir et qui peut les conduire à faire autre chose que simplement ne pas entraver leur exercice35.

3) Les sources de référence

25. Pour avoir été formellement intégré à la Constitution à l'occasion du processus de révision totale de cette dernière, le catalogue fédéral des droits fondamentaux n'en résulte pas moins, sur le plan matériel, de plusieurs sources normatives de référence qui se sont développées et complétées au cours des âges. On peut donc parler à ce sujet d'un processus de sédimentation progressive.

26. Quatre sources distinctes ont en effet contribué à la genèse du catalogue.

Il y a d'abord, bien entendu, les droits fondamentaux qui étaient déjà présents dans la Constitution fédérale antérieure. La révision totale les a maintenus, en adaptant toutefois leur teneur et leur langage aux réalités du XXIe siècle. Ainsi, la liberté du commerce et de l'industrie est-elle devenue la liberté économique (art. 27 Cst.). La liberté de la presse fait à présent partie d'une liberté plus générale, la liberté des médias (art. 17 Cst.). Le principe d'égalité, enrichi de dispositions relatives à l'interdiction des discriminations et à la lutte contre les inégalités frappant les personnes handicapées, est consacré à l'article 8 Cst.

27. Le constituant a également pris en compte les enseignements issus de la jurisprudence du Tribunal fédéral. Les droits qui avaient été reconnus comme garanties fédérales non écrites par la Cour suprême ont tous trouvé leur place dans la

particulier sur l'importance attachée au principe de l'égalité des droits entre hommes et femmes, à instaurer le suffrage féminin dans le canton concerné.

34 AUBERT, MAHON (note 9), p. 3 1 1 s et 3 19.

35 BlAGGINI (note 3), p. 25 1 .

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Constitution fédérale de 1999-Le premier d'entre eux, la garantie de la propriété, figure à l'article 26 Cst., alors que le plus récent, le droit à des conditions minimales d'existence, est énoncé à l'article 12 Cst. D'autres garanties, traditionnellement rangées dans le droit administratif, mais dont le rôle dans la conception et la mise en œuvre des droits fondamentaux est déterminant, ont également été placées dans la Constitution fédérale. Le principe de la bonne foi figure ainsi à l'article 9 Cst. Les principes de la légalité et de la proportionnalité sont mentionnés explicitement dans la disposition qui énonce les conditions de restriction des droits fondamentaux (art.

36 al. 1 et 3 Cst.). De même, le droit d'être entendu figure à l'article 29 alinéa 2 Cst.

28. Les droits fondamentaux contenus dans les constitutions des cantons récemment révisées ont également servi de source d'inspiration pour la formulation du catalogue fédéral36. La structure et la dénomination des normes constitutionnelles cantonales ont, à cet égard, joué un rôle considérable dans la rédaction de leurs homologues de rang national. C'est la troisième source de référence37.

29. Enfin, last but not least, les droits de l'homme découlant du droit international ont profondément influencé la rédaction des droits fondamentaux, sur le plan fédéral comme bien souvent sur le plan cantonal d'ailleurs. Certaines garanties issues du ius cogens ont même été intégrées à la Constitution fédérale, à l'image de l'interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 10 al. 2 Cst.) ou du principe de non-refoulement (art. 25 al. 2 et

3 Cst.).

30. Dans le catalogue fédéral, le langage emprunté aux instruments internationaux de protection des droits de l'homme qui lient la Suisse est fréquent.

L'interdiction des discriminations énoncée à l'article 8 alinéa 2 Cst. s'inspire par exemple très directement des formulations employées à l'échelon européen et universel. L'adjonction de garanties de procédure telles que la présomption d'innocence (art. 32 al. 1 Cst.), les droits de la défense (art. 32 al. 2 Cst.) et le droit de recourir en cas de condamnation pénale (art. 32 al. 3 Cst.) traduisent en langage constitutionnel les garanties équivalentes issues de la CEDH et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ou encore, la protection du secret de rédaction qui figure à l'article 17 alinéa 3 Cst. résume les enseignements issus de

la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

31. Il existe toutefois certaines différences structurelles non négligeables entre le catalogue fédéral et les instruments de protection des droits de l'homme. Les droits fondamentaux sont en premier lieu plus nombreux que les droits de l'homme, ce qui est une manière de rappeler que la vocation de ces derniers ne consiste qu'à assurer un standard minimum de protection. La Constitution fédérale comme celles de la plupart des cantons consacre ainsi des droits que l'on ne retrouve pas nécessairement sur la scène internationale, à l'image de la liberté économique ou de la garantie des droits politiques38. Le mode rédactionnel des droits fondamentaux obéit par ailleurs à une logique différente de celle de la CEDH ou du Pacte II. Les droits garantis sont peu détaillés et, surtout, la clause permettant de les limiter ne suit pas directement chacun d'eux, puisqu'elle est prévue de manière plus générale à l'article 36 Cst.

36 MÛLLER (note 8), p. 23.

37 Sur le processus de révision totale des constitutions des cantons suisses, voir Bernhard EHRENZEIXER, Roger NOBS, Gemeinsamkeiten und Unterschiede der totalrevidierten Kantonsverfassungen, Schweizerisches Zentralblatt fur Stoats- und V erwaltungsrecht 2009, p. 3 sq \ Etienne GRISEL, « La révision totale des constitutions cantonales : questions choisies », in Essais en l'honneur du Professeur Charles-Albert Morand, Bâle 2001, p. 341 sq.

38 RHINOW, SCHEFER (note 13), p. 214.

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32. Ainsi, alors que le droit à la liberté et à la sûreté au sens de l'article 5 CEDH énonce une garantie immédiatement suivie des cas permettant de la limiter et de certaines garanties de nature procédurale, la liberté personnelle énoncée à l'article 10 alinéa 2 Cst. est beaucoup plus ramassée. Ses clauses de limitation figurent à l'article 36 Cst., mais les garanties de procédure dont bénéficie toute personne privée de liberté ont une portée autonome et celles-ci sont rangées parmi les droits de l'article 31 Cst. Relevons aussi que, contrairement à la clause de dérogation mentionnée à l'article 15 CEDH, la Constitution suisse n'énonce pas de clause spécifique permettant de déroger aux droits fondamentaux.

4) Les catalogues cantonaux

33. La Suisse étant un État fédéral, conformément aux articles 3, 42 et 43 Cst., les cantons disposent de compétences étendues en matière d'organisation. La Constitution fédérale fait certes obligation à chacun d'eux de se doter d'une constitution démocratique (art. 5 1 al. 1 Cst.). Cette dernière est soumise au contrôle de l'Assemblée fédérale, qui lui accorde sa garantie si les dispositions qu'elle contient ne sont pas contraires au droit fédéral (art. 51 al. 2 et 172 al. 2 Cst.). Cela étant, la Constitution fédérale n'oblige aucunement les cantons à prévoir un catalogue de droits dans leur loi fondamentale. Il s'agit d'un domaine dans lequel ceux-ci décident librement si et, dans l'affirmative, comment ils entendent gérer et protéger les droits fondamentaux à leur niveau. Il en résulte une intéressante diversité39.

34. Une grande partie des 26 constitutions cantonales contient un catalogue, souvent étendu et richement étoffé, de droits fondamentaux40. Tel est par exemple le cas dans les cantons totalement ou partiellement francophones (Berne, Fribourg, Vaud, Valais, Neuchâtel, Genève et Jura). Outre la consécration de droits identiques à ceux qui résultent du droit fédéral, les constitutions de ces cantons protègent aussi des droits soit différents, soit plus étendus. Le plus ancien de ces textes est la Constitution valaisanne, qui date du 8 mars 190741 et la plus récente, celle du canton de Genève, qui a été adoptée en votation populaire le 14 octobre 20 1242.

35. La Constitution valaisanne range les droits fondamentaux parmi les principes généraux qui figurent en tête de son texte. Elle comprend des droits qui correspondent assez largement à ceux qui figuraient dans la Constitution fédérale, à l'exception notable de la liberté personnelle et de la liberté d'expression qui, à l'époque, n'étaient pas encore formellement inscrites dans le texte fédéral.

36. Excepté la Constitution valaisanne et celle du canton du Jura, qui a été adoptée le 20 mars 1977, toutes les autres constitutions de Suisse romande ont fait l'objet d'une révision totale durant les années 2000. La Constitution jurassienne ne contient qu'un seul article consacré aux droits fondamentaux. Celui-ci affiche une liste de treize garanties sous la bannière de la liberté individuelle, dont celle de manifester, de même que la liberté de l'art et de la recherche, tous droits qui n'étaient pas encore reconnus sur le plan national lors de l'adoption du texte cantonal. Cette disposition est suivie de cinq autres garanties, dont deux concernent 39 AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 11) ; KlENER, KÀLIN (note 5), p. 12 ; GRISEL (note 24), p. 2. Voir déjà AUBERT (note 3), p. 103 et 124 sq.

40 Voir EHRENZELLER, NOBS (note 37), p. 11. Pour une analyse des catalogues de droits fondamentaux des constitutions cantonales récemment révisées, voir l'étude de Peter HÀBERLE,

« Neueste Schweizer Kantonsverfassungen — eine Einfïihrung mit Dokumentationen » , Jahrbuch des ôffentlichen Rechts der Gegenwart 2008, p. 285 sq.

41 La Constitution de Suisse alémanique la plus ancienne est celle du canton d'Appenzell Rhodes- Intérieures, qui date du 24 novembre 1872.

42 La Constitution de Suisse alémanique la plus récente est celle du canton de Schwyz, qui date du 24 novembre 2010.

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les effets et les limites opposables aux droits fondamentaux. Le préambule de la Constitution jurassienne fait, en outre, une intéressante référence à la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen, à la Déclaration universelle des droits de l'homme et à la CEDH.

37. Les autres constitutions romandes contiennent toutes pour leur part un catalogue très étendu de droits fondamentaux et offrent des garanties qui vont parfois plus loin que la protection découlant du droit fédéral. La Constitution neuchâteloise du 24 septembre 2000 consacre par exemple le droit de tout enfant d'être protégé et assisté (art. 14 al. 1). La Constitution vaudoise du 14 avril 2003 garantit le droit aux soins essentiels et celui de mourir dans la dignité (art. 34). La Constitution fribourgeoise du 16 mai 2004 reconnaît le droit de chaque femme à des prestations qui garantissent sa sécurité matérielle, avant et après l'accouchement (art.

33 al. 1), ainsi que les droits des personnes âgées à la participation, à l'autonomie, à la qualité de vie et au respect de leur personnalité (art. 35). La Constitution genevoise du 14 octobre 2012 protège le droit à un environnement sain (art. 19), de même que le droit à l'éducation, à la formation et à la formation continue (art. 24).

38. Le tableau que présentent les autres constitutions, celles des cantons alémaniques, est plus diversifié. Plusieurs cantons ont eux aussi opté, à la faveur de la révision totale de leur constitution, pour un catalogue très complet, à l'image de la Constitution d'Appenzell Rhodes-Extérieures du 30 avril 1995, de celle de Schaffhouse du 17 juin 2002 ou encore de Bâle-Ville du 23 mars 2005. La Constitution zurichoise du 27 février 2005 a opté pour une norme de renvoi qui fait référence à la Constitution fédérale et aux traités internationaux ratifiés par la Suisse (art. 10), tout en ajoutant quelques garanties dotées d'une protection plus étendue sur le plan local, à l'image du droit des personnes handicapées d'accéder aux prestations ainsi qu'aux installations, sites et bâtiments publics (art. 1 1 al. 4) ou du droit à la formation (art. 14). La Constitution saint-galloise du 10 juin 2001 obéit à un système identique. Les Constitutions grisonne du 18 mai 2003 (art. 7 et 8), lucernoise du 17 juin 2007 (art. 10) et schwyzoise du 24 novembre 2010 (art. 10) opèrent pour leur part simplement un renvoi aux droits fondamentaux garantis sur le plan fédéral.

5) Le style et le vocabulaire

39-Dans les catalogues des constitutions suisses contemporaines, sur le plan aussi bien fédéral que cantonal, le langage utilisé pour écrire et décrire les droits fondamentaux se veut clair, simple et accessible. Conformément à cette approche légistique de la fondamentalité, les phrases sont courtes, les termes s'en veulent succincts et, en principe, aisément intelligibles. Les droits eux-mêmes sont généralement désignés soit par leur objet, soit par leur titulaire43. L'article 22 alinéa 1 Cst. précise par exemple que la liberté de réunion est garantie, alors que le second alinéa dispose que toute personne a le droit d'organiser des réunions, d'y prendre part ou non. La formulation large utilisée pour énoncer les titulaires des libertés («toute personne », « quiconque ») permet de comprendre que celles-ci bénéficient en principe aussi bien aux nationaux qu'aux étrangers. Ainsi, bien souvent, les droits de l'homme ont supplanté les droits du citoyen, le critère de rattachement résidant davantage dans le fait d'être placé sous la juridiction de l'État - ainsi que le précise

43 Et non par leur destinataire, à l'image par exemple du premier Amendement à la Constitution des États-Unis d'Amérique, au sujet de la célèbre garantie du free speech («Congress shall make no law... »).

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par exemple l'article 1er CEDH - que dans la possession de la nationalité de ce dernier.

40. Lorsque certaines garanties ne concernent que les nationaux, la Constitution le dit. L'article 24 alinéa 1 Cst. précise ainsi que « les Suisses et les Suissesses ont le droit de s'établir en un lieu quelconque du pays ». Si l'article 34 alinéa 1 Cst. indique que les droits politiques sont garantis, l'article 136 alinéa 1 Cst. ne laisse planer aucun doute sur leur titularité, en marquant que seuls les ressortissants suisses en sont bénéficiaires sur le plan fédéral. Ce qui est une manière de souligner que les droits fondamentaux, pour certes représenter un chapitre important de la Constitution, ne font pas bande à part, mais s'intègrent dans l'ensemble plus large des autres normes de la loi fondamentale. Le Tribunal fédéral a précisé à cet égard que la Constitution s'appréhende et s'interprète comme un tout, dans une perspective de concordance pratique, ses dispositions s'articulant, sauf exception, dans un sens de complémentarité, et non de hiérarchie44.

41. La précision du langage et du vocabulaire utilisés dans la désignation des droits fondamentaux a toutefois son prix. Celui, parfois, de normes figées, difficilement modifiables par voie prétorienne, sans passer par le processus politique de révision formelle de la Constitution. Ce d'autant que la Suisse est coutumière du référendum constitutionnel, sur le plan aussi bien fédéral que cantonal. Par exemple, en garantissant le droit au mariage et à la famille, l'article 14 Cst. a repris la conception traditionnelle, limitée, de l'union entre un homme et une femme qui prévalait sous l'empire de la Constitution précédente, à l'exclusion d'autres formes de vie en commun45.

42. L'ancrage voulu par le constituant et l'interprétation historique sont, ici, clairs46. On voit par conséquent mal le Tribunal fédéral étendre, j ponte sua, le champ d'application personnel de cette garantie aux couples de même sexe. Il en va certes différemment dans des pays comme la France47 - en l'absence précisément de principe fondamental reconnu par les lois de la République quant au caractère hétérosexuel du mariage48 - ou les États-Unis49 - sur la base des Ve et XIVe Amendement à la Constitution fédérale de 1787 50 -, où les juges constitutionnels

44 abgestimmter Prinzipien, Garantien und Auftràge. Solange der Verfassungsgeber einer einzelnen Norm nicht ausdrûcklich Vorrang einràumt, ist auslegungsmâssig grundsâtzlich von einer Gleichwertigkeit der Regelungen auszugehen {. . .}. Die Verfassung ist neben dem bei der Auslegung des einfachen Gesetzesrechts anzuwendenden Methodenpluralismus {...} mit Blick auf die Strukturprinzipien, die Volkerrechtskonformitàt und eine verschiedenen Verfassungs- und Grundrechtsinteressen verpflichtet ; sie soil praktische Konkordanz schaffen Voir en particulier l'arrêt X., ATF 139 I 16, 24 : « Verfassungsbestimmungen regeln meist Grundsâtzliches und weisen hâufig eine geringe Normdichte auf. Die Verfassung bildet keine Einbeit, sondent oft eine historisch gewachsene Struktur punktueller, nicht immer bewusst verbundener und aufeinander minimale Einheit zu interpretieren einzelne Bestimmungen nicht ausschliesslich im S inné von lnitianten (...) - isoliert und punktuell betrachtet -verstanden tverden konnen. Die VerfassungsinterprÉtation ist einem moglichst schonenden Ausgleich der ». Sie soli ein Mindestmass an Widerspruchsfreiheit aufweisen, weshalb 45 FF 1997 1 157.

46 Voir les développements de AUBERT, MAHON (note 9), p-132 sq.

47 CC, décis. n° 2013-669 DC du 17 mai 2013 au sujet de la loi ouvrant le mariage aux couples formés de personnes de même sexe. Sur le sujet, voir l'intéressante analyse de Audrey LEBRET, « Le

"oui" français au mariage homosexuel et le principe d'égalité : de la souveraineté du législateur quant à l'opportunité de la réforme au contrôle renforcé du juge quant à ses effets, Revue trimestrielle des droits de l'homme 2014, p. 253 sq et les références citées.

48 LEBRET (note 47), p. 261 sq.

49 Voir les deux arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis du 26 juin 2013 sur le mariage homosexuel, de même que les développements de Cynthia VROOM dans le rapport des États-Unis publié dans le présent Annuaire.

50 Dans l'arrêt United States v. Windsor du 26 juin 2013, la Cour suprême a en particulier annulé une disposition d'une loi fédérale qui réservait le mariage aux unions entre un homme et une femme au motif qu'une telle limitation contrevenait au principe fédéral d'égalité prévu au Ve Amendement. Il

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ont admis la validité de normes de rang législatif prévoyant le mariage entre personnes de même sexe, sans qu'il soit nécessaire de procéder à une révision préalable de la Constitution.

6) Le langage épicène

43. Les textes constitutionnels suisses contemporains ont accordé une certaine importance, sur le plan rédactionnel, au langage épicène. Au niveau fédéral, les titulaires des droits fondamentaux sont désignés par des expressions neutres telles que « tous les êtres humains » (art. 8 al. 1 Cst.), « toute personne » (art. 13 al. 1 Cst.) ou encore « quiconque » (art. 12 Cst.) lorsque le genre est indifférent. Lorsque les bénéficiaires sont cités plus précisément, le constituant a opté pour l'expression

« les Suisses et les Suissesses », comme indiqué précédemment, pour bien marquer que les droits en cause bénéficient aussi bien aux hommes qu'aux femmes.

44. Un soin particulier a également été apporté au langage épicène dans les constitutions cantonales. Celles-ci emploient le plus souvent distinctement des termes masculins et féminins pour désigner et généraliser les bénéficiaires des droits fondamentaux. La Constitution du Valais suit un système légèrement différent. Ici, une annotation adoptée le 24 octobre 1993 à propos du principe d'égalité de traitement (art. 3) dans le cadre d'une votation référendaire portant sur une révision des droits populaires indique que dans la Constitution, toute désignation de personne, de statut ou de fonction vise indifféremment l'homme ou la femme51. Dans la Constitution du canton du Tessin du 14 décembre 1997, la disposition consacrée à l'égalité est carrément dotée d'un alinéa (art. 7 al. 4), qui stipule que dans la Constitution, dans les lois et dans les activités de l'Etat, les termes qui se réfèrent à l'homme visent aussi bien les femmes que les hommes.

7) La relativité du catalogue

45. Pour être riche et varié, le catalogue de droits fondamentaux contenu dans la Constitution fédérale n'en donne pas moins une vision qui est celle de son époque, la fin du XXe siècle. C'est dire que certaines garanties ou certains débats, apparus plus récemment, n'y ont pas trouvé place.

46. La protection de la sphère privée (art. 13) reprend par exemple les éléments classiques propres à la protection de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance. Aussi, le droit à des formes de vie autres n'y est-il pas mentionné de manière explicite, à l'inverse des garanties énoncées dans certaines constitutions cantonales plus récentes. Les Constitutions neuchâteloise (art. 12), vaudoise (art. 14 al. 2), fribourgeoise (art. 14) et genevoise (art. 22) protègent par exemple nommément les formes de vie en commun autres que le mariage.

47. Cet exemple permet d'illustrer les limites d'un processus de révision totale qui, pour se limiter à dresser un bilan des droits fondamentaux existants, n'affiche pas l'ambition d'étendre leur protection au-delà de ce qui est en place. Il permet aussi de démontrer que, bien souvent, dans l'architecture institutionnelle et fédéraliste qui caractérise la Suisse, les solutions progressistes ou avant-gardistes en

en est allé de même dans l'arrêt Hollingsworth v. Perry rendu le même jour. Ici, la Cour de Washington a refusé de revoir un verdict de la Cour d'appel du 9e Circuit qui avait invalidé un amendement de la Constitution californienne, lequel avait réservé le mariage aux personnes hétérosexuelles, au motif que pareille restriction contrevenait au XIVe Amendement dont le respect s'impose aux États.

51 Voir FF 1995 1968.

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matière de droits fondamentaux se développent prioritairement au niveau des constitutions des cantons52.

8) L'applicabilité

48. L'une des caractéristiques des droits fondamentaux - et pas seulement des libertés - réside dans leur applicabilité directe. Telle est du reste la vocation historique de ces garanties, celle d'intégrer à la loi fondamentale qui organise et structure l'État des droits, c'est-à-dire des droits publics subjectifs dont le justiciable est fondé à revendiquer le respect, sans autre53. Le Tribunal fédéral a eu l'occasion de préciser que l'aspect self executing est l'un des éléments fondateurs des droits fondamentaux54. Ce qui est une manière de dire que, dans une constitution, il y a des normes qui se prêtent à l'application directe et d'autres pas. S'agissant du catalogue suisse, il n'y a guère de doute: les droits qu'il incorpore sont directement applicables.

Ils ont précisément été conçus à cette fin55.

49. A contrario , on peut s'interroger sur le degré d'applicabilité d'autres garanties constitutionnelles. L'article 41 Cst. énonce par exemple toute une série de buts sociaux que la Confédération et les cantons s'engagent à réaliser — en complément de la responsabilité individuelle et de l'initiative privée - en matière de sécurité sociale, de santé, de communauté familiale, de travail, de salaire ou de logement. En dépit de leur proche cousinage avec les droits fondamentaux, ces buts sont pourtant dépourvus d'applicabilité directe56. L'article 41 alinéa 4 Cst. le précise en indiquant qu'aucun droit subjectif à des prestations de l'Etat ne peut en être déduit directement, mais qu'ils doivent être pris en compte dans l'exercice des compétences fédérales et cantonales. En termes d'efficacité normative, il existe ainsi une séparation très nette entre les droits fondamentaux et les buts sociaux57.

50. En sens inverse, d'autres dispositions ponctuelles de la Constitution fédérale renferment des dispositions qui sont traditionnellement interprétées comme étant directement applicables et qui peuvent, à ce titre, alimenter la juridiction constitutionnelle. Ainsi, l'article 37 alinéa 2 Cst. interdit-il tout privilège ou désavantage fondé sur le droit de cité. Cette disposition, qui garantit l'égalité entre Confédérés, représente une lex specialis par rapport à l'interdiction de la discrimination de l'article 8 alinéa 2 Cst. fondée sur l'origine cantonale58. Aussi est- elle réputée directement applicable.

51. En indiquant que le droit fédéral prime le droit cantonal qui lui est contraire, l'article 49 alinéa 1 Cst. fixe une règle d'articulation dans les rapports entre les compétences fédérales et celles dont disposent les cantons. La règle est toutefois interprétée comme intégrant un droit individuel que les justiciables peuvent invoquer en justice lorsqu'ils estiment qu'un canton légifère dans un domaine qui échappe à sa compétence. Il ne s'agit rien moins que d'un principe cardinal de la structuration du régime fédéral, qui fonde une casuistique extrêmement importante du Tribunal fédéral59.

52. Un peu dans la même idée, l'article 50 alinéa 1 Cst. garantit l'autonomie communale. Outre le principe qu'elle énonce, la disposition intègre un droit

52 Thûrer (note 14), p. 45.

53 FF 1997 I 139.

54 ATF 121 367 V.

55 AUBERT, MAHON (note 9), p. 62.

56 BlAGGINI (note 3), p. 91 et 280.

57 Sur le sujet, voir FF 1997 I 138 s ; ATF 129 I 12 V. und 20 Mitb.

58 ATF 132 I 68 Genosssame Lachen.

59 Voir par exemple ATF 138 I 358 X.

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justiciable dont les communes sont fondées à revendiquer le respect jusque devant le Tribunal fédéral lorsqu'elles estiment que le canton dont elles font partie empiète indûment sur leurs compétences60.

53. Précisons encore que l'article 127 Cst., qui fixe les principes régissant l'imposition, n'énonce pas seulement les règles de base du régime fiscal helvétique comme la légalité ou l'égalité de traitement en matière de contributions publiques qui doivent être réalisés par voie législative. Les trois alinéas qui composent la disposition renferment également des droits de nature constitutionnelle qui, eux aussi, peuvent donner lieu à l'intervention du Tribunal fédéral61.

54. Enfin, un autre principe majeur du droit constitutionnel suisse, le principe de la séparation des pouvoirs, est lui aussi considéré comme un droit de nature constitutionnelle dont le justiciable est fondé à revendiquer le respect lorsqu'il estime par exemple que le gouvernement d'un canton outrepasse ses compétences et légifère dans un domaine ressortissant au pouvoir du législatif62.

9) L'application

55. L'application des droits fondamentaux est avant tout tributaire des conditions qui définissent, entourent et aussi limitent leur champ opératoire. Les termes utilisés par le langage juridique déterminent l'ancrage normatif de ces garanties, quelle que soit la famille à laquelle celles-ci appartiennent. L'opération s'effectue, dans ce cadre, sur une base binaire: le droit fondamental s'applique ou il ne s'applique pas, tertïum non datur. S'il ne s'applique pas, la Constitution ne gouverne pas la matière en cause et l'affaire trouve ainsi son épilogue, tout au moins sous l'angle du contrôle de la constitutionnalité. S'il trouve en revanche matière à s'appliquer, la détermination de son respect suit une voie plus sinueuse et complexe.

Il s'agit alors, dans un second temps (zweïstufiges Vorgeben), de définir si le droit en cause peut subir l'une ou l'autre restriction et, partant, de jauger si celle-ci est justifiée63.

56. Dans les deux cas, la Constitution ne marque que le point de départ de l'opération. En énonçant les droits fondamentaux, elle sacralise certes autant de valeurs, sans définir pour autant, une fois pour toutes, la manière dont celles-ci peuvent ou doivent être sanctionnées. Pour que les droits fondamentaux trouvent leur vitesse de croisière et déploient leur effet utile, l'opération de vérification de leur respect suppose inévitablement l'intervention régulière, en aval de leur reconnaissance, d'un organe institutionnellement habilité à examiner la question de leur respect.

57. Par définition, cette opération ressortit à la juridiction constitutionnelle.

Comme le relèvent les Professeurs Jean-François Aubert et Pascal Mahon, la technique des clauses générales à laquelle a eu recours le constituant abandonne à la pratique, en particulier à la jurisprudence, le soin de concrétiser les droits en question64. Le rôle du juge est, en d'autres termes, indispensable à l'exercice

« concret et effectif », comme on dit à Strasbourg65, des droits fondamentaux.

60 Voir par exemple ATF 135 1 233 A.

61 Voir par exemple ATF 1331 206 Halter-Durrer und Mitb.

62 Voir par exemple ATF 134 I 322 Amaudruz et consorts. Sur tous ces domaines, la Chronique suisse de justice constitutionnelle qui paraît chaque année dans cet Annuaire fournit régulièrement des exemples empruntés à la jurisprudence du Tribunal fédéral.

63 Aubert, Mahon (note 9), p. 322.

64 Aubert, Mahon (note 9), p. 63.

65 ACEDH Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, § 24 ; Artico c. Italie du 13 mai 1980, § 33.

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58. La Constitution fédérale reconnaît, par exemple, de manière générale la liberté personnelle. Cette garantie comprend-elle pour autant le droit de se promener en public dans le plus simple appareil66 ? La liberté économique, on l'a vu, est protégée par la Constitution. La mendicité fait-elle partie de son contenu67 ? La liberté d'expression est bien sûr consacrée constitutionnellement et conventionnellement. Cela dit, intègre-t-elle le discours qui remet en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme68 ? Un étranger en situation irrégulière peut-il se prévaloir du droit à des conditions minimales d'existence protégé par l'article 12 Cst.69 ?

59-Dans tous ces cas, le rôle du juge est non seulement incontournable, mais irremplaçable, car c'est lui qui, en définitive, apporte la réponse à des questions souvent délicates et controversées. Ce qui est manière de dire que la prise en main, par le juge constitutionnel, des droits fondamentaux représente une étape au moins aussi importante que la consécration de ces derniers par la Constitution, l'un ne pouvant aller sans l'autre70.

60. Comme indiqué précédemment, la Constitution fédérale contient une disposition générale consacrée à l'application des droits fondamentaux. Composée de trois alinéas, celle-ci prévoit que les droits fondamentaux doivent être réalisés dans l'ensemble de l'ordre juridique (al. 1), quiconque assumant une tâche de l'Etat étant tenu de les respecter et de contribuer à leur réalisation (al. 2). L'alinéa 3 précise pour sa part que les autorités veillent à ce que les droits fondamentaux, dans la mesure où ils s'y prêtent, soient aussi réalisés dans les relations qui lient les particuliers entre eux.

61. Les deux premiers alinéas de l'article 35 Cst. soulignent le caractère invariablement applicable des droits consacrés par la Constitution fédérale. Tous les organes de l'Etat et, plus généralement, toute personne ou institution agissant en son 66 Évoquant une atteinte grossière aux moeurs et aux convenances sur le domaine public, la Cour pénale du Tribunal fédéral laisse la question ouverte, non sans relever que, même dans l'hypothèse d'une réponse affirmative, la liberté personnelle pourrait de toute manière subir une limitation, mineure en l'occurrence, au nom du respect de la moralité publique ; ATF 138 IV 13 X.

67 La réponse est ici négative : selon le Tribunal fédéral, la mendicité se résume à solliciter une aide, généralement financière, et ne constitue manifestement pas une activité protégée par la liberté économique. De l'avis de la Cour suprême, il ne s'agit en aucun cas d'une activité à caractère lucratif, soit d'une activité par laquelle une personne participe, par l'engagement de sa force de travail et de son capital, aux échanges économiques en vue de fournir des services ou de créer des produits, moyennant des contre-prestations ; ATF 134 I 214 X. et consorts.

68 La réponse est négative et elle vient de Strasbourg. Selon la Cour européenne des droits de l'homme,

« contester la réalité de faits historiques clairement établis, tels que l'Holocauste [...] ne relève en aucune manière d'un travail de recherche historique s'apparentant à une quête de la vérité.

L'objectif et l'aboutissement d'une telle démarche sont totalement différents, car il s'agit en fait de réhabiliter le régime national-socialiste, et, par voie de conséquence, d'accuser de falsification de l'histoire les victimes elles-mêmes. Ainsi, la contestation de crimes contre l'humanité apparaît comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d'incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public. Portant atteinte aux droits d'autrui, de tels actes sont incompatibles avec la démocratie et les droits de l'homme et leurs auteurs visent incontestablement des objectifs du type de ceux prohibés par l'article 17 CEDH » ; req. n° 65831, 01, Roger Garaudy c. France, décision sur la recevabilité du 24 juin 2003 ; dans le même sens, voir req. n° 35222, 04, Pavel Ivanov c. Russie, décision sur la recevabilité du 20 février 2007 et les autres références citées. Sur le sujet, voir également les développements de Michel PUÉCHAVY, « La liberté d'expression et la lutte contre le racisme et le négationnisme », Annuaire international des droits de l'homme 2009, p. 183.

69 La réponse est assurément positive. Le droit protégé par l'article 12 Cst. se lit en effet en corrélation étroite avec la garantie de la dignité humaine au sens de l'article 7 Cst. Il s'applique par conséquent à toute personne, quelle que soit sa nationalité, son statut ou la légalité de son séjour en Suisse ; ATF 131 166 X.

70 Sur ce processus, voir AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 1 1), p. 17 sq.

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nom sont tenus de les respecter. La disposition confirme également la transversalité qui caractérise les droits fondamentaux de rang fédéral. Ceux-ci lient ainsi non seulement les autorités fédérales, mais également celles des cantons et des communes71, indépendamment des garanties susceptibles de trouver sur leur assise dans la constitution locale. Le Bill of Rights fédéral suisse, à l'inverse de celui des Etats-Unis, s'applique du coup à l'ensemble des autorités et des pouvoirs publics, quel que soit leur niveau hiérarchique, en sorte qu'il n'a pas été nécessaire chez nous de procéder à son « incorporation », via un amendement de la Constitution fédérale, pour le rendre opposable aux cantons et aux communes du pays.

1 0) L'effet horizontal

62. L'article 35 alinéa 3 Cst. consacre les enseignements doctrinaux et jurisprudentiels qui, durant le dernier tiers du XXe siècle72, ont progressivement conduit à reconnaître une certaine forme d'applicabilité des droits fondamentaux dans les rapports de droit privé73. Il s'agit de la théorie de l'effet horizontal des droits fondamentaux (Drittwirkung )74.

63. La théorie offre deux facettes. D'une part, chaque fois que cela est possible, l'interprétation des textes normatifs de rang infraconstitutionnel doit s'effectuer d'une manière qui respecte les droits fondamentaux. La règle, communément admise en droit suisse, signifie en d'autres termes que l'interprétation des lois doit s'opérer d'une manière conforme à la Constitution et donc aux droits fondamentaux, lesquels déploient ainsi un effet horizontal, mais seulement indirect dans les rapports de droit privé ou de droit pénal lorsque le cas d'espèce porte sur des textes de ce genre75. Le juge s'en sert pour arrêter le sens de normes dont le sens ne paraît pas clair d'emblée. Il s'agit d'un puissant levier permettant d'atténuer et même d'exclure parfois les risques d'incompatibilité entre les lois et la Constitution.

64. D'autre part, l'article 35 alinéa 3 Cst. signifie, mais de manière certes moins catégorique, que lorsque cela est possible, les droits fondamentaux, s'ils s'y prêtent, peuvent déployer leurs effets directement dans les rapports entre particuliers. Ce cas de figure n'est guère fréquent, la plupart des relations privées obéissant à des normes qu'il s'agit alors d'interpréter dans le respect de la Constitution fédérale76.

65. Un seul droit fondamental fait ouvertement exception, pour avoir été précisément conçu dans le but de déployer ses effets directement dans les rapports de droit privé: l'égalité des salaires entre femmes et hommes. L'article 8 alinéa 3 Cst., qui reprend une norme introduite dans la Constitution fédérale le 14 juin 1981 (art.

4 al. 2), dispose de manière générale que l'homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale. Dans l'architecture de la disposition, cet aspect du principe d'égalité suit du reste directement la clause soulignant que le travail est, avec ceux de la famille et de la formation, l'un des domaines qui appelle une intervention des pouvoirs publics en vue d'assurer l'égalité entre hommes et femmes77.

71 FF 1997 1 139.

72 Sur le sujet, voir en particulier KLEY (note 10), p. 310 et 322 sq.

73 FF 1997 1 195.

74 Sur le sujet, voir GRISEL (note 24), p. 14.

75 Aubert, Mahon (note 9), p. 316.

76 Georg MÛLLER, « Schutzwirkung der Grundrechte », in Detlef Merten, Hans-Jiirgen Papier (éd.), Handbuch der Grundrechte. Grundrechte in der Schweiz und in Liechtenstein , Heidelberg 2007, p. 74.

77 Sur le sujet, voir par exemple ATF 130 III 145 X. SA.

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