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La protection de l'exercice des droits constitutionnels dans le cadre des rapports de travail

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La protection de l'exercice des droits constitutionnels dans le cadre des rapports de travail

AUBERT, Gabriel

AUBERT, Gabriel. La protection de l'exercice des droits constitutionnels dans le cadre des rapports de travail. In: Auer, Andreas. Présence et actualité de la Constitution dans l'ordre juridique : Mélanges offerts à la Société suisse des juristes pour son Congrès 1991 à Genève. Bâle : Helbing & Lichtenhahn, 1991. p. 83-96

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14284

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LA PROTECTION DE L'EXERCICE DES DROITS CONSTITUTIONNELS DANS LE CADRE

DES RAPPORTS DE TRAVAIL

par Gabriel AUBERT

1. INTRODUCTION

L'effet des droits constitutionnels sur les rapports de droit privé (Drittwir- kung) provoque, depuis longtemps, des controverses parfois très vives'.

A vrai dire, l'enjeu de la dispute n'est probablement pas à la mesure des passions qu'elle soulève. En effet, le juge civil, tenu d'appliquer la loi fédé- rale, ne saurait en écarter la portée au profit du droit constitutionnel (art. 113 al. 3 Cst. féd.). Les privatistes ne se trouvent donc pas menacés d'asservissement aux constitutionnalistes.

Comme le souligne la jurisprudence, la seule question véritable est de savoir quelle influence les droits fondamentaux peuvent déployer sur l'interprétation du droit privé'. Elle revêt, même bornée par ces limites, une importance non négligeable: le code civil et le code des obligations ne renferment-ils pas plusieurs dispositions d'un contenu particulièrement peu déterminé, qui laissent au juge une remarquable liberté d'interpréta- tion (art. 28 CC, 20 et 41 CO, ainsi que, dans le domaine du droit du tra- vail, art. 328 CO)?

Dans celte perspective, la querelle de la Drittwirkung prend tout son relief.

Elle concerne, en réalité, les rôles respectifs du législateur et du juge dans

1 Cf. p. ex. Eugen Bucher, «Drittwirkung der Grundrechte?», Oberlegungen zu

«Streikrecht» und «Drittwirkung» i. S. von BGE 111 II 245 - 259, RSJ 1987 37;

Eugen Bucher. Gibt es ein verfassungsmaBiges «Streikrecht» und Hlsst sich diese Vorstellung ins Privatrecht übertragen? Überlegungen aus AnJass von BOE Ul II 245ff., Recht 1987 9; voir aussi Pierre Tercier, Le nouveau droit de la personnalité, Zurich 1984 29s.

2 ATF 111 11255 X. AG, avec réf.

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le développement du droit privé. Jusqu'à quel point le second peut-il, sans empiéter sur les compétences du premier, tirer de normes au contenu indé- terminé un véritable corps de règles dans des matières que le parlement a négligées? Une telle question revêt d'autant plus d'intérêt que ces matières occupent parfois une place essentielle dans notre ordre juridique.

La présente contribution n'a pas pour objet d'approfondir ce thème du point de vue de la théorie des sources du droit. Nous nous proposons plutôt d'illustrer le rôle du juge et du législateur civils comme protecteurs de l'exercice des droits constitutionnels, en attirant l'attention du lecteur sur l'importance toute particulière que ce rôle revêt en droit du travail. Le nouvel article 336 al. 1 lit. b CO, adopté en 1988 pour réprimer les licencie- ments abusifs, n'est-il pas la seule disposition, dans le code des obliga- tions, où l'on rencontre les mots «droit constitutionnel»?

Nous examinerons sous cet angle la liberté du commerce et de l'industrie (II) et la liberté d'association (III), avant d'étudier plus en détailla grève et le boycottage dans le cadre de la négociation collective (IV). Nous termine- rons par quelques observations sur la protection générale contre le licencie- ment motivé par l'exercice des droits constitutionnels (V).

II. LA LIBERTE DU COMMERCE ET DE L'INDUSTRIE

La liberté du commerce et de l'industrie est <de droit de choisir et d'exercer librement une activité lucrative privée»'. Pendant de nombreuses décen- nies, le Tribunal fédéral ne reconnaissait la titularité de ce droit qu'aux indépendants, et non pas aux salariés; depuis 1958, les travailleurs peuvent eux aussi l'invoquer'.

Selon la perspective classique, la liberté du commerce et de l'industrie pro- tège les citoyens contre l'Etat. Toutefois, le Tribunal fédéral a jugé depuis longtemps que les particuliers doivent la respecter dans leurs rapports de droit privé; il s'est appuyé, pour ce faire, sur les articles 2 al. 2

ces,

20 et 41 CO.

3 Jean-François Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Neuchâtel 167, 1. II, 669, avec réf.

4 ATF 84 1 21 Baumgartner.

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A. La clause contractuelle d'interdiction de concurrence Avant la révision du code des obligations, en 1911, la loi ne protégeait pas expressément le travailleur contre les clauses d'interdiction de concurrence excessives. Le Tribunal fédéral déclara que l'art. 31 Cst. féd. ne pouvait s'appliquer, horizontalement, dans ce domaine; il parvint tout de même à sauvegarder la liberté économique du salarié en examinant ces clauses à la lumière de l'article 17 aCO, qui correspond à l'actuel article 20 CO: les accords trop rigoureux devaient être regardés comme contraires aux mœurs et, partant, nuls'. Ainsi, avant la lettre, c'est-à-dire avant même que les travailleurs en fussent reconnus titulaires, le Tribunal fédéral con- tribuait à garantir la liberté du commerce et de l'industrie dans les rapports entre individus. Aujourd'hui, le problème se trouve expressément résolu par la loi (art. 340 ss CO).

B. Le boycottage

Le boycottage peut se définir comme le fait, par une ou plusieurs per- sonnes, de s'abstenir volontairement de relations économiques ou juridi- ques avec d'autres personnes. Dans la lutte économique, il a souvent pour but de contraindre ces dernières à adopter une certaine attitude ou de les punir d'un comportement passé; il peut aussi tendre à leur anéantisse- ment'.

La jurisprudence, dans ce domaine, a connu un revirement spectaculaire.

On se rappelle qu'il fut jugé, pendant de nombreuses décennies, que le boycottage devait être, en principe, considéré comme licite, à moins que le but visé, les moyens utilisés ou la disproportion évidente entre l'avantage recherché et le dommage causé ne lui fissent perdre ce caractère'. Depuis le fameux arrêt Giesbrecht, la présomption se trouve renversée: le boycottage est désormais tenu pour illicite, à moins que l'auteur ne défende des inté- rêts légitimes manifestement prépondérants, qu'il ne peut sauvegarder

5 Cf. Arthur Haefliger, Das Konkurrenzverbot im Deuen schweizerischen Arbeitsver- tragsrecht, Berne 1975 18 - 19; Fritz PflUger. Das vertragliche Konkurrenzverbot im Dienstvertrag, MünsÎngen 1949 10-11 et 18; Roger Verrey. La prohibition de con- currence dans le contrat de travail, Lausanne 1920 18 et 36, tous avec réf.

6 Cf. JT 1956199; Manfred Rehbinder, Formen des Arbeitskampfes, in: Ekonomi M.

et Rehbinder, M. (éd.), Recht und Arbeitskampf, Berne 1980 29s.

, ATF 73 II 76 Schweiz. Coiffeurmeisterverband; 69 II 82 X.

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d'aucune autre manière'. Cette règle s'applique au boycottage d'une manière générale, que celui-ci touche ou non les rapports de travail'. Elle est d'ailleurs conforme à la maxime selon laquelle l'atteinte aux droits de la personnalité est en principe illicite (art. 28 CCl".

Le boycottage sert parfois à établir un certain ordre dans la profession.

Ainsi, les maîtres-coiffeurs bâlois s'étaient entendus pour ne pas engager des employés qui, dans les six derniers mois, auraient travaillé chez un patron dont le salon serait situé dans un rayon de 500 mètres, sauf consen- tement de l'ancien employeur. Même sous l'ancienne jurisprudence, le Tri- bunal fédéral jugea inadmissible ce moyen de faire régner la discipline parmi les employeurs aux dépens des salariés; du reste, dans la vieille ville de Bâle, les salons se trouvaient pour la plupart dans un rayon de 500 mètres, si bien que, de toute façon, l'entrave à la liberté économique des salariés se révélait excessive". Cette manière de voir vaut a fortiori depuis l'arrêt Giesbrecht.

Du côté des travailleurs, le boycottage peut aussi servir à écarter de la pro- fession des personnes indésirables en raison de la concurrence qu'elles cau- seraient aux salariés qui s'y trouvent déjà occupés. Durant des décennies, les syndicats se sont ainsi opposés à l'emploi des femmes, pour les empê- cher de prendre, en général à moindre prix, la place de pères de famille.

Avant l'arrêt Giesbrecht, le Tribunal fédéral considéra un tel boycottage comme Iicite12Aujourd'hui, il admettrait évidemment le contraire: d'une part, le fait d'écarter des salariés d'une profession heurte très profondé- ment le principe de la liberté économique, sans justification suffisante;

d'autre part, le boycottage de femmes en tant que telles viole la maxime de l'égalité des sexes ancrée à l'art. 4 al. 2 première phrase Cst. féd. Au sur- plus, depuis 1956, le code des obligations interdit aux partenaires sociaux de prévoir, par convention collective, des clauses tendant à éloigner de nouvelles personnes de la profession (art. 356a al. 3 CO).

Quelque importance que revêtent les cas de figure rappelés ci-dessus, le boycottage joue son rôle le plus marquant dans le cadre de la négociation

8 Cf. ATF 86 II 378 Giesbrecht, avec réf.

9 Cf. Gabriel Aubert, Le droit de négocier ou d'adhérer à une convention collective de travail, in: Mélanges Robert Patry, Lausanne 198827 - 28, avec réf.

10 Sur le caractère a priori illicite de l'atteinte à la liberté économique, cf. Andreas Bucher, Personnes physiques et protection de la personnalité, Bâle 1985 133 et Ter- cier (note 1) 84.

11 ATF 73 II 65 Schweiz. Coiffeurmeisterverband.

12 ATF 30 II 283 - 284 Droz-Schindler.

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collective, lorsque l'une des parties y recourt pour faire pression. Cet aspect des choses mérite d'être examiné en liaison avec un autre ensemble de problèmes: celui du droit de la grève. Nous y revieudrons après quel- ques observations sur la liberté d'association.

III. LA LIBERTE D'ASSOCIATION

Le droit du travail est ué des revendications présentées collectivement par les salariés. S'ils ne s'étaient pas coalisés, ces derniers n'auraient pu obtenir les progrès marquants survenus depuis la révolution industrielle, que ce soit dans le cadre de la uégociation collective ou du processus légis- latif".

L'article 56 Cst. féd. garantit la liberté d'association, dont la liberté de coalition des salariés représente un aspect important. On sait que la liberté de coalition renferme un double contenu: d'une part, les salariés peuvent créer librement des associations ou adhérer libremeut à celles qui existeut déjà (liberté positive); d'autre part, ils sont libres de se tenir à l'écart de toute association (liberté négative)".

Sur le plan horizontal des rapports entre sujets de droit privé, l'exercice de la liberté d'association se heurte à deux menaces potentielles. Première- meut, les employeurs peuveut être tentés d'affaiblir le mouvement syn- dical, en empêchant les salariés de se coaliser. En second lieu, les syndicats eux-mêmes risquent d'abuser de leur force pour coutraindre à l'adhésion des salariés qui ne partageut pas leurs objectifs.

Les employeurs chercheut parfois à entraver le recrutement de militants par les syndicats. Il leur arrive ainsi de licencier des militants qui se trou- vent à leur service. Or, le boycottage des membres d'une organisation syn- dicale constitue, en soi, un acte illicite. Il viole en effet les droits de la per- sonnalité du travailleur, qui doit pouvoir exercer librement une activité économique!' et s'associer avec d'autres salariés pour défendre ses inté-

13 Alexander Kâgi. Koalitionsfreiheit und Streikfreiheit. Zurich 1969 26s5.

14 Cf., au lieu de plusieurs, Jôrg Paul Müller, Die Grundrechte der schweizerischen Bundesverfassung, Berne 1991 168.

Jj ATF 113 II 45 F.S.L.M.O.; 86 II 376 Giesbrecht.

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rêts". Les salariés et le syndicat touchés sont fondés à demander répara- tion surla base de l'art. 41 al. 1 CO, en relation avecles art. 28 et 28a CC.

Les employeurs disposent d'une autre arme puissante pour nuire au recru- tement syndical: le licenciement des militants. La protection de la liberté d'association contre de tels procédés fut lente à se dessiner dans la juris- prudence et à obtenir sa consécration dans la loi, malgré les revendications anciennes et pressantes des syndicats. En 1979, dans un arrêt non officiel- lement publié, le Tribunal fédéral se demanda s'il fallait considérer comme abusif, au sens de l'art. 2 al. 2 CC, le licenciement d'un travailleur motivé par son activité syndicale, mais ne trancha pas la question17Ce n'est qu'en 1988 que le législateur se résolut à protéger, dans le cadre des rapports de travail, la liberté de coalition positive, en reconnaissant expressément comme abusif tout licenciement fondé sur l'appartenance du travailleur à un syndicat (art. 336 al. 2 lit. a CO); le salarié peut obtenir le paiement d'une indemnité (art. 336a CO). Cette sanction ne porte pas préjudice à l'action du syndicat lui-même, qui pourra agir en vue de la protection de sa personnalité, pour faire cesser le trouble ou pour obtenir réparation du préjudice résultant de la perte de ses membres (art. 28a CC et 41 CO).

La liberté d'association protège aussi les salariés contre les organisations de travailleurs. On se rappelle le contexte historique. En Suisse comme dans d'autres pays, le mouvement syndical est divisé en plusieurs ten- dances, dont les deux plus marquantes sont la socialiste et la chrétienne.

Ces tendances furent longtemps séparées par d'âpres rivalités, qui ont laissé des traces durables. En particulier, certains syndicats parvinrent à imposer aux employeurs, dans quelques branches, des accords de c10sed shop, en vertu desquels seuls pouvaient être occupés dans l'entreprise des membres du syndicat signataire (les tenants d'une autre tendance se voyant ainsi privés de travail). Après avoir considéré de tels accords comme en principe licites", le Tribunal fédéral les déclara contraires aux mœurs, car ils avaient pour effet de contraindre des salariés d'adhérer, pour obtenir un emploi, à un syndicat défendant des idées politiques qu'ils ne parta- geaient pas (par exemple, la socialisation des moyens de production)". La victime pouvait exiger réparation. Bien qu'il n'envisageât le problème que

"ATF 113 II 45 F.S.L.M.O.; III II 253 X. AG; cf. SJ 1981 317; sur la protection de la personnalité économique, cf. Tercier (note 1) 71-72; Bucher (note 10) 130 -131.

17 SJ 1981 317 - 318; cf. un autre arrêt non officiellement publié, in: Gabriel Aubert, Quatre cents arrêts sur le contrat de travail. Lausanne 1984, No 185 104.

" A TF 30 II 282 - 283 Droz-Schindler.

19 ATF 54 II 147 Joly; 51 II 530- 531 JOOer.

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sous l'angle de l'art. 41 al. 2 CO, sans se référer explicitement à l'art. 56 Cst. féd., le Tribunal fédéral protégeait la liberté d'association négative (en même temps que la liberté d'opinion). Sa construction aurait d'ailleurs aussi pu se fonder sur l'art. 28 CC, en liaison avec l'art. 41 CO.

Le législateur confirma, en 1956, l'interdiction prétorienne du c10sed shop:

sont expressément déclarées nulles les clauses de conventions collectives interdisant à l'employeur d'occuper des travailleurs non membres du syn- dicat signataire (art. 356a al. 1 CO)20; ce ne fut pas sans peine que la pra- tique y renonça". En outre, depuis la révision du droit du licenciement, en 1988, la résiliation du contrat de travail fondée sur le refus, par le salarié, d'adhérer à un syndicat est considérée comme abusive (art. 336 al. 2 lit. a CO).

La liberté d'association déploie également des effets sur d'autres plans. Le Tribunal fédéral a jugé récemment qu'elle peut être invoquée par les orga- nisations minoritaires qui désirent adhérer à une convention collective existante: selon les circonstances, l'ostracisme dont sont victimes ces orga- nisations porte une atteinte illicite à leur recrutement et à leur activité".

Nous nous permettons de renvoyer, sur ce point, à une étude publiée ail- leurs" .

IV. LA GREVE ET LE BOYCOTTAGE DANS LE CADRE DE LA NEGOCIATION COLLECTIVE

On ne connaît pas encore bien les effets des conflits collectifs sur les rap- ports entre un employeur et le syndicat organisateur de la grève ou entre les parties au contrat individuel de travail. Dans ce domaine, la doctrine veut prendre en compte tantôt la liberté d'association, tantôt la liberté écono-

20 Sur ces questions, cf., en général, Alexandre Berenstein, Exclusivité syndicale et champ d'application des conventions collectives en Suisse, Revue internationale du travail 1962 169.s.

21 En 1962, le Tribunal arbitral horloger eut encore à connaître d'une affaire dans laquelle les travailleurs considéraient que l'employeur ne pouvait occuper que des membres du syndicat, sentence non publiée du 6 novembre 1962.

22 ATF 113 II 37 F.S.L.M.O.

2l G. Aubert (note 9) 21 ss.

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mique, tantôt le système des négociations collectives qui sous-tend l'art. 34ter al. 1 lit. c et al. 2 Cst. féd.". A vrai dire, ces différentes appro- ches ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles essayent, chacune à leur manière, de rendre compte d'un phénomène complexe, qui s'explique mieux lorsqu'on les combine.

La négociation collective suppose la liberté d'association, qui permet la création d'organisations professionnelles capables de conduire les pour- parlers et de les conclure dans le cadre conventionnel fixé par le code des obligations. Mais elle relève également de la liberté économique, car c'est cette dernière qui permet de fixer librement les conditions de travail (en dessus du minimum légal), le cas échéant au moyen du combat. La men- tion des contrats collectifs et de la paix du travail à l'art. 34ter al. 1 lit. c et al. 2 Cst. féd. ne change rien à ces réalités.

Comme nous l'avons vu, avant l'arrêt Giesbrecht, le Tribunal fédéral con- sidérait le boycottage comme en principe licite". Aujourd'hui, cette mesure de combat est en principe illicite, sauf si l'auteur défend des inté- rêts légitimes manifestement prépondérants, qu'il ne peut sauvegarder d'aucune autre manière. Il s'agit dès lors de déterminer quand ces condi- tions sont réunies. L'on recherchera quels peuvent être les intérêts prépon- dérants servis par la lutte; on se demandera ensuite s'il existe d'autres moyens que celle-ci pour les protéger (subsidiarité).

Du point de vue de ses effets, la grève s'apparente étroitement au boycot- tage, car elle comporte la rupture momentanée, mais organisée, des rela- tions économiques entre les travailleurs et l'employeur, en vue d'exercer une pression sur celui-ci. Il s'impose donc de traiter les deux mesures de combat de la même façon.

L'intérêt légitime du syndicat qui conduit un boycottage ou une grève, c'est la réglementation des conditions de travail, laissée par la loi à la négo- ciation des partenaires sociaux. Pour qu'elle s'intègre dans le système de protection prévu par le législateur, cette réglementation doit pouvoir s'insérer dans une convention collective; cela suppose, d'une part, que l'organisation syndicale posséde la personnalité morale, de façon à pou- voir conclure une convention et, d'autre part, que le contenu de l'amélio-

24 ATF III II 252-253 X. AG, avec de nombreuses réf.; cf. aussi Charles-Albert Morand, Le droit de grève dans tous ses états, Mélanges Alexandre Berenstein, Lau- sanne 198945ss.

"ATF 85 II 552 Fauquex; cf. aussi ATF 2511 802 Boujon.

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ration dépende de la volonté des parties à l'accord revendiqué (et non pas du bon vouloir de tiers). En outre, le combat ne saurait être considéré comme légitime s'il enfreint une obligation, conventionnelle ou légale, de maintenir la paix du travail. Enfin, la lutte doit respecter le principe de la proportionnalité; en particulier, elle n'interviendra qu'après que les autres moyens d'obtenir satisfaction, par exemple, la négociation ou la concilia- tion, auront été épuisés (ultima ratiof'.

Ces principes proviennent de la jurisprudence du Tribunal fédéral relative à la grève. Ils reflètent la philosophie libérale et sociale du législateur.

Libérale, parce que, sous réserve du minimum légal de protection, les con- ditions de travail doivent faire l'objet de négociations entre les intéressés, et non pas d'une décision de l'Etat; sociale, parce que les négociations doi- vent être conduites, du côté des salariés, par des organisations qui défen- dent collectivement leurs intérêts; des négociations individuelles se borne- raient en effet à entériner la volonté de l'employeur, qui est en général la partie la plus forte.

Il ne suffit toutefois pas que ces conditions soient remplies. En effet, le boycottage et la grève peuvent revêtir un caractère illicite pour des motifs tirés de la violation d'autres règles, en particulier si les moyens utilisés sont contraires au droit (diffamation, contrainte physique, violation de domi- cile, etc.)".

Dès lors qu'elle attribue une place essentielle à la négociation collective dans la réglementation des conditions de travail, la loi autorise la grève et le boycottage légitimes selon les critères définis ci-dessus. Elle ne saurait réprimer ni permettre de réprimer la participation à de tels combats.

L'employeur touché ne peut donc pas obtenir la réparation du préjudice qui en résulterait. De plus, il ne saurait licencier un travailleur au motif que celui-ci a pris part à une grève légitime, car il s'agit d'une activité syn- dicale conforme au droit: la résiliation serait abusive selon la lettre même de l'art. 336 al. 2 lit. a CO.

26 ATF III II 257 - 258 X. AG. Cf. Frank Vischer, 8treik und kollektives Arbeitsrecht, Recht 1987 13855. Une jurisprudence ancienne admettait que le boycottage tendant à faire respecter une convention collective était licite (ATF 34 II 256-257 Kiefer);

cette manière de voir doit aujourd'hui être rejetée, car, lorsqu'il existe une voie de droit, le combat n'est pas l'ultimo ratio. Dans le même sens, le combat est illicite s'il vise à imposer une interprétation erronée du droit (A TF 44 II 482 Hess).

27 Cf. p. ex. ATF 101 IV 302 Bellettini; 41 II 444 Heck; 811940 174.

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On objecterait en vain que, même légitime, la grève représenterait une violation du contrat individuel, dès lors qu'elle entraîne en fait une sus- pension de la prestation de travail. En effet, les obligations découlant du contrat ne peuvent faire échec aux droits des salariés dans le cadre de la négociation collective, sauf à priver les travailleurs de leurs moyens d'action légitimes. Le salarié ne saurait donc être tenu de travailler, dans le cadre du contrat individuel, lorsque le droit collectif l'en dispense. Les parties au contrat ne peuvent convenir du contraire, car l'abandon de ses droits, par le salarié, serait nul (art. 27 al. 2 CC)". D'ailleurs, dans le régime du licenciement, la protection du travailleur exerçant une activité syndicale conforme au droit est impérative, de sorte que le travailleur ne pourrait valablement y renoncer (art. 362 CO en relation avec l'art. 336 al. 2 lit. a CO). Il faut réserver les problèmes posés par certaines activités qui ne peuvent être interrompues sans préjudice excessif pour l'employeur ou pour des tiers (soins aux malades, surveillance, etc.); nous ne les abor- dons pas ici.

Lorsqu'ils ne respectent pas ces limites, le boycottage et la grève violent le droit de l'employeur au libre exercice de son activité économique. L'auteur doit réparer le préjudice causé. Aux rapports entre, d'une part,le syndicat organisateur de la grève (ou du boycottage) ou les travailleurs impliqués et, d'autre part, l'employeur lésé, l'on appliquera les règles sur la responsabi- lité civile (art. 28, 28a CC et 41 CO)". Entre les salariés et leur propre employeur, il sera préférable de mettre en œuvre les dispositions sur le contrat individuel de travail (art. 321 e, 335 et 337 CO)30.

Le boycottage ou le lock-out décidés par un ou plusieurs employeurs se trouvent régis par les mêmes règles. En particulier, ils ne sont conformes au droit que s'il visent la réglementation des conditions de travail, s'ils ne violent pas une obligation de paix et s'ils respectent le principe de la pro- portionnalité (et de la subsidiarité)31.

" Cf. Bucher (note 10) 119.

29 Sur l'étendue de la réparation du préjudice causé par un boycottage illicite, cf. ATF 4111445 Heck.

'0

Cf. ZR 33 (1934) 84.

31 ATF 37 Il 383 - 384 Richard.

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V. LA PROTECTION GENERALE CONTRE LE LICENCIEMENT A RAISON DE L'EXERCICE DES

DROITS CONSTITUTIONNELS

C'est à propos de la liberté d'association et de la liberté économique, en liaison avec le droit des conflits collectifs, que la jurisprudence et la loi ont développé les règles les plus importantes touchant la protection de l'exer- cice des droits constitutionnels dans le cadre des rapports de travail.

Depuis la révision du droit du licenciement, en 1988, le code des obliga- tions prévoit une protection plus générale du travailleur: il déclare abusif le congé donné par l'employeur en raison de l'exercice, par le salarié, d'un droit constitutionnel, à moins que l'exercice de ce droit ne viole une obliga- tion résultant du contrat de travail ou ne porte sur un point essentiel un préjudice grave au travail dans l'entreprise (art. 336 al. 1 lit. b CO).

Ainsi, de façon explicite, le législateur a mis en œuvre les droits fondamen- taux sur le plan horizontal, afin de protéger le travailleur en cas de licencie- ment; pour des motifs de principe, dont la pratique n'a pas démontré le besoin, il a étendu cette protection à l'employeur, qui peut lui aussi demander réparation ensuite d'une démission du travailleur fondée sur l'exercice, par son patron, d'un droit fondamental.

Les droits constitutionnels visés ici sont tous les droits, écrits ou non écrits, découlant de la constitution elle-même ou de textes de rang équivalent, par exemple la Convention européenne des droits de l'homme. Il serait vain de les énumérer".

Ce qu'il faut analyser ici, ce sont les limites de cette protection nouvelle.

En premier lieu, selon le texte même de la loi, la résiliation n'est pas abu- sive si l'exercice du droit constitutionnel viole une obligation découlant du contrat de travail. En d'autres termes, apparemment, bien qu'il attribue une place particulièrement importante à la protection des libertés fonda- mentales, le législateur retirerait d'une main ce qu'il a donné de l'autre:

lors de la conclusion du contrat, l'employeur pourrait exiger du travailleur qu'il assume des obligations restreignant l'exercice de ses droits constitu-

32 Cf. Christiane Brunner/Jean-Michel Bühler/Jean-Bernard Waeber, Commentaire du contrat de travail, Union syndicale suisse, Berne 1989, No 5 ad art. 336; Max Fritz, Les nouvelles dispositions sur le congé dans le droit du contrat de travail, Union centrale des associations patronales, Zurich 1988 No 4 ad art. 336.

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tionnels. La protection légale serait ainsi vidée de sa substance, car la simple volonté des parties permettrait d'abolir l'effet horizontal des droits fondamentaux.

Une telle manière de voir doit être rejetée. L'exercice des droits fondamen- taux joue un rôle essentiel; le salarié ne peut pas y renoncer dans une mesure contraire aux mœurs (art. 27 al. 2 CC). On ne saurait donc admettre que, à teneur de son contrat de travail, il assume valablement des obligations comportant une limitation excessive de sa liberté. Cette obser- vation, classique, se trouve renforcée dans le cadre du droit du travail.

D'une part, l'employeur est impérativement tenu de protéger la personna- lité du salarié (art. 328 et 362 CO); cette obligation interdit d'exiger le res- pect de clauses contractuelles limitant de façon injustifiée la liberté du tra- vailleur. D'autre part, la protection contre le licenciement à raison de l'exercice d'un droit constitutionnel est elle aussi impérative (art. 336 al. 1 et 361 CO): à quoi servirait cette contrainte si les parties pouvaient libre- ment limiter l'exercice, par le salarié, de ses droits constitutionnels?

D'ailleurs, les travaux préparatoires et les remarques des commentateurs montrent bien que cette restriction à l'exercice des droits constitutionnels vise des situations spéciales. En particulier, le législateur a voulu tenir compte des besoins de certains employeurs, dont l'activité impose aux salariés une conduite déterminée non seulement durant le travail, mais aussi dans leur vie privée. Ce sont les entreprises dites «à tendance» (Ten- denzbetriebe), par exemple les partis politiques, les syndicats, les organisa- tions patronales ou économiques, les églises, les mouvements caritatifs, qui doivent donner d'eux-mêmes une image correspondant à leurs buts et qui ne peuvent tolérer, de la part de leurs employés, un comportement nui- sant à ces buts et consacrant, du coup, une violation de leur obligation de fidélité (art. 321 a al. 1 CO). Deux exemples touchant la liberté politique et la liberté d'expression illustreront ce propos: un syndicat peut certaine- ment se séparer licitement d'un secrétaire qui se porterait candidat au par- lement sous les couleurs d'une organisation raciste; un parti peut faire de même si son employé appelle publiquement à voter pour l'adversaire, etc."

"FF 1984 II 622; Fritz (note 32) No 4 ad art. 336; Ronald Pedergnana, Überblick über die neueo Kündigungsbestimmungen im Arbeitsvertragsrecht, Recht 1989 38;

Kurt Meier/Petra Oehmke, Die Deueo Bestimmungen des Arbeitsvertragsrechts zum Kündigungsschutz, Pladoyer 1988, No 5/6, 47.

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Ainsi, dans la mesure où elle restreint l'exercice d'un droit constitutionnel par le salarié, l'obligation assumée par ce dernier n'est valable que si les circonstances la jnstifient objectivement. Le juge ne pourra pas se dis- penser d'examiner dans chaque cas cette justification, à la lumière, en par- ticulier, de l'obligation de fidélité découlant de l'art. 321 a CO".

La seconde limite de la protection contre le congé donné en raison de l'exercice d'un droit constitutionnel touche les effets de cet exercice sur le fonctionnement de l'entreprise. Il peut arriver que l'expression de cer- taines idées politiques, par le salarié, choque gravement ses collègues de travail. Le respect de la liberté d'opinion, par l'employeur, risque alors de susciter des difficultés avec d'autres travailleurs qui, grève à l'appui, exige- raient son licenciement. Dans ce cas de figure, la résiliation se trouverait dictée non pas par la volonté de l'employeur, mais par celle des travailleurs eux-mêmes, qui feraient subir un préjudice grave à l'entreprise, sur un point essentiel de son activité. En pareille hypothèse, l'employeur ne doit pas être tenu pour responsable de la résiliation qu'il se trouvera contraint de notifier au perturbateur; il sera en conséquence exonéré de toute obliga- tion de lui payer une pénalité. La victime du congé ne reste cependant pas démunie. Elle pourra agir, le cas échéant, contre les travailleurs qui la boy- cottent, en application des principes rappelés plus haut (art. 28 et 28a CC;

art. 41 CO).

La situation décrite ci-dessus (touchant la liberté d'opinion) relève de la règle générale de l'art. 336 al. 1 lit. b, qui soumet à des limites déterminées la protection de l'exercice des droits constitutionnels. Elle survient rare- ment dans la pratique.

Un cas plus fréquent, tout au moins dans le passé, intéresse la liberté d'association. Il s'agit du refus, opposé par des travailleurs, de collaborer avec un autre travailleur appartenant à un syndicat rival; pour appuyer la demande de licenciement du dissident, ses collègues menacent de faire grève ou suspendent purement et simplement le travail. Ici s'applique la règle spéciale de l'art. 336 al. 2 lit. a, qui protège, sans restriction explicite, la liberté d'association positive et négative des salariés. L'employeur com- mettrait un abus s'il licenciait le travailleur indésirable, quand bien même l'exercice, par ce dernier, de sa liberté d'association nuirait gravement à la bonne marche de l'entreprise.

34 Cf. sur ce point, Hans Emanuel Raaflaub, Die Treuepflicht des Arbeitnehmers beim Dienstvertrag, Winterthur 195992.

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VI. CONCLUSION

Au cours des décennies écoulées, les tribunaux et le législateur ont cons- truit, peu à peu, un réseau protecteur de l'exercice des droits constitution- nels par les salariés.

Dans le domaine de la responsabilité délictuelle, ce système s'articule, pour l'essentiel, autour de la liberté d'association et de la liberté économique.

Le revirement de l'arrêt Giesbrecht marque l'étape la plus importante, puisqu'il pose la présomption de l'illicéité du boycottage et, par consé- quent, de la grève. A notre avis, les conditions dans lesquelles cette pré- somption d'illicéité peut être levée sont les mêmes qu'il s'agisse de celle-ci ou de celui-là; on les trouve dans la jurisprudence récente du Tribunal fédéral sur la grève.

Dans le domaine contractuel, l'évolution la plus remarquable découle du nouveau droit du licenciement. Aujourd'hui, la loi déclare abusif le congé- diement d'un salarié en raison de sa participation à une grève légitime. Elle offre en outre aux travailleurs une protection plus étendue, puisque, en principe, toute résiliation du contrat de travail fondée sur l'exercice d'un droit constitutionnel revêt un caractère abusif. L'exception la plus impor- tante à cette règle (le respect des obligations découlant du contrat de tra- vail) doit s'interpréter à la lumière des dispositions impératives; sauf cir- constances objectivement justifiées, le salarié ne saurait renoncer valable- ment à l'exercice de ses droits constitutionnels.

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