Thesis
Reference
Figures musicales: un outil de compréhension et d'analyse pour la musique des dernières décennies du XXe siècle
CORRALES PERALTA, Carlos Arturo
Abstract
Quand on écoute des oeuvres de compositeurs récents comme Ligeti, Grisey ou Xenakis, on est souvent porté – et ébloui – par une sorte d'énergie musicale, de force, qui se déploie dans le temps avec clarté, malgré le caractère expérimental et novateur de la musique. On n'écoute ni do#, ni une série ou matrice, ni une formule algorithmique quelconque, mais plutôt une sorte de mouvement, des formes temporelles dépendantes du déploiement réel de la musique dans le temps, ainsi que de l'interaction intentionnelle d'un auditeur. Est-ce que cette énergie, ce mouvement, cette force, cette «chose» peut être décrite? Par quel moyen, par quel outil analytique? Serait-elles un peu trop basiques pour ne pas mériter d'être étudiées de manière sérieuse? Cette «chose» se dévoile sous une apparence synthétique, simple, avec un caractère d'évidence désarmante. Cette «chose» qui semble, comme Saint Augustin le signale à propos du temps, en même temps être là devant nos yeux de manière évidente et en même temps échapper furtivement à son apprivoisement.C'est cette «chose» – qu'on a nommée [...]
CORRALES PERALTA, Carlos Arturo. Figures musicales: un outil de compréhension et d'analyse pour la musique des dernières décennies du XXe siècle. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2017, no. L. 900
URN : urn:nbn:ch:unige-1287136
DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:128713
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:128713
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Université de Genève, Faculté des lettres, Unité de musicologie
Figures musicales
Un outil de compréhension et d’analyse pour la musique des dernières décennies du XXe siècle
Direction Professeur Ulrich Mosch Présenté par Arturo Corrales
30 janvier 2017
Figures musicales
Préface...13
Introduction
« Désordre »...17« Figura »...21
Figure dans d’autres domaines...21
Figure en musique...24
Figurenlehre...24
Figuration, motif...26
Figure musicale - prédéfinition...27
Pourquoi encore figura?...30
État du débat...32
Analystes...33
Growth (LaRue)...33
Unités sémiotiques temporelles (MIM)...34
Compositeurs...36
Morthenson...36
Lachenmann...36
« L’idea di figura nella musica contemporanea »...37
Ferneyhough...40
Maggi...41
Grisey...43
Sciarrino...43
Œuvres musicales à analyser...45
Xenakis : Jonchaies...45
Grisey : Vortex Temporum...46
Méthode d’analyse des œuvres musicales...47
Justification du choix des œuvres...48
Des nouveaux anciens éléments...49
Le son...49
L'espace-temps...50
Articulation du travail...52
Partie I : Cadre théorique...53
Partie II : Protocoles d’écoute...53
Partie III : Sur les figures musicales...54
PARTIE I : Cadre théorique
1.1 Préliminaires Désordre encore...57Quelques théories en rapport avec les figures musicales...59
Définition des outils conceptuels...61
Problèmes soulevés par le concept de figure musicale...61
1.2 Quelques approches théoriques en rapport avec les figures musicales Gestalt...62
Gestalt du temps?...63
Prise de distance...63
Approche écologique...66
Écoute intentionnelle?...67
Gestalt et objet sonore...68
Mouvement (dynamisme dans la figure)...69
Objet fuyant...69
Forme mouvante?...70
Espace dans le temps musical...71
Figures dynamiques...72
Métaphore...73
Élargissement de la métaphore...73
Présence subreptice...75
…Ou nécessité de métaphore?...76
Écoute « humaine »?...77
Non au caprice!...79
Schéma-Image...80
Métaphore corporelle...81
Enaction...82
Expérience par le corps...84
Affects ou formes de vitalité...85
1.3 Définition des outils conceptuels Échelle...87
Taille de figures...87
Échelle microscopique...88
Autres échelles....90
Les compositeurs sur l’échelle...91
Bande de présent...96
Physiologie ou psychologie?...96
Fenêtre pleine ou vide...97
Étirant les limites physiques...98
Figure musicale et bande de présent...100
Paramètres ou dimensions musicales?...101
Quantités ou qualités?...101
Paramètres primaires et secondaires....102
Perception double....103
Dimensions et analyse....104
1.4 Problématiques soulevées par le concept de figure musicale Saillance...106
Balance perceptive...106
Fonction primitive de l’oreille...107
Illusion auditive...107
Partition insuffisante?...107
Un autre type d’écoute?...108
Trompe-l’oreille...109
Point zéro...109
Bas de l’échelle?...109
Point médian?...109
Dimensions ambigües...110
Possibilités et limites de représentation de la figure...111
Graphisme statique ou dynamique...111
Mapping...111
Contour d’énergie...112
Archétypes...112
Universaux?...113
Limites...114
1.5 Résumé Approche théorique...115
Outils conceptuels...117
Problématiques...119
PARTIE II : Protocoles d’écoute
Prémisses pour la méthode d’analyse...123Méthodologie utilisée...124
2.1 Jonchaies (Xenakis) Généralités...127
Note de programme, Xenakis sur Jonchaies...128
Première division formelle...130
Analyses descriptives et réflexions par section...132
2.1.1 Mesures 1-10 Description brève...133
Description détaillée...133
Glissando initial...133
Contours différents dans le glissando...134
Rythme et pulsation...136
Réflexions sur les descriptions...137
Figure singulière?...137
Saillance de dimensions en relais...138
Essai graphique...138
Résumé de points à développer...140
2.1.2 Mesures 10-62 Description courte...140
Description détaillée...141
Hétérophonie...141
Crible...145
Évolution de la grande ligne...147
Première descente (partie A, mesures 10-29)...147
Remontée (partie B, mesures 29-45)...148
Ambitus grandissant (partie C, mes 46-62)...149
Réflexions sur les descriptions...150
Zoom capricieux...150
Des dimensions saillantes?...151
Changement de zoom...153
Continu - discontinu...155
Vocalité...156
Résumé de points à développer...156
2.1.3 Mesures 63-141 Description brève...156
Description détaillée...157
Section de passage (mesures 63-65)...157
Hoquetus, étalon (mesures 66-123)...158
Types de décalage rythmique...159
Mixture orchestrale...159
Évolution des tempi multiples...162
Stase...163
Impact (mesures 124-142)...163
Hoquetus varié...164
Réflexions sur les descriptions...165
Vitesse et tempo...165
Arborescences des contours de vitesse...167
Représentations graphiques opératoires...168
Figure comme repère...169
Stase par ostinato...170
Résumé de points à développer...172
2.1.4 Mesures 138 (142)-166 Description brève...172
Description détaillée...173
Contrepoint de masses...173
Continuité en hoquetus...175
Motif ordre-chaos-ordre...176
Répétition variée de la figure...176
Réflexions sur les descriptions...177
Synesthésie...177
Dimensions au hasard...178
Continu-discontinu...178
Topographie d’écoute variable...179
Relecture de la figure...180
Résumé de points à développer...180
2.1.5 Mesures 167-181 Description brève ...180
Description détaillée...181
Retour en arrière...181
Deux types de masse...181
Une autre sorte de glissando?...183
Courbe générale...183
Réflexions sur les descriptions...184
Idées liminales, objets angulaires...184
Graphisme versus figure...184
Résumé de points à développer...185
2.1.6 Mesures 182-216 Description brève ...185
Description détaillée...186
Mouvement brownien - récitatif...186
Crescendo global...187
Mouvement brownien ou notes tenues?...188
Entropie...188
Granulation ou batterie rythmique?...189
Réflexions sur les descriptions...190
Divisions de plus en plus artificielles...190
Climax négatif...190
Mouvement brownien à différents niveaux d’écriture...191
Contour d’entropie...191
Stase...192
Résumé de points à développer...194
2.1.7 Mesures 218-240 (fin) Description brève ...195
Description détaillée...195
Choral massif...195
Geste final...197
Réflexions sur les descriptions...198
Granulation pour la mesure de l’entropie...198
Timbre versus geste?...199
Résumé de points à développer...200
2.2 Vortex Temporum (Gérard Grisey) Généralités...201
Note de programme, Grisey sur Vortex Temporum...202
Première division formelle...204
2.2.1 Signes 1 - 38 Description brève...207
Description détaillée...207
Plusieurs niveaux temporels...207
Figure d’arpège-texture dans la première section....209
Morphing progressif...210
Tronquement de la figure...213
Changement de niveau temporel...216
Réflexions sur les descriptions...217
La carte et le territoire...217
Figures dépendantes du niveau temporel...219
Deuxième perspective d’écoute...219
Point zéro du registre...221
Troisième perspective d’écoute...221
Niveau temporel stable versus niveau temporel changeant....223
Addition de dimensions...224
Addition de figures...224
Résumé de points à développer...225
2.2.2 Signes 38 - 68 Description brève...225
Description détaillée...225
Variations rythmiques...226
Tempo...228
Variations à l’intérieur de la figure...230
Modes de jeu, « gamme » de timbres...231
Réflexions sur les descriptions...232
Impact négatif...232
Zigzag ou carrée?...233
Permanence de la figure précédente...235
Streaming...236
Identité morphologique...237
Mètre opératif...238
Structure fractale audible?...239
2.2.3 Signes 68 - fin du mouvement Description brève...240
Description détaillée...240
Orchestration...240
Geste de base...241
Ligne hachée ou variation?...241
Autocitation...243
Périodicité douce...244
Écho...245
Onde carrée...245
Autres motifs...246
Réflexions sur les descriptions...250
Verticalité...250
Dérivation fractale?...251
Moto perpetuo?...253
Morphologie ou traitement?...255
Figure globale...256
Ravel...257
PARTIE III : Réflexions
3. Sur les figures musicales 3.1 Remarques sur la conception de figure musicale Échelle...262Perspective d’écoute...262
Échelle temporelle...264
Zoom...266
Topographies sonores...267
Carte spatiale...267
Carte temporelle...268
3.2 Propriétés de la figure musicale Dimensions et figure...270
Dimensions considérées...271
Addition et segmentation...271
Contrepoint de dimensions...272
Saillance prioritaire...273
Paradoxes...274
Niveaux d'abstraction...276
Mémoire et imagination...276
Figures musicales de base...277
Point zéro...277
Point le plus bas...278
Zéro « naturel »...278
Point zéro contextuel...279
Perception et figure...280
3.3 Types de figure musicale
Selon le zoom...281
Figure-geste...281
Figure-script...284
Figures musicales tout court...285
« Nested figures »...285
Selon la morphologie...286
Figure par intensification, crescendo de dimensions...287
Expectatives...288
Usure du crescendo...289
Surprise...289
Conséquences du crescendo...290
Crescendo et vide...291
Crescendo et impact...291
Crescendo-diminuendo...292
Crescendo et stabilisation...292
Diminuendo ou figure par diminution...292
Diminuendo par relâchement...293
Diminuendo intentionnel...293
Usure naturelle d’une situation stable...294
Arc...295
Arc inversé...295
Section d’or?...296
Impact...297
Position de l’impact...298
Arête...299
Impact négatif...300
Perception de l’impact...300
Cyclique...301
Temps propre ou temps extérieur...302
Statisme par l’ostinato...303
Coexistence de figures multiples...304
Statique...305
Exemples types...305
Ostinato...305
Expectative impossible...307
Conclusion
Un peu de désordre (encore)...311Cancrizans...312
Analyse de « Désordre » à travers les figures musicales...313
Streaming à plusieurs niveaux...313
Figure-geste...313
Figure mélodique...314
Saillance d'une voix?...316
Deuxième niveau mélodique...317
« Nested figures »...318
Figures-script...320
Première figure-script...320
Figure par intensification...320
Accélération?...321
Point zéro...322
Impact...322
Deuxième figure-script...323
Comportement paradoxal...324
Forme globale...325
Épilogue...326
Bibliographie Livres, articles...331
Sites internet...340
Partitions...341
Documents audio (CD)...341
Annexe...343
Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite.
Sur cette ligne, tant des philosophes se sont égarés qu’un pur détective peut bien s’y perdre . 1
J.L. Borges
« Yo sé de un laberinto griego que es una línea única, recta. En esa línea se han perdido tantos
1
filósofos que bien puede perderse un mero detective ». Borges, Jorge Luis, « La muerte y la brújula », in Ficciones [1941], Madrid, Alianza editorial, 2002.
Préface
L’adoption des figures musicales comme outil de compréhension musicale provient des intuitions dues aux activités de l’auteur en tant que compositeur, analyste et musicien. Ces intuitions tentent de percer le mystère d’une musique qu’on trouve fascinante, et pour laquelle on n’a pas trouvé les réponses dans les explications, parfois pompeuses et compliquées, décrivant les techniques d’écriture. Ce sont précisément ces intuitions celles qui, dans le cadre de ce travail, seront soumises à une réflexion approfondie et à une rigueur scientifique.
En tant que compositeur, l’idée de figure musicale est une constante qui m’a accompagné depuis fort longtemps dans l’écriture de beaucoup de créations musicales. Au fur et à mesure que ce travail de recherche avançait, la composition est devenue un espace fertile dans lequel les hypothèses pouvaient être testées et mises à l’épreuve. Un énorme travail d’écriture a été donc mené en parallèle à cette recherche, constituant une sorte d’atelier pratique qui a eu une incidence certaine dans l’activité musicologique et l’évolution des réflexions.
En outre, l’activité d’enseignant de la musique (composition et analyse) a permis l’ouverture de discussions qui ont enrichi la conception des figures musicales, et qui m’ont obligés à utiliser les fruits progressifs de cette recherche dans une activité de médiation musicale à travers les figures, afin d’offrir des portes d’accès à la musique récente pour des jeunes compositeurs et analystes. Ce travail doit beaucoup à ces discussions chaleureuses, aux doutes et aux questions, et à l’attitude d’étonnement et de curiosité propres à la découverte d’une musique nouvelle. Je remercie donc mes élèves, pour tout ce que j’ai appris d’eux.
Ce travail doit une partie de sa genèse aux nombreuses discussions avec le premier directeur de ce travail, le Professeur Etienne Darbellay, de l’Université de Genève, que je tiens à remercier pour les idées naissant de ces échanges.
Dans un deuxième temps, le Professeur Ulrich Mosch, de l’Université de Genève, a pris la direction de cette recherche et a pu injecter, grâce à son immense expérience, une bienveillante exigence ainsi que des conseils précis
et indispensables. C’est grâce à sa tutelle que ce travail voit le jour actuellement, et je tiens à lui adresser mes plus sincères remerciements.
Je remercie Fabienne Finianos pour sa relecture patiente et les corrections du texte, ainsi que Nicolas Sordet, Arturs Logins, Jean Nicole, Marc-André Rappaz et Isabelle Mili pour la lecture et discussion de certains chapitres. Je dois aussi mentionner les innombrables – et vives – conversations autour d’un sujet concret avec des amis compositeurs, instrumentistes, musicologues, artistes visuelles ou des arts de l’espace, philosophes, scientifiques, etc., qu’ont certainement laissé des traces dans la réflexion de ce travail.
Rien ne serait possible sans Antonieta Rivera Corrales, Sebastián Corrales Rivera et Eva Corrales Rivera, qui, à plus d’un titre, sont coauteurs de ce travail. Tout mon amour et ma gratitude pour eux, ainsi que pour ma nombreuse famille qui, partout dans le monde, me garde dans ses prières.
Introduction
« Désordre »
Grâce aux chemins ouverts par les innovations musicales au XXe siècle, les créateurs ont dû se reposer la question de l’écoute, et de manière plus générale, de la perception de la musique. Pour certains, ceci a été la base même de leur recherche compositionnelle, situation favorisée par l’émergence de nouveaux apports qui adoucissent les sciences dures : théorie de l’information, fractales, psycho acoustique, sciences cognitives, intelligence artificielle, énaction, informatique, etc.
Suite aux révolutions provoquées en grande partie par la musique expérimentale à partir de 1950 et par la musique électroacoustique, beaucoup de compositeurs se sont interrogés de manière sérieuse sur le rôle de la perception et de l’auditeur, et certains ont imaginé des partitions qui nécessitent une écoute intelligente et même interactive, dépassant la possibilité d’une compréhension sur papier, pour se dévoiler complètement : l’intégration du hasard, les effets de « trompe l’oreille », de masse sonore, l’importance croissante du timbre, entre autres, ont été les déclencheurs d’une réflexion croissante par les créateurs eux-mêmes.
György Ligeti a été l’un de ces compositeurs. Ébloui et gourmand des nouvelles possibilités de l’expérimentation sonore, il reste en même temps très critique et lucide à l’égard de la musique de son temps. Il a su utiliser les nouvelles techniques et explorer de nouveaux langages sonores, tout en gardant la perception au centre de ses préoccupations, ce qui a facilité à sa musique une place parmi les compositeurs de l’avant-garde, ainsi qu’une présence dans le répertoire « classique-contemporain ».
Comment écoute-t-on alors une œuvre de ce compositeur? Comment elle est
« comprise » par la perception? Les nombreuses analyses existantes mettent 2 l’accent sur son indéniable virtuosité d’écriture, révélant les secrets cachés dans la construction et l’écriture de l’œuvre musicale. Malheureusement ces Dans le cadre de ce travail, le choix parmi ces analyses est porté sur un travail doctoral remarquable :
2
HAAPAMÄKI, Sampo, Order in désordre. Rhythmic and melodic structure in György Ligeti’s piano étude no. 1 (dissertation essay submitted in partial fulfillment of the requirements for the degree of doctor of musical arts in the Graduate school of arts and sciences), New York, Columbia University, 2012.
analyses ne font que rarement la synthèse de ces constructions savantes, même quand celles-ci sont adressées spécifiquement à des « jeux d’écoute », à des phénomènes de perception auditive.
Son étude pour piano no. 1, intitulée « Désordre », fait partie des pièces de maturité de Ligeti. Elle intègre son protolangage tonal-folklorique hérité de Bartók à sa postérieure recherche personnelle d’un temps lisse en évolution constante et imperceptible, ainsi qu’à sa recherche mature sur la polyrythmie et les effets de « trompe l’oreille ».
Le titre de la pièce ne laisse pas l’ombre d’un doute : c’est, en effet, une pièce très complexe, réglée comme une machine de précision, jouant à différents niveaux sur un phénomène de décalage progressif d’un motif mélodico- rythmique. D’inspiration fractale, elle construit chaos et désordre apparents par le moyen de règles strictes, presque algorithmiques.
Au milieu de ce tourbillon de vitesse et de motifs enchevêtrés produits par un décalage savant, le compositeur réussit quand même à séduire l’oreille d’une
LIGETI, György, Études pour piano - premier livre, Schott, 1985, no. 1 : « Désordre », peu avant avant le climax, moment d’entropie maximale (décalage maximal, accents rapprochés, motifs compressés au maximum), juste avant une rupture par saturation.
LIGETI, György, Études pour piano - premier livre, Schott, 1985, no. 1 : « Désordre », début du processus de décalage rythmique progressif des deux voix.
manière directe et cristalline, dessinant des formes d’une étonnante limpidité.
Ces formes que la musique dessine sont paradoxalement très simples, et une oreille « ouverte » suit sans peine les lignes de force créées par les mouvements en apparence chaotiques.
L’oreille perçoit de manière très nette et naturelle la double ouverture de tessiture, d’ambitus et de dynamique qui coupent l’étude en deux parties, correspondant grosso modo à la proportion d’or. La récurrence d’un motif circulaire guide la perception à saisir la compression de celui-ci : même s’il est impossible de « compter » les croches comme le ferait une analyse traditionnelle, l’oreille « ressent » cette compression, la résumant peut-être tout simplement à un processus allant de l’ordre au chaos, à une montée dans la tension du contenu, ou encore simplement le ressentant comme un désordre croissant.
Une oreille plus attentive, ou avec une connaissance préliminaire de la pièce , 3 perçoit parfaitement le contrepoint qui oppose les couleurs harmoniques (touches blanches versus touches noires, diatonique versus pentatonique), et l’émergence d’une sorte de canon progressif produit par le décalage. Cet auditeur plus « expert » peut suivre sans peine l’évolution par compression des motifs, et quand ceux-ci deviennent trop rapides, est capable de « choisir » une perspective d’écoute adaptée à la nouvelle situation : il peut continuer à suivre les motifs (réduits au centre de la pièce, endroit le plus dense, à deux ou une seule croche) ; ou bien il adapte le champ d’action de l’oreille à un horizon de lecture plus ample, qui englobe le comportement global de toute la texture ; ou bien, avec un zoom d’écoute encore plus éloigné, à travers la mémoire, il se remémore du début de la pièce pour construire la forme d’un comportement musical inexorable.
Une analyse détaillée révélera certainement à l’auditeur la manière dont la pièce a été composée, les stratégies desquelles le compositeur s’est servies pour construire cette magnifique idée musicale. On prend comme exemple un extrait d’une analyse « traditionnelle », d’allure objective, de cette œuvre par
Connaissance à travers une écoute répétée et attentive, par exemple, ou par une familiarité avec le style
3
du compositeur ou de la musique de son époque. Ce degré d’expertise sera l’un de points à développer dans ce travail.
Sampo Haapamäki . Le comptage exact de croches dévoile certainement la 4 stratégie constructive du compositeur. Mais elle n’est pas capable de remplacer l’expérience de l’écoute de la pièce, ni la compréhension de la musique comme un déploiement des forces virtuelles dans le temps et de l’évolution et le mouvement de l’énergie musicale dans l’espace mental de l’auditeur.
Mais de quoi parle-t-on concrètement quand on dit forces virtuelles ou énergie musicale? Derrière ce mouvement métaphorique y a-t-il quelque chose qui bouge ou s’agit-il d’une représentation mentale d’un objet temporel? La réponse à cette question serait en rapport avec la forme de toute la pièce, ainsi qu’avec la forme de chaque partie ou section. Cette « chose » devrait aussi répondre par le détail, les motifs et leurs changements à travers la pièce. Elle répondrait aussi des processus en jeu, ainsi que des contours morphologiques décrits par la tessiture, la dynamique, l’ambitus ou la densité.
La réponse à ces questions n’est pas commode, car elle ne se trouve pas écrite sur la partition de manière explicite et directe. Plutôt, elle y est, mais pas Extrait : HAAPAMÄKI, Sampo, Order in désordre. Rhythmic and melodic structure in György Ligeti’s
4
piano étude no. 1 (dissertation essay submitted in partial fulfillment of the requirements for the degree of doctor of musical arts in the Graduate school of arts and sciences), New York, Columbia University, 2012.
Analyse de György Ligeti, Études pour piano (1985), no. 1 : « Désordre » in HAAPAMÄKI, Sampo, ibid., p.
29.
d’une manière évidente et objective, comme un accord de do majeur ou une gamme lydienne : elle est dépendante du déploiement réel de la musique dans le temps, ainsi que de l’interaction intentionnelle d'un auditeur.
C’est cette question, évasive par essence, que ce travail explorera. Le but est moins de donner une définition unique que d’établir l’existence de ce phénomène musical. En attendant d’arriver à un approfondissement suffisant, qui devra se réaliser à travers l’écoute analytique et introspective de pièces musicales et d’une réflexion parallèle à celles-ci, on propose de se référer à cette « chose » sous le terme de « figure musicale ».
« Figura »
Figure dans d’autres domaines
Avant même d’essayer de circonscrire ce qu’on entend par figure musicale, il convient d’essayer d’isoler la signification du terme figure d’après son usage courant. Voici quelques définitions provenant du dictionnaire5 pour le terme figure, qui correspondent à celles données aussi par le sens commun :
Partie antérieure de la tête ; face, visage : Se laver la figure.
Cette partie du corps considérée par rapport aux expressions qu'on y lit ; air, mine : Sa figure s'allongea.
Personnage célèbre ou personnalité marquante : Une grande figure du monde politique.
Type humain, description caractéristique d'un personnage : La figure du héros dans telle pièce de théâtre.
Arts décoratifs : Personnage en ronde bosse ou en relief, participant au décor des meubles, des objets (céramique, orfèvrerie…), des intérieurs (bustes, statuettes…).
Beaux-arts : Représentation d'un être humain ou d'un animal dans son entier.
(La demi-figure représente la moitié supérieure de l'être humain.) Un des types (le moins allongé) de format des châssis pour tableaux.
Céramique : Statuette à un ou plusieurs personnages.
Héraldique : Toute image qui figure sur le champ ou sur un quartier de l'écu.
http://www.larousse.fr
5
Jeux : Carte sur laquelle est représenté un personnage (roi, dame ou valet).
Toute illustration (schéma, dessin, photo) dans un ouvrage. (Abréviation : fig.) Enchaînement de mouvements formant un tout, en particulier en danse, dans certains sports (patinage, plongeon, ski nautique, etc.), dans des exercices de voltige aérienne, de carrousel équestre, de manège, etc. (On distingue les figures libres et les figures imposées.) [En voltige aérienne, on distingue les figures déclenchées, réalisées sous le seul effet des forces extérieures, et les figures commandées, dans lesquelles, au contraire, l'avion est constamment dirigé par le pilote.]
Mathématiques : Dessin servant à visualiser certains êtres mathématiques et permettant, en particulier en géométrie, d'éclairer une démonstration.
Psychologie : Façon dont un élément individualisé et structuré se détache sur ce qui l'entoure.
Rhétorique : Unité linguistique ou disposition d'unités linguistiques comportant un écart sensible par rapport à la norme ou à l'usage.
Les différentes définitions d’un terme qui semble englober beaucoup de significations ont été regroupées. Le premier groupe fait référence au visage, au corps, à une personne ; c’est l’être humain lui-même et ce qu’il a d’unique.
Le deuxième appelle à sa représentation dans un domaine particulier ; la figure semblerait vouloir capter l’essence même d’un individu, soit pour se référer à lui-même, soit pour le représenter là où il n’est pas. On n’est pas loin du concept d’image. Le troisième groupe de définitions propose la figure comme un dessin ou un schéma, elle continue à représenter quelque chose, mais c’est la représentation même, la manière de la représenter qui devient sujet. Dans ce groupe est incluse la définition de figure comme « enchaînement de mouvements », car ils doivent former un tout, et donc finaliser un dessin spatial préconçu.
D’après la psychologie, la définition de figure est opposée en tant qu’élément principal (élément individualisé et structuré) au concept de « fond » (ce qui l’entoure). Un approfondissement de ce sujet sera réalisé en relation avec la théorie de la gestalt, qui pourra éclaircir certains points et par rapport auxquels, cependant, ce travail prendra des distances.
Finalement, la définition rhétorique contient les concepts d’analogie et de métaphore , qui s’avèreront très pertinents pour le développement d’une 6 conception de la figure musicale.
Ces définitions de figure s’éloignent progressivement de l’objet concret pour devenir non seulement abstraites, mais mystérieuses et transcendantes. On semble savoir intuitivement ce que c’est une figure, mais la volonté de l’arrêter à une définition unique et univoque semble tuer le sens de qu’on voudrait signifier et la richesse d’évocation qui la caractérise. Ceci est dû au fait que la figure dépasse les mensurations objectives qu’on peut faire d’elle. Selon le philosophe Marie-Dominique Philippe,
la figura apparaît non seulement comme ce qui termine la quantité des corps physiques, mais aussi comme possédant quelque chose de plus. Car si la figura se fonde sur les dimensions, sur les mesures des corps et leur harmonie architecturale et géométrique, elle implique par elle-même quelque chose d’autre. On ne peut réduire la figura à ses dimensions.
Ce « quelque chose » de plus que la figura possède lui permet de transcender l’ordre de la quantité auquel elle ne peut formellement se ramener –sans que pour autant elle puisse s’en séparer. Cette transcendance à l’égard de la quantité est un fait d’expérience immédiatement constatable. Car si les
« Les figures d'analogie ont un statut privilégié parmi les autres figures en raison de leur fréquence dans
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les formes ordinaires du discours tout comme dans le discours littéraire, et également en raison de leur richesse d'évocation, nettement plus élevée que celle de la plupart des autres figures…Les métaphores sont extrêmement courantes dans le discours ordinaire. Dans leur livre, Les métaphores dans la vie quotidienne, G. Lakoff et M. Johnson soulignent même que “notre système conceptuel ordinaire qui sert à penser et à agir est de nature fondamentalement métaphorique”. C'est particulièrement vrai d'un ensemble de concepts abstraits que nous avons tendance à nous représenter de façon métaphorique.
Ainsi, nous nous représentons le temps en termes métaphoriquement spatiaux (“j'ai du temps devant moi”, “le temps est passé”, etc.) ou les émotions en termes de chocs physiques (“j'ai été frappé par son attitude,” “il a explosé”, “je vais craquer”, etc.).
Ces métaphores forment de vastes systèmes analogiques constituant des ensembles de représentations propres à une culture donnée. Elles ne sont pas perçues comme telles et appartiennent à notre façon
“littérale” de parler.
Dans les termes de l'ancienne rhétorique, on peut les décrire comme des « catachrèses », ou figures usées qui n'induisent plus d'effets de réception ni d'effets de sens mais prennent la place d'une dénomination littérale (Les pieds du fauteuil). Les métaphores novatrices, courantes dans le discours littéraire, ne s'inventent pas à partir de rien. La plupart du temps, elles apparaissent comme des prolongements, des spécifications et des renouvellements d'équivalences métaphoriques déjà établies dans le discours ordinaire ». JENNY, Laurent, « Les figures et la rhétorique » in Méthodes et problèmes, Genève, Université de Genève, Département de français moderne, 2003, version en ligne.
dimensions sont objet de mensuration, la figura, elle, est objet de saisi, d’intuition, elle est d’ordre qualitatif.
La connaissance des dimensions est univoque et peut atteindre une très grande exactitude. C’est pourquoi les dimensions peuvent être parfaitement comparées entre elles, alors que la connaissance des figures est d’un autre type : les figures demeurent irréductibles entre elles. La figura, dans ce qu’elle a d’unique, échappe à cet effort de mensuration et d’analyse.7
Suivant le commentaire précédent de Philippe, le présent travail retiendra aussi ce principe de non-réductionnisme de la figure à ses dimensions. Il faudra isoler des figures à travers l’observation de dimensions à cause du caractère concret et objectif de celles-ci et de leur observabilité, mais la figure qui devra émerger sera quelque chose d’un autre ordre.
Figure en musique
En dehors de l’usage qu’on lui donnera dans ce travail, et en termes strictement musicaux, la figure a aussi une histoire propre, et sa définition a été soit largement débattue et théorisée, comme c’est le cas de la Figurenlehre, soit laissée dans une région d’ambiguïté convenable, comme c’est le cas dans le langage musical courant des dernières décennies.
Figurenlehre
On cite Peter Williams pour définir la théorie de figures musicales, ou Figurenlehre, appliquée à la musique du XVIIe siècle :
‘Figurenlehre' is a modern term expressed in a formative essay published in 1908 by Arnold Schering and denotes a traditional teaching of musical composition in terms of ‘figures'. These have nothing to do with figured bass, of course, but signify those motifs, cells, catch- phrases, melodic intervals, short groups of notes and other patterns from which a piece of music is made; to the German figura-theorists of the 17th century, even such elemental and elementary musical ideas as change of key or tessitura, the use of rests in certain contexts, sequence and repetition were also ‘figures'. A full catalogue of such figurae would produce a list of effects and ideas that could be seen as elements from which the music is made, just as a dictionary produces a list of words from which a play or a poem is made. Of course, no play wright or poet PHILIPPE, Marie-Dominique, Philosophie de l’art [1969], Paris, Editions universitaires, 1991, p. 187.
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uses a dictionary in order to construct his piece from it; nor did a composer use a theory book from which to make his motet or his fugue. It is rather that the theorists list, insofar as they understand them, the devices already used. 8
Selon le New Grove Dictionary (George J. Buelow), la Figurenlehre s’inspire des figures rhétoriques du langage provenant d’Aristote, Cicero et Quintilian, pour les transposer en musique. Certaines de ces figures semblent bien définies et établies, comme le passus duriusculus, qui a traversé les siècles sous le nom de lamento. D’autres sont plus floues, parfois des noms différents s’adressent à une même tournure, parfois la même figure possède des noms divers.
Composers enjoyed the possibilities of illustrating textual ideas and individual words with musical figures is extensively shown in both sacred and secular music from at least the early 16th century and can even be seen as far back as Gregorian chant. The madrigalisms or word-painting of the Renaissance madrigal are prominent examples of this kind of musical rhetoric. Only at the beginning of the 17th century, however, was an attempt made, by the German theorist Joachim Burmeister, to codify the practice and to establish a list of musical-rhetorical figures. For over a century and a half afterwards German writers continued his example of borrowing terminology from rhetoric for analogous musical figures, frequently employing different Latin and Greek names for the same figure. They also invented new musical figures unknown to spoken language. This basically German treatment of musical-rhetorical figures is therefore not unified, and no single systematic theory of musical figures exists for Baroque or later music .9
Ce lien étroit avec le langage et la rhétorique laisse ouvert un champ immense, qui est certainement intéressant et prometteur, et qui a produit déjà moult fruits . Cependant, le présent travail ne suivra pas la même optique, car on ne 10 fondera pas nos points de départ sur la rhétorique ou le langage, le sens qui nous intéresse étant strictement musical.
D’un autre côté, la période de référence pour la Figurenlehre est surtout le baroque, tandis qu’on se focalisera sur la musique des dernières décennies, WILLIAMS, Peter, « Figurenlehre from Monteverdi to Wagner » in The musical times, 120, no. 1636 (juin
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1979), p. 476.
BUELOW, George J., article « Figurenlehre », in The new Grove dictionary of music and musicians,
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second edition, Oxford University Press, 2001, version en ligne.
Entre autres, les Unités sémiotiques temporelles (UST), qui seront abordées plus loin, dans le chapitre
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« État du débat ».
qui est basée sur des paradigmes différents, n’utilisant pas les stratégies rhétoriques pour la production d’un effet (affetti).
Figuration, motif
Il faudra aussi faire une petite distinction entre la figuration et la figure musicale. Encore selon le Grove (article par David Fuller), la figuration est :
A kind of continued measured embellishment, accompaniment, or passage- work. In principle, figuration is composed of ‘figures’, or small patterns of notes occupying a beat or two of time; often, however, the term is used loosely for passage-work not readily divisible into ‘figures’, such as long scales or arpeggios. Figuration sometimes results from the process variously known as Diminution, Division or Coloration – the breaking up of notes into figures which decorate the original pitches with little garlands of quick notes or connect one pitch with another; sometimes it is freshly composed to accompany a slower- moving melody or to display the virtuosity of a soloist.
There is no distinct boundary between what is and what is not figuration;
nevertheless, the term implies something more neutral – perhaps more mechanical or stereotyped – than motivic work. Figuration may be derived from thematic material, as it often is in Beethoven (e.g. the first movement of the
‘Appassionata’ Sonata), but it is not itself usually the source of germinal motives.
As discussed here, figuration has nothing to do with the rhetorical Figuren described by German Baroque theorists such as Mattheson, nor with the figures of figured bass, nor with the term ‘figural music’, which means simply polyphonic or concerted music, as opposed to plainsong or simple hymns .11
On croit comprendre cette définition, peut-être aussi aidé par l’usage courant qu’on lui donne dans la pratique musicale, mais il est curieux de constater qu’on définit la figure avec le même terme figure : « la figuration est composée de figures…mais parfois elle n’est pas divisible en figures…parfois c’est la transformation de notes en figures… ».
On dirait que figure est presque un joker théorique qui est capable de prendre la signification de « chose » en musique, une sorte d’élément de base qui propose déjà un sens musical propre. La figure est souvent aussi confondue
FULLER, David, article « Figuration », in The new Grove dictionary of music and musicians, second
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edition, Oxford University Press, 2001, version en ligne.
avec le motif, la frontière qui les divise n’étant pas très nette. Selon Roger Scruton, la distinction est :
A figure is distinguished from a motif in that a figure is background while a motif is foreground: A figure resembles a moulding in architecture: it is 'open at both ends', so as to be endlessly repeatable. In hearing a phrase as a figure, rather than a motif, we are at the same time placing it in the background, even if it is strong and melodious .12
Il semblerait que les termes figures et figuration soient aussi interchangeables.
Pour John White,
motives are significant in the structure of the work, while figures or figurations are not and may often occur in accompaniment passages or in transitional or connective material designed to link two sections together with the former being more common .13
Pour le sens commun , la figure est la plus petite idée en musique, une courte 14 succession de notes, souvent récurrentes, ce qui l’associe à la cellule mélodique ou rythmique. Elle peut avoir des hauteurs, constituer une mélodie, une progression harmonique ou un rythme, et comme on l’a signalé à travers la citation de Scruton, elle peut même se confondre avec le motiv allemand ou le motif français. En musique populaire (rock ou pop) elle prend le nom de riff.
Figure musicale - prédéfinition
Dès le départ il y a donc une certaine ambiguïté sur le terme figure, que ça soit dans sa signification plus générale ou dans un sens spécifiquement musical, historique et applicable à la musique du passé, ou actuel, vague et obscur.
Est-il ainsi possible de l’utiliser ou de l’appliquer à la musique récente des dernières décennies ? Quel est son utilité ou avantage par rapport aux méthodes traditionnelles d’analyse ou de compréhension musicale ? Si l’on se tient aux définitions de figura proposées par le dictionnaire en essayant de les unifier, le même terme en musique devrait rendre compte du « visage » de la musique, du caractère particulier qui lui est propre, de la représentation de ce
SCRUTON, Roger, The aesthetics of music, Oxford, Clarendon Press, 1997, pp. 61-63.
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WHITE, John D., The analysis of music, Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1976, pp. 31-34.
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Que l’on associe ici à Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Figure_(music), novembre 2016.
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visage, du dessin que la musique semble faire à travers son mouvement, d’un rapport de prégnance en tant qu’objet perceptible et individualisable, de sa fonction en tant que métaphore. Le programme est ambitieux.
Concrètement, la conception de figure musicale proposée dans ce travail a commencé comme une intuition (c’est peut-être le mode d’existence même de la figure tout court) à travers la composition comme manière de réfléchir et penser la musique. Plus vaste que les notions de motif ou de figuration discutés auparavant, cette intuition englobe d’autres éléments comme : Geste, objet sonore, forme, énergie musicale, morphologie, mouvement. Ces concepts ont été utilisés régulièrement par des compositeurs et des analystes pour faire référence, même partiellement, aux points mentionnés avant. Dans leurs écrits, ces termes se recoupent ou sont utilisés avec des sens divers par l’un ou par l’autre.
Si l’on veut utiliser le terme figure en musique, nous sommes devant l’utopie de vouloir saisir l’ineffable, puisque chaque expression musicale a sa propre figure. Mais le but de ce travail n’est pas d’adresser l’analyse musicale aux mensurations quantitatives de la musique, avec des résultats « objectifs » d’une certaine allure scientifique. Les qualités visées sont celles qui sont perceptibles à l’oreille ; et dans ce but, il faudra faire des généralisations de choses irréductibles, des transpositions, mettant les pieds dans le terrain dangereux de la perception et la métaphore.
Le terme figure serait adapté à la musique justement à cause de l’aspect de transcendance qu’elle comporte. Sa signification multiple (et insaisissable) serait plutôt une richesse dans son ambiguïté. Dans la mesure où, lors d’un travail d’analyse musical, la métaphore pourra venir aider à la description objective des dimensions, où la représentation graphique pourra rendre compte du phénomène sonore, où la perception aidera la compréhension d’une partition, un terme large comme figure musicale semblerait largement justifié.
Derrière le terme figure se cache celui de structure, de mouvement, de processus. Elle serait donc un concept relié à l’organisation, aux structures qui ont à voir avec notre manière de percevoir. La figure telle qu’elle nous intéresse peut être comprise comme une sorte d’organisation de la mémoire. Les types
de perception temporelle et spatiale pourront être liés sous le concept de figure musicale.
Un point mérite d’être clarifié : la figure musicale n’existe pas en tant qu’être autonome ni comme un sous-produit de la musique ni à l’extérieur de celle-ci.
Elle reste complètement dépendante et dérivée d’une écoute intentionnelle ou d’un projet compositionnel. Cette vision, fragile comme elle pourrait sembler, a été utilisée, sous le même nom ou avec d’autres appellations, par d’autres compositeurs et théoriciens ; elle est pour beaucoup d’entre eux, en fait, une constante dans la manière de penser la musique, surtout dans le dernier demi- siècle.
Devant l’impossibilité de mieux cerner pour le moment cet outil qui semblerait pourtant dégager une image intuitive assez claire, on cite Brian Ferneyhough dans son article « Il tempo della figura » :
[…] there would seem nothing inherently objectionable in adding one more definition to those already existant, especially since long searching has led me reluctantly to conclude that no better general term is available for the precise distinction I have in mind……The capacity of distinct aspects of the figure to create credible examples of powerful ordering categories along the fines sketched out above should be seen as one measure of its compositional utility, while its capacity for generating multiple (simultaneous and/or successive) streams of directionality (allowing time to flow not only horizontally but also
"vertically" and "obliquely") in the sense of forcing the attention to accelerate or retard scanning operations according to the degree of interlocking—and thus resistance—of figural elements) promotes the onward-flowing projection of multiple or ambiguous perspectives, of "depth effect" in the prioritization of the sonic objects themselves. The search for a fixed definition of the term "figure" is, in my view, an enterprise of at best doubtful utility. It will, I hope, have emerged from the above considerations that a figure does not exist, in material terms, in its own autonomous right; rather, it represents a way of perceiving, categorizing and mobilizing concrete gestural configurations, whatever the further purpose of these latter might be.15
On assume l’ambiguïté du terme figure, et on reprend Ferneyhough en disant que, malgré cette difficulté, il semblerait ne pas y avoir un meilleur terme pour exprimer ce que l’on voudrait.
FERNEYHOUGH, Brian, « Il tempo della figura » [1986] in Perspectives of new music, 31, no. 1 (winter
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1993), p. 11.