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Partie III : Sur les figures musicales

2.1 Jonchaies (Xenakis)

2.1.5 Mesures 167-181

Description brève

Glissandi cuivres, progressivement tous les instruments (cors, trompettes, trombones, tubas) construisent une masse sonore mouvante à l’intérieur.

Changement de comportement, inversion de rôles. Le geste de glissando, qui jusqu’à maintenant était réservé aux cordes, est donné aux cuivres.

Crescendo-diminuendo de densité instrumentale et de dynamique. C’est à travers ces deux dimensions que la masse sonore évolue dans le temps.

Petit écho trombones de la situation ce crescendo-diminuendo mes. 179-181.

Description détaillée

Retour en arrière

L’entrée des cuivres, en tant que nouvelle couleur orchestrale soumise à une masse stochastique, avait déjà été anticipée par l’entrée de six cors et une trompette à la mesure 154. Après avoir imité la figure montante de cordes (ordre-chaos-ordre) se joignant à elles, ce sont eux-mêmes qui prennent en charge le rideau sonore de notes tenues instables. La couleur change radicalement, et reste inchangée jusqu’à l’entrée des trompettes à la mesure 162, se rajoutant à ce tapis sonore qui devient, par la force et le timbre des cuivres, beaucoup plus présent.

On continue de la qualifier de fond sonore, puisqu’en apparence le rôle des figures reste le même. Dans la réalité sonore, ce rideau de cuivres prend beaucoup de place, et même quand la nuance est pp, ils font une rude concurrence dynamique aux cordes. Mais l’élément qui passe au premier plan dans cette masse complexe, au-dessus de tous les autres, est la percussion avec son hoquetus obstiné.

Les cors font une respiration à la mesure 165, laissant des trompettes, trombones et tubas (timbre cuivré encore plus prononcé) faire un crescendo qui amènera le son des cors bouchés de la mesure 167.

Ce retour dans la forme a été nécessaire, les sections de la musique devenant de plus en plus imbriquées. On comprend, de plus en plus, chaque section comme une évolution de la précédente, ou enchaînée dans un tuilage qui brouille un peu les limites des parties.

Deux types de masse

Une masse sonore se forme, d’abord avec les cors bouchés en ff, ensuite deux cors en p, puis trois, quatre. Trompettes, trombones et tubas qui entrent un à un en s’additionnant à cette sonorité globale que l’oreille s’efforce de percer en

vain. Une raréfaction assez rapide laisse quatre trombones seuls, avant qu’ils ne s’arrêtent sur un point d’orgue, le premier de toute la pièce.

Cette masse n’est pas seule dans l’espace sonore : elle s’oppose à un nouveau tapis sonore constitué de notes tenues (comme dans la section précédente, instables et oscillantes). Ce fond apparaît une première fois comme un bloc plutôt statique, disparaît subitement, puis apparaît à nouveau comme l’addition progressive de trois blocs sonores.

Le contrepoint est à nouveau entre deux masses sonores à morphologie très distincte : d’un côté le tapis, un bloc statique instable par l’oscillation contrôlée de chaque son, comme avant ; de l’autre côté, la masse de cuivres, qui adopte un mouvement qui n’est pas sans rappeler l’exploration du crible par les cordes dans la partie B.

Il y a cependant une différence énorme due à l’instrumentation : les cuivres ne font pas , comme les cordes auparavant, un parcours large dans l’espace des hauteurs, chaque instrument restant plutôt dans un ambitus très restreint ; c’est donc par l’addition de ces lignes « étroites » que la masse prendra corps et gagnera en ambitus. Les trombones sont les seules à faire des lignes avec un contour plus large (étant les seules qui peuvent, grâce à leur coulisse, le faire sans changer le timbre). C’est peut-être pour cette raison que ce sont quatre d’entre eux qui restent seuls quand la texture s’affine.

XENAKIS, Iannis, Jonchaies, Salabert, 1977, mes. 167-168. Entrée des cors bouchés, nouveau type de mouvement brownien

Une autre sorte de glissando?

On a rapproché la masse de cuivres avec le parcours des cordes dans le crible initial, à cause d’une écriture toujours en glissando décrivant des mouvements browniens. Cependant, les cordes le faisaient d’une manière continue et lisse, les lignes résultantes étaient sans coupure. C’était l’orchestration qui mettait en relief les attaques (pizzicati) ou les changements de direction dans les contours mélodiques (portamento). Dans le cas de cuivres, chaque ligne instrumentale est écrite de sorte à avoir des attaques claires, marquées par des accents au début de l’évolution sonore, mes 167 ; plus tard par un coup de langue renouvelé. Les contours mélodiques sont réduits au minimum : dans les contours les plus simples la « mélodie » se réduit à une croche glissando au demi-ton inférieur ou supérieur, un geste simple connu par les cuivres comme

« fall » ou « bend ».

La texture interne à cette masse est donc d’une tout autre sorte, beaucoup plus hâchée et agitée, pleine de points de rupture constants. Dans sa morphologie intérieure et à cause de son ambitus réduit, elle pourrait être rapprochée de la texture lisse de notes tenues, où chaque note oscille capricieusement à l’intérieur d’une tierce mineure, mais ces attaques renouvelées et constantes lui confèrent une agressivité inédite.

Courbe générale

Le dessin global de toute cette section est facilement réductible à une énorme respiration, avec une première partie en crescendo (au sens large : crescendo de densité orchestrale, d’activité rythmique, de tessiture, d’ambitus et de dynamique) suivie d’une deuxième phase beaucoup plus courte en diminuendo. Le climax est ponctué par un coup ff sur un tam-tam et par la densité et force maximale du rideau de notes tenues, dans un appui synesthésique d’autres masses.

Les deux mesures 179-180 sembleraient être une imitation à petite échelle – seulement 4 trombones – du crescendo/diminuendo précédent.

Dernière observation à propos de la mailloche molle avec laquelle le tam-tam est battu : elle donne un son très peu focalisé et très inharmonique, faisant écho à la densité harmonique de ce climax orchestral.

Réflexions sur les descriptions

Idées liminales, objets angulaires

On observe dans la pièce une progression plus subtile à chaque fois vers un enchaînement des idées. La division de l’œuvre en sections reste théorique, l’oreille capte un seul mouvement continu, les événements et processus se fondant de plus en plus les uns sur les autres. Cependant, la musique reste pleine d’arêtes et d’angles. Elle n’est pas faite de passages liminaux et imperceptibles au niveau du son, mais plutôt au niveau des idées : on peut trouver une évolution progressive dans la manière dont le champ harmonique est exploré à chaque section, mais les événements ponctuels apparaissent dans la musique sans artifice, de manière parfois brutale.

Ces différentes manières d’explorer une même idée sont preuve d’une maturité compositionnelle de part de Xenakis, où les moyens employés ne sont plus une démonstration de la virtuosité du compositeur, mais se plient au service d’une idée musicale globale avec souplesse et sans la gêne d’une justification théorique nécessaire.

Graphisme versus figure

Une représentation graphique approximative (avec un important zoom out) de cette section pourrait ressembler beaucoup à celle qu’on a proposée pour la section B, par exemple. Musicalement ce qui se passe est cependant très différent, ce qui invite à penser que la figure musicale n’est pas réductible à la transcription d’un comportement morphologique global sonore dans un dessin ou graphisme. Elle doit être quelque chose de plus si elle doit rendre compte aussi de la manière de se comporter de la matière sonore à l’intérieur.

La possibilité d’éloigner la perspective d’écoute n’efface pas le détail qui, restant perceptible, fait partie intégrale de la figure émergente. Si l’on considère que des contours ou de comportements musicaux globaux semblables peuvent constituer des figures distinctes, la figure musicale est encore quelque chose d’autre, qui tiendrait autant compte du détail que de la morphologie globale.

Même si cette conclusion préliminaire semble nous éloigner davantage d’une définition claire de figure musicale, il est important de prendre conscience de ces problématiques inhérentes à la question, ainsi que des possibles limites de cet outil théorique.

Ceci dit, la complexité rend impossible une lecture aisée du détail. On perçoit ce passage comme une masse, et le mouvement intérieur comme une texture.

Le retour en force de ce détail qui semble poser un nouveau problème ouvre un rôle différent aux dimensions telles que le timbre, la texture, l’orchestration, la couleur. En outre, une piste à travers l’usage d’un zoom variable pourrait être trouvée, où autant le détail que la forme globale pourraient cohabiter dans une sorte d’alternance perceptive.

Résumé de points à développer

• Représentation graphique tenant compte du contenu (timbre, texture, etc.).

Le cas de Volumina (Ligeti).

• Figures sans limites, figures musicales ouvertes, touillage de figures.

• Rôle des dimensions « coloristiques » pour les figures.