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Article pp.293-318 du Vol.132 n°2 (2011)

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Revue de synthèse : tome 132, 6e série, n° 2, 2011, p. 293-318. DOI 10.1007/s11873-011-0155-2

PHILOSOPHIE HISTORIQUE

Sophie Houdard, Les Invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres (Histoire), 2008, 412 p., ill., bibliogr.

Comme Sophie Houdard l’explique en introduction, son projet s’inscrit très consciemment dans la lignée des travaux de Jean Baruzi et Michel de Certeau, qui ont déplacé l’étude du « sentiment religieux » aux Temps modernes du terrain de la psychologie, où elle s’initiait au début du xxe siècle, à celui de « l’histoire des textes et de leurs langages » (p. 19). Plutôt que la relation du langage à l’expérience, qui occupait Henri Bremond, ou même du langage à la « pensée profonde », comme avec Baruzi, elle privilégie les conflits langagiers eux-mêmes, dont elle montre l’importance pour la mystique. De ce point de vue la polémique de Bremond (mais aussi Lucien Febvre) contre Henri Busson et sa thèse de l’incrédulité au xviie siècle, jugée ana chronique c’est-à-dire inconcevable pour l’époque, marque nettement le partage entre une histo- riographie centrée sur le motif psychologique (histoire dite des mentalités), et cette approche plus délibérément littéraire, sensible à l’opacité des textes et à l’équivoque des intentions.

Dès lors le soupçon d’hérésie ou d’hétérodoxie porté sur les mystiques doit être pris au sérieux, et leur compagnonnage forcé avec les libertins : tous deux participent de la perte d’évidence du lien entre valeurs religieuses et politiques, spirituelles et sociales ; ou pour le dire autrement, de l’absence de transparence des mobiles. Le mystique comme le libertin est un « homme dissocié », selon l’expression désormais fameuse de l’Italienne Anna Maria Battista, historienne de la pensée politique (et particulièrement de la réception de Machiavel en France) à l’époque moderne. On dira que l’enjeu n’est pas le même selon que cette « dissociation » lui est imposée du dehors (la dissimulation, l’écriture prudentielle), renforçant paradoxalement son for intérieur, ou qu’au contraire il la vit intimement. Mais précisément l’avènement du sujet moderne, avec Montaigne et ses Essais de lui-même (qu’il faut entendre au sens fort), est celui du soupçon sur l’intention, lié à une définition nouvelle de l’espace public et du lien avec le privé. Si le rapprochement a été fait, pour le règne de Louis XIV, entre spirituels et moralistes (voir

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par exemple les travaux de Benedetta Papasogli), celui, au commencement du siècle, entre libertins et mystiques surprend davantage, alors qu’il s’agit au fond d’un même problème. Sophie Houdard s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux de Jean-Pierre Cavaillé (Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au xviie siècle, Paris, Champion, 2002) et de ce qu’on pourrait appeler une histoire politique du litté- raire (voir l’usage qu’elle fait des travaux d’Hélène Merlin-Kiejman, notamment La Langue est-elle fasciste ?, Paris, Le Seuil, 2003). « L’invasion mystique » chère à Bremond (c’est le titre du tome II de son Histoire littéraire du sentiment religieux), triomphante selon lui dans la première moitié du « Grand Siècle », le « siècle des Saints », devient plurielle et inquiétante.

L’enquête, d’une écriture dense, s’organise en trois temps : « Invasions plurielles, invasions dangereuses » ; « Le temps des corrections : la mystique à l’épreuve de ses langages » ; « Les invasions surnaturelles ». La vague des « saints » dans la Réforme catholique en France s’affronte à un antimysticisme presque structurel – qu’elle suit plus qu’elle ne le précède. Le fond dionysien (l’influence de « l’école abstraite » et des Rhéno-Flamands) tend à devenir incompréhensible ; il heurte d’autre part l’influence espagnole – pourtant véhiculée parfois par les mêmes acteurs, au premier rang desquels Pierre de Bérulle, introducteur du Carmel en France – elle-même suspecte parce qu’étrangère : Sophie Houdard accorde une attention particulière aux traductions.

La publication par le Mercure français de l’édit de condamnation des Alumbrados (les Illuminés), en 1623, fournit le patron d’une hérésie mystique, reprenant les accu- sations d’anticérémonialisme, d’antinomisme et d’autothéisme (p. 54) déjà portées contre le Libre-esprit, eckhart, et la nueva doctrina en espagne dès le siècle précédent.

S’y ajoute en France une insistance particulière sur les mœurs et partant sur la simu- lation : l’immoralisme caché et la dévotion apparente. un tel contexte rend désormais irrecevable une bonne part du discours mystique, dans sa tentative de « science expé- rimentale » (Jean-Joseph Surin), science qui s’autorise d’une expérience intérieure, au prix d’inventions de langage marquant, non pas un apport de doctrine, mais l’implica- tion toujours singulière du croyant – en dernière analyse, un style. C’est la recherche de ce qui fonde une telle implication qui littéralement « s’épuise » (p. 64) dans la dérive mystique et ses condamnations. La revendication par ses défenseurs de l’absence de nouveauté doctrinale, essentielle dans les critères d’acceptabilité du temps, va de pair avec celle de l’écart stylistique – nouveauté du langage mais non de la « chose » : les invasions mystiques appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler le baroque, soit, en France, une phase critique d’autonomisation de la langue et de la littérature. Le jésuite Surin – l’exorciste de Loudun auquel Michel de Certeau a consacré tant de travaux importants (renouvelés récemment par la thèse de Patrick Goujon : Prendre part à l’intransmissible, Grenoble, Millon, 2009) – apparaît de ce point de vue comme une sorte de revenant, quand il retrouve la parole (et l’écriture) à la fin de sa vie, mais pour renouer avec une « langue ineffable » qui fut portée pour lui par le castillan du Carmel de Bordeaux.

Jean-Pierre Camus, compagnon de François de Sales, n’admet la mystique que comme « oraison », c’est-à-dire conversation secrète avec Dieu. Qu’il y ait publi- cité – une littérature mystique, qui plus est en langue vulgaire (puisqu’il ne s’agit

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pas de doctrine) – lui apparaît au plus haut point dangereux, et d’abord sur le terrain où il se place lui-même de la « dévotion civile », c’est-à-dire d’une pastorale par le livre (et dans son cas par le roman). La littérature spirituelle doit tenir sa légitimité de l’institution. Cette langue qui semble s’affranchir de l’usage commun dénoterait l’orgueil, le délire de ceux qui se supposent « interprètes du Verbe » (p. 147). Ainsi la mystique participe à la « querelle de la langue » du premier xviie siècle (p. 164) :

« répliquant dans son “ordre” le geste stylistique du libertinage (si l’on veut bien entendre par libertinage cette pratique des mots sans attache, en franchise et dans l’affranchissement, et non ses philosophèmes naturalistes et antireligieux) » – comme Guez de Balzac ou Théophile de Viau dans les leurs. D’où la pertinence de l’interven- tion de l’écrivain Charles Sorel, faisant écho (encore dans son Discours sur l’Aca- démie, en 1654) aux accusations portées contre Bérulle et le « vœu de servitude » par lequel celui-ci semblait poser une scandaleuse alternative aux vœux ordinaires et à la soumission aux règles. Pourtant cette « manière “libertine” » est bien un risque (p. 168) pour les mystiques eux-mêmes : Bérulle vise tout autre chose, fonder « mysti- quement » la pratique ecclésiale elle-même, former par l’Oratoire des prêtres qui portent une Réforme catholique positive (selon le mot de Jean Orcibal), pas seulement négative et guerrière, ni purement argumentative comme celle des controversistes.

Son rôle public et politique (jusqu’à la disgrâce par Richelieu – qui fait que Camus finalement le défend, car c’est aussi celle du parti dévot), la force de son style ne suffi- sent pourtant pas à purger le soupçon d’équivoque, niché jusqu’au cœur des défenses des mystiques, de Sandaeus (Clavis, 1640) à Fénelon (Explication des maximes des saints, 1697) : équivoque du projet lexicographique lui-même (comme de « l’explica- tion »), diffusant un langage tout en protestant de sa conformité – ouvrant de fait un

« droit à l’interprétation » (p. 210) là où aurait dû s’imposer la parfaite coïncidence de la vérité avec son énoncé, dès lors unique et révéré. Le mystique fait l’épreuve d’une vérité à s’approprier. Sophie Houdard le rapproche de la figure héroïsée du savant dans le paradigme baconien qui s’impose alors contre les doctes et l’École – mais un savant particulier, puisque c’est du surnaturel (les « coups extraordinaires de Dieu ») qu’il s’agit de faire l’expérience.

L’auteur renoue ici avec son premier livre, Les Sciences du diable (Paris, Le Cerf, 1992), consacré aux « discours sur les démons et les sorciers » sous le règne d’Henri IV.

La mystique prend d’une certaine façon le relais de la démonologie, science dont Jean Bodin fournit, à la fin du xvie siècle, le dernier grand traité. nous retrouvons dans ce troisième moment Bérulle et Surin : le Traité des énergumènes et la Science expéri- mentale. Là encore, comme avec les Illuminés, se construit d’abord un patron de la possession, qui remonte aux récits de la possession de Laon, par Guillaume Postel dès 1566 puis surtout Jean Boulaese (1566 et 1578). Dans le contexte des guerres de Reli- gion, la possession offre « une exhibition performative qui fait voir le miracle de la présence réelle » – sur l’échafaud dressé pour la monstration, c’est l’hostie qui chasse les démons du corps de la possédée. L’effet de contagion violente qu’elle appelle – de

« passage à l’acte » contre les Réformés – ne convient plus à la monarchie des « poli- tiques », l’absolutisme désenchanté qui a pris la suite du « catholicisme corporatif » ligueur (selon l’interprétation de Robert Descimon) et de l’échec du rêve platonisant de « concorde » sous Henri III (voir le rappel des analyses de Denis Crouzet au début du

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livre). La possession de Marthe Brossier, à Paris en 1599, peu de temps après l’édit de nantes, fait craindre le pire : c’est le début d’une littérature incrédule sur les démons, démystificatrice, inspirée directement semble-t-il par le nouveau roi. La tentative de réponse de Bérulle (qu’il ne publiera sous son nom que beaucoup plus tard, en 1631) voudrait redonner à l’exorcisme son pouvoir de (dé)monstration, à l’Église celui, que la royauté tend à lui retirer, d’en juger. Cependant l’épreuve de possession y apparaît comme d’abord intérieure : loger puis déloger le démon, se vider pour faire place au divin. L’enjeu de crédibilité devient patent dans le témoignage de l’abbé d’Aubignac à Loudun, en 1637 : la possession lui apparaît du « mauvais théâtre » ; là s’enracine une critique du merveilleux chrétien, tant sur la scène (on connaît l’importance de cette querelle pour la génération classique) que dans la foi elle-même. L’expérience de Surin, à la fois exorciste et possédé (sa méthode ne peut pas ne pas rappeler celle du transfert en psychanalyse), devient « insensée » (p. 287), son langage impossible à produire. Par le récit de sa vie, il voudrait « converti[r] le théâtre de la possession en narration intérieure », invitant son lecteur à partager « la sensation du Verbe inté- rieur » qui l’habite ; mais il n’est plus audible, pas même au sein de la Compagnie de Jésus. Les éditions successives de la Science expérimentale la feront basculer du côté soit du sensationnel (Surin en exorciste) soit de l’autobiographie et du journal (Surin en écrivain de l’intime) – rompant le lien qu’il voulait établir entre expérience inté- rieure et connaissance de l’au-delà.

L’insistance sur les textes et les discours peut susciter des réserves d’au moins deux côtés. L’historien pourra douter que dans l’ample suite des cas présentés, chacun se plie également à la thèse proposée et s’attachera, selon ce qu’il connaît, à contester le privi- lège accordé à la dimension langagière dans l’interprétation de certains d’entre eux.

Quant au philosophe, il se demandera si la mystique, quoiqu’en aient dit les théologiens et y compris ses propres défenseurs, n’offre pas aussi une nouveauté pour la pensée (un objet à penser). Ainsi, au chapitre deux, s’agit-il seulement de lexique dans l’emprunt à l’alchimie de la formule que « nous détruisons un extrême [pour que]

par après l’autre succède en sa place » (traduction de Louis de Grenade, citée p. 93), lorsque l’on s’avise qu’un schéma analogue se trouve chez Jean de la Croix mais rede- vable (d’après Baruzi) à l’héritage scolastique, et qu’un Étienne Binet, nous dit-on (p. 95), « utilise la question du langage » – la comparaison entre langages alchimique et mystique – pour rien moins que « déconstruire l’édifice métaphysique néoplatonicien ou […] le ranger derrière la philosophie de l’École » ? L’ouvrage de Sophie Houdard assume et accomplit une tendance de fond de l’historiographie de la mystique – qui veut que cette dernière, selon la formule de Michel de Certeau, a introduit le cheval de Troie de la rhétorique dans la citadelle de la théologie. Il peut être lu comme une enquête légitimant une telle approche et en offre des résultats probants – sa lecture de Surin notamment. Il en appelle aussi nous semble-t-il à son dépassement, dans une

« stylistique des affects » (p. 313) qui reste largement à construire.

François Trémolières

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nicolas Piqué, De la tradition à l’histoire. Éléments pour une généalogie du concept d’histoire à partir des controverses religieuses en France (1669-1704), Paris, Honoré Champion (Vie des Huguenots), 2009, 824 p., bibliogr., index.

« La vérité ne se connaît que par le travail. Le dernier parti que l’on prend est souvent le meilleur parce qu’il est le fruit d’une plus longue méditation. » Ces mots de Jacques Basnage dans son Histoire de l’Église publiée en 1723, cités par nicolas Piqué (p . 719), désignent un point d’aboutissement, le moment où est reconnu comme fondant la vérité d’une proposition ou d’un discours le travail (de l’historien, du critique, du philosophe) et non plus l’autorité d’une tradition renvoyant à la révélation de l’origine. Les mots de Basnage pourraient aussi caractériser la thèse même de nicolas Piqué dont l’ampleur, voire la minutieuse lenteur, est à l’image de la série des gros in-8° et in-4° sur lesquels elle s’appuie et dont la lecture attentive fonde la solidité. Cependant cette ampleur de la documentation n’écrase pas la vigueur et la nouveauté de la thèse soutenue. À la référence statique à une tradition fondée sur la vérité de l’origine et caractérisée par son unité, les nécessités et même la logique de la controverse confessionnelle ont peu à peu, à la fin du xviie siècle, imposé la considération du « fait » historique, d’une histoire établie selon des méthodes, selon une légalité rigoureuses : si l’origine peut (et doit) être située dans le temps et dans l’espace, elle peut, et elle doit, être attestée par des documents, être fondée sur eux, reposer sur des « faits » sûrement établis, d’où d’iné- vitables difficultés, impérialisme d’une recherche infinie, cheval de Troie de l’histoire au cœur même d’une tradition qui ne pouvait pas ne pas chercher cette bientôt ruineuse confirmation par les « faits ». Thèse vigoureuse, que l’analyse pas à pas des traités de controverse, échangés entre 1669 et 1704 entre catholiques et protestants en France et à l’intérieur même de chaque confession entre des controversistes rarement d’accord entre eux, permet d’établir et d’illustrer par un continuel appui sur les textes.

Par cette enquête, la controverse confessionnelle (expression préférable à celle de « controverse religieuse ») acquiert une nouvelle pertinence historiographique, et se trouve confirmé et établi avec un grand luxe de références ce que des enquêtes récentes ont suggéré, que la méthode de la controverse avait une influence directe sur le contenu, l’objet, le but et les conséquences de cette controverse (voir La Polémique au xviie siècle, le dossier thématique de Littératures classiques, n° 59, 2006, avec une contribution de nicolas Piqué).

Dans une dramaturgie à cinq personnages principaux, nicole et Arnauld, Bossuet, Claude et Jurieu (et quelques autres non moindres, Pascal, Malebranche, ou Richard Simon), se joue sur plusieurs niveaux et suivant une temporalité qui n’est pas linéaire, un mouvement conduisant de l’évidence d’une continuité originaire de la tradition à la reconnaissance, voire à la revendication, de la validité de « ruptures », cela par une réflexion non seulement historique mais aussi sémiologique et philosophique (entre Bossuet et la Logique de Port-Royal) sur la nature du « signe », de la « figure », du

« fait » (fait historique ou fait textuel, la distinction mérite d’être posée). Certes d’autres voies que la controverse proprement dite, mais non sans rapport avec elle, peuvent avoir conduit à cette accession du « fait » à ce rôle de juge et discriminant d’une tradition et à l’émergence, paradoxale, d’une pensée de l’histoire. On pense à l’élaboration de la

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doctrine des « lieux » théologiques et aux tentatives pour fonder une théologie « posi- tive », de Melchior Cano à Holden et à Denys Petau, voire jusqu’au xxe siècle, et cela malgré les impasses dont l’inachèvement du grand œuvre, les Dogmata theologica, du P. Petau est peut-être le symptôme. On pense aussi, et là encore non sans lien avec la controverse, à l’émergence de la critique textuelle, depuis l’âge de l’humanisme et celui de l’érudition biblique des jésuites du dernier xvie siècle et du premier xviie siècle, en attendant l’avancée décisive de Richard Simon, et aux travaux patristiques étudiés naguère, pour exactement la même période que celle envisagée par nicolas Piqué, par Jean-Louis Quantin dans Le Catholicisme et les Pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713) (Paris, Institut d’études augustiniennes, 1999). Cependant l’étude des domaines parallèles de l’érudition et de la critique permet de mieux comprendre ce qui, plutôt qu’évolution, est saut épistémologique, changement de « paradigme » (p. 447), que les nécessités ont permis ou imposé : non pas une simple addition de connaissances (des textes, des faits) ni un plus solide établissement de ce qui était connu, mais une véritable mutation, même si cette rupture pouvait être « insensible » (p. 506).

Par une véritable « ruse de l’histoire » (p. 489, n. 1), les protagonistes ont été conduits à mener le débat sur un terrain et avec des arguments qui minaient à terme ce qu’ils croyaient défendre de la plus efficace façon. De ce point de vue l’analyse des méthodes de controverse menée au fil des textes par nicolas Piqué sur la « prescription » (p. 412 sqq.) et sur la « récrimination » (p. 421 sqq.) fait apparaître dans la réécriture moderne des arguments antiques une conscience de nature juridique chez ces controversistes, confirmant ce que de nombreux travaux nous ont appris, l’importance de la méthode et du raisonnement juridiques dans le champ de l’érudition et de la critique textuelle et historique au xviie siècle comme dans le champ de la théologie. La controverse, dans l’échange d’arguments, de preuves, d’autorités est de l’ordre du jugement et les textes qu’elle suscite sont de nature analogue aux mémoires et aux factums juridiques (ce que déjà les titres de ces textes indiquent : apologies, mémoire, défense, jugements…).

Ce que ces débats suggèrent (et, au-delà des questions précises qui y sont traitées, ce qui les rend si importants), c’est que les coupures et les clivages, peut-être plus anthropologiques qu’idéologiques, se situent non seulement entre les confessions mais à l’intérieur de chaque confession (p. 664) ; la position de Bossuet est ainsi bien distin- guée de celle de nicole et d’Arnauld, celle de Claude n’est pas celle de Jurieu. C’est aussi avec l’étude de la controverse confessionnelle que nous tenons un des éléments qui permettent de penser l’immense problème de la « sécularisation », avec la résur- gence et le renouvellement d’antiques problématiques, comme celle de l’« hellénisa- tion » du christianisme (Voir Walther Glawe, Die Hellenisierung des Christentums in der Geschichte der Theologie von Luther bis auf die Gegenwart, Berlin, 1912), et avec le passage à un nouveau monde, celui de la « modernité ». Le champ théologique serait l’un des lieux stratégiques de ce passage, la question étant de savoir comment survivent les concepts théologiques et comment ils se manifestent dans le nouveau monde de la science, de l’histoire et de la philosophie. Hans Blumenberg établissait dans son grand livre La Légitimité des Temps modernes (paru en français en 1999) que la « sécularisa- tion » représentée par la pensée moderne remplacerait les concepts théologiques posés par le christianisme par ce qu’eux-mêmes avaient remplacé à l’origine, la philosophie antique. La disparition de la réponse théologique entraînerait une radicale mutation,

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mais les questions auxquelles répondait la théologie resteraient pendantes. L’origine une fois historicisée perdrait avec son éternité sa portée eschatologique, sa tension vers l’au-delà, son pouvoir fondateur de « perpétuité » et d’unité (p. 12, 25 sqq., 44-45, 92, 154 sqq., 378, 727 sqq., etc.). Ainsi ce qu’ouvre le règne de l’histoire ce n’est pas de nouveau l’ouverture vers un au-delà eschatologique qui fonderait la possibilité de cette histoire, ce n’est pas non plus une pensée de l’histoire comme décadence : certes Arnauld et ses contemporains pensent que mœurs et discipline sont corruptibles (p. 245, 418, 468), et bien des penseurs et des mystiques jugent que le temps n’est que décadence au sein de laquelle la continuité salvatrice ne serait assurée que par ceux qui persécutés se transmettent leçons et expérience de la vérité ; et nous pensons ici à la très grande œuvre mélancolique de Gottfried Arnold, l’Unparteiische Kirchen- und Ketzer-Historie (1699-1700). néanmoins, ce qui se dégage des débats de la contro- verse confessionnelle c’est plutôt une histoire qui, entre la Charybde de l’« enthou- siasme » et du « fanatisme » et la Scylla d’un rationalisme dont Socin et Spinoza étaient aux yeux des théologiens du xviie siècle les épouvantails, tentait de donner au

« fait » toute son autonomie et sa portée, essayant de dépasser sa problématique valeur de « signe ». L’origine n’est pas totalement effacée : la nostalgie de l’Église primitive reste forte (p. 38 sqq.), chez les protestants comme chez les catholiques, mais l’origine est devenue inaccessible théologiquement (pour Arnauld ou pour Claude) ou histo- riquement (pour Richard Simon, en attendant Vico) (p. 729) ; elle joue le rôle d’un postulat, du point fixe qui permet de penser une « généalogie », qui devient pièce d’une

« archéologie », lieu asymptotique, instrument intellectuel, archive au principe d’un savoir. Ces notions (généalogie, archéologie) qui figurent au titre et en plusieurs pages du livre de nicolas Piqué sont explicitement référées aux textes bien connus de Michel Foucault, Les Mots et les choses et L’Archéologie du savoir (cités p. 254 n. 2, 501 n. 2, 502 n. 1, 594 n. 3, 729 n. 1, etc.). Comme l’écrivait Foucault dans ce dernier ouvrage en 1969, « sous la persistance d’un genre, d’une forme, d’une discipline, d’une activité théorique, on cherche maintenant à détecter l’incidence des interruptions ».

nous sommes en ce point invités à repenser ce qu’il en est de la nouveauté en histoire et du destin en un monde nouveau de grandes configurations philosophiques et théologiques : « survivances » au-delà des ruptures, comme on a pu l’analyser à propos de l’œuvre d’art, ou radicale mutation ? Il serait insuffisant de parler d’une sorte d’inversion de signes, les concepts et les arguments théologiques d’une pensée de la tradition s’inversant en concepts et arguments historiques, « sécularisés », ou « laïcisés ».

Comme nous le notions à la suite de nicolas Piqué, il s’agit de bien plus, d’une véritable

« discontinuité », « notion paradoxale » écrivait Foucault, d’un changement de para- digme, le passage d’un régime de pensée à un autre n’étant pas de l’ordre de la causalité, ni du déploiement de virtualités, ni même d’un déni. Dans ces conditions on n’estimera pas que le corpus étudié minutieusement par nicolas Piqué et les questions travaillées par ces textes occupent une place marginale dans l’histoire de la pensée à l’âge moderne.

Bien au contraire on pourrait considérer ces textes comme des sortes de bancs d’essai ; nous y sommes au cœur du processus « moderne » de la pensée occidentale, ce que, dans son approximation, la notion de sécularisation essaie d’exprimer.

Jacques le Brun

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Marco segala, Schopenhauer, la filosofia, le scienze, Pise, edizioni della normale, 2009, 429 p.

Schopenhauer, la filosofia, le scienze vise à fournir une appréciation du rapport entre sciences et philosophie dans la pensée de Schopenhauer. La philosophie scho- penhauerienne de la nature et ses relations aux sciences de son époque ont toujours été considérées comme marginales par rapport au rôle que l’art et l’éthique jouent dans le système de la Volonté. Le but du livre est d’interroger l’importance des sciences pour le projet de délivrer philosophiquement les hommes des effets néfastes de la Volonté : un but qui demande une étude historique, textuelle et biographique fondée sur des sources multiples (manuscrits inédits, rédactions différentes des œuvres publiées, livres lus par le philosophe…). Le résultat principal de cette recherche consiste à avoir mis en évidence l’attention de Schopenhauer vis-à-vis d’un contexte philosophique et scientifique où des bouleversements radicaux étaient en train de se produire. Car le philosophe retravaille constamment ses textes dans le but d’incorporer au système le devenir des sciences de la nature. Comme le rappelle l’auteur, la philosophie natu- relle de Schopenhauer se définit par rapport à la conjoncture très complexe du début du

xixe siècle. en physique, la mécanique rationnelle se sépare définitivement, entre Lagrange et Laplace, d’une physique expérimentale ayant recours au langage ordi- naire et aux analogies. elle se définit comme simple description mathématique des phénomènes, tout en supposant la portée ontologique et la validité universelle du modèle newtonien de la réalité physique, à savoir, un système de particules matérielles évoluant dans l’espace vide et dont les interactions réciproques dépendent de forces mathématiquement descriptibles mais dont le mécanisme de production demeure inconnu. Les travaux de Fourier et d’Ampère ébranlent la validité non questionnée de ce modèle censé coïncider avec la réalité elle-même, et suggèrent la possibilité de ramener certains phénomènes aux vibrations de l’éther. Dans le domaine des sciences de la vie s’esquissent des tendances visant la création d’un champ unifié qui engloberait différentes disciplines (physiologie, psychologie, morphologie, anatomie comparée, embryologie). La notion d’une temporalité interne au vivant s’affirme, tant sur le plan de l’embryogenèse que sur celui des liens généalogiques entre les unités taxinomiques. Des savants comme Blumenbach et Kielmeyer assignent à la vie un pouvoir organisateur interne et une téléologie immanente fournissant une caution défi- nitive à l’épigenèse contre le préformisme et interdisant toute réduction physicaliste du vivant. La physiologie s’institutionnalise et devient le site d’une réflexion sur la productivité de la nature ; l’organisme est vu comme le lieu d’une causalité circulaire, d’un équilibre dynamique de couples d’opposés : sujet/objet, vie/mort, production/

produit, actif/passif, esprit/corps. Finalement, les recherches sur le galvanisme suggè- rent la possibilité de rattacher le monde vivant à un dynamisme universel moyennant les relations entre vie et électricité. Bref, la formation de Schopenhauer a lieu à une époque où plusieurs tendances impulsent la quête d’une saisie unitaire de la nature comme manifestation d’un système organique de forces. Mais la première moitié du xixe siècle assiste aussi à la division des sciences en domaines spécialisés, à leur divorce vis-à-vis de la philosophie, et du coup à la crise de la Naturphilosophie, dont le discours – partagé par nombre de savants et à la base de découvertes telles que

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l’électrolyse, l’électromagnétisme, et la thermoélectricité – était justement celui d’une unification entre la Pensée et la nature par le recours généralisé et méthodique à des démarches analogiques travaillant de l’intérieur les savoirs positifs. Schopenhauer partageait cet idéal, mais la reconstruction par Segala de la réélaboration incessante de sa philosophie de la nature suggère que le programme de l’unification était plus problématique pour lui que pour la génération de Schelling, Ritter et Oken. Dans ses tentatives de déduire le multiple phénoménal à partir de la Volonté en tant qu’essence de la réalité, Schopenhauer se souciera de sauvegarder l’unité indivisible de celle-ci, et sa séparation radicale vis-à-vis des phénomènes dont la multiplicité obéit au principe de raison qui gouverne le monde des représentations. Par là, il sera amené à refuser deux principes cruciaux de la pensée schellingienne : l’efficace d’un principe de diffé- renciation qui serait immanent à la nature (exprimé par l’omniprésente notion de polarité) et non seulement à ses manifestations contingentes, et l’unité entre la genèse immanente et le processus historique réel dans la production des formes vivantes (ce qui permettait de penser les liens entre anatomie et physiologie, d’une part, et entre ontogenèse et phylogenèse, de l’autre). Avec Schopenhauer, une fracture survient entre, d’un côté, une spéculation soi-disant rédemptrice qui se voudrait autonome, et, de l’autre, des spécialités dont le cloisonnement n’est plus contesté, mais dont les résultats sont invoqués de façon plus ou moins rigoureuse pour confirmer l’élaboration métaphysique. Segala ne prend pas position à propos d’une actualité possible de ces visées schopenhaueriennes ; mais il nous est impossible de ne pas faire remarquer que la séparation entre la métaphysique – ayant pour objet la Volonté, et les sciences, dont le domaine est celui de la Représentation, bien qu’elle semble constituer une option plus respectueuse des savoirs positifs que celle adoptée par la Naturphilosophie schel- lingienne – finit en réalité par couper les liens entre spéculation et expérience, entre lois de structure et déroulement temporel, entre pensée et matière, esprit et nature.

La démarche de Schopenhauer, bien qu’elle témoigne, par ses rectifications inces- santes, d’une volonté réelle de ne pas négliger la pensée des sciences, finit par postuler l’existence d’un savoir métaphysique autonome auquel le philosophe aurait accès par des moyens spécifiques : les effets de ce postulat sur la compréhension schopenhaue- rienne des sciences ont été soumis par Gaston Bachelard, dans son étude « Lumière et substance » (Revue de métaphysique et de morale, 1938), à une critique qui reste défi- nitive. Symptôme d’une conjoncture décisive dans l’histoire des sciences, le système de la Volonté l’est aussi des impasses que, à l’époque, toute synthèse entre sciences et philosophie ne pouvait pas ne pas rencontrer. Mais Schopenhauer est peut-être aussi le précurseur d’une attitude qui domine aujourd’hui, consistant à diviser le champ philo- sophique entre, d’une part, la fonction consolatrice ou le magistère moral, et de l’autre, la soumission naïve aux sciences en tant que réservoir de données empiriques. Face à cette douteuse humilité, il faudrait peut-être réapprécier la superbe spéculative de la Naturphilosophie, dont l’étude de Segala nous rappelle la problématique et l’impor- tance des enjeux, et dans laquelle la philosophie de Schopenhauer puisera une grande partie de ses propres démarches.

Andrea Cavazzini

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Lorenzo CalaBi, éd., Il Futuro di Darwin, I, L’individuo, avec les contributions de Marcello BuiaTTi, Barbara ConTinenza, elena gagliasso luoni, eva JaBlonka, uTeT, Turin, 2008, 131 p.

L’histoire des sciences de la vie connaît une dialectique singulière : au fur et à mesure que les concepts deviennent plus complexes et plus fins, leur capacité à s’approcher des ambiguïtés et des indéterminations du vivant grandit, si bien que les tentatives de réduire la logique du vivant aux certitudes du simple, du prévisible et de l’optimal s’avèrent incapables tant de saisir le mouvement intime de leur objet que de surmonter le pseudo-concret des généralisations fallacieuses et des imageries rudimentaires.

C’est par le biais de cette dialectique que les auteurs de cet ouvrage ont entrepris, d’une part, de tirer des leçons théoriques des avancées de la biologie contemporaine, et, de l’autre, de réexaminer la pensée de Darwin, dont l’importance philosophique, non limitée aux spécialités biologiques ou à l’érudition, est affirmée par Calabi dans son introduction.

en bon naturaliste du xixe siècle, Darwin considère les organismes comme des individualités, voire des systèmes organisés, dont les composants sont liés par des contraintes structurales, et dont le comportement et le devenir restent indéchiffrables sans l’étude de leurs relations avec le milieu global, la « niche » ou l’écosystème.

Appartenant à une époque « archaïque » des sciences biologiques, l’approche natu- raliste, qui récuse la modélisation mathématique et l’analyse expérimentale, montre néanmoins sa fécondité dans la conjoncture actuelle, marquée par la crise des postu- lats qui dominent les sciences de la vie depuis les années 1930 : dichotomie entre le pur hasard des mutations et le déterminisme de l’hérédité et de la sélection, fonction- nement atomistique des gènes, séparation rigide entre hérédité génétique et interactions phénotype-milieu, réductionnisme physicaliste dont le rêve plus ou moins explicite est de soumettre le vivant à l’idéal laplacien de prédictibilité. Aucun de ces postulats, nous rappellent les auteurs, n’est légitimé par l’œuvre de Darwin : engendrés par le rêve moderne de dominer le réel par sa réduction à un assemblage inerte d’éléments simples et univoques, et par la fragmentation disciplinaire des sciences de la vie, qui fait obstacle à toute vision unitaire du vivant, ces principes tombent aujourd’hui sous les coups de nouvelles découvertes et de nouvelles approches dont l’enjeu commun est la saisie du vivant comme système organisé et centre d’activités. L’étude des régu- lations géniques et du développement a montré le rôle du contexte intra ou extra- génomique dans l’activité des gènes ; du coup, hasard et nécessité deviennent les deux limites d’une logique du vivant gouvernée par la plasticité, qu’engendrent les réseaux structuraux, sources de contraintes et de possibilités à la fois, à tous les niveaux de la matière vivante, depuis le génome jusqu’à l’écosystème (Marcello Buiatti). Les notions de contrainte et de système permettent de penser l’évolution comme un processus où la surdétermination de différents niveaux d’organisation interdit toute recherche d’un mécanisme simple et unidirectionnel : eva Jablonka montre la pluralité et les interac- tions des différents genres d’inputs qui, en agissant sur le développement individuel, contribuent à l’hérédité. Avec les inputs liés à l’ADn et à ses variations, les chan- gements transgénérationnels persistant par-delà la stimulation originaire dépendent

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d’inputs cellulaires, du milieu intérieur du corps maternel, des premières informations post-natales et des normes culturelles : cette vision multisystémique impliquant diffé- rentes articulations entre extérieur et intérieur s’oppose au déterminisme génique et à l’opprobre jeté sur Lamarck depuis l’invention du néo-darwinisme par August Weis- mann au xixe siècle.

Si le monde vivant se caractérise par l’enchevêtrement dynamique de plusieurs ordres d’efficacité, il en va de même pour l’histoire des concepts qui cherchent à le thématiser. Par-delà le mythe de la découverte de « lois » de l’évolution – que Gilles Châtelet aurait qualifié d’ultimatum positiviste de clarté – les essais de Barbara Conti- nenza et elena Gagliasso montrent les stratifications et les contingences historiques à la base des outillages conceptuels par lesquels les sciences de la vie saisissent leur objet – outillages dont l’ambiguïté et l’épaisseur métaphorique ne peuvent guère être subli- mées dans la transparence d’une loi newtonienne ou dans l’automatisme d’un calcul.

Par exemple, le mot « évolution », marqué par une surdétermination inextricable des acceptions ontogénétique et phylogénétique, a été l’enjeu, et le champ, d’un conflit récurrent entre préformisme et épigénétique, dont l’avatar le plus récent est l’opposi- tion entre evo-Devo et génomique moléculaire, et à l’intérieur duquel la position histo- rique de Darwin se rapproche davantage de celle de Lamarck que du néo-darwinisme préformiste d’un Weismann ou d’un Francis Crick. en même temps, une théorie comme l’« effet-Baldwin », postulant une adaptation ontogénique où la conduite active de l’or- ganisme face au milieu fonctionnerait comme un supplément et une béquille de l’adap- tation par variation héréditaire, a été au centre des débats entre Conrad Waddington, ernst Mayr et Julian Huxley à propos des rapports entre développement et évolution et des effets des caractères acquis sur les tendances évolutives. La plurivocité des notions biologiques, leurs virtualités métaphoriques, leur puissance de migration et translation, dépendent intimement de la structure épistémologique des sciences de la vie, dont la tâche, comme le rappelle Gagliasso citant Mayr, consiste moins dans la formulation de lois que dans la construction de modèles conceptuels capables d’organiser des générali- sations, d’orienter des recherches, et d’unifier des pensées. Le texte de Gagliasso repré- sente une tentative de théoriser le pouvoir métaphorique des concepts biologiques, dont les conditions et les visées sont multiples : un concept fécond devrait pouvoir assurer une saisie de la réalité empirique, d’unifier et réélaborer des théories préexistantes, s’articuler à des opérations technico-expérimentales, et aux horizons de signification qui circulent, ou flottent, dans un contexte historico-culturel déterminé, où les sciences coexistent et interagissent avec les mentalités, idéologies, discours philosophiques, etc.

Les concepts d’individu, organisme, système possèdent justement ce pouvoir de varia- tion et de traduction dans des contextes et sur des plans différents.

Cette exploration de l’horizon contemporain des sciences de la vie, de leur histoire, et de leur mode de fonctionnement – qui interdit justement toute séparation entre la sédimentation historique des concepts et la configuration actuelle des acquis et des approches – est organisée, en dernière instance, autour de la notion d’individu. Tant l’histoire des concepts que les problématiques actuelles suggèrent que, en biologie, l’individu n’est jamais donné comme une évidence empirique : la définition d’une indi- vidualité dépend toujours, d’une part, de ses conditions de problématisation concep- tuelle, et, de l’autre, de la possibilité d’identifier des processus d’où ressortiraient des

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entités relativement autonomes. C’est pourquoi les sciences de la vie contemporaines renvoient moins à une théorie de l’individu qu’à une problématique de l’individuation, moins à l’étude d’un objet qu’à une problématique de l’objectivation théorique.

Andrea Cavazzini

Andrea Cavazzini et Alberto gualandi, dir., Logiche del vivente. Evoluzione, sviluppo, cognizione nell’epistemologia francese contemporanea, dossier thématique de Discipline Filosofiche, vol. XIX, n° 1, 2009, 240 p.

Le volume édité par Andrea Cavazzini et Alberto Gualandi n’est aucunement une simple reconstruction de la pensée épistémologique française du xxe siècle, mais une confrontation continue, menée à partir de points de vue différents mais corrélés, avec des thèmes et des auteurs ayant partie liée avec les nœuds les plus controversés et sensibles de la théorie biologique contemporaine. une confrontation qui propose d’abord deux textes décisifs d’auteurs « classiques » : « Logique du vivant et histoire de la biologie» par Georges Canguilhem, une étude du livre de François Jacob, évoqué déjà par le titre du volume (mais au pluriel, comme pour souligner la multiformité des sciences de la vie) ; et « L’individualité » par Raymond Ruyer, écrit en 1940, mais qui garde une étonnante actualité. Deux exemples frappants d’un style et d’une pratique de la philosophie des sciences. Mais des questions ouvertes en théorie biologique sont également abordées par des scientifiques, tel Alain Prochiantz, qui articulent au travail scientifique une réflexion et un engagement philosophiques authentiques, en renou- velant une attitude fréquente dans les sciences de la vie de langue française : que l’on songe à Jacques Monod, François Jacob ou Jean-Pierre Changeux.

L’introduction expose l’objectif du volume : « faire le point sur la réflexion biolo- gique contemporaine du point de vue de la tradition épistémologique française » (p. 5). La raison de cette entreprise est clairement énoncée : l’état de la biologie permet aujourd’hui de réactiver les énergies intellectuelles et la créativité refoulées par le consensus scientifique et philosophique bâti sur la synthèse moderne néo-darwinienne et adaptationniste autour de la moitié du siècle dernier (p. 7). une raison d’intérêt particulière du volume consiste justement dans la richesse de suggestions théori- ques parfois très anciennes qui remontent à la conscience scientifique contempo- raine, diversifiant le paysage de la réflexion biologique. L’extension de l’« espace des possibles théoriques » se produit par une sorte de circulation interne entre les différentes contributions, par des transferts incessants entre noms, concepts et auteurs cités qui dessinent, par une résonance cachée, un tableau passionnant dont la vitalité relève de son opposition au patrimoine théorique « canonisé » en sciences de la vie. Les différents textes traitent de Baupläne, de forme, d’Umwelt, d’exaptation, et d’auteurs tels que Conrad H. Waddington, Richard Goldschmidt, Henri Bergson, Michel Foucault, René Thom, Georges Canguilhem ; et encore, en établissant par là des liens audacieux mais soutenus par une conscience historique

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et épistémologique aiguë, d’evo-Devo, de neurosciences, d’épigénetique, d’anti-entropie, d’incalculable, d’épistémologie bi-constructiviste… Ainsi, entre des contributions si différentes, l’« air de famille » est créé justement par cette capacité à articuler des suggestions, des renvois, des expériences non normalisées, voire considérées en précédence comme marginales, et cela sans jamais oublier la confrontation aux enjeux actuels de la recherche biologique.

Le volume s’organise implicitement en cinq sections principales. Après les deux textes classiques, se trouve une section plus historique ; Frédéric Worms relit Bergson, Canguilhem et Foucault ; Andrea Cavazzini aborde par le biais de Canguilhem et Ruyer l’idée du code génétique telle que la biologie moléculaire contemporaine l’éla- bore ; elena Gagliasso retrace l’évolution sinueuse de concepts qui refont surface en sciences de la vie, tel le « plan de construction » des organismes. ensuite, la ques- tion de la cognition est abordée par le texte d’Alain Prochiantz, suivi d’une étude où Alberto Gualandi, s’inspirant entre autres du savant français, traite du langage comme exaptation, en articulant la réflexion de Stephen J. Gould sur l’origine néoténique de l’espèce humaine aux recherches sur les gènes du développement et la plasti- cité neuronale. une section plus centrée sur la recherche biologique contemporaine présente une reconstruction historique et théorique du concept d’exaptation par Telmo Pievani, la proposition d’une épistémologie de l’éthologie (génitif subjectif et objectif) par Dominique Lestel et une réflexion philosophique sur la notion d’élas- ticité en biologie par Patrizia A. d’Alessio. enfin, sont abordés les problèmes des mathématiques, de la physique et du calcul, de l’entropie et de la morphogenèse, par les contributions de Giuseppe Longo et de Jean Petitot où se rencontrent philosophie, biologie et mathématiques.

Le lien intime entre différentes lignes de recherche est un aspect crucial du livre.

en tirant les conséquences de la convergence entre biologie évolutive et biologie du développement, dont evo-Devo représente l’unité disciplinaire, les éditeurs y ajoutent les recherches sur la cognition, ce qui revient à créer une sorte d’articulation triangu- laire et féconde, un champ pluriel où peuvent dialoguer éthologues, mathématiciens, philosophes et biologistes.

Le pluralisme et la multiplicité semblent être les caractères principaux de l’épisté- mologie française, ce qui semble ressortir aussi de l’organisation du volume. Dans son texte, Andrea Cavazzini esquisse un programme visant le dépassement de la spécialisa- tion et la réorganisation disciplinaire de la connaissance. Ainsi, l’ordre et la logique qui gouvernent le volume sont suggérés au lecteur, afin qu’il les reconstruise. À la recons- truction historique est articulée la réaffirmation pratique et théorique d’une manière de pratiquer la philosophie des sciences, de son rôle et de sa valeur. Le volume se présente comme un manifeste, mieux : comme un paradigme de cette pratique, un cas de figure de ce style épistémologique qui est son objet d’étude.

La capacité de faire résonner l’histoire, la philosophie, la sociologie et la psycho- logie de la science dans un même discours opposé aux cloisonnements disciplinaires et aux jargons dominants, est un acquis permanent, et un chiffre stylistique, des épis- témologies françaises contemporaines : un chiffre reconnaissable dans les textes qui composent le volume, dont le plus grand mérite est peut-être celui d’avoir organisé les contributions de manière à faire de la multiplicité même des auteurs, de leurs objets

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et de leurs styles, le déploiement du thème autour duquel le volume est construit.

L’harmonie cachée des contributions semble ainsi imiter, par un jeu de renvois allu- sifs et voilés, celle du plan de construction cher aux généticiens du développement, où la structure cohérente et unifiée émerge d’interactions récursives et complexes, du dialogue interne d’éléments hétérogènes et stratifiés.

Fabio sTerPeTTi

Gay A. BradsHaw, Elephants on the Edge. What Animals Teach Us about Humanity, préf. Calvin Luther marTin, new Haven/Londres, yale university Press, 2009, 337 p., ill., index.

Ces éléphants « à bout » sont de pacifiques herbivores que la maltraitance humaine parvient à rendre agressif envers leurs congénères, d’autres espèces avec lesquelles ils ont d’ordinaire de bonnes relations (ils violent et éventrent des rhinocéros) et les humains. Gay Bradshaw n’est ni éthologue ni neuroscientifique, mais une chercheuse formée à l’écologie scientifique et à la psychologie, qui a publié dans Nature (en 2005) et dans d’autres supports, comme Trends in Neurosciences avec Marc Bekoff. Le centre Trans-Species qu’elle a fondé et qu’elle dirige est reconnu comme un modèle. Son livre a été bien reçu par les spécialistes des éléphants, comme Cynthia Moss, et ses thèses radicales n’ont pas choqué les bons connaisseurs du complexe comportement pachy- dermique. Toutefois, son livre est bien censé provoquer un « choc » par le parallèle qu’il instaure entre le « génocide » des éléphants (amorcé au xixe siècle) et la Shoah...

L’auteur ne cherche pas à émouvoir son lecteur par des descriptions pathétiques ou des scènes touchantes, mais elle pousse à l’extrême sa thèse épistémologique, à savoir la valeur opératoire d’une psychologie traumatologique comparée entre hommes et éléphants, et ses implications éthiques, si bien qu’elle provoque chez le lecteur, par la simple description des sévices subis par les éléphants, un écœurement qui rend pénible la lecture.

Bradshaw commence d’emblée par poser la question de la personnalisation des éléphants, substituant la question du « qui » à celle du « quoi ». elle montre comment l’éléphant répond aux critères que William James propose pour la constitution du

« soi », avant d’invoquer le célèbre test du miroir (que passent avec succès éléphants, primates et dauphins). L’application de concepts issus de la psychologie humaine au comportement pachydermique ne paraît alors pas forcée, d’autant plus que Bradshaw ne tombe pas dans l’anthropomorphisme facile mais tâche, au contraire, de se mettre à la place de l’éléphant et « pachydermise » ses concepts. L’auteur place ainsi son entreprise sous le signe d’une « neuroscience affective », c’est-à-dire d’une étude du comportement fondée sur l’hypothèse d’un fonctionnement analogue du cerveau (et de la plasticité des circuits neuronaux) qui intègre l’éthologie de « l’attachement » tout en la rapprochant des études traumatologiques. L’analyse se focalise sur les rela- tions les plus violentes entre l’homme et l’éléphant, pour montrer que la violence

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comportementale des éléphants « voyous » résulte d’un long processus de destruction de leur culture, de leurs conditions d’existence et de la mémoire des violences subies.

elle met en évidence comment la capture et l’emprisonnement de spécimens s’appa- rente à la destruction du processus de personnalisation d’un animal qui appartient à une espèce fondamentalement sociale : les zoos sont des lieux d’aliénation radicale et non les sanctuaires d’une quelconque « conservation » (même pas biologique, dans la mesure où les suicides, infanticides, etc., montrent à quel point cette existence ne vaut pas la peine d’être vécue aux yeux des éléphants eux-mêmes). Quand à l’exploitation des éléphants, elle suppose d’avoir brisé la volonté de l’animal en lui infligeant de longues séances de torture. Le plus triste est que même les tentatives de repeuplement font l’impasse sur la dimension culturelle et sociale des éléphants, toujours considérés comme des individus interchangeables. Les observations rapportées sont effroyables et lucides. On ne se relaxe que lorsque l’attention de l’auteur se tourne vers les processus de résilience (avec la merveilleuse figure de Dame Daphne et son centre de réhabilita- tion pour éléphants).

Du point de vue épistémologique, le livre soulève plusieurs enjeux majeurs : le premier est celui de l’équilibre fluctuant entre l’engagement affectif et la distanciation scientifique ; le deuxième est la légitimité des analogies entre psychologies humaine et pachydermique ; le troisième est la fondation rigoureuse des concepts d’attache- ment et de trauma dans des études neuroscientifiques. Sur le premier point, l’auteur est très convaincante et son ouvrage montre même qu’elle manie avec une grande aisance l’alternance des deux attitudes. Sur le second, son livre mène une démonstra- tion implacable. Sur le troisième point, bien que chaque chapitre s’ouvre et se finisse sur l’invocation des neurosciences, en l’absence d’observation effective du cerveau, il n’y a pas de gain de connaissance à référer les changements comportementaux à la plasticité neuronale. La seule référence à l’imagerie cérébrale (p. 183) est effectuée dans un parallèle hasardeux entre l’inconscient fonctionnel et l’inconscient freudien.

On comprendrait mieux une référence aux « sciences cognitives » en tant que domaine de convergence possible de l’éthologie, de la psychologie et des neurosciences.

Du point de vue éthique, la position de Bradshaw est pertinente. elle montre comment le refus d’anthropomorphiser leur objet a conduit certains scientifiques à renoncer à des analogies fécondes, quand il ne les a pas laissés dériver vers des prati- ques assez atroces. elle explique le paradoxe des chasseurs et dompteurs qui « aiment » les éléphants à partir des phénomènes de « dédoublement » de la personnalité qu’on observe chez la plupart des tortionnaires. elle met en évidence que les méthodes coer- citives sont dégradantes et contre-productives comparées à des méthodes de collabo- ration inter spécifique. Mais, l’auteur cède aussi à des facilités, par exemple quand elle critique l’argumentation de ses adversaires (p. 215) : il n’est pas aussi absurde qu’elle le dit de mettre en balance le bien et le mal fait aux animaux. Le recours, à partir du chapitre 4, à la focalisation interne pour exposer le point de vue de l’éléphant à la première personne est un procédé rhétorique efficace mais contestable du point de vue éthique (cela n’est pas nécessaire pour être bouleversé par un massacre).

Quelques points de son argumentation poseront problème au lecteur de culture fran- cophone : il ne pourra que s’étonner de voir convoquer Moby Dick pour établir un lien entre éléphants et persécutés alors que le Morel des Racines du Ciel de Romain

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Gary incarne cette identification par excellence (en outre le sentiment de honte d’appartenir à l’espèce humaine qui étreint ce personnage est très précisément ce que décrit Bradshaw) ; Descartes constitue à de multiples reprises un facile repoussoir au prix de la caricature de sa philosophie (dans « Je pense donc je suis », le verbe penser recouvre toutes les activités de l’âme, y compris celles que lui oppose l’auteur, et l’indifférence à la souffrance animale n’est justifiée que par Malebranche) ; la Première Guerre mondiale a entrainé la mort de 10 millions de personnes et non de 5, et les soldats de cette guerre n’ont pu protester contre la ligne Maginot dont la construc- tion a débuté seulement dans les années 1920 (p. 50) ; il est incompréhensible que la tension entre transfert et contretransfert soit invoquée sans faire référence aux travaux de Georges Devereux qui est l’inventeur de la seconde notion et qui relevait déjà, dans Angoisse et méthode, comment cette problématique pouvait s’appliquer à des relations interspécifiques.

Elephants on the Edge est un ouvrage profond et d’une grande puissance qui devrait intéresser aussi bien les amis des animaux que les amateurs d’éthologie et de sciences cognitives en général. Bien qu’il soit clairement orienté, il répond à des normes scien- tifiques exigeantes.

Vincent BonTems

Jean PeTiToT, Per un nuovo illuminismo. La conoscenza scientifica come valore cultu- rale e civile, éd. Fabio minazzi, Milan, Bompiani, 2009, 395 p., bibliogr., index.

Ce volume, traduit, édité et préfacé par Fabio Minazzi, est un recueil de neuf confé- rences de Jean Petitot tenues au cours des années 1980 et 1990, qui ont été revues et enrichies par l’auteur (la plupart des chapitres sont accompagnés d’un addendum rédigé en 2007). La préface de Minazzi résume la pensée de Petitot et présente son parcours philosophique et sa production scientifique. « Kant n’a pas connu [les] déve- loppements de la physique théorique. Tel est l’argument classique utilisé par les anti- kantiens pour réduire la pensée de Kant à une interprétation littérale de ses écrits […].

Mais cet argument est fallacieux » (p. 54). Cette incisive citation caractérise l’ambition philosophique de la recherche petitotienne : réévaluer la philosophie transcendantale d’origine kantienne à travers son application précise et informée aux récentes théories scientifiques, en vue d’un dépassement de « l’opposition classique entre les sciences de la nature […] et les sciences de l’esprit » (p. 29). Minazzi précise que, plutôt que de s’en tenir à une simple exégèse du texte kantien, Petitot, spécialiste de la modé- lisation mathématique, s’est consacré à la réactivation de la valeur méthodologique du transcendantalisme dans le contexte scientifique actuel en contemporanéité avec la recherche la plus récente et en mesurant les mutations théoriques qui ont affecté la science d’origine galiléenne.

Selon Petitot, le philosophe doit réactiver le potentiel conceptuel de chaque philo- sophie pour lui attribuer un sens nouveau par rapport aux enjeux contemporains,

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contrairement à l’historien de la pensée voué au relevé des sources et à la restitution d’une cohérence endogène, abstraction faite de l’éventuelle efficacité. Le philosophe doit renouer avec le sens classique de la philosophie, souvent oublié par les profes- sionnels, celui d’être un faiseur de concepts, réactivant la portée authentiquement théorique des traditions de recherche du passé. L’histoire des savoirs humains, au lieu d’apparaître comme un mortifiant cimetière de théories « à la Karl Popper », rede- vient, au contraire, le « théâtre » de dynamiques de sédimentations, de stratifications et d’accumulations. Ce faisant, Petitot retrouve la signification la plus efficace de ce que Ludovico Geymonat appelait le « patrimoine [techno-scientifique] du genre humain ».

La première et, peut-être, la plus radicale des problématiques à laquelle se confronte Petitot à travers son application du transcendantalisme aux sciences de la nature et aux sciences humaines contemporaines réside évidemment dans l’historicisation des formes a priori qui justifient et légalisent l’élaboration et l’emploi de jugements synthé- tiques a priori, conçus comme jugements spécifiques de la connaissance scientifique.

Ce processus d’historicisation se doit de sauvegarder l’objectivité de ce qu’edmund Husserl appelait les « ontologies régionales », c’est-à-dire les horizons de construc- tion des objets de chaque science. La dialectique théorisée par Petitot ne doit pas être conçue comme un processus immanent à la nature des faits historiques, mais comme un processus de construction théorique des objets de chaque savoir. Par conséquent, il est nécessaire de repenser aussi la notion traditionnelle de schématisme kantien qui, du point de vue petitotien, vise à concilier deux exigences : « la conformité des phénomènes d’une région ontologique à son essence objective […] et la générativité du formalisme qu’attribue la théorie de ces régions à la diversité des phénomènes à travers la modélisation » (p. 143). La générativité des formalismes autorise le désaxe- ment par rapport à l’orthodoxie de la lettre kantienne, qui risque sinon de stériliser la réactivation des potentiels théoriques qui sous-tendent la notion d’a priori kantien, même s’il faut aussi tenir compte, dans cette opération de récupération, des obsoles- cences qui se cachent dans la réflexion du penseur de Köningsberg et qui, selon Petitot, résident surtout dans sa conception de la forme a priori de la géométrie de l’espace physique, qui finit, irrémédiablement, par convertir « les formes de l’intuition en intui- tions formelles » (p. 141).

Cette thèse petitotienne, qui vise à réintroduire le transcendantalisme comme méthode de la science et structure de la connaissance, traverse les six premiers chapi- tres du volume : « Attualità della filosofia trascendentale » présente la centralité des implications qui, historiquement, jaillissent de l’application du schématisme trans- cendantal aux théories physiques contemporaines. Petitot s’oppose ainsi au logicisme qui domine la scène du discours épistémologique contemporain et à la tradition de l’empirisme logique, qui renonce au jugement synthétique a priori dans l’analyse des méthodes de construction du savoir scientifique. en soulignant ainsi la nécessité de retrouver les différences essentielles entre les notions de phénomène et d’objet des sciences et en précisant, à partir de la spécificité de ce constructivisme rationnel, l’inu- tilité d’une ontologie substantialiste, tout en préservant l’objectivité scientifique et une visée réaliste, Petitot suit Bachelard dans le passage d’un « réalisme scientifique à un “réalisme transvalué”» (p. 79), c’est-à-dire producteur de ses propres valeurs de connaissance, conçus comme conditions prescriptives de chaque domaine d’expérience

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qui, seulement à cette condition précise, peut être configurée comme possible, c’est-à- dire assignant à chaque discipline le caractère d’une ontogenèse du réel non substan- tialiste, vouée à l’explication (constructiviste-transcendantaliste) plutôt qu’à la simple description des phénomènes. Ce parcours aboutit à une critique de la logique générale, conçue classiquement comme organon, alors que la logique n’est qu’un canon dédié à la vérification de la cohérence gnoséologique, libéré de l’illusion de « produire réelle- ment l’affirmation objective » (p. 44).

À cette critique, Petitot adjoint la démonstration de la possibilité d’appliquer localement la méthode transcendantale à la physique quantique, entrevoyant dans la construction de l’objet microphysique à partir du relevé des phénomènes, la réintro- duction de la tension entre noumène et phénomène d’origine kantienne. Dans cette sphère de la recherche physique contemporaine, au delà de ses variétés interprétatives et des réticences anti-kantiennes de certains théoriciens, il serait possible, selon Petitot, d’affirmer avec Kant que : « Si l’on part de l’hypothèse, infalsifiable mais indispen- sable, qu’il existe une réalité micro-physique “en soi”, comme le disent les physiciens eux-mêmes, celle-ci est totalement inobservable, il en découle qu’il ne peut exister un objet de la connaissance physique. La théorie physique se préoccupe […] seulement des manifestations de cette réalité, qui sont les phénomènes microphysiques » (p. 45).

Cette conjecture hardie restitue entre le néo-kantisme et la mécanique quantique une tension analogue à celle qui existait entre la Critique de la raison pure – véritable traité général de la méthode de la connaissance scientifique – et les Premiers principes méta- physiques de la science de la nature.

L’historicisation des a priori et la réactivation des potentiels du jugement synthé- tique a priori induit une nouvelle signification à l’histoire de la pensée scientifique en tant que telle, que Petitot dégage dans le deuxième chapitre du texte, intitulé « Dalla critica del positivismo alla difesa del trascendentalismo », en se positionnant de façon critique par rapport à Ludovico Geymonat. Ce dernier produit un discours sur l’im- manence de la dialectique à l’intérieur du processus historique et évolutif des faits scientifiques, dont Petitot examine aussi la pertinence pour saisir les évolutions des conditions de la connaissance, historicisant le transcendantal dans une perspective qui se réclame aussi d’Albert Lautman : « La philosophie de Lautman permet de trans- former l’histoire effective de la théorie mathématique en une histoire transcendantale des a priori objectifs. Selon sa thèse, il existe une dialectique historique des Idées mathématiques » (p. 149).

L’instauration d’un nouvel illuminisme, comme l’indique le titre de l’ouvrage, constitue le but du parcours petitotien, et n’implique pas seulement des réflexions d’or- dres gnoséologique et méthodologique. De même que le but de Kant était celui d’éla- borer une architectonique, dont les fondements résideraient dans les trois questions posées par le philosophe dans sa Critique de la raison pure, c’est-à-dire « Qu’est-ce que je peux penser ? », « Qu’est-ce que je dois faire ? », « Qu’est-ce que je peux espérer ? », le troisième chapitre, « Il sapere, il dovere e la speranza o la conoscenza scientifica come emancipazione », entend rétablir le transcendantalisme au sein des zones de contact entre l’homme et le monde, qui structurent la réticulation des savoirs, conçus comme des modes de symbolisation « à la ernst Cassirer » de la relation d’échange entre contexte et sujet humain. Ce sujet peut être défini, en raison de son

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autonomie structurale, comme un reflet de la liberté kantienne sortie de la minorité. Le sujet de l’autonomie, c’est-à-dire celui qui assume une responsabilité morale et escha- tologique, se conjugue au sujet de la connaissance, qui construit, quant à lui, les normes et prescriptions internes aux sciences en confirmant l’évidence selon laquelle, pour Petitot, « le sujet de l’autonomie est aussi le sujet de la connaissance » (p. 180).

C’est à partir de cette exigence de réticulation entre les diverses dimensions de l’être-au-monde du sujet humain, qu’il est possible, selon la position transcendanta- liste, d’entrevoir – dans le quatrième chapitre, « elogio della modernità. Il reincanto tecnico-scientifico del mondo : omaggio a Gilbert Simondon » – comment la philo- sophie de ce penseur original et éclectique résonne avec cette tradition de pensée.

Au rebours de la catastrophe post-kantienne que représentent les relativismes anti- objectifs et anti-réalistes, Simondon, en soulignant l’exigence de récupérer le sens du Tout qui sous-tend chaque processus de construction du savoir, pourrait, selon Petitot, être conçu comme un authentique représentant du rationalisme critique, non point en tant que courant philosophique défini historiquement dans un contexte précis, mais comme une tendance philosophique, orientée vers l’évaluation des potentialités (et des limites) de la raison scientifique et, par conséquent, de ses retombées morales et civiles sur l’organisation des communautés humaines.

Les cinquième et sixième chapitres, respectivement intitulés « La questione del continuo e il platonismo trascendentale » et « estetica trascendentale e fisica matema- tica » constituent l’appareil plus technique de l’ouvrage, à travers l’analyse du problème

« du Continu de Georg Cantor à Hugh Woodin, de l’Analyse non standard d’Abraham Robinson et edward nelson jusqu’aux approches inaugurées par Kurt Gödel » (p. 33).

Petitot formalise ici sa préférence pour un platonisme transcendantal (qu’il fait remonter à Kurt Gödel) reconnaissant dans les idéalités mathématiques, plutôt que des essences transcendantes, des idéalités transcendantales qui ne nécessitent aucune interprétation ontologique substantialiste préalable. Or, en dernière analyse, l’historicisation des a priori est légitimée par leur assimilation aux modèles mathématiques.

Si dans le sixième chapitre du volume, Petitot poursuit l’application méthodolo- gique qu’on a jusqu’ici résumée au domaine des théories physiques du xxe siècle, les trois chapitres suivants se configurent à leur tour comme de véritables hommages aux spéculations philosophiques et aux instances de renouvellement politique respective- ment soutenues et avancées par Antonio Banfi, Giulio Preti et Piero Gobetti. Le mérite de Banfi tient au fait d’avoir compris qu’on ne pourrait résoudre les diverses difficultés philosophiques qu’en développant une réflexion sur les structures mathématiques, afin de réduire la fracture béante entre « le patrimoine technico-scientifique et l’auto- réflexion philosophique de la culture» (p. 323), c’est-à-dire en vue d’une relecture consciente de la charge théorique du transcendantalisme pour la contingence actuelle ; Preti a souligné le rapport entre les théories scientifiques formalisées et les langages de choses dénotatifs, en tant que rapport de « traduction […] au moyen des catégo- riales régionales […] de l’interprétation mathématique de la légalisation catégoriale des objets » (p. 333). enfin Gobetti, figure politique, morale, civile et philosophique exempte du messianisme révolutionnaire d’un certain marxisme qu’il contestait en partageant, en cela, les critiques de Croce, a réévalué le rôle historique du capitalisme de par sa fonction de renouvellement des élites et parce que le marché capitaliste ne se

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