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LA REVUE THEATRALE 435

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Academic year: 2022

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LA REVUE THEATRALE

Corneille : Cinna (Comédie-Française). — Tchékhov : la Mouette (Théâtre de Chaillot) ; Oncle Vania (Théâ- tre des Arts-Hébertot). — Paul Nivoix et Marcel Pagnol : les Marchands de gloire (Comédie de Paris).

M . Jean-Marie Villégier présente au Théâtre-Français deux histoires de conjuration romaine, Cinna et la Mort de Sénèque.

Ecrites en 1640 et 1643, dans un moment où les factions subju- guées par Richelieu ne s'avouent pas vaincues et où la subver- sion est toujours menaçante, les deux pièces pouvaient fournir un sujet de réflexion aux Français. M . Jean-Marie Villégier estime que la Mort de Sénèque de Tristan L'Hermite termine le siècle baroque de Louis X I I I et clôt l'ère des troubles, que Cinna, au contraire, ouvre le siècle de Louis X I V . Je reviendrai sur la Mort de Sénèque dans ma prochaine chronique. O n considère généra-

lement que Cinna, où Corneille a exalté la toute-puissance royale, c'est le porche du Grand Siècle. L a France, comme Rome au temps d'Auguste, « n'a de vœux que pour la monarchie ». Les pamphlétaires de la Fronde l'accusent d' « être trop vieille ».

Louis X I V va la rajeunir en rajeunissant la France elle-même.

Mais Corneille ne participera pas à cette grande fête de la jeu- nesse. Il chantera un peu mélancoliquement à l'écart du joyeux festival :

« Moi pour qui ce beau siècle est arrivé trop tard Que je n'y dois prétendre que peu ou point de part Moi qui ne le peux voir qu'avec un œil d'envie »...

Dans Cinna, Corneille exalte moins la monarchie en ce qu'elle va entraîner la nation dans une nouvelle aventure de grandeur qu'en ce qu'elle lui apporte la paix et le repos. « La Patrie en proie à la discorde, a écrit Tacite au temps d'Auguste,

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pouvait-elle trouver de repos ailleurs que dans le gouvernement d'un seul ? » Aussi bien, au moment même où il dresse le porche de Cinna sur le seuil du Grand Siècle et où il se prépare une vieil- lesse tranquille à l'abri de la patrie réconciliée, Corneille veut se retourner une fois encore vers sa jeunesse et la saison roma- nesque des turbulences pour éprouver un dernier émoi, et il se consacre à l'histoire d'une jeune fille « possédée du démon de la République ». C'est Emilie pour qui le siècle de Louis XIII, en son automne, a beaucoup soupiré.

Guez de Balzac écrit à Corneille quand il fait représenter Cinna ou la Clémence d'Auguste : « Aux endroits où Rome est de brique, vous la rebâtissez de marbre et je prends garde que ce que vous prêtez à l'Histoire est meilleur que ce que vous empruntez d'elle. » M . Carlo Tommasi, en bâtissant sur la scène du Théâtre-Français une majestueuse colonnade avec un sens de la pompe tout italien, a, comme Corneille, idéalisé Rome. Mais M . Jean-Marie Villégier ne déroule au pied de la majestueuse colonnade que l'épisode d'un roman de chevalerie galante. La toge romaine y est agrémentée de dentelles, et sous elle apparais- sent des bottes éperonnées, et ses dentelles sont un peu noircies par la poudre des batailles civiles. Cinna, Maxime, Emilie sont, ici, comme ils le furent pour les contemporains de Corneille les héros d'une aventure romanesque et belliqueuse où la jeunesse donne libre cours à ses impétuosités et où la République fournit à ses passions l'alibi patriotique dont elles ont besoin pour se justifier. M . Villégier ouvre-t-il le Grand Siècle ? Ou, lui aussi, dans le cadre pré-louis quatorzien que M . Carlo Tommasi a peut-être prématurément construit, n'adresse-t-il pas au siècle de Louis XIII un adieu un peu nostalgique ?

On aimera M . Marcel Bozonnct dans le rôle de Cinna. La chevelure ondoyante, le nez au vent, la coquetterie à la pointe de l'épée, virevoltant avec grâce, c'est un mousquetaire, mais de salon. Sous la fermeté de ses proclamations, on sent la mollesse de ses convictions. Il n'aime la République que dans les yeux d'Emilie. Pour exalter la liberté, il trouve les mots qui devaient émouvoir au temps de Richelieu les âmes sensibles ; en même temps, il frappe dans un métal inaltérable quelques belles maxi- mes réactionnaires. On aime moins M . Richard Fontana dans le rôle de Maxime. En donnant à Auguste le sage conseil de se démettre de ses pouvoirs, il est apparu d'abord en jeune homme sympathique, économe de sang et ennemi d'aventures inutiles, mettant ses idées en harmonie avec une occasion historique. Mais l'obstination de Cinna à égorger Auguste lui fait découvrir les

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véritables mobiles de la fureur patriotique de celui-ci. Maxime, comme Cinna, aime Emilie et la jalousie le précipitera dans la trahison. M . Richard Fontana ajoute à la bassesse du person- nage par un jeu outrancier où il ne sait pas très bien distinguer entre ce qui est moralement bas et ce qui est physiquement vul- gaire. Emilie, âme du complot contre Auguste, incarne toute la pureté, toute l'intransigeance, tous les extravagants refus de la jeunesse. Elle a dix-huit ans et elle ne connaît la vie q u ' à travers les traités de morale et les romans de chevalerie. C'est une petite collégienne entêtée et raisonneuse. Guizot estimait que sa haine d'Auguste procède davantage d'une conception de l'esprit que d'un mouvement du cœur. C'est une haine intellectuelle, une haine républicaine, une haine apprise dans les manuels scolaires.

Mlle Claude Mathieu n'est qu'une Emilie frêle et fade. Quand elle élève la voix, elle criaille. Le discours tragique, en passant par sa bouche, perd sa force et le poème, sa musique. Elle ne sait pas prononcer les e muet et les diphtongues. Elle multiplie les vers faux. Que lui a-t-on appris au Conservatoire ?

Dion Cassius date la conjuration de Cinna de l'an 3 après Jésus-Christ : Auguste avait soixante-six ans. U n vieillard... Maî- tre de l'univers, l'est-il encore de lui-même ? M . Vitold, mesu- rant ses pas, économisant le geste et la voix, trop vite essoufflé pour marcher à la fière cadence de l'alexandrin, s'est mis dans la peau de ce personnage épuisé par les ans qui n'est pas celui que Corneille a voulu peindre et qui, victorieux des pires ressen- timents civils, élevait, en athlète de justice et de paix, la clémence à la hauteur d'une institution politique. Auguste aspire au repos, certes, mais plus pour l'Empire que pour lui. M . Vitold en fait un sexagénaire exténué ne songeant q u ' à prendre rapidement une retraite anticipée. Le roman de chevalerie n'est plus qu'une comé- die bourgeoise. On est passé de L a Calprenède à Emile Augier. Il n'y a de romain dans le Cinna de M . Jean-Marie Villégier que le décor de M . Tommasi.

Peut-on parler de la Mouette sans évoquer les Pitoëff ? Ludmilla est morte, nous ne l'avons entrevue dans notre jeunesse q u ' à la faveur d'une pièce de Claudel et elle ne jouera jamais plus la Mouette, et il n'y a, pour la faire revivre, que quelques pages de Robert Brasillach où elle passe, menue et étrange, dans le papillottement de lointaines lumières. M . Antoine Vitez ral- lume les lumières éteintes. Présentant la Mouette au Palais de Chaillot, il rend hommage aux Pitoëff. Mais i l veut nettoyer

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Tchékhov de ses brumes maladives. Voudrait-il, comme naguère M . Jean-Pierre Miquel le fit à l'Odéon, pour Oncle Vania, la

« dérussifier » ? Sur le lac de M . Antoine Vitez, se lève une lune nette et brillante. L a nuit est inondée de clarté. Les ténèbres reculent. Tchékhov apparaît comme en plein jour, dégagé du clair-obscur où l'on avait accoutumé de le plonger et où l'on aimait à écouter la petite musique nostalgique et troublante de ses phrases à double sens. On s'y grisait du charme slave qui est le charme même du vague. On avait tort. M . Vitez nous le dit :

« Rien, chez Tchékhov, n'est laissé au hasard, pas un mot qui n'ait du sens... Tout à fait le contraire de ce qu'on croit : rien n'est vide. » Il ajoute : « // se dégage à la lecture attentive de cette œuvre théâtrale une sorte de théorie de la vie entièrement expli- cable, sans ombre, et la sensation d'un acharnement sarcastique à démonter toutes les machines humaines, sans pitié, sans haine non plus, comme on regarde vivre les colonies d'insectes, et il est vrai qu'on finit par les aimer, je veux dire : les insectes. »

Aussi bien M . Vitez, en mettant en scène la Mouette sur son théâtre du Trocadéro, a-t-il fait œuvre d'entomologiste. Il met la pièce de Tchékhov à plat, il la déroule comme une plan- che d'histoire naturelle, il y pique des petites bêtes chlorofor- mées. Il se livre ensuite sur elle à une observation patiente et minutieuse. C'est un chef-d'œuvre d'analyse. Rien n'échappe à l'investigation de M . Vitez. Il pose sur les visages, sur les senti- ments, sur les mots, un regard précis. Tout, sous ce regard, se dessine, s'enveloppe de contours, prend du relief, se détache sur un fond impénétrable d'ombre et de forêt. Jamais on n'avait vu une Mouette aussi élucidée, aussi parfaitement expliquée. C'est mieux qu'un spectacle, c'est une leçon. Nous comprenons toutes les intentions de Tchékhov, nous percevons jusqu'au moindre souffle de son cœur malade. C'est une auscultation. L a musique vague des petites phrases confuses et énigmatiques est décom- posée. Chaque note, chaque soupir, prend sa valeur. Quel sol- fège !

Mais la contrepartie de cette admirable démonstration d'in- telligence critique, c'est que la Mouette est vidée de son émotion.

« J'ai commencé ma pièce forte, je l'ai terminée pianissimo.

contrairement à toutes les règles de l'art », écrivait Tchékhov à Souvorine. Ce decrescendo de la vie rêvée à la vie réelle, entre les trompeuses espérances de la jeunesse éprise d'idéal et l'abdi- cation de toutes les illusions au temps de l'âge mûr, cette faillite dont M . Vitez détaille toutes les opérations dans un constat impi- toyable, n'éveille plus en nous aucune résonance. Nous sommes

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intéressés, notre attention ne faiblit pas un instant, mais nous ne sommes jamais émus. Nous regardons, les yeux secs, dans une lumière lavée de sa buée, une Mouette sans ses reflets, sans ses irisations de soie, sans mystère. Les cris que la passion (mais où est le pianissimo de Tchékhov ?) arrache aux personnages de M . Vitez paraissent, dans cette atmosphère débarrassée de toutes ses couches d'opacité et de calfeutrement, d'autant plus insolites qu'ils retentissent plus violents, qu'ils claquent plus secs, sans se prolonger ni s'amortir en échos. Le sentiment qui manque le plus à cette Mouette, c'est la pitié. M . Vitez n'a pas caché qu'il n'avait voulu en mettre aucune dans l'opération de démontage de machi- nes à laquelle i l s'est ici livré. L'opération tourne par son « achar- nement sarcastique », le mot doit être souligné, à la cruauté. Les personnages de Tchékhov finissent à la limite par être traités dans un style de dérision où non seulement l'amour, mais la tendresse, n'ont pas de place. M . Vitez aime les machines, les insectes, i l le laisse entendre. Mais les hommes ?

Mlle Dominique Reymond dote la « mouette » d'une voix de contralto et d'un caractère de gravité tragique qui ne sont pas de son âge. Cette adolescente en vacances semble n'avoir jamais été jeune. Or, le pathétique de Nina est lié à tout ce qu'elle peut mettre d'insouciante espérance dans un idéal de journal intime de petite fille. Chez M . Vitez, Nina vient de 1' « autre rive », par-dessus le lac des tempêtes, en oiseau migrateur qui a traversé les ténèbres et qui est irrémédiablement blessé. Cette mouette a du plomb dans l'aile ; elle ne peut que voler lourd. Mlle Edith Scob est, au contraire, la plus légère, la plus inconsistante, la plus jeune des Arkhadina. Elle a quarante-trois ans dans la pièce de Tchékhov — autrement dit soixante d'aujourd'hui — , et elle s'écrie : « Je pourrais jouer une gamine de quinze ans. » O u i , vraiment, elle y réussit. M . Patrice Kerbrat, transfuge de la Comédie-Française, tient le rôle de l'écrivain Trigorine. Il en fait un jeune dandy las, avec des inflexions d'enfant gâté, ce qui n'est pas sans charme. Mais est-ce ainsi que Tchékhov voyait Trigorine ? « Vous jouez bien, écrivait-il à Stanislavski, mais ce n'est pas mon personnage... Mon personnage porte des pantalons à carreaux et des souliers troués. »

*

M . Antoine Vitez a jumelé la Mouette avec une pièce de l'écrivain soviétique, Vassili Axionov, le Héron. E n russe, Tcha- kaia, la mouette ; Tsaphia, le héron... M . Vitez joue sur la

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correspondance des situations et sur les assonances de mots. Il y a dans la Mouette et le Héron le même lac infiniment glauque et clair sous la lune ; il y a, dans l'une et l'autre pièce, la même maison au bord du flot immuable, hier résidence aristocratique, aujourd'hui centre de vacances collectives. Je préfère jumeler la Mouette avec une autre pièce de Tchékhov, Oncle Vania, mise en scène par M . Jean-Laurent Cochet au Théâtre des Arts-Hébertot et qu'il réussit à imposer dans un pauvre décor où il n'y a ni lac, ni château à l'horizon, ni clair de lune, seulement un samovar et un vieux tapis, en nous livrant à l'état brut le texte inimitable et merveilleux que Georges et Ludmilla Pitoëff n'ont pas eu davantage de moyens, jadis, pour nous faire entendre.

« A quoi bon expliquer quoi que ce soit au public, écrivait Tchékhov à Souvorine, il faut l'effrayer et c'est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir. » Effrayer est sans doute une maladresse de traduction. Tchékhov n'effraye pas ; i l trouble, il touche, il met en mouvement la sensibilité et l'imagination. Il y a beaucoup plus de déliés que de pleins dans son écriture, beau- coup plus, sur son théâtre, de silences que de cris, beaucoup plus d'ombre que de lumière. M . Jean-Laurent Cochet fait mieux que nous expliquer Tchékhov, il nous le fait sentir ; il nous fait communier avec lui : il nous convie à tirer de nous-mêmes un complément d'âme et de voix pour lui donner sa figure.

Oncle Vania, comme toutes les pièces de Tchékhov, pour- rait s'appeler Un été à la campagne. On est heureux, ou l'on croit l'être, mais l'ennui flotte sur les champs calcinés comme une vapeur insidieuse, et il suffit de l'arrivée inopinée, dans le grelot des chevaux, d'un couple dévastateur pour que, sous le souffle de l'ouragan, s'embrase le calme paysage. Puis l'été se termine. «Déjà septembre ! »... Le couple repart pour Moscou, ou Pétersbourg, ou peut-être Paris et le feu s'éteint. Tout rentre dans l'ordre. Oncle Vania et la fidèle Sonia reprennent les comptes de la propriété. Il faut travailler. « Plus tard, on se repo- sera. » Dans deux ou trois siècles... Tchékhov travaille à longue échéance.

Mlle Danielle Voile et M . Jacques Eyser représentent le couple dévastateur, l'une exquise et éplorée, l'autre vieil enfant gâté, pseudo-génie avorté, un Trigorine qui n'a pas réussi. Il y a toujours dans les pièces de Tchékhov cette image de soi qu'il extrayait de la profondeur où il l'avait refoulée, pour l'exorciser.

Mais il y a aussi l'autre image du médecin prophétique dans laquelle il préfère se reconnaître et, ici, cette image, c'est celle du docteur Astrov. M . Jean-Claude Régnier, d'un regard, d'une

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intonation, d'un geste, exprime, dans un style de désinvolture, toute la souffrance de l'humanité. Tchékhov n'avait pas d'amour que pour les insectes. « Astrov sifflote sans arrêt, disait-il ; Vania pleurniche toujours. » M . Claude Giraud, en Oncle Vania, ne pleurniche pas ; i l explose, il crie, il tonne. Mais M . Giraud, c'est un tempérament. Mlle Danielle Ajoret qui fut jadis une délicieuse Mouette est, dans le rôle de Sonia, la veilleuse du foyer. Sa petite flamme réchauffe, éclaire, projette sa lumière dans l'avenir.

Ce n'est pas une veilleuse, c'est, toute discrète qu'elle soit, un phare.

*

Le Marcel Pagnol de la Gloire de mon père et du Temps des amours, celui qui a raconté le bonheur d'être enfant au sein d'une famille vertueuse et pauvre, est-il le même que l'auteur de Topaze et de ces Marchands de gloire que M . Jean Rougerie vient de nous faire connaître ? Topaze et les Marchands de gloire, deux pièces écrites à la même époque entre 1925 et 1930, c'est la défaite de la vertu, c'est l'initiation d'un honnête homme naïf aux crapuleries des affaires et de la politique, c'est la victoire de l'ambition. Topaze est renvoyé de son collège pour avoir refusé de corriger le zéro qu'il a mis au fils de la baronne ; le M . Bache- let des Marchands de gloire, sous-chef du bureau des marchés à la préfecture, refuse un passe-droit à l'infâme Berlureau, embus- qué et profiteur de guerre, qui, en échange, aurait fait revenir son fils du front ; M . Bachelet est déchiré entre l'amour paternel et le devoir, mais le devoir l'emporte. Pour rien ! A u moment où le père de famille a pris sa décision, le facteur lui apporte le télégramme fatidique : son fils est mort au champ d'honneur.

Topaze qui a tracé au tableau noir de sa dernière classe ces mots : « La composition de morale est annulée », comprend rapi- dement que, contrairement au sujet qu'il avait proposé à ses élèves, l'argent fait le bonheur et bien mal acquis profite toujours.

Le pauvre petit régent de collège est devenu brasseur richissime de louches affaires. M . Bachelet, l'intègre sous-chef de bureau, deviendra, lui, président de l'association des parents des morts au champ d'honneur, député, ministre. Topaze et les Marchands de gloire ont recouvert de couleurs noires les idylliques barbouil- lages de l'enfant heureux et pur de la Gloire de mon père.

Paul Nivoix a apporté sa collaboration aux Marchands de gloire. Son nom est moins célèbre et d'un rendement moins commercial que celui de Marcel Pagnol. Remettons-le à sa vraie

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place sur l'affiche de la pièce. Il s'élève de cette comédie des années 1925 que M . Jean Rougerie a pris soin de dater et qu'il a placée dans le cadre attendrissant d'une salle à manger de modestes employés où le modernstyle ne pénètre que timide- ment, mais où trône, au-dessus du buffet, la photographie du soldat bleu horizon, les effluves curieusement mêlés de l'anti- militarisme et de l'antiparlementarisme, du socialisme pacifiste et du nationalisme cocardier qui étaient à cette époque, et sont sans doute toujours, les sentiments de la classe moyenne fran- çaise. Ces sentiments sont exploités par le crapuleux Berlureau ; il fera élire Bachelet sur sa liste en échange des 792 voix des pères des morts au champ d'honneur dont il a besoin dans son décompte. 792, c'est peu — « // n'y a eu que 792 tués dans le département », le mot terrible est de Berlureau — mais c'est suffisant. Berlureau organise le retour des cendres du fils Bache- let, la cérémonie au monument aux morts, les préparatifs sur l'air de la Madelon de la campagne électorale. Seulement, pata- tras ! Le fils Bachelet réapparaît le matin même du retour de ses cendres. Il n'était pas mort, i l n'était qu'amnésique quelque part dans un hôpital militaire. Il a retrouvé la mémoire et le chemin de sa maison. « La première qualité du héros, c'est d'être mort et enterré. » Autre mot terrible de Berlureau qui va s'em- ployer à faire disparaître le héros intempestif, juste le temps de la cérémonie patriotique et de l'élection paternelle. Mais Bachelet élu député, nommé ministre des Pensions, a pris goût à sa place.

Le retour du mort au champ d'honneur en bonne santé causerait un scandale qui ruinerait sa carrière politique. Le fils Bachelet, de son côté, ne veut pas rester éternellement un mort civil. Berlu- reau conciliera tous les intérêts en trouvant un état civil inattendu au mort vivant qui a compris très vite la musique et saura, dans le concert où i l est clandestinement introduit, faire chanter le chef d'orchestre pour tirer tous les avantages de sa situation.

« Les institutions corrompent les hommes » : le naïf Bachelet en est un bel exemple ; i l n'est qu'une victime du système. II y a dans Bachelet fils le germe d'une franche crapulerie ; i l fructi- fiera, lui, naturellement.

M . Jean Rougerie compose une extraordinaire figure de grande canaille d'affaires. Hier fabricant d'obus et vendeur de viandes avariées, aujourd'hui exploitant de gloire patriotique, entrepreneur en tout genre d'élections et de trafics, Berlureau, petit requin de chef-lieu de département, doit à M . Rougerie une promotion qui lui permet de tenir sa place sur n'importe quelle scène. Il est assisté, dans ses manigances, d'un comité électoral

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où Ton voit que l'avocat, le médecin, le directeur de journal, l'entrepreneur de travaux publics représentent les vrais pouvoirs d'une petite ville. Les Marchands de gloire, c'est à cet égard un Clochemerle politique parfaitement observé et décrit, à la limite de la caricature, mais éblouissant de vérité, une illustration pour la République des comités de Daniel Halévy. M . Marc Dudicourt est dans le rôle de M . Bachelet un pantin dont les pouvoirs occultes tirent les ficelles. Si, comme Topaze, il opère sa conver- sion dans l'ambition, c'est au prix de combien de remords. 11 faut, pour le décider à entreprendre une carrière politique, flatter en lui le goût du sacrifice, la vanité petite-bourgeoise, le désir de prendre sa revanche sur le chef de bureau qui l'a humilié ou sur l'enfant qui a dû être commis d'épicier pour payer ses études.

Cette évocation d'une jeunesse difficile où l'on reconnaît l'apport propre de Marcel Pagnol fait passer sur le comique grinçant et sombre des Marchands de gloire comme un souffle de tendresse.

P H I L I P P E S E N A R T

A L'ACADEMIE

DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

7 MAI. — M . Maurice Le Lannou, membre de l'Académie : Esprit des lieux et valeurs culturelles.

15 MAI. — M . Raymond Tournoux, membre de l'Académie : Notice sur la vie et les travaux de Mgr Jean Leflon.

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Références

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