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Désirs de science, désirs de vie

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Academic year: 2021

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Désirs de science, désirs de vie

par Pierre LÉNA

RÉSUMÉ

Quelques signes témoignent d’une certaine baisse d’intérêt pour les sciences au ly- cée ou à l’université, d’une critique radicale à leur égard, qui les accuse d’être à côté de la vie. Ce texte élabore le constat, discute la légitimité du procès et suggère quelques réponses, à partir des mutations profondes de la science.

PAYSAGE

Plus que tout autre âge de la vie, l’adolescence est l’âge du désir. Désirs fous et va- gues, désirs au seuil de l’existence immense et trop étroite, désir de ne pas «rater sa vie»

et anxieuses interrogations sur soi-même, et plus que tout désir de sens. Aucun projet éducatif ne peut ignorer la puissance de cet élan vital, surtout quand le jeu des contrain- tes ou celui des légitimités s’affaiblit au point que rien n’est possible sans l’adhésion forte de celui qui apprend.

Plus que toutes les autres générations qui nous ont précédés, nous, les acteurs de cette seconde moitié du XXesiècle, nous avons hérité d’une science à la puissance in- égalée. A l’âge des choix, notre désir tout naturellement s’est porté vers elle. Pour nous cette science, quelque rude qu’en fut l’exercice, allait de soi : conquis par les aventures qu’offrirent le nucléaire, l’espace, l’électronique, les matériaux, la chimie pharmaceuti- que, nous y avons adhéré sans mesurer notre effort. A voir se réduire sans limite appa- rente les dimensions et les temps de calcul des circuits, grandir la taille des télescopes et des interféromètres jusqu’à dépasser les dimensions de la Terre, modéliser le climat sur C’étaient de très grandes forces en croissance sur toutes pistes de ce monde... qui vivaient aux crêtes du futur comme au versant de glaise du potier...

Et propageant sur tous les sables la salicorne du désir, elles promettaient semence et sève de croissance comme délice de cubèbe et de giroflier.

Saint-John Perse, Vents, I, 3

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des millions d’années ou mesurer la dérive des continents au millimètre près, se réaliser les plus impensables des matériaux, nous avons bâti une confiance presque absolue dans la légitimité de notre passion. Plus encore, les apports aux communications, à l’agriculture, à la santé, à la production d’énergie sont si patents, si massifs et si univer- sels qu’ils nous paraissent en toute évidence justifier un droit à la reconnaissance so- ciale, une place privilégiée dans l’enseignement, un rôle majeur dans la construction de l’avenir, l’afflux des fonds publics ou celui des investissements productifs. Le monu- ment de connaissance et de puissance humaines ainsi construit n’a jamais eu d’égal. A quel optimisme n’incite-t-il pas quant à la grandeur de l’homme et à la puissance de son intelligence, surtout en regard des chantiers qui restent ouverts pour le siècle à venir : le fonctionnement du cerveau (perspectives des implants cérébraux de Roy BAKAY), la na- ture exacte du vivant, de graves maladies à éradiquer, d’autres Terres, peuplées peut- être, dans notre voisinage (douze planètes extra-solaires découvertes depuis trois ans) !

Pourtant, voici devant nous une génération qui, face à la science, hésite, trébuche et même, indifférente ou critique, rejette cet héritage que nous voulons lui transmettre. Le message est flou, le diagnostic en est malaisé, mais les faits sont là, portés par l’air du temps, la société, les médias, les parents même. Les propos sont rudes, absurdes parfois :

«A quoi ça sert ? On peut bien vivre sans ! C’est trop dur pour moi ! C’est leur vision du monde, mais une autre, la mienne valent tout autant ! Et puis, comment sont-ils si sûrs que tout ce qu’ils racontent est vrai ? Ils n’y sont pas allé voir ! C’est leur vérité mais il y en a d’autres, tout est relatif !». On peut vivre sans : retenons cet avertissement.

Il serait aisé de ne pas s’inquiéter, d’accuser la massification qui mène près de 70 % d’une classe d’âge au baccalauréat, de qualifier tout cela d’humeurs de paresseux ou d’ignorants ! Tant qu’ils veulent étudier et avoir un métier, ils finiront bien par in- gurgiter ce viatique que nous leur dispensons, gage de modernité et d’avenir. D’ailleurs, certaines d’être indispensables, les sciences et techniques ne peuvent que poursuivre leur chemin conquérant : ne faut-il pas sans relâche nourrir de produits nouveaux le grand marché mondial, garantir la puissance des armes et la maîtrise de l’information, bâtir l’emploi sur l’innovation technique. Continuons donc, imperturbables, à ensei- gner l’amplificateur opérationnel et la chimie des champs et jardins. Et, pour rester dans la mode, débattons de science et société, de science et citoyenneté, de science et culture, thèmes inépuisables de tant de colloques depuis vingt ans.

Vous proposant ce sujet Désirs de science, désirs de vie pour ouvrir votre Congrès, je fus surpris, et reconnaissant, de le voir accepté aussitôt par les organisateurs, alors que tant de sujets de science peuvent nous passionner ensemble et que sous mon titre vont peut-être ne se dire, une fois de plus, que des banalités. J’ignorais alors que l’ac- tualité me donnerait un lever de rideau aussi approprié : il y a huit jours à peine, l’em-

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blématique renoncement du gouvernement allemand au nucléaire civil, fleuron de la science de ce siècle, et puis, surtout, ce mouvement lycéen gonflé de désirs de vivre.

Allons donc, avec optimisme, y voir d’un peu plus près.

CONSTATS

La désaffection progressive des jeunes envers les études scientifiques n’est pas en- core massive, mais elle représente une tendance de fond, observée en France comme dans les autres pays développés (tout au moins occidentaux) depuis plusieurs années.

Le nombre des bacheliers S a ainsi chu de 143 230 (1994) à 124 947 (1997), soit 12,8 % en trois ans (9,2 % si l’on corrige de la diminution du nombre de bacheliers généraux entre ces deux années), tandis que les premières inscriptions en Deug Sciences de ces mêmes bacheliers chutaient de 54 480 (pic atteint en 1995) à 42 127 (1997), soit 23,8 %, les inscriptions en CPGE et IUT/BTS étant pratiquement demeurées stables sur la même période1. A cela s’ajoute une désaffection croissante des jeunes filles, dont l’a- nalyse n’est qu’à peine entamée2. Cette tendance n’est encore qu’une tendance, elle peut aussi traduire d’autres facteurs, tels que l’insuffisante adaptation des Universités à la conjoncture de l’emploi, le contrecoup de la crise de 1993 sur l’embauche de scienti- fiques, les difficultés connues des titulaires de doctorats. Il n’empêche, le phénomène existe et ne peut laisser indifférent. L’interpréter exclusivement en termes de salaires ou d’emplois attendus serait bien court.

La consultation de 1997 a fait apparaître une certaine impopularité de la physique parmi les jeunes lycéens, mais puisque je ne dispose pas de chiffres ou de jugements précis sur ce point, je me contenterai de noter que la première synthèse de cette consul- tation nationale3, présentée en séance plénière à Lyon par Philippe MEIRIEU, ignorait purement sciences et techniques dans la liste des disciplines appartenant de plein droit à la «culture commune», laquelle comprenait pourtant, outre le français, l’histoire, l’édu- cation physique, les sports et les arts. Repris publiquement par le ministre puis par les corps constitués, Philippe MEIRIEUrevoyait sa copie, mais la version finale de son fa- meux Rapport «Quels savoirs enseigner au lycée ?», bien qu’ayant réintégré les scien- ces, porte dans sa rédaction embarrassée sur ce point la trace du faux-pas. J’ai beaucoup 1. Source : Ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie. On note- ra, sur la même période, une chute de 4 % des inscriptions en licences scientifiques (ma- gistères compris) et de 15 % en doctorats scientifiques.

2. M. FERRAND, F. IMBERTet C. MARRY: «Les normaliennes scientifiques», dans un ouvrage dirigé par C. BAUDELOT& F. MATONTI, Presses de l’ENS, en préparation, 1998.

3. Quels savoirs enseigner au lycée ? Rapport d’étape du Comité d’organisation, Ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie, 1998.

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de respect et d’estime pour son auteur, aussi je crois qu’il n’a fait, avec l’honnêteté qui est la sienne, que traduire ce qu’il avait perçu et non pas exprimer des préjugés qui lui seraient propres. On notera d’ailleurs, autre convergence, dans un second texte visant cette fois l’école primaire, La Charte pour l’École du XXIesiècle publiée4le 28 août dernier, l’absence flagrante du terme sciences dans cette vision de l’école de nos bam- bins : imagine-t-on une telle omission dans les textes fondateurs de Jules Ferry ? Par contraste, ces textes contemporains, autant politiques que techniques ou pédagogiques, traduisent une même suspicion de la société vis-à-vis des sciences.

Relevons que les demandes principales et les goûts des lycéens allaient d’abord vers l’histoire, la philosophie, le français et les langues, l’expression artistique, toutes activités perçues comme des outils de développement personnel ou d’insertion sociale.

L’outil informatique, perçu principalement par le biais du traitement de texte ou du ta- bleur, est plébiscité comme un passeport incontournable pour l’emploi, quelle que soit l’orientation choisie : mais s’agit-il de sciences ? Dans ces choix, nous retrouvons cette double requête de sens vital et d’utilité immédiate qui semble bien caractériser notre fin de siècle.

Il n’est pas rare, aujourd’hui, d’entendre un peu partout déplorer l’attrait du public, et partant des élèves, pour les fausses sciences. L’attirance pour le marginal et l’étrange n’est pas neuve - on se souviendra du goût de Camille FLAMMARIONpour le spiritisme, ou de celui d’Edgar ALLANPOE, pourtant capable de donner une explication correcte au paradoxe d’Olbers de Chézeaux (pourquoi le ciel nocturne est-il noir ?) : la nouveauté réside aujourd’hui dans l’ampleur du phénomène, et surtout dans son caractère réac- tionnel (je n’ai pas dit réactionnaire) à la supposée toute-puissance menaçante de la science. Dans un autre registre, des ouvrages comme L’alchimiste, de Paulo COELHO, dont la vertu littéraire essentielle me paraît être l’abus inconsidéré de majuscules mises au service de la Légende Personnelle, tirent à des millions d’exemplaires de par le monde, diffusant un holisme de pacotille, simplifiant outrageusement la complexité du monde pour réduire l’histoire individuelle à un enchevêtrement de forces cosmiques dont il suffirait de dénouer l’écheveau pour retrouver sens de la vie et bonheur de la re- lation. Comme si face à la science, il fallait à tout prix réhabiliter une dimension de sens, d’enchantement ou d’humanisation du monde qu’elle aurait délibérément évacuée.

Limitons là ce constat, pour tenter de cerner les causes.

4. Charte pour l’École du XXIesiècle, Ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie, BOEN n° 13, 26 novembre 1998. Dans le texte officiel et définitif, le mot scientifique ne figure que dans la phrase suivante : «...Les attentes de la société con- cernant les activités physiques ou sportives, artistiques, scientifiques sont de plus en plus fortes».

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PROCÈS LÉGITIME OU PROCÈS INFONDÉ

Nul ne songerait à nier que les savoirs - ces fameux savoirs qui doivent être, ou ne pas être, enseignés - ont subi une mutation extraordinaire en moins d’un demi-siècle.

Spécialisation, croissance vertigineuse de l’information, abstraction et distance crois- sante au monde sensible, complexification extrême sont aisées à souligner. Devant cette explosion, l’information a pris le pas sur la connaissance : plus que le vide qui sus- cite la curiosité et que va combler la connaissance, c’est le trop-plein des savoirs à en- granger qui s’impose et que traduit l’inflation des programmes scolaires. Aujourd’hui, les médias font assez bien leur travail dans le domaine du «faire savoir» la science à grand renfort d’épithètes spectaculaires, mais quel est le contenu de connaissance réelle, de réflexion apporté par cette avalanche d’information ? La revue Le Monde de l’éducation publie désormais régulièrement les meilleures thèses de doctorat, primées d’abord, objets de livres ensuite. Il est frappant de constater que les thèses scientifiques en sont quasiment absentes : peut-on encore communiquer la science avec la langue de tout le monde ?

Démarche de connaissance et de doute méthodique, la science s’impose comme un savoir efficace, associé à une activité pratique, aux possibilités dont les limites ne ces- sent de reculer. Puisque c’est l’efficacité qui est proclamée et qui apparaît à tout propos dans la façon dont sciences et techniques sont enseignées, il n’est pas surprenant que la question nous soit retournée par la jeunesse : pour quoi faire ? à quoi cela sert ? quel rapport avec le bonheur, avec le sens, avec la vie ?

Or la science - la science «dure» - a tout fait pour évacuer l’homme de son champ, et ceci de deux manières. Premièrement la science est fondée, à juste titre cela va sans dire, sur un réductionnisme rigoureux, qui élimine la subjectivité. Il se veut garant d’une objectivité durement conquise sur les opinions ou les dogmes et toujours difficile à pré- server. En second lieu, le propre de l’humain, c’est le langage, la langue commune, les mots pour le dire et se dire. Sur cette universalité du langage, la science a d’abord ins- tallé une autre universalité, celle de la rationalité, difficile conquête qui a progressive- ment pénétré toutes les disciplines du savoir. Puis est venu s’imposer, dans le cœur des sciences dures, et notamment pour la physique, un autre langage, celui des mathémati- ques, étranger à la majorité des humains et bien difficile à accepter tant il apparaît gra- tuit. De façon sournoise s’est installée une confusion entre rigueur absolue des mathé- matiques (en tant que science basée sur la logique du raisonnement) et rigueur des formalisations du monde de la nature (formalisations qui utilisent les mathématiques comme langage mais demeurent toujours soumises à la sanction de l’observation ou de l’expérience) : la physique est alors perçue comme de mauvaises mathématiques ! Ajoutons enfin que les «sciences humaines» donnent trop souvent le spectacle de pré- tentions abusives à l’objectivité contraignante, de déchirements idéologiques ou d’a-

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berrations métaphoriques, caricaturant ainsi le bel attelage que devraient former les ter- mes de «science» et d’«humain».

Évacuant en apparence l’homme même lorsqu’en biologie elles traitent de lui, les sciences pourtant contribuent, plus que jamais dans l’histoire, à le servir bien sûr, mais aussi à le modifier ou le manipuler par les ruptures majeures d’équilibres séculaires qu’elles introduisent : modes de vivre et de travailler, de communiquer et de se soigner, de se déplacer ou de rêver, aucun n’est indemne de bouleversements majeurs. Ces rup- tures concernent tout autant les représentations que nous avons du monde (l’origine de l’univers, de la vie ou de l’homme, les dimensions de l’espace ou la place de la Terre dans celui-ci, l’hérédité, la reproduction et l’espèce, la vie et sa durée, la mort) que les outils techniques nous permettant d’agir sur celui-ci (l’ordinateur, le nucléaire) ou les manières d’être au monde - travail et loisir. On a vu l’âge de la Curiosité et des cabinets qui la nourrissaient au XVIIIesiècle, l’âge du Progrès et des espoirs fous mis dans ce- lui-ci au XIXe; le XXesiècle aura été celui des grandes ruptures d’équilibre, celui où

«la science a connu le péché» à Hiroshima (Robert OPPENHEIMER) celui où la revendica- tion émergente et dominante aujourd’hui, l’Écologie, est souvent perçue comme anti- science ou plus justement, comme un garde-fou aux excès d’inhumanité de celle-ci.

Que de fois, à l’école primaire, l’intérêt des enfants pour la connaissance rationnelle du monde de la nature, - ce qu’on appelle aujourd’hui l’environnement -, ne nous est-il pas traduit par leurs maîtres comme un souci de «lutte contre la pollution» !

Je ne saurais éviter ici un autre point, souvent pudiquement ignoré dans notre souci bien légitime de laïcité : il s’agit du rapport de la science au spirituel. Le XIXeavait cru régler la question d’un trait de plume : la science effacerait définitivement ces formes archaïques de superstition et l’objectivité scientifique s’imposerait dans toutes les acti- vités humaines. On a vu ce qui résulta de ce scientisme naïf. On crut alors se débarrasser autrement de la question, par une séparation absolue des domaines, l’un relevant de l’exercice de la rationalité, l’autre de la sphère privée de la conscience individuelle.

Las ! ne connaissant aucun interdit, la science s’approche bientôt des fondements de l’être humain, du fonctionnement de son cerveau et de sa capacité de procréer, elle n’a de cesse d’en élucider les origines cosmiques et historiques, d’en prédire le comporte- ment ou d’agir sur celui-ci. Rares sont ceux qui soutiendraient aujourd’hui que l’activi- té scientifique ou technique ne doive, d’une façon ou de l’autre, satisfaire à une régula- tion de nature morale, qu’elle ne puisse relever d’un jugement éthique, que fondant de facto sinon de jure des normes de conduite ou d’action elle ne doive être soumise au dé- bat. Pourtant, de la morale au religieux, il reste encore un pas majeur. La résistance op- posée à la science - et, médiocre mais concomitant, le succès des fausses sciences - pro- viennent sans doute aussi, à mes yeux tout au moins, d’une très insuffisante réflexion sur cette dimension spirituelle irréductible de l’homme, et sur son positionnement par rapport à l’entreprise rationnelle de compréhension et de maîtrise du monde qu’est la

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science. Les jeunes, leurs parents souvent, ceux qui abordent l’Occident à partir d’au- tres cultures presque toujours, ceux-là ne mettent pas en cause l’intérêt des sciences, mais ils veulent comprendre comment elles respectent et situent les valeurs d’humanité dont ils se nourrissent. Faute de répondre à cette demande, grands sont les risques de marginalisation : soit qu’un rejet des sciences/techniques conduise à s’isoler dans une société axée sur elles, soit que le déracinement de sa propre tradition condamne à l’er- rance intérieure. Un signe parmi d’autres : les lycéens réclament aujourd’hui un ensei- gnement laïc des religions.

Volume surhumain des savoirs et rythme essoufflant de leur croissance, opération- nalité quotidienne de la science, ruptures d’équilibres et craintes d’écrasement, objecti- vité féconde mais au langage obscur, impact de la science au cœur de l’être humain et de ses représentations, autant de causes qui contribuent sans doute aux désenchante- ments de cette fin de siècle, tandis que les bienfaits auxquels nul ne voudrait renoncer sont considérés comme acquis.

RÉPONDRE

Autant le diagnostic est aisé à porter, autant les remèdes ne s’imposent pas d’évi- dence, car il s’agit d’une crise profonde. Certains d’entre eux relèvent d’adaptations bien nécessaires, telles que l’allégement des programmes pour aller à l’essentiel, le rôle majeur des activités expérimentales, une juste compréhension de la simulation informa- tique, la perception de ce qu’est un modèle, le deuil d’un excès de formalisation : je passe sur celles-là, qui pour n’être pas nécessairement aisées sont pourtant bien claires et grosso modo acceptées de tous.

D’autres que voici vont au cœur du débat. Dans un texte de 1997 portant sur le ly- cée et présenté par le ministre de l’Éducation nationale aux Commissions culturelles des deux Assemblées5, on pouvait lire : «L’enseignement des sciences sera conçu sous son aspect autant culturel et historique qu’opératoire». Ce mot de culture, fameux de- puis que Jean-Marc LÉVY-LEBLONDa souhaité «mettre la science en culture», que re- couvre-t-il précisément ? Constatons d’abord sa valeur incantatoire : il n’est guère de réforme, de texte d’orientation, de colloque, de rapport qui ne reprenne à son compte ce noble objectif, dont - s’agissant de l’enseignement et j’insiste sur cette restriction - il est pourtant bien difficile de dégager la signification. Tentons-le pourtant, à la suite d’un 5. Principes de référence destinés à servir de base à l’organisation et au contenu des études, C. ALLÈGRE, Communication devant la Commission des affaires culturelles du Sénat et de l’Assemblée nationale, 1eret 2 juillet 1998.

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beau texte d’Hubert G, daté de 1992 et republié6en 1997, mais peut-être en voulant aller plus loin que lui.

Une première approche, respectable mais désormais assez triviale, est possible : puisque les lycéens aiment l’histoire, développons l’aspect historique de la démarche scientifique, multiplions les histoires à la Monsieur SCHUTZ, restituons à la science son caractère d’histoire humaine. Bien. Mieux encore, enracinons les idées scientifiques dans les grands courants et les grandes interrogations philosophiques autour desquelles se sont construites les représentations de l’homme d’aujourd’hui : éclaircissons, pour nous d’abord et pour nos élèves ensuite, les notions de vérité, de preuve, de réel, de cau- salité, d’objectivité, de temps ou d’espace, de relativité ou d’indéterminisme. Allons plus loin encore, et engageons les débats (le terme est aussi à la mode) sur la morale et l’éthique, et sur la façon, majeure, dont de nouveaux acquis scientifiques les forcent d’évoluer. Ce vaste chantier est passionnant, sans doute contribue-t-il à permettre au ci- toyen de participer aux choix de société, à développer la citoyenneté républicaine. En- core faut-il savoir de quoi l’on parle.

En effet, nous aurons ainsi construit un discours sur la science, un discours autour de la science. Deux remarques à ce propos : premièrement, de tels discours sont d’au- tant plus intéressants, authentiques aussi, qu’ils évoquent une science déjà bien appri- voisée. On ne connaît que trop la rapide dérive de rencontres, tenues aussi bien avec des lycéens qu’avec des adultes, lorsque les débats, partis d’une vraie curiosité - disons sur le big-bang, ou sur l’évolution climatique -, tournent à l’excès faute d’un ancrage suffi- samment solide dans une rationalité structurée, des faits scientifiques établis et un mini- mum de compréhension de ceux-ci dans leur complexité. En outre, il s’agit alors d’un discours sur la science auquel échappe la nature même de celle-ci : à la limite, il n’ap- prend rien sur elle, il n’a pas fait œuvre de science.

Et c’est bien la question de fond : la science (disons sciences de la nature et techni- ques associées) est un processus opératoire qui n’existe pas sans appropriation. Un en- fant de cinq à dix ans peut tout à fait y pénétrer de façon authentique en manipulant un thermomètre ou en observant le jeu des ombres («Un enfant de cinq ans comprendrait cela ! Allez me chercher un enfant de cinq ans», disait Groucho Marx). Nos constata- tions autour de La main à la pâte7nous le disent sans cesse : cet enfant, tout débutant 6. Hubert G, Pour une culture scientifique et technique minimale, BUP n° 797, pp. 1815-

1824, 1997.

7. L’action de stimulation de l’enseignement scientifique connue sous le vocable de «La main à la pâte» n’est pas directement l’objet de cet exposé. On en trouvera les principes dans l’ouvrage collectif La main à la pâte. Les sciences à l’école primaire, présenté par G. CHAR- PAK(Flammarion, 1996), et l’analyse détaillée des réalisations dans le BUP n° 806, 1998.

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qu’il soit, s’est approprié quelque chose d’absolument authentique. Si elle devait igno- rer cette démarche élémentaire, que serait une culture scientifique à laquelle échappe- rait l’essentiel du processus, avec ses subtilités, ses chausse-trapes, ses erreurs histori- ques mais fécondes, la précision des termes employés, des concepts abstraits laborieuse- ment dégagés du sens commun et de ses illusions... ? la liste est longue. Nous ne pour- rons faire l’économie d’un vrai parcours, intérieur à une pratique des sciences.

Il est assez facile de raconter des «histoires de science» : c’est le propos d’une bonne vulgarisation, j’y adhère tout à fait, cela émoustille, fait vibrer la curiosité, fait rêver, etc. Mais une authentique connaissance de la science, dont nous pouvons tout à fait accepter qu’elle demeure modeste, doit être majoritairement faite de l’intérieur de celle-ci, si possible avec une certaine économie de langage mathématique, en faisant ef- fort pour dire l’essentiel en langue commune. Souvenons-nous que parfois l’emploi de formules est exactement proportionnel au manque de maîtrise que nous avons d’un su- jet ! Dire avec les mains, calculer «sur le dos d’une enveloppe» relève du grand art, mais transmet bien le message !

L’éveil du désir de science, et sa nourriture, demeurent donc premiers, tout doit y concourir : on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif, si vous me pardonnez l’expres- sion, même si l’ambition est d’en faire un citoyen instruit et responsable. Sans doute de- vons-nous beaucoup réfléchir et travailler pour comprendre comment, dans le panora- ma de cette fin de siècle, ce désir est remodelé par la nouvelle place qu’occupent sciences et techniques ; comment la curiosité, le goût de comprendre et d’agir sur le monde - ces ressorts de toute science - peuvent se vivre dans ce nouveau contexte, riche d’inédites possibilités mais encombré de craintes et de complexités nouvelles. Vous comprenez que je n’ai pas de solution prête-à-consommer et je ne prendrai que deux il- lustrations, proches d’ailleurs, de cette nécessité à revoir notre copie.

Première illustration : le philosophe Michel SERRES8souligne l’approche ration- nelle et déclarative qui est celle de la construction méthodique, cartésienne de nos con- naissances, empilements raisonnés et ordonnés de savoirs emboîtés, délivrés par un maître a priori seul détenteur de l’itinéraire programmé. A celle-là, il oppose une autre approche, qu’il dénomme procédurale ou algorithmique, faite de parcours sinueux, aléatoires, juxtaposés dans lesquels l’apprenant, mené par son désir ou ses pulsions vi- tales, parcourt le champ des connaissances (qu’il appelle aussi l’arbre des connaissan- ces) et va butiner chez le maître, ou tel maître, selon le besoin du moment. J’avoue avoir observé avec émerveillement un tel fonctionnement dans le lycée «d’élite» qui rassem- ble en une moderne abbaye de Thélème (Fais ce que voudras !) d’étonnants lycéens sur le site de FermiLab, à Chicago. M. SERRESsouligne encore que c’est le développement 8. Michel SERRES, préface au Trésor, Dictionnaire des sciences, Flammarion, 1997.

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foisonnant des sciences/techniques aujourd’hui qui y incite, la multitude des facettes du réel se réduisant mal au singulier des lois générales, ou plutôt s’y éclatant dans une foi- sonnante diversité d’objets. Il en déduit que notre pédagogie du savoir doit profondé- ment évoluer, dans son acceptation de cette autre manière d’apprendre, vers une autre relation entre apprenants et supposés sachants.

Seconde illustration, à l’appui de la première : l’émergence de la Toile. Voici la bi- bliothèque rêvée par Borgès désormais à portée de tous les claviers. Quel prodigieux stimulus de la curiosité et de l’échange ! Pouvons-nous construire nos cours comme par le passé, alors que nos étudiants peuvent à tout moment les confronter aux contenus et aux images de ce formidable réservoir ? Et, là encore, l’approche est tout sauf linéaire et structurée par le classique hypothético-déductif : entrelacs et rapprochements inatten- dus sont incessants.

Le sociologue Edgar Morin, mobilisé à l’occasion de la consultation des lycées, fait une autre proposition9. Pour lui, le malaise actuel provient de l’éclatement, de la pulvérisation microscopique des savoirs. La réconciliation de ceux-ci avec la vie passe par un effort d’abolition des frontières, par une vision plus globale permettant à l’ado- lescent de se situer dans le monde. Ainsi la physique devrait intégrer la cosmologie, le système Terre, l’histoire des idées depuis deux siècles, voire une réflexion sur le prin- cipe anthropique. La proposition donne un peu le vertige, mais elle est peut-être à la mesure du défi posé par la perte de désir et le dédale des savoirs.

Regardons encore un instant, du point de vue de Sirius et sans accabler quiconque, l’image des savoirs scientifiques que nous offrons à nos enfants lors de leur parcours scolaire. Au primaire, quelques réussites indéniables mais ponctuelles, et une foule im- mense d’instituteurs (ou professeurs d’école) apeurés, angoissés devant la science et ne parvenant pas à l’enseigner au-delà d’activités souvent peu chargées en contenu de ré- flexion, donc des enfants n’expérimentant guère. L’action La Main à la pâte est heureu- sement célébrée et prometteuse mais demeure homéopathique en volume (bien moins de 1 % des classes s’y sont plus ou moins modestement engagées) et son extension doit rester progressive pour ne pas la voir vidée de son contenu. Au collège, un éclatement en disciplines le plus souvent cloisonnées, délivrées chacune avec son langage dans un horaire réduit, sans unité intellectuelle ni synthèse possible : les savoirs en miettes com- mencent presque au biberon ! Entrant au lycée, quelle image des savoirs scientifiques peuvent avoir les adolescents ? Comment ces savoirs pourront-ils être encore reliés en- tre eux, reliés à la vie comme l’ambitionne Edgar MORIN?

9. Edgar MORIN(sous la direction de), Relier les connaissances, en préparation avec Le Monde de l’Éducation, 1998.

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CODA

Je n’ai pas répondu, je le sais, à l’interrogation posée par le titre de cet exposé.

Mais le pouvais-je ? Il n’a pas été question ici, on l’aura compris, d’un quelconque pes- simisme quant à la qualité, la valeur, l’avenir de l’activité scientifique dans notre pays.

Elle me paraît solidement assurée.

Le propos que j’ai voulu tenir relève du souci de partager un trésor, ce trésor que collectivement nous détenons et dont obscurément la richesse et les pouvoirs appro- priés nous sont reprochés. Partage avec tous, et surtout avec tous, et non pas seulement avec les futurs ingénieurs, techniciens, chercheurs. Les exigences de ce partage sont pa- tentes, les conditions bien obscures. A nous de travailler à les éclaircir.

Basculer de l’opératoire vers le culturel ? Peut-être. En tout cas, trouver au sein de la science et parce qu’elle a changé, à la fois en elle-même et dans son rapport au monde, à l’homme, à la société, de nouvelles façons de vivre avec elle, de vivre d’elle.

Des façons moins étrangères et plus personnelles, des façons mieux reliées aux autres savoirs, plus construites sur le jaillissement intérieur de la curiosité et du désir, moins avides de remplir de connaissances en exponentielle croissance un épuisant tonneau des Danaïdes.

Vivre de la science mais autrement, afin que cette pédagogie, cette pratique soit vi- vace comme une plante semée assez tôt et en bonne terre, soit vivifiante comme une dé- licieuse pratique sportive ou artistique, soit viable et non réduite à desséchante abstrac- tion, soit vitale enfin pour répondre au désir de vie.

* * *

Note : ce texte doit beaucoup à un travail collectif entrepris sous la double égide de l’Unesco et de l’Association Descartes, en préparation de la Conférence mondiale de la Science de l’Unesco (Budapest, 1999). Ces travaux préparatoires seront prochainement publiés par l’Association Descartes (46, rue des St-Pères - 75006 PARIS).

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