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Le Désir et les désirs

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Le Désir et les désirs

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LE PHILOSOPHE

SECTION DIRIGÉE PAR JEAN LACROIX 115

C o m i t é de p a t r o n a g e FERDINAND ALQUIÉ GASTON BACHELARD ROBERT BLANCHÉ

HENRI GOUHIER LÉON HUSSON ÉDOUARD MOROT-SIR

GEORGES MOUNIN PAUL RICŒUR JOSEPH VIALATOUX

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C O L L E C T I O N S U P

Le Désir et les désirs

J E A N L A C R O I X

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 1975

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Dépôt légal. — I édition : I trimestre 1975

© 1975, Presses Universitaires de France Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays

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Introduction

Le problème du désir est au centre des préoccupations contemporaines. Depuis deux siècles, il a pris la forme du désir du bonheur, et nous en prendrons comme exemples, entre bien d'autres, ce que nous appellerons les utopies politiques du bonheur de Rousseau, de Saint-Simon, du jeune Marx et de Fourier. Toujours plus ou moins vivantes parmi nous, elles remontent à la conscience claire et, souvent déformées, deviennent des motivations fréquentes d'une partie importante de la jeunesse. Mais, s'en inspirant ou non, les hommes de notre temps reprennent ce thème du désir sous une forme plus aiguë et plus violente. C'est ce que nous analyserons ensuite.

Dans l'ordre de la pensée comme de l'existence, les désirs, sexuels et autres, tiennent la première place. La libido, qu'on emprunte à Freud et qu'on retourne contre lui, conteste non seulement tout interdit, mais l'impossible. On essaie de montrer que cet impossible — la réalité au sens freudien — dépend lui-même de la science et de la raison. Ce sont elles en définitive qui sont dénoncées comme sources de contrainte et de répression.

Aussi aurons-nous à examiner s'il y a une régulation des désirs.

Notre effort tendra à établir que la vraie lutte n'est pas direc- tement entre désir et raison, que le désir en effet est premier et la raison seconde. La régulation, si régulation il doit y avoir, ne peut être qu'immanente aux désirs. Cette régulation interne c'est l'unité virtuelle des désirs, leur relation à un Désir plus profond qui est de l'homme même : l'essence des désirs ne saurait être que le Désir. En quoi consiste ce Désir, intention

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radicale de l'individu comme de c'est ce que nous nous efforcerons de montrer, à partir de la multiplicité des désirs qui explosent aujourd'hui. Ainsi serons-nous amené, dans un troisième temps, à proposer un schéma et une orien- tation de ce que serait une dialectique du Désir et des désirs.

Nous l'emprunterons, pour la plus large part, à Maurice Blondel.

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CHAPITRE PREMIER

Utopies politiques d u b o n h e u r : Rousseau, Saint-Simon

Marx, Fourier

Le bonheur, disait Saint-Just, est une idée neuve en Europe. Il serait facile de contester la formule et de montrer que le désir du bonheur a été le plus profond et le plus constant, dans toute l'histoire des hommes. La sagesse grecque, pour n'en pas évoquer d'autres, a pu en présen- ter des formes diverses, mais toujours, fût-ce sous les aspects opposés du stoïcisme et de l'épicurisme, elle pro- posait un idéal qui est celui du bonheur : le sage seul est heureux. Mais ce serait mal comprendre la pensée de Saint-Just. Elle signifiait que ce qui est une idée neuve, c'est le bonheur pour tous. Elle était loin de l'être absolu- ment : une part importante de la pensée du XVIII siècle a été à la recherche du bonheur universel et, dans l'Antiquité, bien des utopies l'ont prôné. Ce que voulait Saint-Just, c'était appliquer une idée devenue relativement commune.

L'exemple de Rousseau est sans doute le plus caractéristique, et c'est lui qu'il convient d'abord d'analyser. Au XIX siècle les utopies du bonheur vont se généraliser. Celles de Saint- Simon, de Marx (du jeune Marx) et de Fourier sont les plus caractéristiques : à la fois bien différentes et plus pro- ches qu'on ne l'imagine. Chez toutes, on trouve une critique de la situation politique, économique et sociale de leur temps. L'homme prend conscience de ce qu'il ne veut pas

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avant de savoir ce qu'il veut. Sans doute est-ce déjà une pensée implicite, un pressentiment insoupçonné, une affir- mation inconsciemment présente qui permet la critique, mais c'est la négation qui apparaît d'abord. Les hommes ont pris conscience de leur malheur avant de savoir ce qu'ils désiraient. Mais c'est bien un désir fort et confus qui leur faisait refuser leur condition présente. Il est donc normal que toute utopie du bonheur commence par une analyse du malheur, de sa nature et de son devenir. Ce qui est particulièrement suggestif, c'est que, par des moyens divers, toutes ces utopies se proposent un même but : la réconciliation de l'humanité avec elle-même, ce que Hegel appelait la reconnaissance de l'homme par l'homme et Rousseau plus simplement la Transparence. Mon but n'est pas de les reconstituer dans leur détail, de m'en tenir à une certaine reconstitution historique ; il est plutôt de dégager en chaque cas l'idée force qui agit aujourd'hui encore et peut-être plus que jamais. Malgré les apparences, il s'agit moins du passé que du présent. Je me placerai donc moins au point de vue de l'histoire des idées que de leur influence, de leur résurrection parfois — sinon toujours directement du moins par personnes interposées — dans de multiples aspirations ou mouvements contemporains.

I. ROUSSEAU ET LA TRANSPARENCE

Si la pensée de Rousseau est systématique, elle n'est pas systématisée : toutes mes pensées se tiennent, dit-il dans le Contrat social, mais je ne saurais les exposer toutes à la fois. Comme l'a dit si justement Eric Weil, il fallait Kant pour « penser les pensées de Rousseau ». C'est à l'aspect systématique, philosophique de cette pensée que nous vou- drions nous tenir. Rousseau est celui qui a découvert le concept moderne de la raison, c'est-à-dire l'union de la raison théorique et de la raison pratique, la relation précise de la raison et du sentiment (ou de la conscience). Dans

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Julie (II, p. 603), il écrit que Dieu nous a donné la raison pour connaître ce qui est bien, la conscience pour l'aimer, et la liberté pour le choisir. La raison n'est pas proprement innée ; elle est virtuelle et a à se découvrir et à se développer.

Le sentiment seul est donné : exister pour nous c'est sentir.

Notre sensibilité est antérieure à notre intelligence, qui commence par être sensitive. La raison est la faculté qui se développe le plus tard : il faut faire l'homme raisonnable.

En ce sens l'homme qui médite est un animal dépravé, c'est-à-dire qu'il est dépravé en tant qu'animal : l'animalité est donnée, l'humanité est à faire. La pensée et la raison sont conquêtes difficiles mais définitives. Il est dit dans Emile (p. 306) que l'homme ne commence pas aisément à penser, mais que dès qu'il a commencé il ne cesse plus.

S'il est moins doué d'instincts que certains animaux il est

« dédommagé de celui qui lui manque peut-être par des facultés capables d'y suppléer d'abord, et de l'élever ensuite fort au-dessus de celui-là » (Second discours, p. 540).

Rousseau lisait et étudiait plus qu'on ne l'imagine. Il a longuement médité Malebranche, ce philosophe qui a parlé de « la preuve courte, mais incontestable du sentiment ».

Suivant Malebranche, l'homme, depuis le péché, est inca- pable d'aimer par raison. Mais Dieu, par grâce, nous a rendu l'attrait pour la vertu au moyen du sentiment.

Il en va de même pour Rousseau, avec cette différence qu'il n'admet pas le péché originel et que cet attrait existe en nous par nature. Nous sentons avant de connaître. La raison est dévoyée, qui ne s'appuie pas sur le cœur. Certes, elle est la règle, mais qui n'est efficace que par le sentiment.

La bonté dans l'homme est amour de ses semblables, la bonté en Dieu est amour de l'ordre. C'est donc l'ordre seul qui indique la fin de l'homme. Rousseau aurait pu reprendre la formule de Bossuet : l'ordre est ami de la raison et son propre objet. Mais cet ordre il faut l'aimer.

Il y a dans le sentiment rousseauiste une sorte de synthèse de « ce qui est à moi » avec l'ordre, de la subjectivité la plus profonde avec l'objectivité du Bien universel. Tout notre

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développement est commandé par un sentiment premier, fondamental, qu'en son langage Rousseau appelle amour de soi, amour double et un, qui est du même mouvement amour de sa propre personnalité et amour de celle d'autrui.

Ce « sentiment » est en réalité un désir, le désir constitutif de l'être humain. En termes actuels, on dirait que le Nous est antérieur à la distinction du moi et du toi, que la diffé- rence s'établit ensuite à l'intérieur de l'identité. Car le plus profond désir est désir de l'autre. Ce désir de l'autre, Rous- seau l'appelle souvent pitié. Cette pitié, la sympathie au sens bergsonien, est identification à autrui. L'homme commence par se sentir, par s'éprouver pareil à ses sem- blables. Ce désir d'identification est antérieur à toute réflexion intellectuelle : il est premier. Si l'homme est essentielle- ment l'homme du désir, de ce désir, c'est qu'il est l'être du virtuel. La nature sans l'usage de la perfectibilité, c'est

« l'équilibre du pouvoir et du désir ». Mais l'homme est perfectible, c'est-à-dire qu'il aspire au bonheur. Le désir devient alors désir d'être heureux, désir d'être aimé. Le désir humain est donc en définitive désir d'amour absolu, d'amour total. Rousseau l'appelle Transparence. Si l'homme n'est pas proprement sociable, il est fait pour le devenir et aimer les autres. De là tout résulte. « C'est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que naît l'impulsion de la conscience » (Emile, IV, p. 600). Les sentiments humains forment donc un système moral. Les hommes ne peuvent être communau- taires que dans la mesure où ils sont personnels : s'ouvrir au monde et aux autres n'a aucun sens tant qu'on est fermé à soi-même et réciproquement. De ce système moral naît la conscience. La raison est comme la prise de conscience de la conscience, le stade de la connaissance. Rousseau sou- ligne qu'elle est connaissance du bien. La conscience ou amour du bien inspire la raison, qui est ainsi unité de la théorie et de la pratique, de la pensée et de la morale, de la conscience individuelle et de la loi universelle. Il faut philosopher à l'abri de la conscience. Cette raison

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s'oppose à celle des « philosophes », des encyclopédistes.

Elle se distingue radicalement de l'entendement formel.

Aussi, comme Kant, Rousseau ne se place-t-il jamais au point de vue du fait, mais du droit. La question pour lui n'est jamais : Quid facti ? mais : Quid juris ? Ce droit est le droit naturel, au sens de liberté raisonnable, de raison en acte. L'état de nature par exemple n'est pas un concept historique, mais une idée régulatrice, qui permet d'appré- cier les faits et de les organiser systématiquement.

Tel est du moins le schème général, dont nous voudrions seulement dégager les principales articulations.

A) Le problème de Rousseau

La visée ultime de Rousseau est de rendre les hommes heureux. Sans doute parce qu'il a été malheureux dès son enfance, en savait-il long sur le bonheur. Pour avoir expé- rimenté sans cesse la division, il a connu que le malheur consiste dans le déchirement et le bonheur dans la réconci- liation et l'unité. Cette division qui déchirait son être — et puisqu'elle le déchirait —, il a compris qu'elle ne lui était pas naturelle, que chez lui et chez les autres elle naissait donc d'ailleurs. Dire que l'homme est naturellement bon, c'est dire qu'il est bon par nature, tel qu'il sort des mains du Créateur. Le mot nature ne désigne pas un moment de l'histoire humaine, un état qui précéderait l'état civilisé.

La nature, si l'on veut, c'est une essence, une idée régu- latrice au sens kantien, un principe d'action et de jugement.

Au lieu de dire l'homme de la nature, il en viendra même à parler de la nature de l'homme pour affirmer que « notre vrai moi n'est pas tout entier en nous » et que son dessein est l'étude de la « condition humaine ». Dès son Discours sur l'origine de l'inégalité, il met en épigraphe ces mots de Perse, qui l'avaient frappé : « Apprends ce que Dieu t'a ordonné d'être. » Cependant, dans son ensemble, l'histoire de l'homme est mauvaise et l'expérience nous apprend que les gens sont généralement méchants. C'est ce que

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Kant a parfaitement compris, en montrant qu'il n'y a chez Rousseau qu'une contradiction apparente ou plutôt que sa contradiction est celle même de l'homme, pris entre une destination naturelle qui « commence dans le Bien, car elle est l'œuvre de Dieu » et une destination de la liberté, qui « commence par le mal, car elle est l'œuvre de l'homme » Telle est l'opposition du droit et du fait : comment une nature bonne peut-elle produire une histoire mauvaise ? D'où vient une telle contradiction ? Dire que l'homme est naturellement bon, c'est dire qu'il est amour de soi et que cet amour est la source première de l'amour des autres — ou plutôt que les deux sont identiques.

L'homme veut exister le plus possible, et exister au plus haut degré, c'est coexister avec autrui et avec le monde entier. « Je m'aime trop moi-même pour pouvoir haïr qui que ce soit » (Rêveries, VI). C'est en ce sens que Burgelin a pu appeler la philosophie de Rousseau une philosophie de l'existence. L'expansion en autrui est naturelle et ne cesse qu'avec cette préférence que produit la comparaison.

La véritable extase n'était pas pour Rousseau la solitude dans la nature, mais l'humanité pacifiée, la transparence d'êtres communiant entre eux comme avec la nature. Il I. KANT, La philosophie de l'histoire, p. 162. Cf. Sur les débuts de l'histoire humaine (178) : « On peut accorder entre elles et avec la raison les affirmations qui furent souvent dénaturées et en apparence contra- dictoires du célèbre Rousseau. Dans son ouvrage sur l'Influence des sciences et sur l' Inégalité des hommes, il montre très justement la contra- diction inévitable entre la civilisation et la nature du genre humain en tant qu'espèce physique, où chaque individu doit réaliser pleinement sa desti- nation ; mais, dans son Emile, dans son Contrat social, et d'autres écrits, il cherche à résoudre un problème encore plus difficile : celui de savoir comment la civilisation doit progresser pour développer les dispositions de l'humanité en tant qu'espèce morale, conformément à leur destination de façon que l'une ne s'oppose plus à l'autre conçue comme espèce natu- relle. De cette contradiction (étant donné que la culture selon les vrais principes de l'éducation de l'homme, en même temps que du citoyen, n'est peut-être pas même encore bien entreprise, et, à plus forte raison, bien achevée) naissent tous les maux qui pèsent sur l'existence humaine, et tous les vices qui la déshonorent... » Nous renvoyons une fois pour toutes à notre article sur la philosophie politique de Rousseau dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, octobre 1972.

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a célébré tout ce qui fait directement communiquer les hommes et, lui qui a tant écrit, a magnifié la parole vivante contre l'écriture morte. Il a vu en celle-ci une des principales sources des malheurs qui ont accablé les hommes. Il a même comparé la propriété privée, soi- gneusement bornée, protégée et la phrase elle aussi décou- pée, rigoureuse. Les deux domaines se recouvrent : la géométrie des terres et le parallélisme des inscriptions, les attributions respectives et l'organisation syntaxique, le qua- drillage du sol et les règles grammaticales En musique, il aimait surtout le chant et la mélodie, proches de la parole.

Quant à son prétendu culte de la Nature, il n'a rien d'un culte ; il se réfère explicitement au Créateur, à une vue providentialiste de l'univers. Ce qui est vrai, c'est qu'il préfère toujours le naturel à l'artificiel. Et le plus naturel, c'est la communion avec autrui. Il disait que notre plus douce existence est collective, que notre vrai moi n'est pas tout entier en nous. Saint Thomas disait que c'est du même mouvement qu'on aime soi-même, les autres et Dieu, Gabriel Marcel définira l'égoïste comme quelqu'un qui ne s'aime pas trop, mais insuffisamment. C'est que l'amour de soi est amour de ce qu'il y a d'universel et raisonnable en soi, amour profond et intime de notre être qui est essen- tiellement bon. Dans sa plénitude et sa vérité, il est source de tout bien. Nul n'a vu aussi profondément — à l'exception de Nietzsche — que si le plus naturel est de s'aimer, le plus diffi- cile en fait aujourd'hui n'est pas de se haïr, mais de s'aimer.

Car il existe des insuffisances, voire des perversions de l'amour de soi. On ne peut cesser de s'aimer, mais on peut cesser de se mal aimer, disait Malebranche. Rousseau appelle amour-propre le mauvais amour de soi. Il semble avoir emprunté cette opposition à Melanchthon, mais elle était classique. « Saint François de Sales m'a souvent dit, écrit l'évêque de Belley, Camus, que la confusion de ces termes, amour-propre et amour de nous-mêmes, faisait

I. Cf. Ecriture et iconographie, par DAGOGNET, Vrin, 1973.

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naître beaucoup de confusion dans les pensées et dans les actions des hommes. » Et La Rochefoucauld montrait que l'amour-propre s'oppose à l'amour de soi en ce qu'il ne se repose jamais hors de soi et ne s'arrête dans les esprits étrangers que comme les abeilles sur les fleurs pour en tirer ce qui lui est propre. Rousseau donne sa marque à une opposition qui va commander toute sa philosophie de l'éducation et de la politique. L'amour-propre ne nous exprime pas : il reste extérieur à notre vrai moi. Il est amour du particulier et non de l'universel, du moi empirique et non du moi rationnel — on aurait envie de dire du moi transcendantal. C'est un amour de préférence qui s'installe dans une relation faussée où l'on méconnaît également soi et l'autre. L'homme bon se compare peu aux autres ; le méchant est celui qui tient beaucoup à l'opinion. L'amour de soi est être, l'amour-propre apparence. En croyant s'aimer, l'homme de l'amour-propre n'aime que le reflet qu'il espère donner de lui-même aux autres, il n'existe que par l'opinion qu'ils ont de lui. Telle est la vanité.

Rousseau dénonce en elle cette forme de lien social qui est proprement le mensonge social et que Malebranche appelait déjà société d'opinion. L'amour-propre consiste à tenir compte de soi sans s'aimer. Cette vanité, que le vaniteux tient pour suffisance en soi, n'est que suffisance en autrui. Rousseau l'appelle parfois honneur, pour bien dénoncer son caractère d'opinion. « Il ne faut pas confondre l'Amour-propre et l'Amour de soi-même : deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L'Amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'Amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l'honneur » (Discours sur l'inégalité, note XV, III, p. 219).

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Comme l'homme Rousseau est toujours présent au pen- seur Rousseau, pour saisir sur le fait comment l'amour de soi dégénère en amour-propre et cependant lui demeure présent car jamais l'artificiel n'évacue absolument la nature, il suffit de lire — et de comprendre —, à la fin du chapitre II des Confessions, l'épisode de Marion, la servante. Confronté avec elle pour un ruban qu'il a volé, Rousseau l'accuse et la laisse chasser. Sans doute à cause de cette honte qui s'empare surtout des timides et les empêche de s'avouer à autrui. Mais l'explication que donne Rousseau, et qu'on lui a tant reprochée, n'est pas psychologique mais morale et tient au cœur de la doctrine. « Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée. » Rousseau ne se légitime pas, il se condamne au contraire mais aussi il s'explique, il démonte le mécanisme du mal. En réalité jamais il n'a eu autant de sympathie — au sens bergsonien du terme — pour un autre être, ne s'est autant mis à sa place : jamais la transparence ne fut plus totale. Il éprouvait au-dedans de lui ce qu'éprou- vait Marion, il la soupçonnait même d'avoir fait ce qu'il voulait faire, lui donner le ruban parce que lui-même voulait le lui remettre. Si méchant est contraire de bon, jamais Rousseau ne fut aussi peu méchant, jamais il ne fut aussi bon. Mais, pour employer son langage, jamais il n'a été aussi peu vertueux. Dans l'état social dégénéré où nous nous trouvons, la bonté naturelle ne suffit plus. Il faut lutter pour la réaliser, il faut résister aux mauvaises influences sociales, il faut surmonter les obstacles et se reconquérir contre les passions malsaines. Dans Julie, Rousseau dit que la vertu est un « état de guerre ». Dans notre société, le combat doit être perpétuel pour réaliser la moralité, et ce combat est précisément la vertu. Dans cette lutte, Rousseau sait mieux que personne qu'il a été souvent vaincu. Il sait même exactement à quel âge et à quel moment il a découvert qu'il ne suffisait pas d'être bon,

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qu'il fallait être vertueux (Confessions, p. 115). Chez lui, comme chez les autres êtres d'une société mauvaise, l'amour- propre a souvent recouvert, sans le détruire, l'amour de soi.

Par là se précise le problème de Rousseau : comment l'amour de soi constitutif de la nature humaine a-t-il pu dégénérer en cet amour-propre qui se développe dans l'histoire ? Le résoudre, c'est faire ce que Rousseau appelle la généalogie du mal : l'explication généalogiste est aussi caractéristique de Rousseau que de Nietzsche. Puisque l'homme est naturellement bon, il faut qu'en un sens le mal lui vienne de l'extérieur. Il le répète inlassablement, par exemple dans la lettre à Christophe de Beaumont :

« Si l'homme est bon par nature, comme je crois l'avoir démontré, il s'ensuit qu'il demeure tel tant que rien d'étran- ger à lui ne l'altère : et si les hommes sont méchants, comme ils ont pris de peine à me l'apprendre, il s'ensuit que leur méchanceté vient d'ailleurs : fermez donc l'entrée au vice et le cœur humain sera toujours bon. » Le mal ne peut davantage venir de Dieu, qui est la parfaite bonté. Il faut donc à la fois qu'il vienne de l'homme et lui soit étranger, qu'il soit issu non de sa nature mais de son histoire, c'est-à- dire de la société. Dans sa lettre à de Beaumont encore, il s'élève contre ceux qui voient dans le mal une conséquence nécessaire de sentiments mauvais inhérents à la nature humaine et revendique la paternité d'une explication qui montre comment il est né de l'histoire. « J'ai montré que tous les vices qu'on impute au cœur humain ne lui sont point naturels, j'ai dit la manière dont ils naissent, j'en ai pour ainsi dire suivi la généalogie. » Dans le Troisième dialogue, il redit qu'il a toujours défendu le même principe, à savoir que la nature (providentielle) a fait l'homme heureux et bon, mais que la société le déprave, que l' Emile n'est qu'un traité de la bonté originelle de l'homme destiné à montrer comment la vie et l'erreur, étrangères à sa consti- tution, s'y introduisent du dehors et l'altèrent insensi- blement. Et dans une lettre au P. Cramer, il déclare que l'Emile n'est pas tant un traité d'éducation qu'un ouvrage

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philosophique « sur ce principe que l'homme est naturelle- ment bon ». Mais dire que la société est mauvaise n'est pas une explication. Si l'homme bon donnait nécessairement naissance à une société mauvaise, ce serait même une contradiction. Toute la question est de savoir comment la méchanceté historique a pu succéder à la bonté originelle.

La philosophie politique de Rousseau repose sur une remarquable philosophie de l'histoire qui a une grande importance et a influencé des penseurs comme Kant et Hegel. La société, l'histoire, la civilisation, la culture, de quelque nom qu'on les nomme, ne sont pas mauvaises en elles-mêmes. Elles sont à la fois bonnes et nécessaires.

C'est la société qui, « d'un animal stupide et borné », a fait « un être intelligent et un homme ». L'homme se fait homme dans et par le développement historique. L'histoire est inscrite dans sa nature d'être perfectible. C'est la vraie distinction entre l'homme et la bête. La perfectibilité est la « faculté qui, à l'aide des circonstances, développe succes- sivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu » (Second discours, p. 142).

Par sa perfectibilité même, l'homme est voué à un devenir qui dépend de lui : sa nature est d'être une essence histo- rique. Cette idée sera reprise par Hegel et deviendra le principe du développement dialectique de l'histoire : dans sa Philosophie du droit, il reconnaît sa dette à l'égard de Rousseau et déclare que « ceux qui ont affirmé cette perfec- tibilité ont deviné quelque chose de la nature de l'esprit ».

Cette conception, sans référence à Rousseau, est aussi inspiratrice de toute la philosophie de l'histoire (et de toute la politique) de Comte, pour qui l'hérédité fixe les limites indépassables du progrès humain tandis que l'édu- cation ou la tradition est la source de tout le progrès pos- sible Le lien entre l'éducation et la politique a ainsi été établi une fois pour toutes. Ce qu'a aussi profondément vu Rousseau, c'est que perfectibilité et liberté se com-

I. Cf. notre volume, La sociologie d'Auguste Comte, 4 éd., 1973.

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mandent mutuellement et en définitive sont identiques.

Aussi corruption et perfection ont-elles même source. Par la perfectibilité « l'originelle simplicité », la simplicité de nature est détruite à jamais. C'est par elle que s'introduit la dualité du bien et du mal, la transformation du désir animal en désir humain se faisant « soit en bien soit en mal ».

L'histoire dépend de la perfectibilité et des circonstances.

Le mal n'est pas la société, l'histoire, la civilisation, la culture, mais telle société, telle histoire, telle civilisation, telle culture, qui auraient pu être autres et qu'on peut redresser. En fait, si l'on peut dire, l'histoire a mal tourné, mais aurait pu tourner autrement. Rousseau analyse souvent, dans le détail, les circonstances qui, à un moment donné, ont contribué à un mauvais aiguillage et à l'aggravation du mal. Mais, au-delà des circonstances, il y a une cause première qui a engendré le mal dont Rousseau a suivi l'histoire. Cette déviation primitive, les chrétiens l'appellent péché originel, ce qui signifie qu'il n'est pas originaire, qu'il n'est pas de la nature, mais de l'histoire. Tout en refusant le péché originel proprement dit, Rousseau d'une certaine manière, en retient l'idée. Affirmer que cette faute est de l'histoire, c'est admettre qu'elle aurait pu ne pas avoir lieu, qu'elle est contingente. Rousseau dit qu'elle résulte d'un « funeste hasard ». Ce funeste hasard, ce péché originel si l'on veut mais à condition de préciser qu'il est réparable ici-bas, c'est l'institution de la propriété. Ce qui exige explication.

Rousseau n'est ni le seul ni le premier à avoir répondu ainsi. Il rejoint ici les penseurs les plus divers — ou ceux-ci le rejoignent. Jean de La Croix, Spinoza, Marx l'ont fait à leur manière et il serait passionnant de comparer leur réponse. Pour Jean de La Croix, la racine du mal est dans l'esprit de propriété, cet aspect de l'instinct de puissance qui va jusqu'à la recherche de Dieu non dans l'être, mais dans l'avoir. Non que la possession elle-même soit mauvaise, mais l'attache : le mal n'est pas dans les choses, mais dans la manière de s'y attacher, comme si elles étaient le bien

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Au règne de la raison semble devoir succéder celui des désirs. Beaucoup de jeunes refusent toutes contraintes, qu'elles naissent des impassibilités prétendument naturelles ou des interdits sociaux. Ce livre a pour but avant tout de décrire ces désirs et de dégager leurs motivations profondes, conscientes ou inconscientes : désirs de vivre, de communi- quer, de jouir, désir de communauté et de libération à la fois.

Ils sont d'abord une sorte de retour du refoulé, après une période d'éducation et de société répressives. S'inspirant de Marx et de Freud autant qu'ils s'y opposent, ils trouvent aussi leur source dans ce qu'on pourrait appeler les utopies politiques du bonheur, dont quatre sont analysées en fonction de leur influence sur les attitudes contemporaines : Rousseau et la Transparence, Saint-Simon et l'Habitat humain, le jeune Marx et la Fin des Aliénations, Fourier et le Flux du Désir.

Les jeunes contestent souvent la Technique, la Science, voire la Raison et la Vérité, en leur opposant les désirs. La vraie question ne serait-elle pas plutôt celle du rapport des désirs et du Désir, dont les désirs ne sont que des expressions plus ou moins approchées ? L'ouvrage se termine ainsi par une dialectique, d'inspiration blondélienne, du Désir et des désirs.

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ﺩﻋ لﻘﻨ ﺩﻗ ﻲﺴﻝﺩﻨﻷﺍ ﻥﺎﻴﺤ ﺎﺒﺃ ﺩﺠﻨ لﺎﺜﻤﻝﺍ ﺭﻴﺴﻔﺘﻝﺍ ﻲﻓ ﻁﻴﺤﻤﻝﺍ ﺭﺤﺒﻝﺍ ﻪﺒﺎﺘﻜ ﻲﻓ ﻪﻴﻭﻝﺎﺨ ﻥﺒﺍ ﻥﻋ ﺀﺍﺭﺁ ﺓ.

On peut interpréter cette réaction comme un refus de l’inéquité, mais il est plus parcimonieux, au vu de ce que nous savons sur leurs capacités cognitives et leur vie