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L'EVOLUTION DE LA JUSTICE AMÉRICAINE

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LE DROIT FRANÇAIS S'AMÉRICANISE-T-IL ?

L'EVOLUTION

DE LA JUSTICE AMÉRICAINE

Martin Shapiro

L

1 expérience des Américains avec leur justice présente

deux aspects d'un intérêt évident pour les Européens qui i I envisagent de réformer leur propre système judiciaire. Le premier aspect concerne les procureurs, le second, l'importance des interventions de la justice dans les affaires publiques. La plus grande confusion règne toutefois, car les Français ou les Italiens, qui parlent d'activisme judiciaire ou de « judiciarisation » de la poli- tique, se réfèrent le plus souvent à l'augmentation du nombre d'affaires traitées par leurs procureurs, qui sont des juges ; tandis que les Américains, qui étudient la question de l'activisme judiciaire, ne tiennent pas compte de l'action des procureurs, qui chez eux sont non pas des juges mais des membres du pouvoir exécutif.

Au niveau du gouvernement fédéral, le ministre de la Justice (Attorney General), nommé par le président des États-Unis, assure à la fois les fonctions de conseiller juridique du Président et de

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procureur général, devant lequel sont responsables tous les procu- reurs fédéraux. Son adjoint le plus proche (Soliciter General) est le premier procureur du gouvernement et supervise tous les avocats généraux du ministère de la Justice. Chacun des nombreux districts qui composent les États-Unis compte également son procureur. Ces derniers, tout en jouissant d'une assez grande autonomie dans leurs activités locales, sont nommés par le Président et respon- sables devant le ministre de la Justice. Si des centaines d'avocats sont employés par le ministère, le procureur placé à la tête de chaque juridiction obtient son poste sur nomination politique et reste au service du Président ; le plus souvent, bien que ce ne soit pas toujours le cas, il quitte ses fonctions chaque fois que le parti politique adverse remporte l'élection présidentielle. La plupart des États américains sont divisés en plusieurs districts juridiques, dont chacun est dirigé par un avocat général (district attorney), à la tête d'une équipe d'avocats du service public local. Dans la majorité des États, ces avocats généraux sont élus au suffrage direct.

La loi américaine n'impose quasiment aucune limite au pou- voir discrétionnaire du procureur, qui n'est soumis qu'à un droit de regard extrêmement restreint. Les procureurs décident seuls de lan- cer ou non des poursuites judiciaires et pour quel motif - d'où les célèbres « arrangements » entre la défense et l'accusation, qui sont le fondement même du système de la justice pénale américaine.

C'est précisément parce que la justice américaine leur attri- bue de très larges pouvoirs qu'elle rend les procureurs directement responsables sur le plan politique : ils sont élus au suffrage direct ou nommés par un membre du gouvernement, lui-même élu au suffrage direct. Le cas échéant, il est donc délicat pour ces procu- reurs « politiques » d'engager des poursuites contre leurs collègues politiques, du moins ceux de leur propre parti. Dans les pays de droit civil de l'Europe continentale, les procureurs relèvent d'une magistrature en principe indépendante et neutre et, toujours en principe, ils n'ont pas le choix : la loi les contraint à poursuivre tous les délits dont ils ont connaissance.

À première vue, les procureurs européens semblent donc bénéficier d'une plus grande indépendance envers les hommes politiques, mais ils n'ont eux-mêmes aucune sanction politique à craindre. Les procureurs américains, eux, sont directement sanc-

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tionnés sur ce plan, mais, par là même, ne sont pas vraiment indé- pendants envers les hommes politiques en place. De chaque côté de l'Atlantique, on a ainsi choisi de favoriser un pôle opposé du même dilemme.

En Europe comme aux Etats-Unis, on insiste sur l'indépendance de la justice

Aux États-Unis, c'est le scandale du Watergate, sous la prési- dence de Nixon, qui a mis ce dilemme en évidence. On ne pouvait guère, en effet, s'attendre à ce que le ministre de la Justice, respon- sable politique et conseiller juridique direct du Président, conduise une enquête et des poursuites judiciaires énergiques contre celui qui l'avait nommé. La promulgation par le Congrès d'un décret accordant un statut spécial à un procureur général indépendant, extérieur au ministère de la Justice, afin d'instruire les délits commis par des membres du pouvoir exécutif fut au premier abord bien accueillie par les démocrates, et seuls quelques républicains expri- mèrent leur scepticisme. Plus récemment, sous la présidence de Clinton, les démocrates ont un peu mieux compris la portée du problème. Des procureurs indépendants peuvent avoir une influence radicale sur la politique électorale selon la nature et le calendrier de leurs enquêtes et de leur décision d'engager ou non des poursuites judiciaires. Il peut, en outre, se révéler impossible de les sanctionner pour de telles interventions. C'est une leçon que les Européens ont comprise depuis quelque temps déjà. En Europe comme aux États-Unis, on insiste sur l'indépendance de la justice ou l'on s'inquiète de l'éventuel pouvoir politique des procureurs indépendants selon que ses propres amis ou ennemis politiques se trouvent sur le banc des accusés.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'Europe connaît une très forte augmentation du nombre de recours judiciaires, c'est-à- dire de l'invalidation de textes de loi ou de décrets administratifs jugés contradictoires avec un statut, une constitution ou un traité d'ordre « supérieur » ; le plus souvent, il s'agit d'interpréter un texte qui reconnaît un droit à un individu ou qui délimite la sphère de

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compétence de certaines institutions. En France, ce type de recours existe depuis longtemps sous une forme très active grâce à la sec- tion juridique du Conseil d'État. Avec sa propre Constitution, les statuts qui régissent la Convention européenne des droits de l'homme et divers traités européens, la France connaît aujourd'hui un nombre et une variété sans précédent de réexamens de ses lois par ses propres tribunaux comme par des cours transnationales. Dans ce contexte, la longue expérience des États-Unis en termes de recours judiciaires envahissants présente donc naturellement un grand intérêt.

On peut résumer rapidement cette expérience. Le recours judiciaire est un moyen utilisé fréquemment aux États-Unis pour imposer une prise de décision politique. Les juges fédéraux sont nommés à vie par le Président, avec l'agrément du Sénat. Il n'existe aucun système de promotion ou de mutation ; chaque juge conti- nue à servir l'État au poste auquel il a été affecté, à moins qu'un président ne décide de proposer sa nomination à un autre poste.

En dépit d'une certaine pression pour que seuls soient nommés des juristes « qualifiés », les nominations des juges fédéraux ont toujours été reconnues pour être avant tout politiques. Une fois nommés, les juges fédéraux sont censés préserver une totale indé- pendance et une complète neutralité envers la politique des partis, et c'est généralement le cas. Les États, pour leur part, font appel à des méthodes très variées pour désigner les juges - nominations politiques, élections, nominations non partisanes -, mais on n'y trouve aucun magistrat de carrière comme en Europe.

Les Américains ont toujours eu le don de transformer des controverses politiques en litiges juridiques. Les juges du Nouveau Monde ont toujours été mieux disposés pour intervenir, et bien plus loin, dans les questions politiques que les juges des autres pays. Dans la période de l'après-guerre, cette tendance générale a été accélérée à plusieurs niveaux : par le Congrès et par la Cour suprême, qui ont étendu la sphère de compétence de la justice au point que quasiment n'importe qui peut porter quasiment n'importe quelle question devant les tribunaux ; par des décisions juridiques, qui ont ajouté de nombreux droits nouveaux à la Constitution et attribué de nombreux devoirs de procédure nouveaux à l'Admi- nistration ; et par des décrets du Congrès, qui ont largement étendu les pouvoirs de contrôle de l'Administration tout en la soumettant

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au recours judiciaire. En outre, l'augmentation des poursuites col- lectives a permis à la loi sur le préjudice - naguère interprétée comme une loi à caractère exclusivement privé, concernant le pré- judice personnel infligé à un individu par un autre - de devenir un mécanisme essentiel de l'innovation politique, notamment dans les cas où le processus normal de législation a échoué. Les procédures judiciaires ont ainsi entraîné une évolution significative de la poli- tique américaine sur le tabac et sur le port d'armes en raison même de l'échec du Congrès à satisfaire le grand public par une législa- tion appropriée dans ces domaines.

Nombreux sont ceux qui ont applaudi à ces décisions « poli- tico-juridiques », et surtout ceux qui ont bénéficié de ces interven- tions de la justice. En règle générale, celles-ci ont plutôt servi la gauche américaine. Mais une fois que le parti républicain s'est retrouvé de plus en plus souvent en position de nommer des juges, la gauche a montré un peu moins d'enthousiasme envers cette méthode. Plus globalement, la prédominance des poursuites judiciaires en tant que mode d'action politique a commencé à soule- ver une inquiétude croissante. Avec le système des recours mul- tiples, très fréquents aux États-Unis, les procès peuvent facilement durer très longtemps, imposer de longs retards aux initiatives publiques et privées, entraîner des coûts de procédure extrême- ment élevés, et permettre aux plaideurs d'obtenir des concessions disproportionnées de la part de ceux qui souhaitent en finir rapide- ment. Avant de prendre de nouvelles mesures, les organismes fédéraux s'attachent désormais à trouver le moyen d'éviter tout recours judiciaire. La remise en question de la politique basée sur la jurisprudence s'explique également par le fait que les juges ne sont, d'une part, pas nécessairement très au courant des affaires sur lesquelles ils interviennent et, d'autre part, pas faciles à sanc- tionner politiquement. La traduction de chaque conflit social, éco- nomique et politique en termes de <• droits » ne sert pas forcément les besoins de compromis et de conciliations d'une démocratie.

Le « légalisme accusatoire » et le « fétichisme des droits » amé- ricains créent un certain malaise général ; mais on admet en même temps que la justice a souvent offert une alternative politique utile à ceux qui sont désavantagés, pour une raison ou une autre, par la politique électorale, législative et bureaucratique. La Cour suprême

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a légèrement restreint le droit des individus à entamer une procé- dure judiciaire et quelque peu diminué la fréquence de ses inter- ventions' politiques à travers la création de nouveaux droits constitutionnels. On reconnaît désormais que l'annonce officielle d'un « droit » revient à déclarer la priorité d'un intérêt social, éco- nomique ou politique sur d'autres intérêts concurrents ; en consé- quence, ceux qui sont « pour les droits •> ne sont pas forcément du côté des « bons ». On voit apparaître quelques tentatives pour limiter les poursuites pour préjudice qui font encourir aux entreprises pri- vées des risques énormes et imprévisibles, et servent parfois à enri- chir les avocats beaucoup plus que les victimes.

Les tribunaux américains ont officialisé, réglementé, garanti, encouragé.

Mais seuls des changements limités et marginaux sont envisa- gés quant au rôle des procès et à l'intervention des juges dans la politique américaine. Cette expérience constitue à la fois un encou- ragement et un avertissement. Les tribunaux américains ont officia- lisé des droits individuels importants, réglementé le comportement des policiers, proclamé l'égalité des races et des sexes, garanti des prises de décisions administratives raisonnées, basées sur la transpa- rence, l'étude des dossiers et la consultation du public, et encouragé la protection de l'environnement. Ils ont pris des mesures favorisant l'égalité des dépenses d'éducation pour tous les enfants, riches ou pauvres. Ils ont depuis longtemps réussi à garantir le libre-échange entre les États de la fédération. Dans nombre de ces domaines, l'action judiciaire et l'action politique ont avancé dans la même direction et à peu près à la même vitesse. Dans certains cas, comme la discrimination raciale, on peut soutenir que seule l'action législa- tive a été décisive. Dans d'autres domaines, c'est l'action judiciaire qui a joué un rôle déterminant pour faire avancer la loi. Enfin, dans certains cas, tels que la liberté d'expression, la religion et la peine de mort, les résultats obtenus par la justice semblent mitigés ou incertains, à l'image des sentiments ambivalents du grand public.

On ne saurait toutefois négliger l'aspect négatif de l'expé-

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rience américaine. La Cour suprême a eu beau brandir des droits constitutionnels qui sont traités avec le plus grand respect par la majorité des Américains et puissamment soutenus par le Congrès, la discrimination raciale et la ségrégation n'ont pas disparu. On ne peut compter sur les tribunaux pour faire profondément évoluer la société. La Cour suprême a eu beau « constitutionnaliser » la ques- tion de l'avortement et, en quelque sorte, rédiger son propre texte de loi nationale sur l'avortement, elle a attisé ce conflit politique et social au lieu d'y mettre fin. On peut en dire autant de ses efforts pour empêcher la religion de pénétrer à l'intérieur des écoles publiques. Les tribunaux d'État et les cours fédérales ont parfois essayé de garantir une plus grande égalité économique et sociale, mais leurs efforts n'ont jamais été réguliers, cohérents ni victorieux - à l'image, là encore, des fluctuations de l'opinion générale. De nombreuses initiatives judiciaires, même réussies, sont restées controversées ; les nominations à la Cour suprême sont devenues un sujet de conflit dans les politiques partisanes ou électorales ; et l'hyperactivisme judiciaire est parfois accusé d'augmenter considé- rablement le coût des procédures tant pour les entreprises commer- ciales que pour le gouvernement. Enfin, dans les cas, assez rares mais très médiatisés, où des dommages et intérêts très élevés ont été accordés par des jurys, la tendance des tribunaux à se laisser influencer par des considérations raciales dans des affaires crimi- nelles et leur incapacité à comprendre des dossiers économiques et techniques complexes dans des procès de concurrence ou de propriété intellectuelle ont créé un malaise certain. De plus en plus, le public semble estimer que le système américain, qui offre de si généreuses possibilités de poursuites judiciaires, engendre trop de procès - et ce, bien que rien n'indique en fait qu'il y ait plus de procès aux États-Unis qu'ailleurs, proportionnellement au degré d'activité économique et de réglementation du pays.

Il faut enfin rappeler une particularité qui rend l'expérience des États-Unis difficile à comparer à celles des autres nations : la nature même de la justice américaine. Les États comptent peu de juges élus, et les juges qui ne sont pas élus sont généralement nommés par des responsables politiques. C'est un facteur essentiel : les juges américains ne sont pas des juges de carrière. La plupart d'entre eux obtiennent leur premier poste à mi-chemin de leur vie

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professionnelle, après une carrière réussie dans le privé en tant que juristes ou, plus rarement, dans le public en tant qu'avocats généraux du ministère. La plupart ont une longue expérience de la gestion des affaires par les grandes entreprises privées. La plupart ont fréquemment représenté des intérêts privés contre le gouverne- ment. Beaucoup ont été très actifs au sein de leur parti politique.

Dans les cours fédérales et les plus hautes cours des États en parti- culier, la plupart des juges ont accepté un revenu moins élevé pour passer d'un cabinet privé à la magistrature. Ils n'ont aucune raison particulière de croire qu'ils seront un jour nommés dans un tribunal d'instance supérieure, et sont donc peu enclins à se sou- cier de ce que pensent d'eux leurs « supérieurs », judiciaires ou autres. Dans leur vie personnelle et professionnelle, les juges entretiennent des relations plus proches avec les avocats qu'avec les autres membres du gouvernement ; de fait, ils seraient surpris et offensés de se sentir considérés comme appartenant au gouver- nement. Ainsi, forts de leur expérience, des succès remportés au cours de leur carrière juridique et de la vision de leur propre rôle, les juges américains sont particulièrement sûrs d'eux-mêmes dans leurs interventions dans la vie publique et ne nourrissent aucune sympathie particulière pour le gouvernement. Seuls les magistrats britanniques leur sont comparables à cet égard, mais ces derniers sont entravés par la traditionnelle souveraineté du Parlement, alors que la justice américaine a toujours revendiqué son statut de parte- naire indépendant du gouvernement.

Martin Shapiro *

Traduit de l'américain par Catherine Sarthou

* Martin Shapiro est professeur de droit à l'université de Californie, Berkeley.

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