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Academic year: 2022

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D A N S L E U R N U I T

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Fiction & Cie

Perrine Lamy-Quique

D A N S L E U R N U I T

récit

Seuil

57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe

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c o l l e c t i o n

« Fiction & Cie »

fondée par Denis Roche dirigée par Bernard Comment

Les éléments fautifs présents dans le texte ont été conservés volontairement par l’auteure.

Photographie ci-contre : Sanatorium de Passy, 1970

© Patrick Guyot / Le Dauphiné Libéré

Pour la citation en exergue : Marie-Jo Simenon, in Georges Simenon, Mémoires intimes, suivis du Livre de Marie-Jo,

© Georges Simenon Ltd, Presses de la Cité, 1981 Pour les citations de Georges Simenon :

Maigret chez le ministre,

© Georges Simenon Ltd, 1955, All rights reserved

isbn 978-2-02-148596-7

© Éditions du Seuil, septembre 2021

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

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Oh Seigneur, je suis réellement persuadée que ce que j’essaie d’obtenir dans cette putain de vie n’existe pas.

Marie-Jo simenon

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Mauricette

– Ok. J’ai pas l’habitude de procéder comme ça, mais essayons…

Tu mets du sel ?

– Oui, pour la terre. On a déjà l’eau, et des bougies pour le feu… on va pas aller ramasser de la terre dehors par ce froid… Et puis c’est bon, le sel ! Et comme t’as amené les chocolats, on va les mettre en offrande… c’est important, les offrandes… enfin, c’est ce que disait ma grand-mère, alors on va faire comme elle disait…

Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

– Vas-y, bats les cartes… elles sont toutes pourries, faut que je les change…

Comme ça ?

– Ouais, tu les tournes doucement, en prenant bien le temps de penser…

A quoi ?

– A ta question, une vraie question. Non, Perle ! Laisse Perrine tranquille… Et maintenant, tu m’en sors cinq… Perle,

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arrête ! Voilà… Quatre et cinq, c’est bon… C’était quoi, ta question ?

C’était… Est-ce que des vérités peuvent encore sortir aujourd’hui ?

– Ah…

– Alors… c’est bizarre.

Quoi ?

– Ben c’est comme si quelqu’un refusait.

Quoi ?

– Que la vérité sorte.

Ok…

– Ça, c’est la carte des nouvelles, tu vois, et c’est la carte du Jugement aussi… Tu vas me dire : Je connais l’histoire, mais là… le Jugement… que je t’explique… C’est un cercueil, donc normalement c’est une nouvelle rapide. Mais tu vois les trompettes ? Y a quelqu’un qui va empêcher. Quelqu’un va mettre des bâtons dans les roues… Faudra que tu fasses bien attention, quand tu vas faire tes recherches…

Hm hm…

– Oui. Fais bien attention si une personne veut t’aider, te laisse pas faire.

C’est quoi, cette carte ?

– Le Chariot. C’est l’homme qui a réussi, mais c’est celui à qui c’est arrivé tout cuit. Et sorti comme ça, à l’envers, ça veut dire que quelqu’un va t’empêcher… C’est quelqu’un qui est très mal dans sa peau, qui a raté quelque chose… ou qui ne veut pas…

Ok…

– … ou qui ne peut pas le faire sortir. Cette personne, c’est un homme, qui a le pouvoir de l’argent. Mais quand tu vas le rencontrer, il aura perdu son aura. Il sera peut-être même un

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peu malmené sur le plan financier. Donc il faudra que tu fasses attention, parce que les gens qui sont mal dans leur peau, ils font chier…

Tu m’étonnes…

– Mais après, c’est la carte de la nouveauté, du recommen- cement. Des choses vont sortir… Mais peut-être pas tout, parce que tu vois, il n’y a que 3 pieds à cette table.

C’est quoi ?

– C’est le Bateleur… c’est une sorte de jongleur… mais c’est aussi une sorte de bonimenteur, tu vois ?…

Ouais…

– Par contre, tu vas avoir l’aide d’un autre homme… mais cette fois il faudra que tu fasses attention à ton imagination, à ne pas te laisser envahir par trop d’émotions… perdre le contact avec la réalité.

C’est quelle carte ?

– C’est la Lune… mais la Lune est menteuse.

Ah.

– Oui, tu vois bien, elle change toutes les semaines, elle est pleine, machin… c’est les cycles. Faudra que tu fasses attention, quand t’auras des discussions… méfie-toi avec qui tu causes. Elle est importante cette carte ! Quand elle est à l’envers comme ça, j’ai remarqué que c’était souvent par rapport au passé. Elle me dit que non, ma prof, mais elle me fait chier, moi j’en suis sûre… Bref, faudra bien faire la part des choses, peser ce qu’on te dit, réfléchir à ce que tu mets en route. Ça va être long et fatigant. Fais bien attention à ne pas te laisser trop envahir par des choses qui… enfin, tu vois ?

Oui… enfin, je crois… Mais tu commences à me faire flip- per, Mauricette !

– Tiens, mets-en une là-dessus, que je voie à quoi ça res- semble…

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Quoi ? – La menace.

N’importe laquelle ? – Oui.

Je la retourne ? – Oui… vas-y.

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1. les bois abattus

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Daria

… c’est difficile de revenir sur tout ça, vous savez, c’est tellement loin… et mes souvenirs ne sont pas toujours fiables.

J’étais tellement petite… et complètement broyée… parce qu’on ne me donnait que des bribes d’informations, pour pas que je sois traumatisée… Mais il faudrait que je vous raconte tout depuis le début ?… Oui… Bon… Il s’appelait Jean-Pierre et c’était le seul petit Parisien. Il avait 13 ans et moi 11… On était très fragiles, Jean-Pierre et moi, quand on était petits et comme il avait grandi d’un coup, ça l’avait encore plus affai- bli… Et un jour, il s’est mis à présenter des problèmes respi- ratoires. A la fin des années 1960, c’était monnaie courante de faire un virage de BCG, mais là, le problème, c’est que ma grand-mère Daria, la mère de mon père, était déjà morte de la tuberculose. Alors quand il a vu que son fils avait ce genre de souci, mon père s’est mis à angoisser, parce que lui, à cause de cette maladie, il s’était retrouvé orphelin à 10 ans et demi.

Mes parents venaient de Monte Cassino… vous connaissez ?…

C’est entre Rome et Naples, c’est là qu’a eu lieu le front de la Seconde Guerre mondiale… c’est aussi connu en Italie que les

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plages du Débarquement en France. Mon père était issu d’une famille aisée, mais avec la guerre, tout avait été dévasté et il s’était retrouvé sans rien, sans pouvoir faire d’études… alors avec ma mère, ils sont venus en France, comme tous les Ita- liens. Ils avaient 26 et 23 ans, je crois… Au début, ils ont eu du mal à s’intégrer mais… à la fin de leur vie, je crois qu’ils se sentaient plus français qu’italiens… Mon père a fait une carrière de maçon, chef de chantier. Et ensuite, il a travaillé dans une grosse entreprise, il a fini avec une bonne situation.

Mais lui, ce qu’il aurait voulu faire, c’était ingénieur… C’est pour ça que quand ils ont vu que mon frère avait des problèmes respiratoires, comme mes parents étaient des gens très précau- tionneux, ils l’ont tout de suite emmené chez le médecin de famille. Et le médecin a dit à Papa : Ecoutez, il présente effecti- vement des symptômes préoccupants… et mon père a répondu : Vous l’envoyez loin si il faut, mais je veux que mon fils guérisse.

* Viviane

… moi, c’était le lendemain de Noël, j’avais 12 ans et une fièvre énorme. Mon père travaillait de nuit une fois par semaine, il partait vers 9 heures moins le quart… et ce soir-là, avec mes 3 frères, on se chamaillait à la cuisine, j’avais plus de 40 de fièvre… et je me revois tomber dans la cuisine, tousser et puis d’un seul coup cracher du sang. Mon père est parti travailler quand même, parce qu’il était responsable d’un atelier de fabri- cation, donc il ne pouvait pas être absent… Mais on n’avait pas le téléphone, alors ma mère a cherché comment faire et… elle

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est allée chez une voisine pour appeler un médecin. Un méde- cin est venu, il lui a dit : Il faut lui faire manger des glaçons…

Pour arrêter l’hémorragie, il faut lui faire manger des glaçons.

Alors la voilà partie à 10 heures et demie du soir en quête de quelqu’un qui avait un réfrigérateur… Une voisine immédiate, qui avait elle-même 7 enfants, est venue à mon chevet. Comme il faisait très froid, elle a mis des petits bols dehors, et au fur et à mesure que ça prenait en glace, elle me les faisait sucer.

Et j’ai passé toute la nuit comme ça, à sucer des glaçons et à vomir du sang… Le lendemain, un voisin m’a emmenée chez un radiologue qui a dit à ma mère : Je crois qu’elle a une caverne au poumon, on va faire une demande d’hospitalisation en sana- torium. J’en connais un très bien, avec des gens remarquables.

Alors j’ai d’abord été mise à l’isolement, dans le salon, pendant 3 mois. Ma mère était la seule à pouvoir entrer dans la pièce.

Je n’ai plus vu ni mes frères ni mes sœurs… et au bout de 3 mois, je suis partie avec ma mère. Bon… Amiens-Paris, ça a été. Mais Paris, le métro… ma mère, évidemment, pas habi- tuée du tout en région parisienne, on est descendues dans les couloirs du métro, on n’a jamais trouvé le métro. Donc on est remontées, on a pris un taxi, ce qui était une grosse dépense à l’époque, jusqu’à la gare de Lyon. Et puis à la gare de Lyon, le train jusqu’à Saint-Gervais… C’était les trains de nuit, les trains assis, on n’avait pas pris de couchette. Ma mère m’a fait une place pour que je sois allongée sur la banquette et à l’arrivée, au petit matin, il devait être 8 heures et demie, quelque chose comme ça… il y avait un car qui montait au plateau d’Assy…

Cette année-là, c’était recouvert de neige, c’était impression- nant. Et arrivées là-haut, ma mère a fait les démarches et elle m’a laissée… j’étais lâchée.

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* Marie-Joëlle

…  mais en fait, il fallait surtout pas dire qu’on avait la tuberculose ! Moi, mes parents ont dit que je faisais de l’anémie… C’est la médecine scolaire, en troisième, qui m’a diagnostiqué une « dépression de l’adolescent », parce que je mangeais pas beaucoup et que je me mettais à pleurer facilement, j’avais quelques faiblesses… Et comme mon frère venait de revenir du sana, on a eu des doutes. J’ai passé des examens médicaux, mais au niveau scolaire, on n’a rien trouvé. Et finalement, heureusement que mon frère a insisté, parce qu’il était radiologue dans une clinique… et c’est lui qui m’a emmenée chez un collègue au moment de Noël, et là, son collègue a vu que j’étais contaminée. Alors on m’a hospitalisée un mois et demi dans cette clinique…

Mais moi, j’ai jamais souffert de cette maladie ! J’ai jamais eu de douleurs ! Les gens disent : C’est quelqu’un d’alité, qui crache, qui tousse… on pense à La Dame aux camélias, ça fait peur… Les parents de mes copines disaient : Tu vas pas aller la voir et nous choper ça ! Alors, c’est le comportement des autres qui me posait problème. Moi, ça allait… On m’aurait pas montré mes radios, on m’aurait pas montré que j’avais un trou dans le poumon, j’aurais pas su… Par contre, je voyais bien qu’on évitait mon contact… C’est déjà difficile d’être malade, d’avoir un traitement à gérer, alors en plus, être obligé de cacher ça aux personnes si on veut les garder…

Mais mes parents, ça les embêtait, ils ne voulaient pas le dire. Ma grande sœur n’est jamais venue à l’hôpital. Elle avait 3  enfants, je comprenais, c’était même préférable… c’était

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pas la peine que tout le monde tombe malade… Et puis quand vous aimez les gens, vous leur trouvez des excuses…

C’est après que les médecins ont décidé de m’envoyer dans un sana et ils ont choisi le Roc des Fiz par rapport à ma scolarité, parce que là-bas, des professeurs venaient jusqu’à nous pour faire la classe… On nous a pas vraiment laissé le choix, mais de toute façon, on faisait confiance aux méde- cins… Alors je suis partie dans les montagnes et là, la dis- tance n’a plus été la même… J’ai voyagé seule toute la nuit, dans ce train. Enfin, seule… disons, avec des accompagna- teurs qui n’étaient pas très présents… Comme mes parents ne pouvaient pas m’emmener, on m’avait confiée à des gens qui dépendaient de la Sécurité sociale, qui accompagnaient les enfants dans les hôpitaux. Mais c’est vrai que c’était la première fois que j’étais séparée de ma famille… et cette dame, elle avait un groupe de 4 ou 5 enfants, dont moi, la plus grande, à 14 ans. Et dans ce train, une fois qu’on a eu des places assises, elle m’a confié un bébé pour le restant du trajet… Sur le moment, j’ai trouvé ça un peu normal, il fallait bien qu’elle s’occupe des plus petits… mais je l’ai quand même écrit à mes parents quand je suis arrivée au Roc et mon père est allé se plaindre à la Sécurité sociale… où il n’a pas été entendu, on a douté de ma parole et il a laissé tomber pour pas faire d’histoires. Mais la dernière fois que j’ai revu la gare du Fayet, j’ai dit à mon mari : Il faut que je la prenne en photo ! Tu peux pas savoir ce qui vient de se passer dans ma tête ! Le stress… descendre du train toute seule…

récupérer ma valise… demander : Où c’est le Roc des Fiz ?…

Y avait des bus qui montaient là-haut et l’un d’eux m’a dépo- sée devant le sana… C’était au mois de janvier, le bâtiment était recouvert de neige, c’était magnifique. Mais à partir du moment où j’ai franchi la porte… je me suis présentée toute

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seule à l’accueil et l’hôtesse a appelé la Sœur qui allait me prendre en charge, la Sœur du Lazaret… Je me souviens d’un gros trousseau de clefs pendu à une chaîne autour de sa taille qui cliquetait en montant l’escalier… j’avais l’impression d’entrer en prison. Parce que quand vous arrivez là-bas, de suite, on vous isole… vous entrez dans un cauchemar, vous vous demandez quand vous allez en sortir. Là-haut, tout le bâtiment était en suspens, on avait l’impression que le temps s’était arrêté.

*

d’Henry Jacques Le Même à Pol Abraham

Megève, le 21 janvier 1927 Mon cher Pol,

Par certains contrats au sujet desquels il nous prie d’être discrets à l’égard de tous, le Docteur Bruno se dit contraint de commencer des travaux de construction sur le Plateau d’Assy avant fin février.

La construction doit être faite sur le plateau supérieur, celui qu’on appelle Plaine-Joux, à 1 400 mètres, où il n’existe actuellement que la route forestière. La Commune se serait engagée à permettre l’extraction de la pierre nécessaire à raison de 0,50 Frs par m³. Ce plateau l’est peut-être déjà et le sera la plupart du temps : recouvert de neige ! La petite route d’accès l’est également. Il voudrait trouver un moyen de travailler pendant les inter- valles de beau temps, et transporter en traîneau ou en chenilles Citroën le nécessaire pour commencer les travaux. Il n’est pas obligé d’avoir terminé la construction fin février mais de l’avoir commencée. Les entrepreneurs ne voudront certainement pas commencer un travail avant l’hiver, mais le

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Docteur Bruno compte sur la bonne volonté de quelques ouvriers, comme Bessette du Fayet… Il répète qu’il ne prend aucun engagement en ce qui nous concerne, mais que si l’un des croquis nécessaires lui convenait, il ne demanderait pas mieux que de les adopter et de nous confier l’exécution de son grand projet…

Qu’en dis-tu ? Tout ceci est absolument confidentiel et ne doit filtrer au dehors en aucune façon.

Henry

*

de Pol Abraham à Henry Jacques Le Même

Paris, le 25 janvier 1927 Mon cher Henry,

Ta lettre m’arrive au moment où je viens de décrocher une assez importante surélévation. Je la liquide en quelques jours et suis à toi sans partage pendant tout le temps qui sera nécessaire pour enlever cette affaire qu’il faut enlever. Tu peux donc m’annoncer au Docteur Bruno auprès duquel je nous ferai appuyer par un client et ami très influent dans le monde médical parce que la plupart des médecins connus passent à la caisse chez lui. Envoie-moi également la liste officielle et complète du Comité (très important). J’ai eu des renseignements sur le Docteur Bruno par un pontife de la tuberculose qui dit : au point de vue scientifique : nul, ne pas lui confier de malades ; au point de vue administration d’une affaire : on peut lui faire confiance, de l’entregent, des qualités d’organi- sation, des relations, s’assurer toutefois qu’il n’est pas brûlé auprès de ses commanditaires.

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Ce soir, je prends le train de minuit pour les Côtes-du-Nord et espère trouver à mon retour jeudi matin de tes nouvelles ou de celles du Docteur Bruno.

Bien cordialement à toi, Pol

P.S. : En ce qui concerne les modalités de notre collaboration, il me faut toucher un point délicat : la question Sinoir. Je suis harcelé par ma femme, ma belle-sœur et même une amie à laquelle Sinoir n’a pas eu le don de plaire (il est vrai qu’il y a mis une certaine bonne volonté). A chaque repas, à tout propos, ça recommence. Je n’ai pas le droit, ayant une femme et des enfants, de nourrir un type devenu incapable de travailler. C’est dans une large mesure faux et injuste, mais il est évident que les apparences sont trompeuses : Sinoir ne vient plus les matins avant 11 h, il arrive exténué par un traitement barbare. Après 7 h, il disparaît complètement pour ne jamais reparaître en aucune circonstance, quel que soit l’état de charrette, le soir ou le dimanche. Actuellement le marasme des affaires nous ayant fait supprimer le dessinateur, il m’arrive de faire jusqu’à 10 ou 11 heures de dessin par jour, tout en continuant à me crever en voyages. Il est évident que pour ma femme, il y a un paradoxe inexplicable si l’on songe que Sinoir n’a apporté ni argent ni affaire. Ajoute à cela qu’elle est en ce moment malade et nerveuse. Quant à mon amie (au sens traditionnel et non pas moderne) elle a tourné dans l’Agence un quart d’heure en présence de Sinoir qui ne l’a pas vue, et prétend ne s’être aperçu de sa présence qu’après son départ, au parfum qu’elle aurait laissé. C’est une attitude qu’une jolie femme, même très intelligente, ne pardonne pas. Bien entendu, je ne veux et ne peux tenir aucun compte de ces pressions et tentatives variées qui finiront par me rendre la vie tellement intenable que je foutrai le camp à l’étranger. Sinoir a fait ce qu’il a pu, quelquefois avec beaucoup plus d’intelligence, d’adresse et de sens pratique que je ne l’aurais fait. Il fait ce qu’il peut à l’heure actuelle. Je veux bien que ce ne soit pas grand

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chose, car il est physiquement atteint. Ce qui est plus grave, c’est qu’il perd le goût de vivre, manque absolument de confiance et d’entrain. Un bougre qui se fait torturer tous les matins, torturer à la lettre, qui ne mange que des nouilles à l’eau, ne boit ni vin ni café, se couche à 9 h tous les soirs parce qu’il ne peut supporter aucune fatigue, qui en outre a le sentiment très net qu’il n’y a pas d’amélioration possible, est bien naturellement assez déprimé. J’avoue ne pas avoir pour ma part de solution. Bien que nous n’ayons aucun contrat, ce que ma femme me répète tous les jours, je ne ferai rien pour l’éliminer. Je ne puis que tenter de lui racheter sa part, car je le considère en droit, en fait et en conscience comme propriétaire de la moitié de notre affaire. Or, je n’ai pas 100 000 Frs disponibles.

Tu comprendras que tout ceci est absolument confidentiel. Je tenais à te mettre au courant afin que tu considères que Sinoir et moi ça fait un et non deux, et que par la suite notre arrangement doit se faire entre deux architectes et non trois. A mon avis, si nous faisons l’affaire en collabora- tion, il faut le faire à frais et bénéfices communs entre les deux cabinets.

Je me charge personnellement d’assurer la moitié du travail nouveau pour le mener à bonne fin en évitant autant que possible les catastrophes.

* Viviane

… en fait, quand on arrivait, on allait directement au Laza- ret. C’était un bâtiment sur le côté, au-dessus de l’Infirmerie.

Moi, j’ai passé les 3 premières semaines au Lazaret, à l’isole- ment complet, dans une petite chambre où il n’y avait qu’un lit, une table de nuit, et sur chaque côté de la chambre, une petite fenêtre de la grandeur d’un téléviseur, par laquelle on

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pouvait voir la voisine… oui, parce que les filles et les gar- çons étaient séparés. Et au bout de 3 semaines, selon notre état, on était dirigées vers un autre service. Les cas les plus graves restaient à l’Infirmerie. Moi j’ai été à Central Filles, au centre du bâtiment. Il y avait Central Garçons et Central Filles… et au Central, on était une petite vingtaine. Après, il y avait aussi le Pavillon Rose, à mon époque, c’était pour les enfants qui n’étaient pas soignables par antibiotiques, sur la gauche… Et puis, pour les cas les moins importants, il y avait les ailes qu’on voit sur les côtés : 2 ailes à droite pour les filles, et à gauche, symétriques, 2 ailes pour les gar- çons. Ces pavillons-là, c’était pour les enfants qui n’étaient plus contagieux… Nous, au Central, il y avait 2 rangées de lits : les plus grandes étaient derrière, les plus jeunes devant.

Au bout du dortoir, il y avait les toilettes, les lavabos, on avait chacune son lavabo. Les douches, c’était une fois par semaine, et pour les filles indisposées, il y avait des bidets.

Ça, c’était d’un côté du dortoir, et à l’autre bout il y avait la chambre de la Sœur, avec une petite pièce où elle avait un poste de radio. On avait droit à la radio le matin, quand on était en perf… Parce que c’est là que ça a commencé, le traitement, lourd, douloureux, répété… 3 fois par semaine, on était piquées le matin, de 8 heures à 11 heures et demie ou midi, avec des perfusions. Pour un service, c’était lundi, mercredi, vendredi, pour l’autre, mardi, jeudi, samedi. Les piqûres de streptomycine et tous les examens… et à mon époque, comment dire ?… les examens se faisaient à vif, sans anesthésie… Et je me rappelle… cette gamine, elle avait 5 ans et demi, une petite blondinette… et c’était un espèce de gros tuyau de métal… On était sur un lit, avec la tête inclinée en arrière, et puis on vous enfilait ce tuyau de métal dans la trachée-artère… on vous disait de tourner la tête d’un côté

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pour la bronche droite, et de l’autre côté pour la gauche…

et ce tuyau de métal, d’inox probablement… on avait juste un petit coton qu’on nous passait dans la gorge pour insen- sibiliser, mais c’était pénible… et long… et cette gamine de 5 ans, elle hurlait tellement… qu’en refermant la bouche sur le tuyau, elle s’était cassé toutes les dents de devant… Et la Religieuse du Lazaret, je me souviens plus de son nom, mais au Central Filles c’était Sœur Marie Ludovic, une Sœur un peu pulpeuse, elle a fait notre éducation sexuelle, mais très proprement, très bien… moi j’étais bien avec elle, mais elle avait pris une gamine en grippe, je me souviens encore de son nom : Wilhelm Schumacher. Cette gamine, elle tirait au cœur… Tant qu’on était contagieuses, on n’allait pas au Réfectoire, on mangeait sur place… et cette gamine mangeait sur place, on lui amenait son plateau dans son lit. Et je me souviens que ça lui arrivait de vomir et la Sœur lui faisait remanger son vomi. Voilà, ça c’était Sœur Marie Ludovic…

Et pourtant elle était très… chaque soir, elle passait nous dire bonsoir et elle nous faisait un petit bisou sur le front…

un petit bisou et un signe de croix.

*

d’Henry Jacques Le Même à Pol Abraham

Megève, le 7 novembre 1927 Mon cher Pol,

Je reçois à l’instant ta lettre du 5 courant. Tu sais l’affection que je te porte et combien je souhaite te voir sorti de ton mauvais pas, libéré d’un

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cabinet dans lequel tu sembles réduit, coupable d’avoir une santé à toute épreuve, au rôle de bon nègre-voyageur et perspecteur condamné à toutes les charrettes de la clientèle parisienne ! Me voilà donc ravi de te savoir enfin libre, tranquille et capable enfin de donner toute ta mesure ! Mais puisque la struggle for life nous pousse à l’égoïsme (et aussi puisque tu me le demandes) je suis obligé de te parler sans transition de mes affaires qui sont d’ailleurs, certaines du moins, « nos » affaires. La Baronne de Rothschild vient de m’écrire d’Houlgate qu’elle s’était mise d’accord avec Beder pour la construction immédiate du garage-buanderie de l’Hôtel du Mont-d’Arbois. Je te demande donc de bien vouloir t’occuper activement et rapidement de cette affaire qui commence à devenir intéressante et au sujet de laquelle une négligence me discréditerait fortement auprès de la Baronne.

As-tu reçu une convocation de Bruno pour Plaine-Joux ? J’ai plu- sieurs entreprises sous la main pour commencer dès maintenant les travaux. Je crois qu’il faudrait voir Bruno sans tarder et enchaîner les rendez-vous, c’est-à-dire ne pas le lâcher, enregistrer soigneusement ses desiderata médicaux (même s’il n’en a pas) pour lui faire croire que nous réalisons cette œuvre « de premier ordre » en collaboration intime avec lui et que nous nous bornons à exprimer ses géniales idées ; tâcher de savoir habilement qui sont les membres de son grou- pement ; tâcher de lui faire comprendre qu’un village-sanatorium fait par plusieurs architectes (dont certains de l’acabit de Dupuy) sera une lamentable pagaïe ; tâcher également de le pousser, comme il en a d’ailleurs lui-même l’intention, à revenir prochainement sur place, et si possible, l’accompagner pour que nous soyons deux à lui bourrer le crâne.

Bien cordialement, Henry

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*

de Pol Abraham à Henry Jacques Le Même

Paris, le 24 novembre 1927 Mon cher ami,

Le Docteur Bruno a vivement regretté de n’avoir pas eu le plaisir de te voir lors de son court séjour à Passy l’autre semaine ! Il ne comprend pas très bien ce qui s’est passé : tu devais venir et il t’aurait attendu une partie de la journée ? Il a l’intention d’y retourner avant le mauvais temps et tâchera de prendre des rendez-vous plus sûrs…

Le programme de Plaine-Joux se précise tout de même, bien que Bruno soit affreusement flottant et imprécis. Le projet de « villa moderne » l’attire beaucoup. Il y voit une construction « plus économique qui s’adapte parfai- tement aux besoins sanatoriaux et qui est assez neuve ». Il aimerait avoir avec nous une conversation sérieuse concernant tout le projet. Il voudrait que tu ailles sur place voir comment tu envisagerais toi-même l’aména- gement général du Plateau et de la forêt derrière. Comme il me l’a dit, il a confiance dans ton goût et serait très heureux de nous faire faire un projet pour Plaine-Joux, mais nous ne serons pas seuls ! Lui et son groupe feront faire des projets par un ou plusieurs architectes et ils choisiront parmi les projets soumis ceux qui leur sembleront les meilleurs. Les membres de son groupement sont arrivés à cette décision plutôt que de s’engager ferme avec un architecte avant de voir ce que d’autres peuvent faire…

Naturellement, les frais d’établissement des dessins qui n’auront pas été acceptés nous seront remboursés. Je suis disposé à risquer 10 000 Frs.

En fais-tu autant ? Dans ces vingt billets, je ne comprends pas la maquette car je vais réunir divers entrepreneurs et faire avec eux, si tu es d’accord,

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un petit contrat par lequel ils feront les frais de la maquette, à charge pour nous de les rembourser si nous faisons l’affaire sans eux.

J’ai eu droit ensuite à un exposé extrêmement net sur la manière de tirer de l’argent aux commanditaires : Il faut faire pittoresque, joli, voire « Savoyard » bien qu’il préfère le « Moderne », mais il faut faire un

« Moderne » interchangeable avec le « Savoyard » !! Tu trouveras ci-joint un tirage d’un mauvais croquis fait dimanche matin que Bruno considère comme « une petite œuvre d’art ». C’est cela qu’il veut, il n’y a pas moyen d’en sortir. C’est idiot mais c’est ainsi.

Il semble néanmoins que la cellule type B standardisée permettrait la réalisation d’un bâtiment central présentant des qualités jamais égalées jusqu’à ce jour au point de vue de l’ensoleillement et de l’agrément de l’habitation par la lumière : elle permettrait un caractère architectural neuf, expressif, pittoresque, mouvementé, en opposition avec le défaut capital des grandes façades : l’impression d’ennui.

Cordialement, Pol

* Marie-Joëlle

…  nous, au Pavillon Rose, on n’avait pas d’intimité, on n’était jamais seules. On a vécu avec Sœur Thérésa pendant des mois. On avait notre dortoir, et au milieu, comme dans les anciennes pensions, une petite pièce fermée où Sœur Thérésa dormait… Elle était sévère et on était surveillées. Même dans la salle de bains elle venait voir si on faisait pas de bêtises…

Mais même si on a un parent trop sévère, on a quand même

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de l’attachement pour lui… En même temps, on était 14 filles, 14 ados malades, alors c’était peut-être difficile à gérer, je sais pas… Mais c’est vrai qu’elle était pas tendre avec nous. C’était simple : y avait des règles et fallait pas les enfreindre. Mais il était même pas question de désobéissance, parce qu’on n’avait pas les moyens de faire autrement : on sortait pas, on n’était jamais seules… Et quand elle avait une journée de repos dans la semaine, une infirmière venait prendre le relais et nous sur- veiller… Nous, c’était Mademoiselle Monique, la promenade…

Mais sinon, on n’avait jamais de contact avec les autres pavil- lons. Ni avec le côté Garçons, ni avec les Petites Filles. En fait, les pavillons nous séparaient dans l’âge et on vivait tous dans un monde à part… Le Pavillon Rose, il était contre les deux Pavillons des Garçons, mais disons que c’était en hauteur et c’était tenu par des espèces de tunnels, enfin, pas des tunnels, des… des couloirs, comme des longues galeries. Donc y avait le côté garçons et le côté filles. Alors nous, on dormait toutes ensemble, à 14 adolescentes dans le dortoir, avec Sœur Thé- résa dans sa petite pièce… mais au fond, je crois que ça nous rassurait. Le reste n’était pas facile : le fait d’être enfermées, commandées, compartimentées sans arrêt, d’avoir des horaires stricts, des choses à faire à tel moment et pas à tel autre, tou- jours en groupe, le manque de la famille, tout ça… Alors ça passait mieux, le fait d’être 14 dans le même cas, de pouvoir en parler. Parce qu’au sana, enfin, on a pu parler librement de notre maladie… On était enfin libres d’en parler… Mais le seul moment où on nous laissait un peu seules, en fait, c’était quand on allait en cours… Et là encore, on avait nos horaires, notre planning, et Sœur Thérésa savait à tout moment où on allait…

et on n’avait pas intérêt à traîner dans les couloirs, parce qu’elle serait venue nous chercher. Je me rappelle, on sortait de classe, on filait pour rentrer dans nos pavillons respectifs. On n’essayait

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même pas de voler du temps entre nous, ça ne nous venait même pas à l’esprit… On savait qu’on était attendues, c’était chrono- métré. On aurait pu essayer de discuter avec les garçons… avec Pierre, avec Luc, mais non… La classe terminée, on rentrait dans nos pavillons. Tout était réglé pour nous d’avance : l’heure du repas, l’heure de la sieste, l’heure du coucher. On n’avait pas de décision à prendre, on prenait aucune décision. On ne se posait pas de questions. Eux, ils étaient là pour nous soigner et nous, on était là pour guérir. Notre premier but, c’était guérir…

pour rentrer le plus vite possible chez nous… et puis on faisait confiance. Pourquoi ils nous auraient raconté des histoires ?

*

de Pol Abraham à Henry Jacques Le Même

Paris, le 24 janvier 1928 Mon cher ami,

Ta prose se fait rare et j’aurais grand plaisir à te lire. Vu Bruno hier soir de 6 h à 8 h. Il n’est comme d’habitude rien résulté de définitif de cette longue conversation. J’ai appris que l’idée d’un bâtiment principal était contradictoire avec celle des Villages-Sanas et qu’il ne fallait plus faire comme il le demandait précédemment un bâtiment principal mais un ensemble de chalets en 3 morceaux reliés par des portiques et des villas !!! Il a d’ailleurs convenu qu’il était très difficile de travailler pour lui

« car tout en sachant très bien ce qu’il voulait, il ne savait pas le définir ! ».

Si au point de vue programme, les idées de Bruno sont flottantes, elles sont au contraire très stables du côté des décisions à prendre pour le choix des architectes : Daniel est officiellement débarqué de Praz-Coutant

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et remplacé par Bechmann qui doit aller à Megève vendredi pour se mettre d’accord avec toi pour la conduite des travaux de Praz. Après y avoir lon- guement réfléchi, je considère que la seule chance pour nous d’aboutir à Plaine-Joux est d’avoir l’appui de Bechmann. Je suis tout disposé au besoin à faire un voyage par mois en Savoie pour suivre l’affaire de Plaine-Joux, aller au retour rendre compte à Bechmann de ce que j’ai vu par exemple, lui demander des conseils et en profiter pour le faire agir auprès du groupe Bruno en échange bien entendu, d’une honnête participation dans l’affaire à titre d’Architecte-Conseil.

Bruno n’ose pas prendre une responsabilité lui-même. Il veut faire se décider son groupe sur des images. Il ne veut pas que l’on puisse lui reprocher à lui, le choix d’un Daniel, bouc émissaire pour le moment de tous les mécomptes de Praz. Il se gardera bien de défendre une idée. Il s’inclinera aussi platement que possible devant la majorité de ceux qui paient. La pusillanimité du youtre éclate ! Il tient donc toujours à son prin- cipe de concours, uniquement du reste pour la forme, pour se couvrir, pour dégager sa responsabilité en se donnant l’attitude de ne pas choisir lui- même. D’autre part, il m’a répété qu’il entendait ne faire travailler personne sans dédommagements et que c’était pour cela qu’il ne fallait pas trop pousser les études. Il reconnaît cependant l’utilité de celles faites jusqu’à présent, considère la cellule type A comme tout à fait au point. Toutefois comme elle est « en Moderne », il faut la traduire « en Savoyard » car il est possible que son groupe préfère le Savoyard, bien que lui soit convaincu que pour des bâtiments importants, le Moderne soit plus logique, il ne prendra pas « une telle responsabilité ». Ce sont ses propres expressions.

Il sait d’autre part que l’étude technique et financière des bâtiments (pour lesquels, malgré ses fanfaronnades de l’autre jour, il avoue ne pas avoir de bases financières) est très sérieuse.

Résumons : Pour que l’affaire ne nous échappe pas, nous ne pou- vons éviter ce « concours » plus ou moins clandestin où des projets

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imbéciles risquent de primer, soit parce qu’ils plairont, soit parce que l’un ou l’autre des architectes consultés (qui ne le sont que parce qu’ils touchent de plus ou moins loin quelqu’un de son groupe) sera appuyé par une personne influente. Il faut faire travailler le groupe par Bech- mann, qui vient de donner, en succédant à Daniel, la preuve qu’il y est bien placé. Il faut intéresser Bruno qui est incapable de prendre une responsabilité pour défendre une idée, mais très capable d’en prendre pour défendre 25 billets. L’affaire est de l’ordre de 8.000.000 en 4 ou 5 ans, avec peut-être une tranche de 3 à 4.000.000 comme début. Avec le concours d’un Architecte-Conseil influent, on peut tabler sur 6 %.

L’affaire peut donc représenter 5 à 600.000 Frs. Les frais d’étude quand on cessera d’errer ne dépasseront certainement pas 100.000 Frs. En limitant l’Architecte-Conseil à 1 %, l’affaire pourrait donc nous laisser de 150 à 200.000 Frs chacun… Donc, sauf avis contraire de ta part, je continue.

Cordialement à toi, Pol

P.S. : Bruno me prenant à part hier : « Alors que me fait Le Même, qu’est-ce que ça veut dire ? » Réponse : « Ce petit idiot est amoureux. » Le meilleur effet ! que tu te plaisais avec une pensionnaire du sana !!! « Il est toujours fourré à Praz-Coutant et il a peur d’aller à Plaine-Joux ? » Naturellement Bruno me demande ce soir de rédiger une série de rapports pour le conseil de mardi et pendant ce temps-là, tu fleurtes à la manière romantique avec de jeunes poitrinaires ! Le sapin brisé, le chalet suisse et la cascade… ce que ça peut être démodé ! En tout cas, cette légende, si légende il y a, m’a l’air solidement enracinée et il est probable qu’il a intérêt à la propager, ça fait toujours un alibi.

Je te les baise.

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* Luc

… surtout que moi, je partais en vacances ! je partais en colo- nie ! Pour moi, c’était 3 mois de vacances à la montagne ! Quand on est arrivés à Saint-Gervais, qu’on a pris le bus pour monter, il faisait tellement beau… c’était juste après Mai 68, mi-juin, et c’était grandiose, surtout quand tu viens du Nord, où c’est plat comme une crêpe !… La forêt, les arbres, le Mont-Blanc… moi j’étais tout guilleret ! Et puis arrivés là-bas, Sœur Marie Samuel arrive, c’était avant qu’on m’emmène dans le pavillon, et ma mère lui dit : Bon ben… on reviendra le chercher dans 3 mois… Et là, Sœur Marie Samuel qui lui dit, pis elle était directe : Trois mois ?! qu’elle dit. Ah non non non, il en a au moins pour un an !! Alors là, c’était le choc… ouais vraiment, ce passage-là…

c’était l’effondrement. Avec la distance, on avait bien compris que les visites, ce serait pas gagné… Surtout qu’au Roc, on était tous plutôt de familles très modestes… Moi, mon père était ouvrier, ma mère ne travaillait pas. On était 11 à la maison à un moment donné, donc ça roulait pas sur l’or, loin de là… et encore, je pense que je faisais partie des familles peut-être les moins en difficulté, parce que je sais qu’un jeune qui était avec nous au Pavillon des Grands, son père était en prison… Mais on était mélangés. Cyrille, par exemple, son père était gradé de l’armée, de Saint-Cyr Coëtquidan. Ça m’est resté, parce que le jour de son arrivée… normalement, les parents allaient pas jusque dans les pavillons, et lui, son père, il était rentré dans le dortoir et il avait fait son inspection générale, comme à l’armée.

Donc y avait ce type de milieu, et puis y avait des jeunes comme

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Mourad qui venait d’Algérie, donc on peut supposer que la famille était pas non plus très riche… Et Pierre… ben Pierre, je pense que c’était un peu comme chez moi… Nous, on était 7 enfants, 6 garçons et 1 fille, et j’étais le petit dernier. A la maison, y avait 3 chambres pour 9, deux grandes chambres et la troisième… dans le pigeonnier. Donc y avait la chambre de mes parents, bien sûr, pis après, on se partageait les 2 autres, à 3 ou 4 par chambre, quoi. Mais bon, c’était comme ça… c’était un peu la maison du bon Dieu. Les gens, ils entraient, ils sonnaient même pas ! Ils poussaient la porte et ils venaient boire le café…

Mes parents, c’était plutôt des chrétiens humanistes… alors ça les dérangeait pas que tout à coup il y ait 10 ou 15 personnes qui déboulent… c’était comme ça. Mon frère aîné, je me souviens, un jour, il avait un copain de Paris et il lui a dit : Oh ben tu peux venir à la maison ! alors le copain de Paris arrive et Paul lui dit : Ben tiens, t’as qu’à t’installer là… et mon autre frère, quand il rentre, ben il trouve quelqu’un dans son lit… Voilà, c’était ce genre de trucs ! A la bonne franquette !… Et on était entourés de bâtiments industriels, c’est devenu Alstom maintenant, l’usine de chaudronnerie… alors, à longueur de journée, on entendait les meules… parce qu’ils faisaient ce qu’on appelle de l’ébar- bage pour enlever les bavures de soudure, donc toute la journée on entendait ça… ça faisait un bruit d’enfer ! Y avait des gros fours qui tournaient, même des fois la nuit, je me souviens, on était réveillés par les meules… Alors d’un coup, t’arrives dans un dortoir, au milieu des montagnes… et là, t’as plus 4 frangins mais… 30 garçons que tu connais même pas… où ça entrait, ça sortait… alors les noms… Y avait Pierre Nédélec… Y avait Cyrille Tabard… Y avait Thierry… je sais plus… 5 ou 6 garçons dont je me souviens bien, mais après, autour ?… Et puis un pavillon où on te demande de faire des cures de silence… Alors on s’habitue à tout, mais on n’avait pas la même culture, pas les

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mêmes habitudes, pas les mêmes origines. Pierre, lui, c’était un Breton autonomiste, il revendiquait son militantisme, je me sou- viens… Front de libération de la Bretagne, tout ça… et pourtant il était jeune ! mais je me souviens, il parlait tout le temps de Yann Goulet… Yann Goulet… un des leaders… Pourtant, c’était un peu… nationaliste, quoi ? En 1970, le Front de libération de la Bretagne, c’était vraiment… volonté de séparatisme, tout ça… y avait même des attentats, ils faisaient sauter les pylônes de télé !… et je me souviens, Pierre était fin content !… Mais moi, l’image qui me reste de mon arrivée au Roc… c’est Ben.

Quand je suis arrivé dans ce dortoir, on m’a mis sur un lit, c’était le matin, ça devait être la cure… et là, y avait Ben qui chan- tait, mais à tue-tête… Johnny Hallyday ! Je me suis dit : C’est qui çui-là ? En plus, moi j’étais plutôt Bob Dylan… mais Ben, lui, il venait de Marseille, les quartiers… il vivait certainement dans des conditions difficiles… mais en fait, à cette époque-là, je sais pas, on parlait pas trop de nos familles… On n’était pas trop centrés sur les conditions de vie des uns et des autres, on essayait plus de vivre et de s’en sortir le moins mal possible…

*

de Pol Abraham à Henry Jacques Le Même

Paris, le 7 juin 1928 Mon cher ami,

La Société est enfin constituée mais cela doit rester secret pendant au moins un mois (ordre de Bruno). Il part la semaine prochaine pour 15 jours et nous devons décider sur place de l’emplacement du bâtiment. Je partirai

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donc à Megève mardi ou mercredi. J’attache une certaine importance à être là car je me méfie de la franchise de Bechmann et nous ne serons pas trop de deux pour parer aux vacheries.

Bruno se plaint toujours amèrement du fait que tu ne t’occupes pas du tout comme convenu du téléférique, de la ligne électrique, ni de la route.

Il a bien un droit de regard sur ces travaux puisqu’il en paye une partie ! Il considère que c’est à toi de t’en occuper sur place de façon à aboutir rapidement. Il est du reste évident que si nous ne nous en occupons pas, personne ne le fera. A mon avis personnel, je trouve également qu’il est regrettable que j’ignore absolument ce qui s’est fait sur place au point de vue implantation et terrassement !! Le bâtiment doit immédiatement glisser vers l’Ouest car le terrain Ollivier est acquis. Je crois qu’il faut absolument que tu prennes l’affaire en mains au point de vue organisation sur place si nous ne voulons pas piétiner un an de plus.

En vue de la réunion du Conseil Municipal qui aura lieu dans le courant du mois (à une date que Bruno te demande de savoir auprès du Maire), il aurait besoin de deux projets qui doivent être soumis à l’appui du Conseil Municipal. Il sait que le Maire ou l’agent voyer (Romeyer, je crois) seront obstinés à vouloir imposer certaines courbes et pentes : Bruno dit qu’on comprend mieux tout cela sur place, mais que le Maire est très obstiné à ne pas lui donner satisfaction sur ce point et qu’il veut plutôt l’obliger à faire une boucle augmentant la longueur de la route, plutôt que d’avoir une pente au dessus de 8 % dans les derniers 200 mètres. Il te demande donc de te mettre bien avec Romeyer, auquel il donnerait volontiers une rétribution afin d’éviter cette boucle supplémentaire. Il te conseille de lui dire que la rue des Martyrs et bien des rues de Montmartre ont une pente de plus de 8 % et que pourtant tous les autobus y grimpent.

Je me suis permis de déconseiller Catella. Nous ne verrions pas, toi comme moi, sans appréhension un entrepreneur aussi ignorant du béton armé, entreprendre un travail aussi délicat. Il ne faut pas traîner : il faut

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absolument qu’une partie des travaux jusqu’au plancher haut du rez-de- chaussée soit exécutée avant l’hiver, de manière à servir d’abri pour la main d’œuvre, de magasin pour la fabrication et d’atelier pendant les mois d’hiver.

Ci-joint les plans actuellement tirés, c’est un travail dur à arracher aux nègres par cette température, mais j’ai l’intention de passer à la caisse, étant absolument exsangue.

Bien cordialement à toi, Pol

P.S. : J’ai appris par Bruno qui le tenait de je ne sais plus qui, sans aucune précision du reste, que le sol était particulièrement mauvais dans la partie droite. Pourquoi ? « Le Même a dû vous l’écrire » m’a dit Bruno.

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d’Henry Jacques Le Même à Pol Abraham

Megève, le 12 juin 1928 Mon cher ami,

Je viens de téléphoner longuement à Bruno et lui ai dit fort aimable- ment que je comprenais très mal ses reproches et que, n’étant chargé officiellement de rien, je ne voyais pas pourquoi je ferais la besogne, à peu près exclusivement extra-professionnelle d’ailleurs et dont il a chargé quelqu’un sur place : M. Desplats. Je lui ai dit qu’il m’était bien difficile de faire une implantation raisonnable et définitive tant que les dimensions de chambre n’étaient pas décidées par lui, décision que nous attendions depuis fort longtemps. Il m’a répondu qu’il venait de voir la maquette et c’était maintenant décidé. Quant au plan d’ensemble, je lui ai dit que j’avais

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hésité à le faire sachant qu’il l’avait commandé à André. Je n’ai obtenu bien entendu que des réponses évasives.

Bruno a vu Bechmann au début de cette semaine et lui a dit qu’il désirait absolument être couvert par un Architecte-Conseil (Bechmann ou un autre, il a cité plusieurs noms). Il dit toujours qu’il a 2 jeunes architectes aux- quels il a demandé des projets mais « dont il envisage hypothétiquement le débarquement » s’il le fallait !

Bechmann estime bien entendu qu’il ne faut rien commencer avant que route et téléférique ne soient terminés et avant que tous les plans et délais soient parfaitement au point : il trouve que l’on pourrait, tout au plus, prévoir maintenant l’organisation du chantier et installer des logements d’ouvriers, ce qui permettrait de faire passer là-haut l’hiver à un observateur qui noterait les vents, les températures, l’enneigement, etc. Il considère cette affaire comme très difficile (il la trouve, en outre, très hasardeuse pour le client, mais convient que cela ne regarde pas l’Architecte) – pour 3 raisons : versatilité de Bruno, « mauvais cheval qui finira par vous jeter par terre si vous ne le prenez pas vigoureusement en bride » ; complica- tion du projet qui exige une grosse expérience ; isolement et altitude du chantier. Il est persuadé que nous n’arriverons à rien tout seuls et qu’il y a urgence absolue à appeler un conseil de notre choix qui ne soit pas seule- ment un Architecte-Conseil ordinaire (c’est-à-dire touchant ses honoraires et ne faisant rien) mais un collaborateur utile et un appui. Il nous propose d’être ce collaborateur et cet appui, dans les conditions suivantes : il nous défendrait et nous « poserait » auprès de Bruno (sur lequel il croit avoir une grosse influence) et de son Comité ; il ferait tout ce qu’il pourrait pour nous faciliter les consultations d’entrepreneurs, nous guider dans le choix de spécialistes et nous faire gagner du temps en nous faisant bénéficier de son expérience. Profitant de ses rendez-vous à Praz-Coutant, il irait avec nous à Plaine-Joux quand besoin serait. Son nom ne serait jamais associé aux nôtres pour ne pas nous diminuer dans cette affaire. « N’ayant

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pas de raisons de faire cela gratuitement », il nous donnerait son appui en réciprocité de ma surveillance de Praz-Coutant, que j’estime de 10 à 15.000 Frs. Qu’en penses-tu ? Vois-tu un autre type capable de nous aider à mener à bien cette affaire ?

Bien cordialement à toi, Henry

P.S. : Enfin, il y a toujours dans les projets une grave question qui m’inquiète : celle de la couverture. Crois-tu réellement que l’on puisse se risquer à faire des terrasses dans ce pays de neige ? Je connais bien toutes les bonnes raisons de Le Corbusier avec son principe d’écoulement d’eau au centre de la construction (est-ce ce que tu préconises ?) mais je me demande tout de même comment l’on s’en tire quand il tombe un mètre de neige dans une nuit… Il paraît qu’à Béligneux, le sana du Docteur Dumarais, on vient de supprimer toutes les terrasses. Alors ? Cette question devient même pour moi une affaire personnelle car je vais sans doute me construire une cagna à Megève et je me demande quelle couverture adopter.

* Solange

… et en montant jusqu’à Plaine-Joux, tout le long, y en avait je sais pas combien de sanas ! Y avait Praz-Coutant, y avait Sancellemoz… y avait Martel, Guébriant, le Roc… y en avait au moins 20 ! Mais le Roc des Fiz était réputé, c’était le plus ancien… quoique… je dis des bêtises, non, c’était peut-être Praz-Coutant le plus ancien. Et le Roc, c’était que des enfants.

Mais parfois, les parents étaient dans les sanas d’à côté, parce

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qu’ils étaient malades aussi… y avait des familles entières comme ça, ils venaient de toute la France, donc ceux qui habi- taient à Paris, par exemple, les parents pouvaient pas venir tous les 8 jours, ça se comprend… Après, nous, la Pouponnière, on était un petit peu à part… sur la droite, un peu isolés des autres corps du sana. C’est pour ça, moi, j’avais pas trop de contacts avec les autres, parce que je logeais dans le Chalet des Infirmières, sous les Pavillons des Garçons. Là, il y avait les concierges… et madame Gamez, la Directrice de la Poupon- nière. Elle était gentille cette femme !… Elle vivait avec son compagnon… Jean. Lui, il travaillait en tant que… ah je sais plus, j’ai l’impression que le plateau d’Assy, j’ai une amnésie, je sais pas, je me rappelle plus… Y a beaucoup de choses dont je me souviens pas… C’est incroyable d’avoir perdu la mémoire comme ça… Mais j’étais toujours avec eux, madame Gamez et Jean, je mangeais chez eux le soir. A midi, on mangeait au Réfectoire, avec les enseignants. Mais moi, j’étais un petit peu en retrait, j’avais mes amies, d’autres auxiliaires… enfin surtout Marie-Danielle, mon amie… Toutes les deux, on était toujours ensemble… ouais, Marie-Danielle… Mais vraiment, la Pouponnière, pour moi, c’était… je me plaisais énormément ! C’était vraiment un travail qui me convenait ! Et puis, j’avais 18 ans… j’étais entrée en 1968 en remplacement d’un congé maternité, je sortais tout juste de l’école. Normalement, après, j’avais une place dans une clinique à Annecy, mais au bout de mes 2 mois, le Médecin-Directeur du Roc m’a dit que si j’acceptais de rester, j’avais la direction d’un box !… Alors j’ai refusé ma place à Annecy. Pourtant, Annecy… Mais je sais pas, je me plaisais tellement là-haut, c’était idyllique comme lieu… mes jours de congé, j’allais marcher… Et puis, on était très bien logés, le Chalet des Infirmières était joli… il était même, j’allais dire… neuf ? C’était neuf, oui, un beau bâtiment.

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Moi j’avais un petit studio au premier étage, un petit balcon, je voyais le coucher du soleil sur le Mont-Blanc… J’ai fait des photos de ça, mais j’ai tout perdu… mais je le revois encore, ce petit studio : à gauche, quand j’entrais, j’avais une petite salle de bains… et ensuite, une grande pièce, avec mon lit et une petite commode, une table, des chaises… et un joli balcon.

Quand on a 18 ans, qu’on sort de l’école, on s’en contente bien ! On fait pas la difficile ! Et puis mes parents venaient souvent me voir… fille unique forcément… Et puis, y avait les enfants… Oh, c’était des enfants comme les autres mais… c’est vrai qu’ils avaient peut-être besoin de plus d’affection, parce qu’il y avait quand même l’absence des parents… oui, quand même… jamais on va remplacer la maman ou les parents, ça, sûrement pas… mais je pense qu’on leur apportait plus qu’à d’autres. Et puis, il y avait des enfants, les parents venaient pas, aussi… Moi je m’étais attachée beaucoup à une petite fille, je me souviens, parce que personne venait la voir… Béatrice.

Une petite de l’Assistance. Je m’étais attachée à elle… et pis elle pareil…

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d’Henry Jacques Le Même à Pol Abraham

Megève, le 16 octobre 1928 Cher Pol,

J’ai attendu en vain le coup de téléphone et la visite de Dijoux et j’ai appris hier qu’il était rentré à Paris ! Tu trouveras ci-joint copie du Procès-Verbal du constat d’éboulement de la route de Plaine-Joux que

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j’ai dressé aujourd’hui en collaboration avec Maître Sage, huissier à Sal- lanches. J’espère que la rédaction de ce constat (très tendancieux sous une apparence assez impartiale) satisfera ces Messieurs.

Bien cordialement à toi, Henry

P.S. : Es-tu enfin en possession du chèque annoncé ?

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de Pol Abraham à Henry Jacques Le Même

Paris, le 22 décembre 1928 Mon cher ami,

Je suis tellement confus de mon silence que j’aime mieux ne t’en donner aucune explication. Chèque tombé.

Dijoux m’a dit, il y a quelque temps déjà, que la Société avait bien reçu le rapport Gautheron, Inspecteur des Eaux et Forêts, sur l’éboulement de la route de Plaine-Joux, et qu’elle refuserait l’arbitrage proposé par le Maire de Passy.

J’espère que nous passerons sérieusement à la caisse à la fin de l’année : ma situation, en apparence très brillante commence à devenir vraiment angoissante. Je n’ai plus de rentrées et n’aurai pas de mieux d’ici 1929. Le Docteur Bruno n’est pas rentré d’Amérique – personne ne sait s’il est même embarqué ! – et je suis inquiet au sujet de l’acompte que j’avais l’intention de lui demander. Je dois terminer à la demande de Dijoux la série de plans complets pour demain soir (45 plans à 0,02 !!).

Conséquence : 7 nègres sans arrêt avec heures de nuit et impossibilité de les payer à la fin du mois ! Comme tu le sais, j’ai repris une affaire

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morte et depuis je fais les fonds de tiroir et demande le maximum des clients. Je ne puis continuer un mois de plus sans subsides et toi non plus sans doute. Voici donc ma question : Aurais-tu les moyens de trou- ver pour notre compte comme une avance dont je supporterai seul les charges d’intérêt, afin de faire face à la situation financière pour les mois à venir, que je prévois extrêmement difficiles ? Si tu te trouves dans l’impossibilité absolue de faire face (largement) aux frais d’agence, dis moi le par retour car alors j’aurai recours aux usuriers, il n’y a pas d’autres usages.

Je t’envoie mes meilleurs vœux pour l’année 1929.

Cordialement, Pol

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d’Henry Jacques Le Même à Pol Abraham

Megève, 26 décembre 1928 Cher ami,

Ici, neige, neige, neige… Les skieurs commencent à affluer et la nou- velle isba est ouverte : cocktails, cocktails, cocktails… mais en attendant les pauvres architectes mènent toujours une vie de chien !!

J’arriverai à Paris mardi. Je tiens beaucoup à présenter personnelle- ment le projet de sana d’enfants.

Cordialement à toi, Henry

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* Jocelyne

… et puis, de Leschères qu’on était, dans le Jura, on a vu cette annonce, avec mon mari, cette annonce pour le Roc des Fiz, dans les journaux. C’était en 1966. Et on est arrivés mi- novembre, il neigeait comme le poing… et on est restés 4 ans.

Mais vous savez, ma sœur de Lons-le-Saunier, elle me dit tou- jours : Moi, Jocelyne, ce que tu as vécu, personne ne l’aurait vécu ! Parce que mes sœurs ont jamais connu ce que j’ai connu.

Moi, je suis née à Lavans-lès-Saint-Claude dans le Jura et j’ai perdu mon papa, j’avais 9 ans. On était 8 et je me suis retrouvée toute seule avec Maman, parce que j’étais la dernière, et c’est moi qui ai vécu avec. Maman a fait de la dépression à la mort de Papa, elle disait : Ferme la fenêtre !! Je veux pas entendre ce coq chanter !! alors le médecin m’a retirée de ma famille, parce qu’il trouvait que pour 9 ans, je faisais trop de choses avant d’aller à l’école : je faisais la soupe, je faisais les courses, je faisais tout avant 8 heures le matin. Je veux pas me vanter mais j’étais déjà une petite femme… On avait pas l’eau sur l’évier, on avait rien.

On a habité longtemps Chaux-des-Prés, et quand mon papa est mort, il était en déplacement à l’EDF… Il a voulu remplacer un monsieur qui avait plus de 60 ans, qui devait partir en retraite…

et à l’époque, c’était pas des poteaux en ciment, c’était tout des poteaux en bois… et ces poteaux en bois, mon mari… euh, mon papa, a dit à ce monsieur : Non, je veux pas que vous montiez, parce que ce poteau n’est pas bon. Alors c’est lui qu’est monté et le poteau a cassé. Donc on s’est retrouvés 8 enfants. Maman s’était mariée à 15 ans 3 mois, elle avait l’âge limite… parce

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que ma grand-mère ne l’aimait pas. Elle voulait s’en débarras- ser. C’est bizarre vous savez, comme c’est des fois, dans les familles !… A 25 ans, Maman avait 7 enfants, le premier avait 9 ans. Pas d’eau sur l’évier. C’est moi qui la faisais chauffer dans une grande gamelle, qui allais tourner à la fontaine à une chaîne, des fontaines qu’on tourne avec une grosse roue dehors.

Pour la dégeler l’hiver, il fallait mener de l’eau chaude. Tout ça, j’ai connu. Alors le toubib, il a dit : Non madame, votre gamine elle a 9 ans, c’est déjà une petite femme, non non, on l’enlève. Alors je suis allée dans une… ils ont traité ça d’aérium, à Orgeval, du côté de Paris, et j’y suis restée 4 mois. Et quand je suis revenue, évidemment, j’étais potelée, bien retapée, tout, alors la vie a repris son cours… et je me suis mariée à 20 ans.

Mais je suis tombée dans une famille où mon beau-père est décédé à 53 ans et ma belle-mère à 47. Donc on a repris le fonds de commerce, ça a duré un an. Et comme mon mari, on est des fans d’animaux, il pouvait pas faire l’abattoir. Il avait un beau-frère qui lui disait toujours : T’es un bon à rien… le mari de sa sœur, il lui disait toujours T’es un bon à rien, t’arriveras à rien, et ci et là. Mais mon mari, il voulait pas, il pouvait pas.

Maintenant, quand il voit des chats, il me dit : Faut les racheter pour les nourrir… J’en nourris 4 qui ne sont pas à moi. Alors on a vu cette annonce… et on était contents de quitter le Jura parce qu’entre-temps on avait travaillé à Saint-Claude, sur la lunette chez Rey, et on était payés à coups de lance-pierre… on avait un acompte tous les je-sais-pas-combien et jamais de paye vraiment. Le chef d’équipe, il me disait : Madame Dalloz, il me faut tant de lunettes pour ce soir. Il m’amenait des cartons. Il me faut tous ces cartons. Et moi je disais : Mais monsieur Ferrazi…

pour ce soir ?! Alors de ce fait-là, déjà, d’avoir travaillé chez Rey et de ne jamais avoir été payés normalement, ça a été le déclic. On est partis.

l e s b o i s a b a t t u s

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