B ERNARD B RU
Problème de l’efficacité du tir à l’école d’artillerie de Metz.
Aspects théoriques et expérimentaux
Mathématiques et sciences humaines, tome 136 (1996), p. 29-42
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PROBLÈME
DEL’EFFICACITÉ
DU TIR AL’ÉCOLE
D’ARTILLERIE DE METZ.Aspects théoriques
etexpérimentaux.
Bernard
BRUI
RÉSUMÉ -
Cet article décrit lafaçon dont était étudiée et enseignée auxfuturs officiers, au milieu du19ème
siècle, la question de la précision des tirs au canon et de ladipsersion
des pointsd’impact
autour de lacible.
Notamment, il oppose la doctrine de l’École d’Artillerie de Metz (armée de terreà, basée sur une théorie
probabiliste,
à celle del’École
d’Artillerie Navale de Lorient, purement empirique.SUMMARY - The problem of the efficiency of gun’s firing at French "Ecole d’Artillerie de Metz".
Theoretical and empirical aspects.
This paper describes the
study
and learning (to future officiers), in the mid 19th century, of the gun’s firing precision and itsdispersion.
Namely, it emphasize the opposition between the theoretical method used at the French
"École
d’Artillerie"implanted
in Metz, and the empirical method in use at the"École
d’Artillerie Navale", in Lorient’s harbour.1. INTRODUCTION
L’enseignement théorique
del’École
deMetz,
fondé pour l’essentiel sur lesmathématiques
etla
mécanique rationnelle,
va se trouver confronté dèsl’origine
avec leproblème
évidemmentfondamental du mouvement réel des
projectiles
d’artillerie et tous lesproblèmes qui
lui sontassociés,
comme ceux de l’effet réel de lapoudre
ou celui de l’efficacité réelle d’un tir sur unobjectif
donné.On le
sait,
eneffet,
aucun de cesproblèmes
n’est résolu defaçon
satisfaisante par lamécanique analytique
del’époque.
Le seul cas abordé par la théorie est celui d’un boulet idéalementsphérique, propulsé
par unecharge
depoudre
decomposition
idéalequi
luicommunique
une vitesse initiale idéalement connue, lancé par un canon à âme idéalementlisse,
dans un air decomposition
idéalementuniforme,
or non seulement ces conditions ne sontjamais
réunis et sont très loin del’être,
mais surtout l’artillerie du XIXème siècle estrévolutionnée par la mise au
point
del’adoption
des canonsrayés
àprojectiles oblongs qui
eux, ne
peuvent
relever de la théorieclassique
et dont onignore
lecomportement véritable,
fauted’expériences
assezprolongées.
Quant
à la théorie de l’effet despoudres,
même sous la forme relativementsophistiquée
que lui fera
prendre Piobert,
elle est bien loin de rendrecompte
desphénomènes physico-
1 Université René-Descartes (Paris V), et C.A.M.S.-E.H.E.S.S.
chimiques
extrêmementcomplexes, produits
lors d’uneexplosion,
d’autant que ce n’estqu’à
lafin du siècle
qu’on
saurafabriquer
despoudres
à combustionplus
lente et mieux contrôlable.L’École
de Metz a dûprendre
conscience assez vite de ces difficultéspuisqu’elle
adécidé en 1831 de
remplacer
le cours traditionnel debalistique
par un cours sur les"principes
de l’artillerie" confiée
précisément
à Guillaume Piobert(1793-1871)
dontl’expérience théorique
etpratique
était reconnue. Dans le mêmetemps,
une Commission sur les"principes
du tir" était constituée à Metz afin d’étudier
expérimentalement
l’efficacité des matériels enusage et de leurs théories alors
enseignées
auxjeunes polytechniciens
del’Ecole.
Sensiblement à la même
époque,
Félix Hélie( 1795-1885),
lui-même ancien élève del’École
deMetz,
estchargé
des mêmes fonctions àl’École
d’artillerie de marine de Lorient et àson initiative une commission
d’expériences
est établie àGavre, près
deLorient,
pour mettre àl’épreuve
des faits l’artillerie de la marine et sonenseignement.
Hélie se trouveranaturellement confronté aux même
difficultés,
etpartout
enEurope
on sepréoccupera
de cesquestions qui,
on lecomprend bien,
concernent aussi bien les matériels que les hommes et les officiersqui
les utilisent en situation de guerre etqu’il s’agit
de former de la meilleurfaçon possible.
Plutôt que de comparer a
posteriori
lesoptions adoptées
par les différentesÉcoles
au vude leurs résultats immédiats sur les
champs
debatailles,
nous nous contenterons d’examinerrapidement
lafaçon
dontprogressivement
et contradictoirement la théorie de l’efficacité des tirslongs
s’estconstituée,
théoriequi
servira de fondement auxprocédures
deréglages
des tirstels
qu’on
lesènseignera
et lespratiquera pendant plus
decinquante
anspartout
dans le mondeet notamment au cours des deux conflits mondiaux du XXème siècle.
Curieusement,
on constatera que lesprétentions
résolumentthéoriques
del’École
deMetz,
cetterigueur laplacienne
minutieusequ’elle
a héritée des meilleursgéomètres,
astronomes et
géodésiens
del’Europe
savante dutemps
etqui
sans doute n’a pas eu toute l’efficacité militaireescomptée,
ontjoué
dans toute cette affaire un rôleéminent,
de sorte quel’École
de Fontainebleau n’auraitplus qu’à intégrer
dans son programme lesenseignements
tirés des
expériences
de Metz etqu’Esprit
Jouffretqui déjà enseignait
unepartie
du coursd’artillerie de Metz
enseignerait
à Fontainebleau un cours sur ladispersion
du tirle plus
moderne
qui soit, lequel
serait d’ailleurslargement copié partout
enEurope
et même àl’École
de Lorient
qui pourtant
on le verra affichaitdepuis
1830 une hostilité résolue à touteespèce
de théorie et
particulièrement
aux théories messines.2. L’ARTILLERIE
FRANÇAISE
AUDÉBUT
DU XIXèmeSIÈCLE
Commençons
parrappeler rapidement
laposition
et les ambitions de l’Artilleriefrançaise
à lafin du
XVIIIème
siècle.L’adoption
définitive dusystème
Gribeauval en 1765 avait doté l’artilleriefrançaise
dematériels uniformes
fabriqués
avec uneprécision plus grande.
Deplus
une mesure,adoptée
en 1765
également, prescrivait d’envoyer
lescapitaines
en second desrégiments
dans lesdivers
établissement, fonderie, forges,
arsenaux,poudreries,
pour être formée aux nouvellestechniques.
De l’avis unanime des historiens del’artillerie,
ces deuxéléments,
cumulés avecdes campagnes
incessantes,
avaient fait de l’artilleriefrançaise
lapremière d’Europe
et del’artilleur
français
le modèle duguerrier
savant dont l’omniscience et lapolytechnicité
étaientsusceptibles
d’assurerl’autonomie,
lasupériorité
et laperfectibilité
indéfinie des armesfrançaises.
Pour donner une idée
approximative
de l’étatd’esprit
de certains de ces "artilleurs- savants" de la fin duXIXème siècle,
citons lapréface
du Traité du mouvement desprojectiles, appliqué
aux bouchesà feu
de Jean-Louis Lombard( 1722-1794),
connu pour avoir construit lespremières
tables de tiragréées
parGribeauval,
mais surtout pour avoir été leprofesseur
d’artillerie de
Bonaparte
à l’Ecole d’Auxonne en 1786 :"L’artilleur devenue lui-même chimiste, physicien, mécanicien, géomètre, n’a plus besoin de
recourir à des secours étrangers, depuis
qu’instruit
dans les utiles établissements, dont la France adonné
l’exemple
à toute l’Europe, il est occupé pendant la paix à acquérir des connaissances en tout genre, et en perfectionnant son art, à se mettre en état de rendre les services les plus signalés, qui lefont regarder, à juste dtre, comme le plus ferme soutien de
l’Étal..".
L’artilleur en
effet,
doit veiller à la fabrication des canons dans toutes sesparties
et à la"réception"
despièces
et despoudres.
Il doit connaître la chimie despoudres,
lamétallurgie,
la
fonderie,
la science des machines et du mouvement de sortequ’il
soit assuré que tous ses matériels sontégalement
dotés de"précision,
solidité etuniformité",
il y va de saresponsabilité qu’il
doit assumer"scrupuleusement".
Lombard
ajoutait
pour mémoire :"Je ne parlerai point des fonctions de l’artilleur en présence de l’ennemi, pour diriger l’exécution du tir des bouches à feu ; il se convaincra facilement, par la lecture du livre que je lui présente, que,
sans le secours des mathématiques, il n’est pas possible ni de raisonner avec justesse, ni de pratiquer avec discernement cette partie de son art, la plus importante de toutes, et
qui
en est le complément ; il verra que le service peut souffrir de la perte d’un temps précieux, par la consommation inutile de munitions, si le flambeau de la théorie n’en éclaire, n’en accélère lesopérations".
Comme on le
sait, Napoléon
remettra assez vite l’Artillerie à laplace
subalterne que sastratégie
de manoeuvre et de mouvementimposait naturellement,
mais onpeut imaginer
que les voeux de Lombard ontaccompagné
les savants rédacteurs des programmes de cours del’École
deMetz,
une fois lapaix
durablementinstallée,
endépit
du fait assezgénéralement
reconnu
qu’aucune
des théoriesinvoquées
par Lombard n’était encore établie sur desprincipes
clairement
identifiés,
ni confortée par desexpériences
assez concordantes pour entraîner la conviction. Ni laforge,
ni lespoudres,
ni les contrôles dequalité,
ni le mouvement réel desprojectiles
n’avaient pu être enserrés dans des limitesthéoriques
oupratiques
convenables. Et nombreux étaient les artilleursqui,
endépit
deLombard,
doutaientqu’on puisse jamais espérer
des secours réels d’unequelconque théorie,
àl’exemple
d’Urtubiequi
reconnaissait dans son Manueld’artillerie, contemporain
du Traité de Lombard :"Le degré de hauteur, la véritable charge à donner sont des choses difficiles à trouver. Des causes sans nombre répandent de l’incertitude sur ce service : la résistance de l’air, toujours hétérogène ; la quantité et la qualité de la poudre, jamais bien proportionnées ; les bombes toutes à la rigueur
défectueuses en poids, en figures, en dimensions ; la construction du mortier, celle de l’affût, celle
de la plate-forme inévitablement dérangée au premier coup ;
l’impossibilité
de placer la bombeavec précision, de façon que son axe et celui du mortier ne fassent
qu’un
et que tous les deux soient confondus avecl’alignement
du but, une seule de ces deux causes produit des variations étonnantes".Quant
àPuget, qui
s’étaitopposé
fermement àGribeauval,
lors de la"querelle
de lahausse",
il affirmait en 1771 :’
"Promettre des certitudes sur la projection des corps mus par une force considérable, c’est de la charlatanerie ou un manque de connaissance des effets de la nature, et particulièrement de la poudre de guerre et des mobiles que nous avons à
projeter".
Ces incertitudes
multipliées
avait conduit les artilleurs de la fin du Xvlflémesiècle,
pourle tir de campagne tout au
moins,
à se limiter au tir dit "de but enblanc",
c’est-à-dire au tir àcharge
fixe sur un butaligné
avec lagénératrice supérieure
du canon(ce qui correspond
à uneinclinaison d’environ un
degré
etdemi).
La distance moyenne de combat pour les canons de campagne était ainsi réduite à moins decinq
centsmètres,
et ne nécessitait pas deprocédures
de
réglage
de tirparticulières
autres que celles résultantsimplement
du coupd’oeil,
du bonsens et du
sang-froid
du canonnier.Certes Gribeauval avait introduit la
hausse,
c’est-à-dire lapossibilité
de tirer sous desangles supérieurs
convenablement choisis selon la distance dubut,
mais la hausse se limitait à troisdegrés,
laportée
des canons de campagneatteignant
alors 800 à 1000 mètres. Encore cestirs à hausse variable étaient-ils utilisés avec une certaine
prudence,
leurjustesse
étantproblématique.
Pour les tirs de
place
ou desiège
effectués "deplein fouet",
sous des inclinaisonsplus fortes,
lesangles
recommandés ne variaient que peu afin que le canonnierexpérimenté puisse
contrôler son tir.
Dans tous les cas, les
réglages
decharge
et de hausse étaient aussi réduits quepossible
et laissés à
l’appréciation
d’un artilleurqui voyait
distinctement sonobjectif
et parconséquent
n’utilisait pas les rares tables de tir existantes. Cette attitude serait d’ailleurs encore très
largement
celle des artilleurs de la Première Guerre mondiale commençante. En1914,
lestables de tir restaient "le
plus
souvent unobjet
de curiositéqui disparaissait, oublié,
au fondd’une
cantine",
comme lerappelait
une note confidentielle sur lapréparation
et leréglage
destirs,
datée dejuillet
1917.L’une des
premières
causes d’erreur des tirslongs provenait
desphénomènes
dedéviation dus aux défauts de
sphéricité
des boulets et derégularité
des canonsqui communiquaient
auxprojectiles
un mouvement de rotation d’axevariable,
créant des courbures detrajectoires
trèsrapidement
incontrôlables et rétives à toute théorie.Newton, déjà,
avait tentéd’expliquer
la"ligne
courbe" décrite par une balle de paumefrappée obliquement
et legrand
balisticienexpérimentateur Benjamin
Robins(1707-1715),
l’inventeur du
pendule balistique,
avait biendécrit,
dans un mémoireposthume,
cephénomène
de dérivation etindiqué qu’on
s’en affranchirait par la mise en rotation desprojectiles guidés
par des rayures convenables de l’âme des canons. Ceprocédé
étaitdéjà
utilisé pour les carabines
qui
armaient la cavalerie ou lagendarmerie
et dont laprécision
et laportée
étaientremarquables.
Certes Euler avait considéré que cette dérivation était
négligeable
et que d’ailleurs elles’amortissait,
par frottement dans l’air au cours de latrajectoire,
mais lesexpériences prouvaient
lecontraire,
comme d’ailleurs elles contrediraient lapremière
théoriemathématique
des effets de dérivation dus à la rotation des bouletsproposée
en 1835 parPoisson, disciple
et continuateur deLaplace.
A cette
déviation-là,
s’enajoutaient d’autres, inévitables, imprévisibles
et innombrablescomme celles liées aux hasards des
explosions
depoudre,
à l’extrême variabilité des conditionsmétéorologiques,
aux défauts depointage,
etc..Toutes les
expériences
conduites au début du XIXème siècle dans toutes les artillerieseuropéennes
démontraient ainsi que lajustesse
des tirs au-delà du but en blanc était illusoire même dans les conditions idéales despolygones
de tir.Pour ne citer
qu’un exemple, indiquons
les résultatsrapportés
par legénéral
von Scharnhorst
(1755-1813),
leréorganisateur
de l’Artillerieprussienne,
dans son Manuel del’officier
d’artillerie(qui
a connuplusieurs
éditions de 1787 à1820,
et une traductionfrançaise
en1840) :
de 800 à 1000 pas unepièce
d’artillerie a touché un but de 6pieds
dehaut,
45 fois sur145 ;
à 1500 pas, le même but n’était atteint que 11 fois sur50 ;
à 1800pas, 1
fois sur 30 et à 2000 pas, aucune fois en
vingt
coups tirés.Tout cela n’aurait pas été si grave, les victoire de la
République
et del’Empire
enapportaient
la preuve, si l’armement de l’infanterie de lapremière
moitié duXIXème
sièclen’avait pas été
progressivement
modernisée parl’adoption
de fusils de guerreprécis
à desportées plus grandes
que celles des canons, cequi,
on s’endoute,
transformait les artilleursqui
servaient lespièces
en autant de cibles sans défense et sansplus
d’efficacité.Les carabines à canons
rayées,
on l’adéjà rappelé,
sont connues etappréciées depuis
leXVème siècle. Les raisons de leur succès sont
également
bien connues : les carabines sontprécises
à degrandes
distances. Les rayures du canoncommuniquent
en effet à laballe,
forcée à l’intérieur à coups demaillet,
un mouvement derotation,
d’axe sensiblementdirigé
selon la
trajectoire, qui
se trouve ainsistabilisée,
comme dans le cas d’unetoupie
mise enrotation
rapide.
Deplus,
laballe,
en adhérant fortement à l’âme de lacarabine,
rend étanche la chambre de combustion de lapoudre,
et élimine le "vent" del’explosion qui
a de la sorte uneffet maximum.
Mais cette
précision
et cetteplus grande portée
des carabines necompensaient
pas le peu d’efficacité des balles enplomb
et surtout la lenteurexagérée
desopérations
dechargement,
aupoint
que les retards des carabiniers étaient devenusproverbiaux.
Ilsarrivaient
après
la bataille sansdoute,
mais surtout ils n’avaientjamais
assez detemps
pourcharger
leur arme.Or
précisément,
en1828,
GustaveDelvigne (1798-1876)
va proposer unsystème
dechargement simplifié
des fusilsrayés.
Bienqu’il n’ait pas
encore laperfection
et larapidité
duchargement
par la culasseadopté
par les infanteries de la deuxième moitié dusiècle,
lesystème Delvigne, expérimenté
avec succès àVincennes,
commencera à être mis en service dans l’Arméefrançaise
en 1830.Dès cette
époque
"il devenait évidentqu’une
batterie de canons lisses nepourrait plus
ouvrir le feu devant l’infanterie armée de
carabines, qu’un
bâtiment seraitprivé
de sonéquipage
par le feu despetites
armes avant même d’avoir pu faire usage de ses groscanons",
ainsi que lesouligne perfidement
etrétrospectivement
le rédacteur de "L’histoire del’expérimentation
des canonsrayés
àGavre", publiée
en 1873 dans le tome 1 duMémorial de
l’artillerie de marine.
De toutes
façons
il fallaitaugmenter
laportée
utile et l’efficacité des canons, tout le monde en convenait au Comité de l’artillerie commeailleurs,
que l’on croie ou que l’on ne croie pas en l’avenir incertain des canonsrayés
dont la mise aupoint
étaitparticulièrement
difficile. Sans
esprit
depolémique
onpeut
même affirmerqu’il
devait être assez clair dès cemoment-là
qu’on
atteindrait ce but seulement par une amélioration des matériels et non par l’élaboration d’une théorie exacte des canons et despoudres
en usage, d’autant que cette dernière était hors d’atteinte de la science dutemps
et pourlongtemps
encore, et celaquand
bien même les commissions de tir de Metz ou d’ailleurs
pourraient expérimenter
indéfinimenttoutes ces sortes de théories et que le Comité de
l’artillerie,
l’Académie des Sciences et les élèves officiers deMetz,
contraints et forcésquant
à eux, seraientdisposés
à lesapprécier
ouà les entendre. Mais il était certainement utile que de telles tentatives aient
lieu, puisqu’elles
conduiraient à d’autres résultats dont
l’importance pratique
etpédagogique serait, elle,
manifeste.
’ ’
Comme le
rappelait
Scharnhorst dans son manueldéjà
cité :"Le monde moral, comme le monde physique, semble être soumis à cette éternelle loi de
mécanique, qu’on perd en temps ce qu’on gagne en force ; et que ce n’est que par la longueur du temps
qu’on
peut obtenir de grands résultats".Il est bien vrai que dans sa
période messine,
l’Artilleriefrançaise
aperdu beaucoup
detemps
et que de nombreux élèves-officiers formés à Metz ont dû penserqu’on
leur faisaitperdre
leleur,
en les accablant de mille coursappliqués qui
de fait nes’appliquaient
pas.Qu’ils
se rassurent ! La forcequi
en est résultée a conduit à des résultats un peu tardifs certains mais incontestables.3.
L’EFFICACITÉ
DU TIRÀ L’ÉCOLE
DE METZCommençons
par donner laparole
àl’accusation,
defaçon
à laisser le dernier mot àl’Ecole
deMetz,
comme il se doit..
L’accusation,
on l’adéjà
laisséentendre,
seradéveloppée
très tôt àl’École
de Lorient par FélixHélie,
le fondateur etpremier "rapporteur",
de 1834 à sa mort, de la célèbre Commission de Gavrequi
aexpérimenté
tous les canons d’artillerie de marinedepuis
cetemps-là
etqui
a notamment mis aupoint
lespremiers
modèles du canon de 16rayé,
utiliséau
siège
deSébastopol
en 1855.Hélie part du constat que :
"Toutes les questions relatives au tir de projectiles et à leurs effets destructeurs sont du ressort de la Balistique. Les principes de la Mécanique rationnelle ne suffisent point pour les résoudre, les forces et les résistances qui se trouvent en jeu ne peuvent être appréciées que par l’observation".
Il faut donc fonder une nouvelle
science,
la"Balistique expérimentale",
dont Hélie serale
prophète. Entreprenant
etcombatif,
Hélie va inlassablementexpérimenter, cinquante
années durant. Ses résultats sont
présentés
dans ungrand
Traité debalistique expérimentale, publié
pourla première
fois en 1865 et dont onpeut
penserqu’il reprenait
aussi le coursqu’il
professait
àl’École
de Lorient. Ce traité sera considérablementaugmenté
et refondu en 1884avec l’aide
d’Hugoniot.
Nousparlerons
de cette seconde éditionplus loin,
aupréalable
nousexaminons brièvement l’édition de
1865, qui
est uneattaque réglée
contre le triumviratthéorique
desgénéraux-académiciens
del’École
deMetz,
Morin-Piobert-Didion.Le
style
d’Hélie est direct et sanséquivoques,
selon lui :"Les recherches qualifiées du nom de théoriques sont toutes fondées sur des hypothèses en
désaccord avec les faits observés et dont le seul mérite est de rendre les questions plus ou moins
accessibles au calcul. Ce n’est pas en substituant à la réalité un état de choses purement imaginaire qu’on peut espérer de faire avancer la science de l’artillerie. Force est de recourir aux formules
empiriques...".
Aucune des formules
théorique
de Piobert en théorie du mouvement des gaz ou de la résistance de l’air ne luiparaissent correspondre
à la "nature deschoses",
certaines de cesrecherches sont "fort curieuses"
(elles
conduiront d’ailleurs leur auteur àl’Académie),
mais"Les nombreuses hypothèses qui leur servent de base, et dont chacune n’est motivée que par la facilité plus ou moins grande
qu’elle
offre au calcul, s’écartent trop des circonstances que présentela pratique pour
qu’elles
puissent conduire à quelques résultats vraiment utiles".Pire encore, Hélie en
plusieurs
endroits accuseimplicitement
Piobert et Didion d’avoir discrètement biaisé certains de leurs résultatsexpérimentaux
pourqu’ils
s’accordentdavantage
avec leurs
formules,
ou bien d’avoir fait varier augré
de leursexpériences,
les constantes que les dites formulesrenferment,
voire même d’avoir "altérer lapesanteur",
pourqu’elles
concordent mieux avec les résultats
expérimentaux. Quant
aux recherches de Didion surl’équation
de latrajectoire
d’unprojectile
lancé sous deplus grands angles,
elles conduisent à des formules "fortcompliquées" qui
n’ontjamais
étéappliquées
endépit
des tables que legénéral
Didion avait dressées et dont il était assezfier,
àjuste
titre d’ailleurs.Dans tous les cas, Hélie propose de
remplacer
les formulesthéoriques
par des formules"empiriques"
obtenues sans théories eninterpolant
les résultats desexpériences,
formules lesplus simples possibles
dont il apris
soin de vérifierqu’elles
étaientapplicables
etenseignables.
C’est ainsi parexemple qu’il ajuste
au mouvement desprojectiles
uneéquation
du troisième
degré
à coefficients déterminésexpérimentalement,
et selon lui : "cette formule offre toute l’exactitude dont onpeut
avoir besoin".Quant
à la formule binôme de la résistance de l’airproposée
par Piobert et vérifiéeexpérimentalement
à Metz parDidion,
elle est inutilepuisqu’on
peut aussi bienajuster
aux résultats desexpériences
de Metz une formule monômeplus simple (puissance
5/2 de la vitesse parexemple).
Ce
point
de vueempirique
a au moinsl’avantage
d’éviter les idéespréconçues
etpeut
expliquer
enpartie
que Gavre ait accueilli en 1845 lesexpériences proposées
parDelvigne
surles canons
rayés
alorsqu’elles
avaient étérejetées
àplusieurs reprises
par le Comité de l’artillerie et le Maréchal Soult(conseillé
n’en doutons pas par laclique
messinequi
n’en avaitpas fait au
préalable
lathéorie).
La cause semble
entendue,
Hélie en luttant seul contre l’obscurantismethéorique
etobtus de
l’École
de Metz a sauvémalgré
elle l’artilleriefrançaise
terrestre et navale de l’abîmesans retour où elle s’était
fourvoyée.
Que
dire dès lors pour la défense del’École
de Metz dont lesintentions, quoiqu’en
ait pupenser
Hélie,
étaient pures etlégitimes :
former par la science aux armes savantes,quand
bienmême ces armes et cette science n’auraient pas encore toute la scientificité
souhaitable, quand
bien même d’autres tâches
plus urgentes
sansdoute, préparer
l’artillerie à la guerre moderne parexemple, s’imposeraient.
D’autres que nous ont dit
déjà
les lourdeurs administratives et les conflits inévitablesqu’a
suscités la coexistence forcée à Metz du Génie et de l’Artillerie. Onpourrait
soutenir sansdoute
qu’elle
a entraîné aussi dansl’enseignement
comme dans la recherche une sorte desurenchère
théorique, chaque
arme faisant assaut de théorie pourl’emporter
sur l’autre et quecette émulation a
priori
saine et souhaitable a conduit à des débordements et des sclérosesinsupportables.
Mais nous ne ferons pas leprocès
des savants del’École
de Metz. Au contraire nous allons essayer de montrer que certes ils sontcoupables,
comme tout lemonde,
mais que cette
culpabilité-là, inévitable,
n’est pas sansgrandeur
ni sansenseignements.
Commençons
parPiobert,
leplus
savant sansdoute,
titulaire dupremier
coursd’artillerie de Metz et membre de la Commission des
principes
du tirdepuis
sa création en1831, jusqu’à
cequ’elle
cesse ses travaux en1850,
travauxqu’elle reprendrait
d’ailleurs sous une autre forme en1855, après
quel’expérimentation
des nouveaux canonsrayés
eut étédécidée par le Comité d’artillerie.
Au sein de cette commission Piobert va
déployer
une activitéthéorique
trèsremarquable,
on l’adit,
notamment en tentant d’élucider le mouvement des gaz lors d’uneexplosion
depoudre. L’expérimentation
des effets de lapoudre
est inscrite au programmede
la Commission en 1833. Ils’agit
bien sûr d’abord de tester les formulesthéoriques
de Piobertet Morin dont l’intérêt immédiat et
rétrospectif
est mince mais il fautsouligner l’ingéniosité
des
procédures d’expérimentation proposées
en 1835 par Piobert lui-même tellesqu’on
peut les lire parexemple
dans le tome 5 du Mémorial de l’artillerie(1842, p.501 )
ou dans le tome 2du Traité d’artillerie de Piobert. On peut considérer sans
exagération qu’il s’agit-là
destoutes premières
tentatives deplanification scientifique
desexpériences
en contrôle defabrication,
menées sur une
grande
échelle.Pour déterminer par
exemple
la"charge
derupture"
desprojectiles
creux, Piobert "fit éclater ungrand
nombre deprojectiles
devingt espèces différentes,
variant soit par lagrandeur
ducalibre,
soit parl’épaisseur
desparois ;
14 de cesespèces qui
n’étaient pas en usage, furent coulées toutexprès
de manière àcomprendre
toutes lesépaisseurs
deparois
de14 à 41 millimètres et de 6 diamètres de
118,5
mm à320,5
mm. Dix àquinze projectiles
neufs de
chaque espèce
sont choisisparmi
ceux dont lepoids,
les dimensions et la pesanteurspécifique
diffèrent le moins entre eux, et de la moyenne de 50projectiles
de leurs sériesrespectives.
"Afin d’éviter des anomalies, chaque obus n’a été tiré qu’une seule fois ; on les a tirés
successivement avec des charges de poudre que l’on augmentait quand ils résistaient et que l’on diminuait quand ils éclataient, de manière à obtenir l’un et l’autre résultat avec des charges très peu inférieures ou supérieures à celle dont le plus grand effet est de faire éclater le projectile. La charge
calculée par les formules sert de point de départ pour le premier obus de chaque série, afin de
diminuer les tâtonnements ; les autres obus n’étaient chargés que successivement, au fur et à
mesure du tir, de manière à pouvoir augmenter ou diminuer la quantité de poudre, suivant que le
projectile avait résisté ou non".
On peut reconnaître-là une des
premières
utilisations de la méthode"up
and down"qui
sera mise en oeuvre au siècle suivant pour déterminer par
exemple
la résistance au choc desexplosifs
ou les doses médianes létales depoisons (la
LD50 desanglos-saxons)
et biend’autres choses encore. On date
généralement
cette méthode de la Seconde Guerre mondialeet sa théorie
statistique
n’a été faite que dans les années50, après l’adoption généralisée
desprocédures statistiques séquentielles ("successives"
commel’explique Piobert).
Sans chercher à donner à Piobertplus qu’il
nefaudrait,
notonssimplement qu’on
ne connaît pas actuellementd’exemples
antérieursd’emploi systématisé
de cette méthode-là. D’autant que les tableaux de résultats de Piobert(tome 2
duTraité, p.374)
sont tout à faitexplicites
et démonstratifs de l’intérêt de sa méthode.Comme on l’a souvent
souligné,
tout le XIXème siècle fera desexpériences,
accumulantd’innombrables
résultats,
sans souci d’ordre ni de méthode. Cournotparle
ainsi del’exubérance
statistique
de sonsiècle,
etBienaymé
dénoncera sans cesse les abus sans nombre que l’on fait de tant de chiffres àqui
l’on fait toutdire,
à moinsqu’ils
nedécouragent
par leur multitude même. Dès lorsl’empirisme
ne suffitplus,
n’endéplaise
àHélie,
il faut des théoriesen amont pour éviter de
trop longs "tâtonnements",
il faut aussi en aval desexpériences planifiées scientifiquement (il
faudrait même une théorie desplans d’expériences
maisn’anticipons
pastrop), expériences
dont il soitpossible
de tirer des conclusions assezsignificatives
pour emporter la conviction non seulement d’académiciens bienveillants ou d’un Comité d’artillerie convaincu d’avance mais desplus
farouchesopposants,
Hélie parexemple.
De ces
nécessités,
la Commission deMetz,
endépit
de ses oeillèresthéoriques supposées,
apris
conscience dès 1835 et les programmes de l’Ecole de Metz en conserverontl’empreinte,
ainsi que les officiers formés à
Metz,
les meilleurs d’entre eux au moins. Et nullepart
autantqu’à
la Commission deMetz,
onn’entreprendra
dedévelopper
laplanification
desexpériences.
Pour trouver des tentatives aussiintéressantes, quoique plus
tardives et sur uneplus petite échelle,
il faut attendre lesexpériences
de Pasteur de la fin du siècle sur le charbon du mouton ou les maladies des vers à soie.Venons-en maintenant
plus précisément
auproblème
de la déterminationexpérimentale
de l’efficacité du tir.
En
fait,
les meilleurs auteurs debalistique expérimentale
du XVIllème siècle avaientdéjà proposé
des"règles
et observationsgénérales
à suivre dans lesépreuves d’artillerie",
c’est le cas de Scharnhorst notammentqui
énumère onzerègles générales
devantguider
lescommissions
d’expériences.
Lapremière règle précise :
"On ne peut obtenir des résultats exacts qu’en prenant l’effet moyen d’une somme d’effets qui
auront été produits dans les expériences particulières, toutes circonstances égales".
Et la deuxième
ajoute :
"L’effet moyen dont il est parlé dans la règle précédente sera une expression d’autant plus exacte du
résultat cherché que le nombre des expériences
particulières
d’où il aura été extrait seraplus
considérable".
La troisième
règle indique
assez que lesexpérimentateurs
eux-mêmes doutaientqu’on puisse
obtenir par
l’expérience
desprécisions
sur l’efficacitécomparée
despièces
d’artillerie :"Quoique
Robins et des écrivains plus récents sur l’artillerie prétendent : que les résultats tirés desportées sont entièrement faux ; que l’action des causes fortuites occasionne des différences plus grandes entre les portées toutes choses égales d’ailleurs, que n’en produisent, dans les cas ordinaires, le plus ou moins de longueur des pièces, ou le plus ou moins de force des charges, cela
n’en est pas moins une erreur".
Ainsi il ne
manquait
pas d’auteurs pour considérer que non seulement labalistique théorique
ne traitait que des cas sansrapport
avec laréalité,
mais encore que labalistique expérimentale
ne saurait nonplus
décider de laplus
ou moinsgrande
efficacité des bouches àfeu,
tant étaientprépondérantes
les causes fortuites dont nous avonsdéjà parlé. Quant
à ceuxqui pensaient différemment, Scharnhorst,
Lombard oud’Antoni
parexemple,
ils n’avaient pas même unefaçon
commune de comparer lesportées
moyennes.C’est la raison pour
laquelle
le Comité de l’artillerie avait mis au concours, pour l’année1829,
lesujet
suivant :"Indiquer,
en se fondant sur lesprincipes
connus de la théorie desprobabilités,
le meilleur mode àadopter
pour la recherche desportées
moyennes, discuter le mérite relatif des diversprocédés
enusage".
A cepremier
thème le Comité enajoutait
unautre : "L’étendue
superficielle
del’objet
àfrapper
et saposition
relativement à la batterie étantdonnées, assigner,
pour chacune des bouches àfeu,
la fractionexprimant
lerapport
entre le nombre total de coups et les coups à effet".C’est cette seconde
question qui
constitue leproblème
dit de l’efficacité dutir, quelle
estla
probabilité qu’une
bouche à feu donnéeatteigne
son but ?Des trois mémoires
qui
ont concouru en1829,
il nous reste celui duCapitaine Prosper Coste,
deMetz,
intitulé : 1 Des déviations ou de laprobabilités
du tir desprojectiles.
Costedécrit très bien les
phénomènes
de dérivationévoqués plus
haut etanalyse
diversesexpériences
faites en 1771 à laFère,
en l’An11,
à Metz et en 1818 à Lens. Il en déduit uncertain nombre de lois
empiriques
assezsimples,
comme parexemple
que les déviations desprojectiles
sont en raison inverse de leurs diamètres ou que les rapports des déviations auxportées
sont constants,quant
à l’efficacité dutir,
il énonce que laprobabilité
de toucher des buts de mêmelargeur
est à peuprès
en raison inverse de leurs distances etqu’à
distanceégale
la
probabilité
de toucher des buts de différenteslargeurs
ne croit pas autant que ceslargeurs.
Les résultats
publiés
par Coste confirmaient par ailleurs que laprobabilité
d’atteindre unbut de 4 mètres de