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Cosmogonie des possibles : renégociation de la vérité fictionnelle et lecture quantique dans «Des anges mineurs» et «Dondog» d'Antoine Volodine

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Academic year: 2021

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Cosmogonie des possibles

Renégociation de la vérité fictionnelle et lecture quantique dans

Des anges mineurs et Dondog d’Antoine Volodine

Mémoire

Virginie Savard

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Cosmogonie des possibles

Renégociation de la vérité fictionnelle et lecture quantique dans

Des anges mineurs et Dondog d’Antoine Volodine

Mémoire

Virginie Savard

Sous la direction de :

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Résumé

Le post-exotisme propose une expérience de lecture déstabilisante. L’univers fictionnel autoréférentiel créé par Antoine Volodine maintient dans l’indéfinition les frontières qui séparent les êtres, mais également celles entre le réel et le rêve, la vérité et l’invention. Ce monde, perturbant déjà les attentes du lecteur, est dans certains cas transmis par des narrations problématiques qui le rendent d’autant plus difficile à saisir. C’est le cas dans les deux romans à l’étude, Des anges mineurs (1999) et Dondog (2002). La combinaison d’éléments formels qui brouillent les repères du lecteur et le mènent à renégocier son adhésion au récit crée un dispositif particulier qui est au centre de ce mémoire. Celui-ci modifie la façon dont le lecteur pourra se saisir de la vérité fictionnelle : ses piliers habituels, l’autorité narrative et la cohérence fictionnelle, sont marqués par l’incertitude et tissent donc, plutôt qu’une vérité unique, une multitude de possibles.

Le rapport au réel sous-tendu par la physique quantique fournit un éclairage intéressant pour comprendre les ressorts de cette vérité fictionnelle multiple. Tous deux admettent la coexistence d’états concurrents, placent l’observateur comme foyer du réel et modulent les possibles selon un rapport de probabilité. Ce parallèle fournit une manière de cerner les effets directs du dispositif formel et d’observer les mécanismes qui se mettent en place dans la lecture d’un monde évanescent.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... v

Au croisement des étrangetés. Introduction ... 1

1. Mise en place ...1

2. Hypothèse ...4

3. Corpus et méthodologie ...6

Chapitre I. Lire les narrations problématiques... 11

1. Les narrations problématiques et leurs effets généraux sur l’adhésion ... 11

2. La narration indécidable et Des anges mineurs ... 15

3. La narration ambiguë et Dondog ... 24

4. Les narrations problématiques et la construction de la fiction : quelques prémisses .. 34

Chapitre II. Lire le monde post-exotique ... 38

1. Leçons de post-exotisme ... 39

2. Lectures et vérités ... 47

3. Vers un pacte de lecture quantique ... 68

Chapitre III. Lire avec la physique quantique ... 70

1. Physique quantique : rapport au réel, rapport à la fiction... 71

2. Superposition des états : les vérités fictionnelles coexistantes ... 75

3. La perspective de l’observateur : cristallisation temporaire du/d’un réel ... 81

4. L’interprétation probabiliste et la modulation des choix de lecture ... 85

5. Vérité fictionnelle post-exotique et lecture quantique ... 90

Cosmogonie des possibles. Conclusion ... 95

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Remerciements

Je tiens d’abord à remercier mon directeur René Audet pour ses commentaires éclairants et précis. Je le remercie également de m’avoir ramenée sur terre quand je perdais mon chemin dans mes propres idées.

J’ai eu la chance d’être membre étudiante du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) pendant quatre ans et je remercie du fond du cœur les gens formidables avec qui j’ai eu la chance d’y travailler. Je remercie plus particulièrement Anne-Sophie Boudreau, Émilie Garneau, Toby Germain, Alex Noël et Audrey Thériault qui m’ont aidé à traverser des moments plus difficiles de mon parcours.

Je remercie Pascal Bourgault de m’avoir fait profiter de sa capacité de vulgarisation en physique quantique et de m’avoir suggéré des lectures éclairantes.

Je tiens également à remercier ma famille, Jean-Philip, Florence, Daphné, Caroline et Carolane pour le soutien indéfectible qu’ils m’ont témoigné et pour leur confiance inébranlable.

Ce mémoire n'aurait pas non plus été possible sans le support financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Fonds de recherche Société et culture (FRQSC).

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Au croisement des étrangetés. Introduction

1. Mise en place

L’œuvre d’Antoine Volodine, en raison de sa singularité dans le champ littéraire contemporain, a suscité un grand intérêt, et les études qui s’y penchent convoquent des perspectives critiques variées. Le post-exotisme, terme que l’auteur utilise depuis 1998 pour qualifier l’univers complexe qu’il met en place dans ses œuvres, a fait l’objet de nombreux travaux s’intéressant notamment à ses implications politiques et sociales, à son rapport avec l’Histoire et avec la subversion, aux voix qui transmettent la fiction et aux personnages de créateurs (par exemple : Roche, 2006 ; Ruffel, 2007 ; David 2009). Toutefois, si les études qui portent sur les protagonistes, la temporalité et l’espace en régime post-exotique sont nombreuses, celles qui chercheraient à étudier comment se construit formellement le monde fictionnel qui s’y met en place sont rares. Cet univers s’y prête pourtant par son élaboration autoréflexive et par le flou qu’il entretient entre les couches fictionnelles.

Le monde post-exotique1 est une construction autoréférentielle, entièrement

constituée par un seul homme et ses pseudonymes, qui s’élabore de façon discontinue sur plusieurs années et plusieurs œuvres. Il se base sur un ensemble de référents communs, dont le chamanisme, la Révolution mondiale et la littérature carcérale. L’œuvre cultive son étrangeté : écrite pour un monde clos auquel le lecteur n’aura jamais complètement accès, des personnages fluctuants évoluent dans ce qui ne saurait être incontestablement qualifié de rêve ni de réalité. Il s’agit d’une construction fictionnelle complexe, à plusieurs couches, qui construit intra- et extradiégétiquement ses règles de fonctionnement et ses modalités d’interprétation. Antoine Volodine est le pseudonyme principal de l’auteur. Toutefois, certains de ses personnages signent des œuvres post-exotiques non seulement dans la fiction, mais également dans notre monde. Lutz Bassmann2, l’un des nombreux hétéronymes de l’auteur, a par exemple déjà fait paraître

1 Dans le cadre de ce mémoire, nous appelons « monde post-exotique » l’univers fictionnel spécifique à

l’œuvre volodinienne qui est partagé, dans une relation de transfictionnalité (Besson, 2007 ; Saint-Gelais, 1996 et 2005), par l’ensemble de ses créations.

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plusieurs œuvres3. Les caractéristiques de l’univers post-exotique, à la fois démultiplié et

totalitaire, en font donc un objet riche pour l’étude de la fiction. Dans le manifeste fictionnel dont Volodine a doté son « genre », Le post-exotisme en dix leçons, leçon

onze4, une « non-opposition des contraires » (Volodine, 1998 : 39) empruntée au Bardo

Thodol est revendiquée comme base de compréhension de l’univers ; l’ambiguïté et l’impossibilité semblent en être la condition première d’existence, d’où l’étrange indécidabilité préalablement évoquée. Malgré son caractère délibérément obscur, un monde se dessine : « Plus qu'en une banale consécution de volumes échelonnés au hasard des parutions successives, l’œuvre en question tend à se constituer en monde (fictionnel) possible et pluriel » (Wagner, 2001 : 187). Cette idée du monde post-exotique comme

possible et pluriel sera ici centrale. Nous nous attarderons plus longuement sur la teneur

et les enjeux fictionnels du post-exotisme dans notre deuxième chapitre, mais il convient dès à présent d’en souligner le caractère fluctuant, qui résiste aux tentatives de lui conférer une stabilité.

Ce qui vient encore davantage compliquer la transmission de ce monde volontairement brouillé et insaisissable est la prise en charge de la narration par des instances problématiques. En effet, dans plusieurs des œuvres qui appartiennent au post-exotisme, le lecteur peut remettre en question la capacité de certains narrateurs et narrateurs-personnages de remplir ce rôle (situation d'ambiguïté) ou encore peut peiner à identifier à qui appartient la voix qui raconte l’histoire (cas d'indécidabilité5). Ces types

de narration créent un dispositif où la réception du monde fictionnel est problématisée :

[L]’adhésion au raconté est délibérément mise en procès par des modalités inédites d’instauration et de contestation du pacte romanesque, que ce soit par le brouillage des instances et des codes, la fragilisation de la voix narrative, […], toutes mutations qui engagent une problématisation de la transmission narrative. (Fortier et Mercier, 2011a : 8)

Lutz Bassmann appartient à un monde de fiction. Il est combattant et écrivain (il a participé à l’ouvrage collectif Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze). Le lieu où il poursuit son existence n’est pas précisément communiqué, car, bien qu’il ne soit nulle part, il peut se trouver n’importe où sur la planète. (Éditions Verdier, en ligne)

3 Avec les moines-soldats (2008), Haïkus de prison (2008), Les aigles puent (2010), Danse avec Nathan

Golshem (2012) et Black Village (2017) sont tous parus chez Verdier.

4 Ce titre sera dorénavant abrégé en Leçon onze.

5 Ces termes sont empruntés à Frances Fortier et Andrée Mercier dans le cadre de leur projet de recherche

« Narration impossible, indécidable et ambiguë : enjeux esthétiques et théoriques de la transmission narrative dans le roman contemporain » (CRSH 2009-2012).

http://www.crilcq.org/accueil/programmation/poetique-et-esthetique/projets-termines/projetnarration-impossible-indecidable-et-ambigue/

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Ces narrations mènent donc le lecteur à constamment renégocier son rapport au récit et son adhésion à la fiction dans le but d’ajuster ses attentes, ses préconceptions, et de maintenir la lisibilité. Cela est d’autant plus vrai que la fiction à laquelle il cherche ici à adhérer est celle du post-exotisme : une construction qui se déploie sur plusieurs œuvres – et même à l’extérieur de celles-ci – et qui établit ses règles internes dans différentes fictions. Les problèmes soulevés par les narrations problématiques et non fiables sont nombreux et très importants dans la recherche en littérature contemporaine. Leurs influences sur la transmission et sur la réception dans le genre romanesque sont étudiées par plusieurs (Fortier et Mercier, 2011b ; Mercier et Kühn, 2014 ; Wagner, 2013) et il en ressort une forte complémentarité entre narration problématique et pacte de lecture déplacé. Ces narrations mobilisent le lecteur, nécessitent que ce dernier compose avec les paradoxes créés par la voix qui porte le récit, paradoxes qui influencent sa manière de lire et de percevoir l’histoire, notamment en l’amenant à « négocier son adhésion au récit » (Mercier et Kühn, 2014 : 11 ; je souligne). Ce jeu sur la posture narratoriale interpelle donc le lecteur et reconfigure son rapport au récit.

Les questions de voix et les procédés de brouillage narratif – notamment ce que Volodine appelle les surnarrateurs et sur lesquels nous reviendrons – ont déjà été soulignés comme éléments constitutifs du post-exotisme (par exemple : Oléron, 2012), mais la manière dont elles contribuent à l’établissement du monde fictionnel, l’idée selon laquelle elles en seraient un mécanisme, demeure encore à approfondir. Dans Pourquoi la

fiction?, Jean-Marie Schaeffer affirme que « [l]a fiction est […] toujours une affaire de

fond et de forme à la fois » (Schaeffer, 1999 : 230), relation profonde déjà établie par de nombreuses études. Une perspective pragmatique telle que celle de Richard Walsh (2005) suggère même une relation conjointe, réciproque, entre narration et fiction : le monde fictionnel et la voix qui le porte se construisent mutuellement grâce aux outils de l’un et de l’autre, et ce, dans le contexte du processus de lecture. En admettant une telle réciprocité, il convient de se demander ce qu’il advient de la relation au texte construite lorsque les deux éléments qui s’entrelacent ne permettent pas au lecteur de trouver d’appui stable pour établir la vérité fictionnelle et le poussent ainsi à renégocier son rapport à l’autorité narrative et à l’incarnation du monde fictionnel.

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2. Hypothèse

Dans ce mémoire, nous étudierons le phénomène qui naît à la croisée de la fiction post-exotique – autoréférentielle, aux frontières floues, tant entre fiction et réalité, qu’entre rêve et réel – et de la narration problématique – qui fragilise l’autorité narrative et mène à une renégociation de la relation de lecture. Se crée alors un dispositif où la vérité fictionnelle ne trouve pas d’appui stable. Le lecteur, face à une telle indécidabilité, est invité à embrasser un rapport au réel renouvelé. Cela se produit dans deux œuvres parues au tournant du siècle : Des anges mineurs (1999) et Dondog6 (2003), présentant respectivement une narration indécidable et une narration ambiguë7. Lorsque des

narrateurs problématiques sont utilisés pour transmettre un récit de l’univers post-exotique d’Antoine Volodine, la lecture peut perdre pied : le caractère nébuleux de l’univers contribue à ébranler le statut de l’énonciateur et les paramètres de la fiction deviennent instables face à l’autorité incertaine de ce dernier. L’incertitude de l’un vient épouser celle de l’autre, créant un dispositif qui influencera grandement la réception qui sera faite de la fiction, proposant un rapport flexible au « réel » représenté. Si récit et fiction jouissent dans toute fiction narrative d’une relation étroite, la problématisation simultanée des deux composantes entraîne une indécidabilité interne du texte. La renégociation du rapport au récit qu’imposent les narrations problématiques sert ici l’élaboration du monde fictionnel d’œuvres où la frontière entre rêve et réalité, entre vérité et mensonge est flexible, voire labile en induisant une approche différente de la vérité fictionnelle.

Les liens entre les narrations problématiques et les théories de la fiction sont encore à parfaire. Ansgar Nünning suggère d’ailleurs que l’étude conjuguée de ces deux pôles « ouvrirait des nouveaux possibles productifs à propos de la relation entre des indéterminations sur le plan du discours ou de la transmission narrative et les mondes représentés dans le récit, qui sont projetés par le lecteur8 » (Nünning, 2008 : 61 ; ma

6 Désormais, les renvois à Des anges mineurs seront signalés par la mention DAM, suivie du numéro de la

page et ceux à Dondog, par la mention D, suivie du numéro de la page.

7 Les particularités de ces deux œuvres qui ont justifié leur sélection dans le cadre de ce mémoire seront

présentées dans la prochaine section : « Corpus et méthodologie ».

8 « An alliance between narratology and possible worlds theory could [be] opening up productive new

possibilities for the relation between indeterminacies on the level of discourse or narrative transmission and the represented worlds on the level of the story, which are projected by the reader. »

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traduction). Le cas du post-exotisme nous paraît un sujet stimulant dans l’exploration de ces rapports en littérature contemporaine9. Allant bien au-delà d’une simple

coconstruction, il semble que la rencontre entre cette fiction qui désoriente et une narration qui laisse le lecteur perplexe crée une relation de lecture qui pousse à reconfigurer le rapport avec le réel de la diégèse, avec la vérité fictionnelle.

Par les effets conjugués des narrations problématiques et du brouillage des lisières du monde, l’œuvre ne contient pas une seule vérité que le lecteur serait en mesure de dégager au fil de sa lecture, mais plutôt plusieurs possibles simultanés qui n’y sont pas discriminés, hiérarchisés. Dans les cas qui nous occupent, la voix qui transmet le récit, seule porte d’entrée sur son univers, laisse planer le doute sur son identité ou sur sa fiabilité, et le monde fictionnel est présenté de façon à ce que l’on ne puisse trancher entre des éléments appartenant à sa réalité et d'autres éléments de nature imaginaire. Cette réciprocité permet l’élaboration du dispositif ici étudié qui peut venir interférer dans le processus de lecture. Une indécidabilité naît de l’entrelacement de narration et de fiction. Ce dispositif, menant à une vérité fictionnelle insaisissable, propose une nouvelle façon de lire le post-exotisme, de saisir son altérité. Le lecteur est placé dans une situation de réception d’où il ne saurait se dégager une seule et unique vérité fictionnelle, comme il pourrait s’y attendre au cours d’une lecture plus conventionnelle. En effet, le pacte de lecture romanesque, bien qu'en constant ajustement, tend généralement à se consolider progressivement depuis les pages liminaires du roman jusqu'à la fin du texte. Chez Volodine, la consolidation attendue ne semble pas possible et elle dessine un pacte de lecture singulier.

Le dispositif ici créé semble proposer un recadrage de la manière d’appréhender le réel intradiégétique qui se fait de façon similaire à celui que demande la mécanique quantique. Cette branche de la physique définit le monde en termes de probabilités et propose que les choses existent dans ce qu’on appelle des états superposés, puisqu’elles sont déterminées par une multiplicité de vecteurs complémentaires, simultanés, admettant ainsi, à titre d'exemple, la possibilité d’un atome désintégré et intact à la fois. L’alliage de narrations problématiques (et du brouillage dans la transmission qu’elles engendrent)

9 Pour mieux situer l’œuvre d’Antoine Volodine dans la littérature contemporaine, nous référons le lecteur

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avec les codes internes du monde post-exotique représenté mène à un recadrage dont les modalités rappellent cette philosophie du réel, superposant les états possibles du monde fictionnel afin d’autoriser une vérité multiple. Il serait exagéré de dire que la fiction volodinienne reconfigure entièrement la vérité fictionnelle – les points de repère du genre romanesque sont toujours présents – mais cette analogie nous permettra de voir de quelle manière les œuvres à l’étude déplacent les attentes et la façon de se représenter la vérité fictionnelle. La physique quantique remet en doute la notion d’objectivité en plaçant l’observateur au cœur de la compréhension, voire de l’établissement du réel. Appréhender les narrations problématiques à l'aide de ce comparant permettra de déplacer la perspective sur la vérité fictionnelle qui est transmise par de tels narrateurs. Dans le cadre du post-exotisme, ces narrations serviraient à reconfigurer le rapport au réel, se constituant comme un outil formel majeur afin d’actualiser la non-opposition des contraires et l’étrangeté omniprésentes dans l’œuvre d’Antoine Volodine. La lecture quantique du réel appliquée à la lecture du réel post-exotique propose une façon d’interpréter les contradictions sans simplement se buter à un constat de contradiction entre les interprétations possibles. Penser l’un par le prisme de l’autre nous apparaît donc accorder un espace de réflexion plus propice à saisir les différents états qui coexistent dans la fiction volodinienne. Nous nous proposons ainsi d’examiner une vérité fictionnelle qu’on pourra qualifier de quantique.

L’invitation de Nünning mentionnée ci-haut est intéressante en ce qu’elle amène à réfléchir aux enjeux que posent les narrations problématiques à propos de l’économie de la fiction, ainsi que sur la manière dont elles peuvent influencer le lecteur dans la reconstitution du monde se déployant dans le récit. Ce mémoire cherchera à explorer la lecture du post-exotisme et de son réel en attachant les considérations narratives aux constructions fictionnelles, toutes deux approchées par la relation active qui lie le lecteur et le texte. La confrontation de la fiction volodinienne et des narrations problématiques, défiant séparément les conventions, permettent conjointement une remise en perspective de la vérité fictionnelle.

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Des anges mineurs et Dondog, les deux œuvres post-exotiques qui serviront de

cas de figure du dispositif, sont des exemples probants de cette vérité fictionnelle insaisissable. L’univers fictionnel du post-exotisme est reconnaissable dans les deux romans, et la frontière qui sépare rêve et réalité est friable. Le choix de ces deux œuvres a été motivé par le fait que toutes deux contiennent des déclarations explicites, ce qui n’est pas toujours le cas dans la production volodinienne, quant à la flexibilité de leur univers, alors même que l’un des enjeux centraux de leur récit est la transmission de récits d’existence, de bilans. Dans Dondog, le personnage principal cherche à reconstruire le fil de sa vie pour y trouver les motifs de sa vengeance, alors que dans Des anges mineurs, l'une des principales lignes narratives, celle mettant en scène Will Scheidmann, dit que ce dernier est gracié puisqu’il garde vivante la mémoire de son peuple. Les courts récits qui composent l’œuvre pourraient être le résultat de ses efforts. Nous utilisons ici le conditionnel car, brouillant encore davantage les cartes, les deux romans sont pris en charge par une voix soit suspecte, soit non identifiable. Tous deux confrontent le lecteur à la même indécidabilité pourtant causée par des moyens bien différents. Cette distinction permettra d’ailleurs d’en dégager les effets particuliers. Des cas de narration problématique apparaissent dans les deux œuvres auxquelles nous nous intéresserons ici en profondeur. Dans Dondog, la narration se déploie sur deux niveaux : une narration cadre, où l’on parle de Dondog à la troisième personne, et le récit de vie de Dondog, rapporté à la première personne. Ces deux niveaux ne sont toutefois pas aussi distincts qu’ils peuvent paraître de prime abord – se tressant et s’interchangeant – ni aussi fiables – la parole de Dondog étant minée par ses contradictions concernant sa propre amnésie, son appropriation de récits auxquels il ne devrait pas avoir accès et ses déclarations sur la malléabilité de la vérité. La situation se présente différemment dans Des anges mineurs où il est impossible de déterminer d’où viennent les narrats, les courts récits qui composent le livre. Ils semblent pouvoir être attribués à plusieurs personnages différents, mais cette ambivalence n’est pas résolue par l’œuvre.

L’ambiguïté du narrateur de Dondog et l’indécidabilité narrative dans Des anges

mineurs créent un flottement qui renforce la multiplication des possibles et l’impression

d’« une carte précise mais indéchiffrable » (Huglo, 2007 : 141) que traceraient les fictions post-exotiques. Les narrations problématiques que présentent Dondog et Des

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anges mineurs sont déjà riches en elles-mêmes, comme le signalent les études qui s’y

sont déjà intéressé, mais leur rôle semble amplifié par le fait qu’elles racontent un monde brouillé, comme nous pourrons le constater en nous penchant sur les textes eux-mêmes. Les deux œuvres de Volodine examinées mettent en scène des mondes affichant de nombreuses similitudes et il sera possible d’observer les impacts de ces procédés narratifs différents dans la compréhension qu’aura le lecteur de la vérité fictionnelle.

Afin de vérifier notre hypothèse et de mieux comprendre les interactions entre la problématisation de la narration et du réel dans le cadre particulier du post-exotisme, le mémoire sera divisé en trois chapitres, suivant une progression qui permettra de cerner le fonctionnement et les effets des narrations problématiques, puis de leur intégration à la fiction post-exotique, pour enfin examiner l’effet de leur combinaison sur la réception et sur la configuration d’un pacte de lecture quantique.

Dans le chapitre « Lire les narrations problématiques », nous commencerons par poser les bases théoriques de ce type de narration en le discernant de celles qu’on pourrait dire traditionnelles. Les différentes théories qui ont étudié leur impact sur l’adhésion au récit (Nünning, 2008 ; Langevin, 2011 ; Fortier et Mercier, 2011b ; Kühn et Mercier, 2014 ; Wagner 2016) clarifieront le déplacement qui s’opère. Nous nous baserons en tout premier lieu sur la catégorisation qu’en ont fait Andrée Mercier et Frances Fortier, préalablement évoquée. Ce cadre théorique nous fournira les outils afin d’identifier concrètement dans le texte les traits singuliers des narrations rencontrées dans Dondog et dans Des anges mineurs, et de comprendre en quoi ils remettent en question les conventions narratives. Grâce à cette prise textuelle, nous circonscrirons précisément leur incidence potentielle sur l'adhésion fictionnelle par le lecteur. La fin de ce chapitre explorera les liens qui se tissent entre narration et fiction. Les différentes critiques qui établissent la coconstruction de ces deux éléments permettront de préparer le terrain à l’intégration des enjeux narratifs à la construction fictionnelle, point central du projet proposé.

Nous ajouterons aux informations précédemment mises en place la composante autoréférentielle, voire autorégulatrice, du post-exotisme dans le chapitre « Lire le monde post-exotique ». Une articulation sera proposée entre l’adhésion problématisée par la narration et une posture associée à la lecture en terrain post-exotique, de façon à observer

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la manière dont se construit un pacte de lecture plus souple dans les deux œuvres à l’étude. Le projet littéraire de Volodine, que nous définirons plus avant dans le cadre de ce chapitre, appelle une lecture active, joueuse et méfiante. Des études qui s’y consacrent le définissent comme « ouvertement en situation de conflit avec le lecteur, cherch[ant] à lui lancer un défi » (Lachance-Paquet, 2008). Il pousse le lecteur à « constamment […] émettre des hypothèses puis […] les corriger » tout en nouant « tant bien que mal [un rapport affectif] avec la communauté des narrateurs » (Oléron, 2012 : 14). Qui plus est, cet univers fictionnel se réclame, à l’intérieur des œuvres, de certains principes – amplement soulignés dans le paratexte – qui incitent le lecteur à une perception particulière de la fiction avec laquelle il entre en contact : celle-ci ferait étalage de règles internes par rapport auxquelles il ne peut que demeurer étranger ou, au mieux, complice. Une étude de l’élaboration du pacte de lecture dans chacune des œuvres complétera ce chapitre. Nous rapprocherons les observations théoriques précédentes du discours tenu sur la vérité et le réel dans Des anges mineurs et Dondog afin de cerner l’application de cette non-opposition post-exotique des contraires à la construction fictionnelle.

Le troisième et dernier chapitre sera l’occasion de circonscrire le phénomène qui naît de la combinaison du monde fictionnel post-exotique et des narrations problématiques. L’hypothèse d’une vérité fictionnelle quantique y est développée. Le paradigme quantique nous permettra d’illustrer le recadrage de la lecture provoqué par le dispositif à l’étude. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur trois axes majeurs de la compréhension du réel que propose la physique contemporaine : le réel comme superposition des états, la prééminence de la perspective de l’observateur qui met à mal la prétention à l’objectivité et la lecture probabiliste des événements pour interpréter le monde. Appliquer la lecture du réel que fait la physique quantique à des objets littéraires rendra possible un déplacement de perception du monde projeté. La fiction post-exotique, comme les théories scientifiques abstraites, mène à un recadrage de la perspective qui cause une reconfiguration du réel ou, du moins, du rapport au réel. Des vérités multiples cohabiteraient dans le texte en états superposés, s’écartant d’une conception du monde fictionnel fondée sur une vérité unique ; la lecture viendrait moduler ces possibles sans les exclure. Ce troisième chapitre se construira sur la redéfinition, en régime post-exotique, de la notion traditionnelle de la vérité fictionnelle.

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Dans le cadre de ce mémoire, nous nous attacherons donc à offrir un nouveau cadre dans lequel étudier le cas du post-exotisme afin d’y déceler la disposition des possibles et les procédés formels au carrefour desquels ils se créent. L’étude conjuguée des narrations problématiques et du post-exotisme nous semble appeler une diversité de théories dont la combinaison permet un regard plus large, une perspective différente sur un dispositif complexe et un rapport au réel réinventé. Du croisement des étrangetés naît ici la multitude.

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Chapitre I. Lire les narrations problématiques

Contre, avec, grâce à et malgré le narrateur

« [I]ls nous avertissent : si je dis que je dis la vérité, n’en croyez rien. »

(Langevin, 2011 : 231)

Dans le cadre de ce chapitre, nous amorcerons notre réflexion en passant en revue les perspectives théoriques proposées autour des narrations problématiques de de leurs effets sur la lecture. Ces assises nous permettront de nous aventurer plus avant dans l'examen de leur rôle dans le cadre plus spécifique des œuvres post-exotiques.

Nous nous attarderons en premier lieu sur la catégorisation qu’en ont fait Andrée Mercier et Frances Fortier, ainsi que sur les incidences sur l'adhésion fictionnelle liées à ce dispositif formel. Ce cadre théorique nous permettra d’identifier concrètement dans les textes de quelle manière les narrations rencontrées dans Dondog et dans Des anges

mineurs posent problème aux conventions narratives, et leur impact sur l’intelligibilité du

texte. La dernière section de ce chapitre fera une première exploration des liens qui se tissent entre narration et fiction. Partant de la prémisse selon laquelle ces deux éléments se construisent de façon complémentaire, bien qu’ils soient indépendants, nous verrons les effets que produit cette interaction.

1. Les narrations problématiques et leurs effets généraux sur

l’adhésion

Avant d'aborder le cas spécifique des narrations problématiques, il est important de se pencher sur certains principes de base de l’étude de la narration traditionnelle qui permettront de percevoir le décalage qui s’opère ensuite entre la relation traditionnelle au texte et celle qui se forme lors de la remise en question de son hégémonie. Le roman, selon le Dictionnaire du littéraire, est « un espace symbolique dont l’adhésion représente un enjeu central » (Viala, 2010 : 7). Basé sur la vraisemblance et l’autorité narrative, le pacte de lecture détermine les modalités de réception d'un texte, parmi lesquelles l’adhésion au texte et la vraisemblance ; le lecteur accepte alors l’histoire qui lui est

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racontée, sans soulever de doutes sur le déroulement des événements transmis. La « suspension consentie de l’incrédulité », selon l'expression empruntée à Samuel Taylor Coleridge qui sous-entend une compréhension par le lecteur du statut fictionnel du texte, constitue généralement une condition de la reconnaissance de la fiction, ensuite renforcée ou abandonnée selon la crédibilité de celle-ci. La voix qui porte le récit joue un rôle majeur dans l'établissement de ce pacte et dans l’élaboration de la fiction elle-même. C’est « la voix narrante [qui] établit le registre, marque sa compétence et se porte garante du sens » (Fortier et Mercier, 2011a : 14) : elle structure la perception du monde fictionnel et est le fondement de la vraisemblance. Bien plus encore, Philippe Gasparini souligne que « [l]a fictionnalité d’un roman ne réside pas dans les situations, les décors, les personnages, qui peuvent être empruntés à la réalité, mais dans son protocole d’énonciation » (2004 :18). C’est dire le rôle déterminant de la narration dans la compréhension du monde fictionnel par le lecteur. Il incarne, selon Gasparini, la source même de la fiction et construit, par son autorité, un monde indépendant de la réalité telle qu’on la connaît.

Lorsque les narrateurs contreviennent à la convention qui sépare le monde du lecteur de celui de la fiction, les conséquences sont significatives. Gérard Genette, dans son étude des diverses transgressions de narrateurs qu’il regroupe sous le nom de métalepses narratives, rappelle que :

Tous ces jeux manifestent par l’intensité de leurs effets l’importance de la limite qu’ils s’ingénient à franchir au mépris de la vraisemblance, et qui est précisément la narration (ou la représentation) elle-même ; frontière mouvante, mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui qu’on raconte. (Genette, 1972 : 245)

Bien que Genette ne parle pas encore ici de narrations problématiques ou non fiables, mais bien de jeux temporels de la narration, insérant par exemple, parmi les événements, le récit qui en est fait, il faut relever un élément important de cette affirmation : Genette pose la narration comme l’équivalent de la représentation et comme une limite inviolable entre la fiction et le lecteur. Elle apparaît ici comme la condition de l’adhésion, de la vraisemblance, voire la condition première du maintien de la fiction. Chargée de tout ce poids, la narration fait figure d’autorité et de système structurant, cautionnant le récit. C’est à partir de cette convention qui pose une narration fiable, à laquelle le lecteur accorde sa confiance, comme condition indispensable à l’adhésion, que se construisent

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les narrations problématiques : elles maintiennt le pacte d’illusion consentie en dépit d’une autorité ébranlée.

Dans le phénomène qui nous intéresse ici, l’autorité narrative n’est plus investie d’une vérité indiscutable : l’incrédulité est alors de mise. Dans le cadre de leur projet de recherche où sont dégagées les principales formes des narrations qu’elles nomment problématiques et cernés leurs enjeux esthétiques10, Fortier et Mercier ont proposé trois

sous-catégories principales : les narrations impossible, indécidable et ambiguë. Le narrateur impossible serait logiquement incapable de transmettre une histoire : illettré ou décédé au cours de l’histoire, par exemple, les écrits ne sauraient être communiqués au lecteur. La narration indécidable brouille quant à elle l’origine même du récit, impossible à attribuer sans équivoque à une figure qui en serait responsable. La narration ambiguë renvoie quant à elle à un narrateur dont la fiabilité est contestable. Ce sont ces deux derniers cas qui seront étudiés plus en profondeur, respectivement par le biais de Des

anges mineurs et de Dondog d’Antoine Volodine. Ces deux types de narration ont en

commun de remettre en cause, par des moyens distincts, l’origine du récit, la voix qui le porte, et donc d’ébranler du même coup, étant donné le rôle traditionnel de la narration, l’adhésion au récit. Cela crée inévitablement un doute, une suspicion chez le lecteur, troublant sa relation au texte et à la vérité fictionnelle, sans toutefois l’annihiler.

Il est à noter que les narrations problématiques constituent une classification différente, bien que parente, de la mise en procès de la voix narrative que propose la théorie de la narration non fiable (unreliable narration), abondamment étudiée dans les littératures anglophones, notamment par l’approche cognitiviste d’Ansgar Nünning. S’il y manque certaines nuances cruciales que la classification de Fortier et Mercier a pu mettre en place, il nous importe de revenir brièvement à cette critique pour nous intéresser à une fiabilité qui repose sur la relation entre le narrateur et le lecteur. Cet élément nous paraît au cœur du déplacement qui s’opère dans les narrations problématiques. Selon Nünning, ce type de narration

implique un contraste entre la perception qu’a le narrateur du monde fictionnel et un état des faits différent que peut saisir le lecteur. Le lecteur interprète ce que le narrateur dit dans deux contextes assez différents. D’un côté, il est exposé à ce que le narrateur veut dire. De l’autre, les déclarations du narrateur prennent un sens supplémentaire pour le

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lecteur, un sens que le narrateur lui-même n’est pas conscient de transmettre et qu’il ne souhaite pas transmettre11. (Nünning, 2008 : 38 ; notre traduction)

La narration non fiable engendre donc une double lecture du texte, à la fois avec et contre ce narrateur discutable, permettant une perspective combinée du monde fictionnel. Elle se rapproche davantage d'une narration ambiguë, qui laisse également transparaître le caractère discutable de la crédibilité du narrateur. Toutefois, si la relation de lecture particulière qui s’installe est une composante cruciale de la réception des textes qui nous intéressent ici, la définition de Nünning suggère qu’une version des faits plus proche de la réalité diégétique est discernable dans (et malgré) le discours biaisé du narrateur de l’histoire, ce qui n’est pas nécessairement le cas du côté des narrations problématiques. Bien que Nünning propose de distinguer les narrations non fiables (unreliable) – par la faute d’une maladie mentale, par exemple – et indignes de confiance (untrustworthy) – un narrateur qui aurait une propension au mensonge, notamment –, les narrations problématiques couvrent un spectre plus large de cas. Elles suscitent des versions des faits où peut aisément être remise en question l’histoire transmise, pas nécessairement par la faute de la perspective du narrateur, mais par un ébranlement de la source du récit, forçant ainsi inévitablement une renégociation de l’adhésion. Les narrations problématiques constituent l’une des stratégies du roman contemporain qui remettent en question l’autorité du récit et transforment la relation du lecteur avec le texte. Les conventions narratives ne sont pas des lois immuables, mais bien des ententes tacites, et elles sont directement remises en question par les procédés qui nous intéressent ici. En fait,

l’adhésion au raconté est délibérément mise en procès par des modalités inédites d’instauration et de contestation de pacte romanesque, que ce soit par le brouillage des instances et des codes, la fragilisation de la voix narrative, la fragmentation du récit, la sollicitation intermédiatique ou la duperie du lecteur, toutes mutations qui engagent une problématisation de la transmission narrative. (Fortier et Mercier, 2011a : 8)

C’est donc dire que l’ébranlement est accompli par le dispositif formel et qu’il remet en perspective le rapport au raconté. Dans le projet littéraire post-exotique, ces procédés de

11 « The structure of unreliable narration can be explained in terms of dramatic irony and discrepant

awareness because it involves a contrast between a narrator’s view of the fictional world and the contrary state of affairs which the reader can grasp. The reader interprets what the narrator says in two quite different contexts. On the one hand, the reader is exposed to what the narrator wants and means to say. On the other hand, the statements of the narrator take an additional meaning to the reader, a meaning the narrator is not conscious of and does not intend to convey ».

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rupture sont omniprésents. Ils sont partie prenante de récits où « il faut “parler d’autre chose”, travestir les évènements, masquer les identités, déstabiliser toute certitude sur l’instance narrative, faire des détours » (André, 2009 : par. 16). Toutefois, chacune des techniques énumérées ci-haut ne fonctionne pas de la même manière et n’a donc pas le même effet sur le pacte de lecture. Fortier et Mercier rappellent que « les conditions de possibilité, de sens et de vérité du récit et de la fiction sont mises en jeu de manière distincte selon que l’on fragilise le récit par une “fausse” incompétence du narrateur [ou] que l’on brouille l’origine de la narration » (Fortier et Mercier, 2011b : 351). Bien que toutes deux relèvent de la catégorie des narrations problématiques et se recoupent ainsi à certains égards, les narrations indécidable et ambiguë, qui nous intéressent plus particulièrement dans le cadre de ce mémoire, exposent donc des éléments de l’adhésion bien différents. Les deux cas seront étudiés séparément de façon à bien saisir la dynamique propre à chacun et leur façon particulière d’ébranler l’adhésion.

2. La narration indécidable et Des anges mineurs

Le premier cas que nous étudierons est celui de Des anges mineurs. L’œuvre est composée de quarante-neuf narrats (terme inventé par Volodine pour désigner les courts textes qui composent l’œuvre) présentant des brefs instants de la vie ou des rêves de différents personnages. Des fils narratifs la traversent, revenant à plusieurs reprises sur l’histoire de quelques protagonistes (celle de Will Scheidmann et de ses grand-mères, principalement, mais aussi les aventures dans d’autres réalités de Khrili Gompo, l’amour pour Sophie Gironde, la vie de la militante Varvalia Lodenko, les voyages de divers personnages vers Luang Prabang et bien d’autres), créant de cette manière une continuité dans un ensemble autrement éclaté. L’origine énonciative de cet ensemble de fragments semble toutefois impossible à déterminer. Certes, il serait aisé de balayer la question en considérant Des anges mineurs comme un recueil de nouvelles, idée que, d’ailleurs, le pluriel apposé à l’appellation « Narrats » choisie par l’auteur semble appuyer. Il serait alors permis de supposer que chacun des textes se prévaut d’une relative autonomie et qu’ils ne sont peut-être pas assumés par un même narrateur. Toutefois, les fils narratifs qui se tissent tout au long de l’œuvre semblent surpasser l’esprit recueillistique, allant même jusqu’à poser à l’intérieur de la fiction la question entourant l’origine, la genèse du

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récit (ou plutôt de l’ensemble des récits). Lorsque Maria Clementi, personnage et possiblement narratrice de l’œuvre, se demande devant qui elle pourra réciter Des anges

mineurs, elle mentionne elle-même ne pas arriver à identifier l’œuvre comme « un

romånce étrange ou simplement une liasse de quarante-neuf narrats étranges » (DAM : 201) ». Elle met ainsi de l’avant (en une sorte de métalepse) l’indécidabilité de la nature de l'ouvrage que le lecteur tient entre ses mains. En toute conscience d’une certaine indétermination générique, nous référerons tout de même ici à Des anges mineurs en tant que roman, hypothèse soutenue par une unité de pensée et de voix portée par une structure narrative qui lie chacun des fragments en un tout. Nous postulons, pour les raisons que nous exposerons maintenant, que l’ensemble est porté par une voix unique, bien qu’impossible à attribuer avec certitude à un seul narrateur.

Au-delà de l’invitation implicite que fait le roman par le biais du projet de Will Scheidmann, sur lequel nous reviendrons, l’un des principaux motifs pour considérer l’œuvre comme un tout est une « collectivisation » du discours, une particularité narrative récurrente qui mène à associer tous les fragments à une seule prise de parole au nom d’une communauté. Ce même partage de la parole contribue aussi à l’indécidabilité de la voix narrante. L’unification des voix vient de pair avec un brouillage identitaire méticuleux qui viendra, du même coup, rendre indécidable l’origine énonciative.

Les narrats sont indifféremment rédigés à la première ou à la troisième personne, toujours en focalisation interne. Or, à plus de vingt reprises au cours de l’œuvre, l’utilisation, par l’un des personnages qui jouent le rôle de porte-voix, de la formule « Quand je dis je, c’est à Khrili Gompo que je pense, cela va de soi » (DAM : 64) ou une variante de celle-ci, vient supposer une double énonciation. Cela laisse entendre un niveau de narration supérieur qui dominerait les discours tenus dans les différents fragments. En effet, cette mise en évidence de l’interchangeabilité des pronoms permet d’entrevoir une prise en charge plus générale du discours où chacun des narrateurs qui transmet un fragment ne serait en fait qu’un porte-voix d’un narrateur « principal ». La récurrence du procédé, en associant le « je » à un nouveau nom, vient créer des échos entre les narrats et intégrer ceux-ci non seulement en une conscience commune, mais également en une même conception selon laquelle le « je » peut être partagé. Des variations sur cette formule sont particulièrement intéressantes et laissent transparaître

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non seulement la multiplicité des identités rassemblées sous le couvert du « je » qui prend la parole, mais aussi son caractère mouvant. Pour ne citer que quelques exemples, des affirmations telles que « Quand j’utilise la première personne, on aura compris que je pense principalement à moi-même Bashkim Kortchmaz » (DAM : 83, je souligne) ou encore « Quand je dis je, c’est surtout en assumant l’identité de Sorghov Morumnidin » (DAM : 89, je souligne), laissent entrevoir les autres moi possibles présents sous ce « je » apparemment commun. La situation inverse est aussi présente dans l’œuvre. Certains fragments sont narrés de façon hétérodiégétique par une instance qui s’identifiera ensuite comme un « je » narrant. Notons, par exemple : « en disant Will Scheidmann, je pense à moi, bien sûr » (DAM : 94) ou « Je dis toi, j’utilise la deuxième personne du singulier pour ne pas toujours dire Bella Mardirossian, et pour qu’on ne croie pas que je parle seulement de ma propre expérience et de moi-même. » (DAM : 175). Un autre effet de ces jeux identitaires peut aussi porter à penser que les multiples visages rencontrés au cours du récit ne seraient en fait qu’un artifice pour couvrir différents aspects d’un seul et même « je ». Après qu’une de ses grands-mères ait fait remarquer que la description que fait Will Scheidmann du loup nommé Battal Mevlido ne correspond pas à celui qu’elle a connu, le petit-fils répond : « J’ai dit Battal Mevlido, mais c’était moi. […] J’ai donné ce nom pour qu’on ne pense pas que je parle toujours de moi, et jamais des autres. Mais c’était moi » (DAM : 179).

Si les extraits évoqués ci-hauts représentent une identité qui demeure malgré tout inchangée à l’intérieur d’un même narrat, d’autres sont plus malléables, rendant d’autant plus problématique l’origine de ces voix. Celles-ci ne se fixent pas à l’un ou l’autre des protagonistes, elles deviennent une voix relative, se modulant pour porter le message qui doit être transmis dans des circonstances précises. Soulignons, par exemple : « Quand je dis on, je pense un peu à Clara Güzdül » (DAM : 138), puis, un peu plus loin : « Le on se réfère ici beaucoup moins à Clara Güzdül que tout à l’heure, évidemment » (DAM : 139). Le « je » qui raconte un narrat peut donc devenir lui-même indécidable, non seulement par rapport à l’ensemble, mais à l’intérieur même des quelques pages qui composent le narrat. C’est le cas du vingt-huitième, intitulé « Freek Winslow ». Il se conclut par l’affirmation : « Quand je dis je, je pense à Nayadja Aghatourane » (DAM : 133), alors que deux pages plus tôt, on pouvait lire « quant à Nayadja Aghatourane, elle aurait pu

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être de bon conseil, mais son autisme naturel avait évolué dans le mauvais sens, et elle ne communiquait plus avec nous » (DAM : 131), ce qui suggère que le « je », inclus dans le « nous », ne saurait être Aghatourane. Certains narrats accumulent même des stratégies de brouillage. Par exemple, ici : « Quand je parle des alouettes je pense surtout à l’une d’elles, à Armanda Ichkouat » (DAM : 148), puis « Armanda Ichkouat vit Lilly Young se lever, et je dis Armanda Ichkouat pour ne pas utiliser la première personne en permanence » (id.). La déstabilisation répétée de l’identité des personnages qui prennent la parole produit un flottement dans l’attribution de la voix et brouille du même coup l’origine de l’énonciation. Ces différentes mises à mal de l’identité narrative contribuent donc à la fois à l’impression que l’ensemble est orchestré par une voix narrative qui porterait plusieurs masques et au maintien d'une indécidabilité de la voix narrante, se dissimulant derrière différents voiles et incohérences qui déstabilisent sa cohésion et son autorité. Deux déclarations sont particulièrement éloquentes à cet égard. Mentionnons d’abord « Quand je dis on, je ne pense à personne en particulier » (DAM : 123). Celle-ci reflète bien cette voix qui demeure sans visage sous l’assaut répété des jeux identitaires. Plus explicitement encore, Maria Clementi signale le caractère interchangeable des personnages-narrateurs et la présence d’un mystérieux orchestrateur qu’il semble impossible d’identifier : « Au bout d’une minute, mon rêve revint, et, de nouveau, on me confia le rôle de Will Scheidmann. Quand je dis on, c’est, bien entendu, en regrettant de ne pouvoir attribuer un nom au metteur en scène » (DAM : 199).

Il serait certes tentant de porter tout ce procédé au compte de ce que Volodine nomme les surnarrateurs, concept forgé par l’auteur pour décrire la voix collective qui produit tous les textes du post-exotisme et qui a ensuite été fréquemment repris par les critiques lors d’études de ces œuvres. Les surnarrateurs se trouvent toujours « derrière le

texte » où « ils jouent en permanence le rôle d’un subconscient collectif » (Volodine,

2002b : 194). Cela expliquerait la voix, sans visage puisque partagée, qui endosse un à un différents « je » pour mettre les individus de la collectivité de l’avant. Elle ne serait ainsi qu’une entité vague exprimant une pensée collective ; deviendrait vaine l’identification de la voix qui transmet un discours de toute façon commun, partagé. Toutefois, si l’on peut voir ce procédé comme une assertion générale à propos de l’œuvre volodinienne, ce serait négliger le contenu de la diégèse dans le cas particulier de Des anges mineurs et le

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métadiscours qui s’y tient sur les récits qui le composent ainsi que sur le livre du nom de

Des anges mineurs qui y figure. En effet, la paternité des narrats est attribuée, dans le

corps même du texte, à différents protagonistes, sans trancher entre les versions données. On ne saurait laisser de côté cette concession explicite de l’orgine du récit à trois personnages distincts.

Différents indices peuvent être repérés quant à l'identité des voix narrantes, répartissant les soupçons du lecteur entre Will Scheidmann, Maria Clementi et Frank Zenfl12 ; l’œuvre ne résout toutefois pas cette ambiguïté. Durant la majeure partie du

livre, il est suggéré que le narrateur global pourrait être Will Scheidmann, qui murmurerait ces histoires en attendant son exécution, contribuant à maintenir vivante la mémoire des aînées (DAM : 77). Anne Élaine Cliche propose d’ailleurs d'expliquer les glissements entre la première et la troisième personne étudiés plus haut par la prise en charge despotique du récit par l’homme retenu au pilori : « C’est que Will Scheidmann se désigne lui-même comme le maître du jeu narratif. Devenu centre du monde et du livre, il psalmodie sa mort et celle de l’humanité » (Cliche, 2014 : 86). De nombreux indices semblent effectivement mener à identifier Scheidmann comme narrateur. Notamment, le nombre de narrats qui composent l’œuvre correspond à ce qui est connu de son projet : le vingt-deuxième narrat est raconté au vingt-deuxième jour de son attente, et il y dit espérer qu’on vienne le remercier d’avoir raconté des bribes de l’existence de personnages déjà évoqués dans les narrats précédents, tels que Lydia Mavrani, Bella Mardirossian ou Varvalia Lodenko (DAM : 94-95). Le roman nous apprend que Scheidmann raconte encore un narrat par jour, même après son acquittement, à défaut d’avoir autre chose à faire ou par compassion pour ses grands-mères, continuant ainsi à étoffer l’œuvre (DAM : 200). De plus, une amie lui propose de réunir cet ensemble de narrats sous le titre Des

anges mineurs (id.), laissant évidemment ainsi se dessiner un amalgame entre le livre

intradiégétique et celui signé par Antoine Volodine13.

12 Ces trois possibles narrateurs ont déjà été relevés par certains critiques ; voir notamment Huglo, 2007,

p. 156.

13 Il n’est d’ailleurs pas inutile de soulever qu’Antoine Volodine, par son utilisation d’un pseudonyme

(voire de plusieurs, pour certaines œuvres), relève également d’une certaine forme de fiction et s’amuse à multiplier et brouiller les niveaux de fiction.

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Cette amie, qui se nomme Maria Clementi, pourrait elle aussi être la narratrice de l’ensemble. Les soupçons à son égard émergent vers la fin de l’œuvre, à la première et à la dernière apparition de la femme, et ils reposent principalement sur le flou identitaire qui s’installe entre Clementi et Scheidmann. « Comme tous les 16 octobre depuis bientôt mille cent onze ans, j’ai rêvé cette nuit que j’étais Will Scheidmann, alors que mon nom est Clementi, Maria Clementi. » (DAM : 198), déclare-t-elle. La femme a parfois elle-même de la difficulté à concevoir la frontière qui la sépare de l’homme ; leurs deux identités sont indiscernables :

De temps en temps, toute lumière sombrait. Je ne savais plus si j’étais Will Scheidmann ou Maria Clementi, je disais je au hasard, j’ignorais qui parlait en moi et quelles intelligences m’avaient conçue ou m’examinaient. Je ne savais pas si j’étais mort ou si j’étais morte ou si j’allais mourir. (DAM : 201)

D’ailleurs, on remarque ici encore le motif du « je » qui ne saurait être fixé à un personnage. Dans ce narrat qui porte le nom de Clementi s’opère un dédoublement de la personnalité, mais également celui de l’œuvre intradiégétique qui porte le titre Des anges

mineurs. Nous avons déjà mentionné que c’est elle qui propose le titre à Scheidmann

pour sa collection. Elle rappelle aussi que Des anges mineurs est « un titre qu[’elle] avai[t] autrefois utilisé pour un romånce, dans d’autres circonstances et dans un autre monde14 » (DAM : 200). Ces dédoublements mènent à un brouillage entre les deux

possibles narrateurs ; les personnages se présentent presque comme un être et son reflet, mais leur individualité n’est jamais tout à fait effacée. Un autre indice qui pourrait pointer en direction de Clementi (se prenant pour Scheidmann) est que la fin de l’œuvre s’échelonne du 16 au 22 octobre, un jour par narrat, correspondant aux fragments quarante-trois à quarante-neuf. Cette inscription temporelle ne débute qu'avec la prise de parole de la femme et pourrait signaler une structuration du roman par celle-ci en tant que figure narrative. Il est également à noter que mis à part l’extrait cité plus haut – où figure « je disais je au hasard » – aucune autre ambiguïté ne se glisse dans le propos de Maria Clementi qui parle à la première personne dans les seules quatre pages (DAM : 198-201) où elle apparaît. Scheidmann y est quant à lui décrit à quelques reprises à la troisième personne. Il est pourtant impossible d’écarter l’hypothèse selon laquelle chacune de ces

14 L’œuvre Des anges mineurs, de Maria Clementi, apparaît en effet dans la dixième section du

Post-exotisme en dix leçons, leçon onze intitulée « Du même auteur, dans la même collection » (Volodine, 1998 :

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occurrences pourrait être Scheidmann parlant de lui-même au « il », selon la manière évoquée plus haut.

Selon les indices considérés, le texte semble donc attribuer la narration générale de l’œuvre à Will Scheidmann ou encore à Maria Clementi, qui l’assurerait au nom de ce dernier. Certains éléments aiguillent toutefois aussi le lecteur en direction d’un troisième « suspect » qui pourrait être l’auteur des narrats rassemblés sous le titre Des anges

mineurs : le personnage de l’écrivain Fred Zenfl, mentionné à quelques reprises dans

différents fragments. L’un des principaux arguments soutenant cette hypothèse repose sur une adéquation possible entre le livre de Volodine et ce que Zenfl aurait écrit dans ses livres. Les derniers chapitres des œuvres de ce dernier décriraient l’état d’extrême dépérissement de Will Scheidmann, tout comme le récit qui est ici donné au lecteur :

Je me sentais triste de la [Gloria Tatko] voir dans cet état qui bientôt lui donnerait l’apparence affreuse de Will Scheidmann tel que souvent il était dépeint dans les derniers chapitres des livres de Fred Zenfl. (DAM : 211)

Si la narration n’endosse jamais le regard de Zenfl de manière autodiégétique, l’écrivain apparaît toutefois dans le deuxième et le huitième narrat pour ensuite revenir dans les narrats 40, puis 45 à 48 (sur un total de quarante-neuf), sa présence ayant ainsi le privilège d’encadrer l’ensemble et de souligner, au début et à la fin de l’œuvre, la parenté des écrits de Zenfl avec Des anges mineurs. On décrit la production de l’écrivain fictif ainsi :

Certains autres [livres de Fred Zenfl] flottent encore entre deux eaux glauques, sous la

surface de ses rêves ou des vôtres, lisez-les même si vous ne savez plus lire, aimez-les,

souvent ils décrivent les paysages de l’abjection où on a obligé à respirer ceux qui avaient traversé vivants l’abjection, on y trouve aussi de jolies scènes de tendresse sensuelle, ce sont des romans qui malgré tout de temps en temps ne renoncent pas à l’éclairage des

fidélités amoureuses et du souvenir, ce sont des livres construits sur ce qui reste quand il

ne reste rien, mais il ne dépend que de vous qu’ils soient admirables, la plupart reprennent

la rumination sur l’extinction de tout et de tous dans quoi se morfondait Fred Zenfl.

(DAM : 216, je souligne)

Évidemment, les thèmes soulignés dans la citation ci-haut sont les mêmes que ceux qui composent le tissu des narrats du roman Des anges mineurs. On pourrait certes argumenter qu’il s’agit des thèmes de la grande majorité de la littérature que l’on qualifie de post-exotique, produite par Volodine et ses hétéronymes. Il ne semble toutefois pas indifférent que Zenfl soit l’écrivain le plus souvent mentionné dans l’œuvre, qui plus est dans une certaine forme d’autopromotion, qu’il y ait insistance sur ce qu’il écrit autant

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que recoupement entre le contenu des narrats et ses romans, et qu’il soit placé en ouverture et fermeture de l’œuvre. Pour ces raisons, il semble raisonnable de placer Zenfl parmi les possibles narrateurs de l’œuvre.

Évidemment, la narration générale se jouant des identités narratives, il serait bien imprudent de restreindre l’éventail des possibles narrateurs à ces trois personnages. Si l’on peut soupçonner l’auteur Frank Zenfl d’assurer la narration, que dire alors de ce « je » qui ne s’identifie pas et qui assure l’incipit et l’excipit de Des anges mineurs ? Il est à la recherche du régleur de larmes dans le premier narrat et annonce à la toute fin que ce dernier n’est jamais venu, qu’il est désormais seul dans un monde vide. L’incipit jouit d’un statut particulier dans l’établissement du pacte de lecture puisqu’il en est le premier lieu et, dans le cas qui nous occupe ici, le narrateur du premier fragment y annonce le début d’un long voyage qui le mènera chez Enzo Mardirossian. Le roman pourrait alors être vu comme une séquence de récits que se raconte l’homme pour tromper l’ennui né de son voyage, puis de son attente ; l’œuvre se clôt enfin sur ces paroles : « Disons que j’avais été le dernier, cette fois-là. Disons cela et n’en parlons plus » (DAM : 218). La structure de Des anges mineurs étant faite en miroir – ce que Julien Massicotte-Dolbec appelle très justement dans son mémoire « un système d'échos concentriques » (2007 : 51) – où des traces d’un narrat apparaissent dans celui qui lui correspond dans l’ordre inversé15, ce « je » non identifié pourrait être considéré comme la plus grande

« enveloppe » qui contiendrait tout le reste16. Toutefois, une fois de plus, il est impossible

de trancher sans équivoque.

Cette exploration toute en méandres montre la complexité de la mise en procès de l’autorité narrative par le brouillage multiple de l’origine de l’énonciation qui se déploie dans Des anges mineurs. Le procédé se manifeste, comme nous l’avons vu, de façon fréquente et par le biais de stratégies diverses. Ces manifestations modifient la manière

15 Un homme cherche le régleur de larmes dans les premier et dernier narrats. Un extrait du roman de Fred

Zenfl, écrit alors qu’il mourrait sur les rails, est cité dans le deuxième narrat, puis est évoqué à nouveau dans le quarante-huitième. L’accouchement des ourses polaires par Sophie Gironde est mis en scène dans le troisième, puis à nouveau dans le quarante-septième fragment, etc. Fait intéressant, dans cette logique, le narrat intitulé « Will Scheidmann » (n° 7) correspond à celui intitulé « Maria Clementi » (n° 43).

16 Cet argument pourrait également être retourné. Le vingt-cinquième narrat – celui du centre, auquel ne

pourrait être attribué de correspondant – est consacré au récit de vie autodiégétique de Will Scheidmann. De loin le plus long des fragments (s’étendant sur treize pages alors que le deuxième plus long en fait six), il pourrait être considéré comme le cœur du récit dont émanent tous les rêves et récits qui l’entourent.

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dont sera reçue la fiction ainsi déployée. La narration indécidable sème le doute, affecte la réception qui sera faite de l’œuvre, fait émerger différentes questions :

Qu’est-ce qui légitime le discours à partir du moment où se trouve ébranlée la voix qui semblait le fonder ? Où est la source de l’autorité quand le narrateur se voit privé d’identité et de volonté propre ? Comment le lecteur doit-il alors négocier son adhésion au récit ? Une dimension éthique ou évaluative peut, par ailleurs, s’ajouter aux questionnements ontologiques et rhétoriques soulevés par la narration indécidable. En effet, le brouillage de la voix narrative conduit à l’indétermination de la source pragmatique des valeurs mises en jeu, de sorte que l’activité interprétative du lecteur consiste pour une large part à essayer de saisir l’axiologie du texte. (Mercier et Kühn, 2014 : 11)

L’origine des narrats qui sont donnés à lire peut effectivement modifier la façon dont ils seront reçus. Selon qu’ils sont des fragments de vies de personnes que le narrateur a connues ou qu’il aurait entièrement inventées en rêvant être un autre, la perspective sur les personnages qui y évoluent sera différente. La subjectivité des récits sera évaluée autrement selon qu’il s’agisse de bribes de roman d’un écrivain oublié ou d’une autobiographie racontée sous plusieurs noms, pour en masquer l’origine. La lecture ne saurait alors être menée de la même façon que si un narrateur identifié assumait ce récit avec une autorité établie et un ensemble de valeurs, de motifs perceptibles. L’indécidabilité conduit à une remise en question du statut de chaque affirmation, particulièrement dans le cas de Des anges mineurs où, à de nombreuses reprises, le « je » n’est identifié qu’à la fin du narrat pour aussitôt être brouillé à nouveau. On pourrait certes argumenter comme Cliche que « [l]e sujet est ici infiniment substituable dans la mesure où son acte en reste un de témoignage fragmentaire voué à s’inscrire dans une collection infinie, inachevable dont le livre est lui-même un infime morceau » (Cliche, 2014 : 86). Il semble tout de même que, si l’on accepte la prémisse selon laquelle l’ensemble est rendu par une seule et même voix, ces témoignages trouveraient dans une origine définie un capital de vraisemblance dont ils manquent dans leur configuration actuelle. Comme le soulignent Mercier et Kühn, « [l]’indécidable de la narration […] importe surtout parce qu’il met en branle une lecture indicielle et signale un centre “absent”, “inventé” ou “indicible” autour duquel cherche à se construire chacun des récits » (2014 : 11) ; la fiction ne saurait ici se cristalliser autour d’une autorité vu le décentrement méthodique de celle-ci. Plus encore que les considérations éthiques ou axiologiques, le statut des narrats à l’intérieur même de la diégèse – souvenirs authentiques, inventions, rêves – sont ébranlés par les enjeux autour de leur origine. Il

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