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Les narrations problématiques et la construction de la fiction : quelques prémisses

Chapitre I. Lire les narrations problématiques

4. Les narrations problématiques et la construction de la fiction : quelques prémisses

Avant de s’éloigner du pan narratif des œuvres à l’étude, il importe de se pencher brièvement sur le réseau inextricable d’influences qui régissent la composition formelle d’un roman. La narration et le monde fictionnel sont intimement liés, imbriqués l’un en l’autre et interdépendants. De nombreux chercheurs se sont attardés à la question des rapports entre fiction et récit et à la façon dont ils s’élaborent. Certes, tous ne s’entendent pas sur la préséance de l’un sur l’autre. C’est toutefois à notre avis sur l’union des deux composantes que repose l’élaboration du monde mis en place. Nous avons déjà cité plus tôt la perspective de Philippe Gasparini qui affirme que

Contrairement au discours référentiel qui est pris en charge par son auteur, le récit fictionnel est attribué à un narrateur fictif. La fictionnalité d’un roman ne réside pas dans les situations, les décors, les personnages, qui peuvent être empruntés à la réalité, mais dans son protocole d’énonciation : il est raconté par une entité imaginaire qui n’a aucun compte à rendre au réel. (2004 : 18)

Le narrateur fictif construirait ce qui constitue pour nous une fiction à travers son discours. Si cette affirmation suppose une emprise de la narration sur l’élaboration du monde fictionnel, d’autres compréhensions du dispositif saisissent plutôt ce dernier comme le déclencheur de la narration :

[Lubomír] Doležel et autres partisans de la sémantique des mondes possibles envisagent plutôt le texte dans le processus qui le voit naître, où c’est la volonté de mettre en place un monde (à la limite qu’il soit réel ou imaginaire) qui conduit, dans son organisation interne, à la production d’une trame narrative. (Audet, 2006 : 196)

Le but ici n’est pas de prendre position dans le débat qui cherche à considérer le monde fictionnel comme produit de la narration ou inversement. Il s’agit de souligner le consensus qui émerge de ces différentes approches à savoir que les deux éléments sont consubstantiels et que « [l]a fiction est donc toujours une affaire de fond et de forme à la fois » (Schaeffer, 1999 : 230).

Richard Walsh propose toutefois quant à lui une compréhension de la relation qui unit narration et fiction qui sera très intéressante pour la visée que nous nous proposons

d’atteindre dans le cadre de ce mémoire. René Audet signale que, selon la théorie de Walsh, la construction de la fictionnalité et du récit est

conjointe, voire réciproque : alors que la fiction se bâtit grâce au caractère progressif du récit qui tend vers sa résolution, le discours narratif s’élabore en fonction des vides fictionnels qui assurent une racontabilité au texte (par le fait de repousser en fin de parcours l’évaluation de la fictionnalité des référents). (2006 : 198)

Il y a coconstruction constante de la fiction et de la narration, permettant la cohésion de l’œuvre en une totalité indépendante du réel. L’une ne saurait être comprise sans l’autre : « Bien qu’il faille distinguer les deux aspects pour des raisons d’analyse, ils sont indissociables du point de vue du fonctionnement du dispositif fictionnel. […] Il s’agit là d’une conséquence du fait que l’univers fictionnel n’existe que comme représentation » (Schaeffer, 1999 : 228-229). Aucun des deux éléments, bien qu’ils soient déchiffrables de façon indépendante, ne saurait être perturbé sans que cela crée des répercussions sur l'autre et cela, non seulement dans le roman lui-même, mais aussi dans la lecture qui en sera faite. C’est d’ailleurs ce qui rend le déplacement créé par les narrations problématiques si intéressant dans son interaction avec la fiction, un point qui reste marginal dans les travaux existants.

Ces narrations, comme nous l’avons vu tout au long du présent chapitre, ont un impact majeur sur la façon dont le lecteur entrera en contact avec la fiction. Ce remaniement s’opère, selon nous, sous la condition incontournable de l’intrication de la narration et de la fiction. Témoignage de la relation entre les deux éléments, dans les cas qui nous occupent, la problématisation de l’autorité ne se fait pas en dépit de la fiction, mais plutôt en coopération avec elle. La renégociation de l’adhésion provoquée par les narrations problématiques ne se fait pas au prix de la perte de la captatio illusionis, c'est- à-dire l'adhésion du lecteur à la fiction, bien au contraire. Celle-ci se trouve en fait renouvelée par la reconfiguration des modalités d’adhésion : « En dépit ou à la faveur de ces manipulations, le pacte romanesque se voit éclairé, comme si cette redéfinition de l’autorité narrative engageait une nouvelle légitimité de l’illusion consentie, qui, désormais, assume et dépasse le soupçon » (Fortier et Mercier, 2006 : 150). C’est grâce à la coconstruction qui unit la fiction et la narration que peut se « renouveler le pacte romanesque, en transmettant à la fois des fabulae stimulantes sur le double plan imaginaire et affectif » (Wagner, 2011 : par. 39). La narration problématique joue avec

les mécanismes de la fiction et cette dernière se voit revalorisée par le jeu de voix, ce qui permet à l’œuvre d’entraîner le lecteur dans un pacte fictionnel malgré (ou grâce à) l’ébranlement de l’autorité conventionnelle. C’est une relation fort complexe que celle qui unit les deux paramètres et qui permet un renouvellement de la fiction par la distanciation, la mise à jour de sa faillibilité mobilisant d’autant plus la complicité du lecteur. Ce rapport particulier nous permet toutefois de penser l’œuvre – et le dialogue qu’elle entretient avec le lecteur – différemment. Comme le souligne Vincent Jouve, « [l]e récit contemporain ne se contente donc pas de proposer de nouvelles façons de raconter : il dessine, en même temps, d’autres façons de lire. C’est aussi par ce biais qu’il enrichit notre rapport au monde » (2006 : 159). Jouve propose de fait quatre types de lecture possibles face à l’écriture contemporaine ; la dernière évoquée22 est celle dont

l’objet devient, face à la perte de l’autorité et de repères du raconté, la lecture elle-même. Une telle conscience du processus conduit à une prise en charge active du sens du texte : « c’est désormais [le lecteur] – en tant que destinataire – qui fait l’unité du récit » (id.). C’est dans ce foyer que prennent sens la narration, le monde fictionnel et leur imbrication ; le pacte fictionnel original auquel nous nous intéressons dans le cadre de ce mémoire nous semble effectivement cristalliser, en fonction de la perspective du lecteur, les considérations concurrentes de l’entrelacement de narrations et de fictions problématiques.

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Nous nous sommes volontairement attardée dans le cadre de ce chapitre au seul pan narratif du dispositif qui nous intéresse. Les narrations problématiques, qui ont pour conséquence une fragilisation de l'autorité narrative, agissent directement sur l’adhésion et sur la lecture. Les effets de ce procédé méritent donc une attention soutenue. Les voix qui portent les récits de Des anges mineurs et de Dondog se constituent comme des dispositifs narratifs qui établissent déjà une relation toute particulière avec le lecteur. Se maintenant dans un état irrésoluble d’indécidabilité et d’ambiguïté, ces voix mènent à une

22 Les trois premières sont la lecture extensive (lire en regard de l’histoire), la lecture en regard de l’écriture

renégociation de l’adhésion fictionnelle tout en renouvelant la lecture, encourageant une approche à la fois sceptique et complice. Cet état flottant vient toutefois également porter une ombre sur la vérité fictionnelle en contrecarrant son établissement stable. L’intrication de la composante narrative avec l’élaboration de la fiction, que nous venons de mettre en lumière, nous amènera maintenant à étudier l’effet de ces narrations problématiques dans le cadre de l’univers fictionnel tout particulier qu’est celui du post- exotisme. Étant donné la définition flexible de la vraisemblance associée à ces œuvres, le corps du texte ne saurait permettre d’écarter une quelconque piste donnée par le narrateur comme fausse. Les incohérences et contradictions, définies comme telles par les cadres pragmatiques qui régissent notre réalité, ne peuvent être considérées ainsi dans le cadre singulier du post-exotisme. Le lecteur ne peut donc compter sur celles-ci pour discerner la vérité fictionnelle du discours du narrateur.

Si la narration est problématique, elle doit l’être en regard de certaines conventions. Peut-elle l’être dans un univers à la vérité si malléable, si vulnérable à la perspective de celui qui l’observe ? Si les narrations ici étudiées correspondent formellement à une narration problématique et créent effectivement un déplacement du pacte de lecture, leur désignation comme « problématiques » devient, en contexte post- exotique, caduque. Le monde post-exotique s’organisant selon ses propres lois, comme le prochain chapitre s’attachera à le démontrer, il semble délicat de considérer les narrations problématiques hors de ce contexte particulier. Nous examinerons maintenant en quoi la configuration et l’appréhension de cet univers sont si problématiques et demandent tant d’ajustements à son lecteur.