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Néolibéralisme et inégalités

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Néolibéralisme et inégalités

Mémoire

Etienne Beaudry-Soucy

Maîtrise en sociologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Résumé

Les inégalités de revenu augmentent partout en Occident depuis les années 1980. Le 1 % d’individus les plus riches de tous les pays d’Europe et d’Amérique du Nord capte une part de plus en plus grande du revenu national total, alors que cette part stagne ou diminue pour les 90 % les moins nantis. Les causes du creusement des inégalités sont institutionnelles : ce sont des mécanismes mis en place par les États qui favorisent l’accumulation de revenu par les plus aisés au détriment des moins fortunés, la diminution du taux marginal maximal d’imposition (le dernier palier d’imposition) en étant l’illustration exemplaire. Mais pourquoi les États empruntent-ils ce chemin depuis une quarantaine d’années? Suite à la récession du début des années 1980, on a assisté à la remise en question de l’État-providence, lequel avait marqué la pratique gouvernementale du sceau de l’interventionnisme depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet interventionnisme visait essentiellement à protéger les individus des aléas du marché et avait concordé avec une réduction des inégalités. Or, la crise poussa les États à reconsidérer leurs politiques économiques. On a alors vu triompher l’idée voulant que si l’interventionnisme était un échec, il fallait laisser le marché organiser la société. On assista ainsi à un retour du libéralisme. Mais, entre-temps, ce dernier s’était renouvelé, abandonnant l’idée du laissez-faire et admettant désormais qu’il revient à l’État d’assurer activement non seulement la mise en place du marché, mais également la généralisation de ses principes à des domaines qui lui échappaient traditionnellement. C’est ce néolibéralisme qui a guidé et qui guide encore aujourd’hui la pratique des États, et c’est à sa théorie qu’il faut se frotter pour comprendre l’augmentation récente des inégalités.

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Abstract

Income inequality has been increasing everywhere in the West since the 1980s. The 1 % of the richest individuals in all European and North American countries gets a larger and larger share of total national income, while this share stagnates or decreases for the poorest 90 %. The causes of widening inequalities are institutional : they are mechanisms put in place by the states which favor the accumulation of income by the rich ones at the expense of the less fortunate ones, the reduction of the marginal maximal tax rate (the top tax rate) being the prime example. But why have the states been following this path for forty years? Following the recession of the early 1980s, the welfare state that prevailed since the end of the Second World War, whose practice was characterized by a strong interventionism, was challenged. This interventionism was essentially aimed at protecting individuals from the riskiness of the market and had concurred with a decrease in inequalities. The crisis led states to reconsider their economic policies. We then saw the triumph of the idea that if interventionism was a failure, the market must be allowed to organize society. We thus witnessed a return of liberalism. But in the meantime, the latter was renewed, abandoning the idea of laissez-faire and now admitting that it is up to the state to actively ensure not only the establishment of the market, but also the generalization of its principles to areas that traditionally eluded it. It is this neoliberalism that has guided and still guides state practice today, and it is its theory that must be analyzed to understand the recent increase in inequality.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières... iv

Table des figures ... vi

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Chapitre I L’évolution des inégalités de revenu marchand en Occident ... 11

L’évolution du revenu marchand du 1 % le plus riche ... 18

L’évolution du revenu marchand des 9 % suivants... 24

L’évolution du revenu marchand des 40 % du milieu et des 50 % les plus pauvres .... 28

Chapitre II Les mécanismes responsables de l’augmentation des inégalités : produits du néolibéralisme? ... 30

Les causes de l’augmentation des inégalités de revenu marchand... 31

Les normes sociales ... 33

Les institutions du marché du travail ... 34

La financiarisation de l’économie ... 34

La gouvernance d’entreprise ... 35

Le rôle de l’État dans l’économie et l’extraction de rentes ... 36

La fiscalité ... 37

Le déclin de l’État-providence et les politiques néolibérales ... 39

Chapitre III Le néolibéralisme : de la théorie à la pratique des inégalités ... 44

La liberté : concept fondamental du néolibéralisme austro-américain ... 52

La liberté chez Hayek ... 52

La liberté et le revenu chez Hayek... 54

La liberté chez Friedman ... 55

Le marché ... 58

La contingence de l’ordre social ... 58

La concurrence comme rapport social conforme à la liberté ... 60

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La constitution de la liberté ... 66

Le « règne de la loi » ... 68

Le double rôle de la loi ... 69

Le rôle de l’État néolibéral ... 72

La monnaie et l’information ... 76

La propriété et le monopole ... 76

Le syndicalisme... 78

La financiarisation et la gouvernance d’entreprise ... 80

L’extraction de rentes ... 84

Les normes sociales ... 85

La redistribution, l’impôt et l’inégalité de revenu ... 87

Conclusion ... 94

Bibliographie ... 98

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Table des figures

Figure 1 Coefficient de Gini, revenu marchand, 1980-2016 ... 15 Figure 2 Part du revenu marchand national du 1 % le plus riche, 1920-2013 ... 19 Figure 3 Part du revenu marchand national du 1 % le plus riche, groupe le plus égalitaire,

1980-2014 ... 20

Figure 4 Part du revenu marchand national avant impôt du 1 % le plus riche, groupe le

plus inégalitaire, 1980-2015... 21

Figure 5 Augmentation de la part du revenu marchand national avant impôt captée par le

1 % le plus riche, points de pourcentage, depuis 1980 ... 22

Figure 6 Part du revenu marchand national des 9 % suivants, 1920-2014 ... 24 Figure 7 Part du revenu marchand national des 9 % suivants, groupe le plus égalitaire,

1980-2015 ... 25

Figure 8 Part du revenu national avant impôt des 9 % suivants, groupe le plus

inégalitaire, 1980-2015 ... 26

Figure 9 Augmentation de la part du revenu marchand national captée par les 9 %

suivants, points de pourcentage, depuis 1980 ... 27

Figure 10 Part du revenu marchand national des 40 % du milieu, 1980-2014 ... 28 Figure 11 Part du revenu national avant impôt des 50 % du bas, 1980-2014 ... 29

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Remerciements

Mes premiers remerciements vont à Olivier Clain, qui fut non seulement le directeur de ce mémoire de maîtrise, mais surtout la plus grande source d’inspiration intellectuelle de mon parcours universitaire. J’estime que son enseignement et nos discussions plus informelles ont éveillé puis nourri chez moi une grande passion pour le savoir théorique, laquelle marque ce mémoire et marquera ma posture de sociologue pour les années à venir.

Je remercie également tous les enseignants qui ont contribué, à divers degrés et peut-être à leur insu, au développement de ma pensée. À ce titre, j’adresse un merci particulier à Gilles Gagné, André Drainville, Jo Letarte et Pierre Letarte.

Un merci tout spécial à mes parents, Sylvie et Luc, qui m’ont transmis leur amour pour la langue, l’art et la connaissance, et qui accompagnent depuis toujours toutes mes entreprises.

En rafale, merci à : Samuel pour les commentaires et le partage d’incertitudes; Philippe pour le penthouse; Gabriel H. pour le Colombo; Gabriel S. pour son combat contre le patriarcat; Michaël pour les horaires; Alexandre pour les jeux de société; Anthony-Charles pour le cinéma; Albert pour le burrito; Mohamed pour la rhétorique; Vincent pour le sous-sol; Anthony R. pour le vagabondage; Anthony T. pour le design; Francis pour le porto; Xavier pour l’absurde; Guillaume pour le colosse.

En terminant, je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Département de sociologue pour leur soutien financier qui a significativement contribué à la réalisation de ce mémoire.

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Au début de l’année 2017, Oxfam publiait un rapport au constat choc : 61 individus possèdent autant de richesse que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. En 2018, ce nombre s’élevait à 43. Aujourd’hui, on en est à 26. En tête de ce petit peloton, on retrouve Jeff Bezos, président d’Amazon, dont la fortune est estimée par le magazine Forbes à 131 milliards de dollars américains (USD). En fait, depuis que Forbes en établit le classement, le nombre de milliardaires n’a cessé d’augmenter, passant de 140 avec une valeur combinée de 295 milliards USD en 1987, à 2153 avec une valeur combinée de 8700 milliards USD en 20191. À l’autre extrême, la pauvreté continue d’affliger une grande partie de la population mondiale, essentiellement les habitants des pays du Sud. Bien que la pauvreté, mesurée au seuil de 1,90 USD par jour2, ait globalement diminué depuis quelques décennies, elle touchait toujours 736 millions d’individus en 20153

. Si on la mesure au seuil de 5,50 USD par jour4, ce sont 3,4 milliards d’individus, soit 46 % de la population mondiale, qui vivent actuellement en situation de pauvreté (Banque mondiale, 2018). Évidemment, de tels indicateurs ne permettent pas de rendre compte de la pauvreté dans les pays dits développés. Un des indicateurs les plus utilisés dans les pays occidentaux est la Mesure du faible revenu (MFR), qui pose le seuil de pauvreté à 50 % ou 60 % de la médiane des revenus. En Europe, la proportion de pauvreté varie de 10,9 % en Norvège, à 22,2 % en Espagne, selon la MFR. Elle s’élève à 16,3 % au Québec et à 19,7 % au Canada (CÉPE, 2018 : 25)5. Or, ce qui est frappant dans ces quelques données, c’est que dans tous les pays

1 Notons que le classement Forbes des milliardaires a ses limites méthodologiques. Comme il ne tient pas compte des avoirs dissimulés par des pratiques d’évasion fiscale, il sous-estime nécessairement les grandes fortunes (Vaudano & Baruch, 2018). Il donne néanmoins une bonne idée de l’ordre de grandeur de cette colossale accumulation de richesse.

2 C’est l’estimation du coût de satisfaction des besoins de base dans les pays les plus pauvres. 3

Les prochains résultats paraîtront en 2020, pour l’année 2017.

4 C’est l’estimation du coût de satisfaction des besoins de base dans les pays à revenus intermédiaires. 5 Comme le remarque Fréchet (2017 : 198), puisqu’elle est relative, la MFR « traduit presque davantage les

inégalités que la pauvreté ». C’est qu’elle n’est pas fondée sur les « conditions de vie réelles » : un individu avec un revenu donné et fixe pourrait être considéré pauvre dans un pays donné, mais pas dans un autre; tout comme il peut l’être dans son pays une année et ne pas l’être l’année suivante, en fonction de la variation de la médiane des revenus. D’autres mesures de la pauvreté existent et donnent un portrait différent de la pauvreté. Parmi celles-ci, la Mesure du panier de consommation (MPC) est peut-être une des plus intéressantes en termes méthodologiques, car elle tient compte du coût de la vie dans son évaluation de la pauvreté. « Selon la MPC, une unité familiale est considérée comme à faible revenu si son revenu disponible pour la consommation est inférieur à la valeur d’un panier de biens et de services

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d’Occident l’écart entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse de se creuser depuis les années 1980, alors qu’il diminuait régulièrement jusque-là depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au moment où ce mémoire est rédigé, chaque année, le 1 % d’individus les mieux nantis capte une part de plus en plus grande du revenu total de leur pays, tandis que la part du revenu national que reçoivent les 90 % les moins fortunés stagne ou diminue. Le premier chapitre de ce travail sera consacré à illustrer davantage cette augmentation des inégalités de revenu.

A priori, que des individus soient riches, voire extrêmement riches, ne pose pas

problème. La pauvreté, elle, est toujours un problème. Elle l’est immédiatement pour la personne qui en est affligée et elle le devient pour tous dès qu’on a les moyens d’agir sur elle. La première question à se poser est donc la suivante : avons-nous les moyens d’agir sur la pauvreté? Or, dès lors que la pauvreté et la richesse se côtoient dans un milieu donné, qu’il s’agisse d’une famille, d’une entreprise, d’une ville, d’un pays ou d’une planète, la question de la pauvreté se pose en rapport avec la question de la richesse. Elle devient : est-il possible de répartir autrement la richesse totale? La question de la pauvreté est toujours une question d’inégalité.

Nous montrerons au second chapitre que les mécanismes qui participent à la production et à la reproduction des inégalités, à leur augmentation et à leur diminution, sont avant tout de nature institutionnelle. Il s’agit soit de normes plus ou moins réfléchies, soit de tendances globales, soit encore de structures consciemment mises en place par les États. À la suite de Zorn nous en dénombrons six : les normes sociales relatives à ce qu’il est considéré comme acceptable en termes d’inégalités; des institutions du marché du travail; la financiarisation de l’économie; la gouvernance d’entreprise; le type d’intervention de l’État dans l’économie, qui peut se transformer en mécanisme d’extraction de rentes; et finalement la fiscalité, qui a le plus d’effet sur l’inégalité parce qu’elle est un outil de redistribution directe, dont les seuils sont arbitrairement déterminés (Zorn, 2017).

calculée pour sa collectivité ou une collectivité de même taille » (Ibid. : 199). Par exemple, au Québec, en 2014, on évaluait à 9,4 % le taux de pauvreté au Québec selon la MPC (CÉPE, 2018 : 13), ce qui

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Si ces mécanismes institutionnels produisent et reproduisent les inégalités, c’est qu’il est possible d’agir sur ces dernières. De ce seul fait, il devient légitime et nécessaire de se demander quel niveau d’inégalité ou d’égalité nous souhaitons entretenir. De même, cela diminue l’importance de la question de la pauvreté, prise isolément. Car on peut certainement se réjouir que la pauvreté dans le monde soit à la baisse, mais si on a les moyens de répartir plus équitablement les richesses, c’est qu’on a les moyens de réduire davantage la pauvreté et qu’on ne le fait pas6

. À la limite, la pauvreté pourrait disparaître que la question de l’inégalité se poserait toujours, ne serait-ce qu’en ce qu’elle se présente comme un « fait social » au sens d’Émile Durkheim. Ceci dit, le but de ce mémoire n’est pas de réfléchir à ce que serait un niveau idéal d’inégalité. Notre objectif principal est plutôt de comprendre pourquoi les inégalités augmentent depuis quelques décennies. Si les inégalités augmentent partout et qu’on en connaît les causes, pourquoi n’inversons-nous pas la tendance? Comme ce sont les politiques économiques et fiscales qui influencent concrètement les niveaux d’inégalité, c’est aux pouvoirs politiques qu’il faut adresser la question. Pourquoi les États occidentaux contribuent-il à l’augmentation des inégalités depuis les années 1980, plutôt qu’à leur diminution comme ce fut le cas dans les décennies précédentes?

Un domaine classique de l’intervention de l’État a été celui de la réduction des inégalités de revenu. Or en cette matière, comme plus généralement en matière économique, on a assisté à une transformation du rôle de l’État qui s’est amorcée dans le dernier quart du 20e siècle et dont les politologues ont abondamment traité. On serait passé, disent-ils, d’un État interventionniste, surnommé l’État-providence, à un État beaucoup moins actif (Pierson, 1996). L’intervention de l’État se rapportait essentiellement au marché. Il s’agissait de protéger les individus de ses aléas (Esping-Andersen, 1990; Schwartz, 2001). En ce qui concerne notre étude, il s’agit de savoir si l’État laisse le marché distribuer à lui seul les revenus ou s’il intervient dans leur distribution comme dans leur redistribution. Cette intervention peut ainsi s’effectuer en

6 C’est ce fait qu’occulte Jordan Peterson, dans son discours d’introduction au débat entre Slavoj Žižek et lui-même, lorsqu’il compare l’augmentation des inégalités et la diminution de la pauvreté mondiale, soutenant que le libre marché est le seul système économique qui permette aux plus démunis de s’enrichir en même temps que les plus fortunés (Žižek & Peterson, 2019). Que ce soit vrai ou non, il est dangereux d’oublier que l’État, au sein même d’une économie de libre marché, a le pouvoir de produire une distribution alternative de la richesse.

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amont, directement au niveau des processus marchands. C’est le cas par exemple lorsque l’État favorise le déploiement des syndicats, lesquels permettent aux travailleurs de négocier leur salaire hors des principes de l’offre et de la demande. L’intervention de l’État peut également s’effectuer en aval, une fois que les revenus ont été distribués par le marché. Il s’agit alors de redistribution des revenus, dont l’impôt est l’exemple par excellence. À différents degrés, tous les mécanismes institutionnels responsables de l’augmentation des inégalités peuvent être associés à un retrait de l’État face au marché dans la distribution des revenus.

Nous pouvons dès lors préciser notre question de recherche. Pour savoir pourquoi les États contribuent à l’augmentation des inégalités depuis les années 1980, il faut savoir pourquoi les États interviennent de moins en moins vis-à-vis de la distribution des revenus opérée par le marché. Or, il se trouve que la question du rapport entre l’État et le marché traverse toute l’histoire de l’économie politique7

. De manière générale, elle se pose ainsi : revient-il à l’État ou au marché d’organiser les relations sociales? Dans quelle mesure l’État doit-il laisser le marché organiser les relations sociales? Quelles sont les limites de l’exercice du gouvernement? C’est la réponse à cette question qui définit la pratique étatique. La réponse du libéralisme classique est généralement associée au « laissez-faire » : là où le marché se déploie, que l’État le laisse à lui-même. À l’inverse, la réponse du socialisme favorise l’action de l’État aux dépens du marché. Ceci posé, on peut se demander quel rapport entretiennent « relation sociale » et « revenu ». Considérons la définition suivante : « Quel que soit le champ relationnel où se situent les acteurs, la relation sociale peut être définie comme un échange [« interaction » serait peut-être plus approprié] entre deux acteurs, qui éveille chez eux des attentes culturellement définies (ils poursuivent des finalités et ils espèrent des rétributions) et qui se déroule sous des contraintes sociales (ils ont des ressources limitées et chacun tend à dominer l’autre et à se défendre de sa domination) » (Bajoit, 2009 : 51). Le revenu correspond aux deux éléments qui conditionnent la relation sociale, en ce qu’il peut être à la fois une finalité et une contrainte dans le rapport à l’autre, en plus d’être investi de significations culturelles. Plus largement, il s’agit de considérer l’économie non pas

7 À ce sujet, voir la première partie, intitulée « Des limites du gouvernement », de l’important ouvrage de Dardot et Laval sur le néolibéralisme, ayant pour titre La nouvelle raison du monde et paru en 2010.

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comme indépendante du social, mais comme en faisant toujours partie. Les rapports d’échange (dont le salariat fait partie) qui conditionnent une économie à un moment donné sont toujours culturellement déterminés, dans leur fond comme dans leur forme. Durkheim a par exemple associé les faits économiques et les faits sociaux, puisque tous deux engendrent de la solidarité et sont organisés par des institutions (Steiner, 1992). De même, Mauss, dans son célèbre Essai sur le don, a étudié cette forme particulière d’échange qu’est le don dans les sociétés dites archaïques, montrant que ni le caractère utilitaire de l’échange contemporain ni les principes de l’offre et de la demande ne sont naturels à l’économie. Selon Polanyi, les rapports économiques sont de tout temps « encastrés » dans les rapports sociaux. À ses yeux, la première mise en place du libéralisme à laquelle on a assisté en Occident, de la révolution industrielle aux années 1930, a été unique en ce que c’est également la première fois dans l’histoire où l’économie a été entièrement « désencastrée » du social. La cause fondamentale de ce processus : la mise en marché de l’homme et de la nature, c’est-à-dire l’apparition d’un prix pour le travail (le salaire) et la terre, prix soumis à l’offre et à la demande8

. C’est ensuite en faisant de la production marchande (l’activité de production régulée par l’offre et la demande) la seule manière de satisfaire ses besoins primaires pour l’ouvrier ou bien d’accéder aux profits pour l’entrepreneur, que le marché a pu s’imposer comme régulateur effectivement autonome des relations sociales9,10. De là proviendrait le mythe

8 « De l’homme (sous le nom de travail), de la nature (sous le nom de terre), on faisait des disponibilités, des choses prêtes pour le négoce; on pouvait acheter et vendre universellement, à un prix appelé salaire, l’usage de la force de travail, et à un prix appelé rente ou loyer, l’utilisation de la terre. Il y avait un marché pour le travail aussi bien que pour la terre et l’offre et la demande étaient réglées pour chacun d’eux par le niveau des salaires et des rentes respectivement; la fiction que le travail et la terre étaient produits pour la vente était constamment soutenue » (Polanyi, 1944/1983 : 180).

9 Bien sûr, l’activité marchande, où le marchand cherche le profit, s’est répandue dans le monde bien avant la révolution industrielle. Mais, précise Polanyi, ces « marchés ne sont que de simples lieux isolés qui ne sont pas reliés à une économie. Jamais avant le 19e siècle les marchés ne sont-ils devenus dominants dans la société » (Polanyi, 1947 : 100, traduction).

10 « Les activités quotidiennes des hommes et des femmes sont, par la nature des choses, en grande partie liées à la production de biens matériels. Dès lors que, en principe, les motifs exclusifs de toutes ces activités sont devenus la peur de la famine ou l’appât du gain, ces motifs, désormais “économiques”, furent isolés de tous les autres motifs pour être considérés comme les motifs normaux de l’homme dans ses activités quotidiennes. Tous les autres motifs, tels que l’honneur, la fierté, la solidarité, l’obligation civique, le devoir moral ou simplement un sens de la convenance commune furent conçus non plus comme des motifs de la vie quotidienne, mais plutôt d’une rare et ésotérique nature, à laquelle on réfère fatalement par le terme d’“idéal” (Polanyi, 1947 : 100-101, traduction). Pour que le marché régule le social, et non plus l’inverse, il a fallu que l’activité humaine soit totalement soumise à l’offre et à la demande. Pour cela, il a d’abord fallu que l’activité humaine ne se résume qu’à l’activité de production.

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d’un certain déterminisme économique. Or, la quête généralisée de l’intérêt individuel à travers une activité économique purement médiatisée par l’offre et la demande n’est pas une donnée anthropologique naturelle, elle est un produit social, historiquement singulier. « Seule la société qui a été encastrée dans le marché est déterminée par le système économique, écrit Polanyi. Ce n’est le cas d’aucune autre société » (Polanyi, 1947 : 102,

traduction). En somme, les conditions d’existence d’une forme particulière d’économie

sont toujours sociales, et l’activité économique elle-même est toujours sociale, même lorsque les rapports d’échange ont été vidés de presque tout leur contenu pour n’être régulés que par les principes du marché. La question de l’économie politique classique peut donc être reformulée ainsi : l’État doit-il faire de l’offre et de la demande le mode par excellence des relations sociales, et, si tel est le cas, dans quelle mesure peut-il interférer sur les processus en cours? Ce sera précisément la question du néolibéralisme.

C’est la raison pour laquelle le recul récent de l’intervention de l’État a été associé au néolibéralisme plutôt qu’au libéralisme (Connell, 2010; Larner, 2000; Peck & Tickell, 2002). Mais qu’est-ce donc que le néolibéralisme? Et qu’est-ce qui le différencie du libéralisme? Disons de suite que le néolibéralisme n’a pas l’homogénéité qui lui est fréquemment prêtée, que ce soit dans les journaux ou dans certains articles scientifiques, où le terme est d’ailleurs rarement bien défini. L’histoire du néolibéralisme, racontée par Serge Audier (2012), en est une de lutte entre des philosophes et des économistes qui ne s’entendent pas sur la bonne manière de réformer le libéralisme suite à la crise de 1929. Deux grandes positions s’affrontent au sein de la « nébuleuse néolibérale ». D’un côté, les Allemands, les Français, les Italiens et les Anglais voient la cause de la crise dans le manque d’intervention de l’État vis-à-vis du marché. De l’autre et à l’inverse, les Autrichiens et les Américains voient plutôt la crise comme le résultat d’un excès d’intervention de l’État. Si les deux camps partageront certaines positions en faveur des vertus organisatrices du marché, le premier défendra l’idée d’un compromis entre marché et État alors que le second sera en faveur d’un libéralisme pur : plus il y aura de marché, mieux ce sera. Leurs rencontres débuteront en 1938 lors du Colloque Walter Lippmann,

Ce ne fut possible qu’en faisant du salariat l’unique manière de se nourrir. Encore a-t-il fallu d’une part que les salaires soient eux-mêmes soumis aux forces du marché et d’autre part que l’activité de production elle-même n’ait plus d’autres sens que la satisfaction de la faim.

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se poursuivront à la Société du Mont Pèlerin dès 1947 et se solderont dans les années 1970 par la victoire du pôle austro-américain. Ce sont les idées plus radicales de ce courant qui dicteront dès lors les politiques des pays occidentaux, d’abord aux États-Unis sous Ronald Reagan et en Angleterre sous Margaret Thatcher, ce qui correspond au moment où les inégalités de revenu commencèrent à augmenter. Et ce sont ces idées ultralibérales triomphantes que l’on associe maintenant au néolibéralisme.

Est-ce dire que le néolibéralisme dans son sens actuel est un ultralibéralisme? Le néolibéralisme reprend l’idée du libéralisme classique voulant que ce soit dans le marché que des individus aux intérêts divergents puissent chacun poursuivre librement leurs buts. Le marché est conçu comme le lieu de l’agencement des intérêts particuliers. Et comme les néolibéraux austro-américains croient que cet attribut du marché le rend potentiellement propre à gouverner les relations dans tous les domaines de la vie (Dardot & Laval, 2010; Foucault, 2004), il s’agit en ce sens bel et bien d’un ultralibéralisme. Or, là où il y a nouveauté, c’est au niveau du rôle de l’État face à cette généralisation des rapports marchands. Alors que le libéralisme classique prônait un État qui se tienne « tranquille », un État qui laisse le marché se constituer de lui-même là où il sera naturel qu’il se constitue, le néolibéralisme admet plutôt que le marché ne réalisera pleinement son potentiel d’organisation de la société que si l’État contribue à sa généralisation (Dardot & Laval, 2010; Davies, 2017; Mirowski & Plehwe, 2009). Avec le néolibéralisme, non seulement l’État intervient moins face au marché, mais l’État travaille activement à ce que le marché le remplace. Il n’est plus question de « laissez-faire » parce que la concurrence, à raison, n’est plus conçue comme un mode de relation qui soit naturel et universel. Le postulat voulant que l’économie soit toujours socialement conditionnée est implicitement contenu dans la théorie néolibérale. Telle est la particularité du néolibéralisme.

Ce qui nous intéresse, c’est que ce rôle général de l’État néolibéral, celui d’une mise en place active du marché, lui confère des rôles particuliers en regard des six mécanismes que nous avons, avec Zorn, associés à l’augmentation des inégalités de revenu. À différents degrés, l’État néolibéral les formate de telle sorte qu’ils accroîtront les inégalités plutôt qu’ils ne les réduiront. Notre hypothèse est donc la suivante : les

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inégalités de revenu augmentent parce que la théorie néolibérale guide la pratique politique depuis quelques décennies. Nous ne chercherons toutefois pas dans ce travail à établir les modalités du passage de la théorie à la pratique. Il sera moins question de savoir comment le néolibéralisme atteint le politique que de montrer la forte correspondance qui existe entre la théorie néolibérale, la pratique concrète des États et l’augmentation des inégalités. Notre démarche relève ainsi davantage de la sociologie compréhensive de Max Weber, laquelle cherche les « affinités électives » entre des singularités historiques qui peuvent aussi bien être des constructions théoriques que des pratiques concrètes, que d’une sociologie des réseaux, laquelle cherche à savoir comment les idées circulent11.

Une compréhension rigoureuse du néolibéralisme exige que l’on s’attarde aux écrits de ses principaux tenants. C’est là que sont enfouis les détails théoriques qui, au final, permettent aux néolibéraux d’accorder tel ou tel rôle à l’État. Ainsi, notre long troisième chapitre sera essentiellement théorique. Nous y étudierons les travaux de deux des plus illustres protagonistes du néolibéralisme austro-américain, soit l’Autrichien

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Max Weber ouvre L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme par le constat « que les chefs d'entreprise et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures qualifiées de la main d'œuvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité protestants » (Weber, 1964 : 15). Sa thèse sera que les significations religieuses que le protestantisme accorde notamment au travail, aux conditions de vie et à l’accumulation de richesse rendent ses pratiquants particulièrement enclins à mener une vie dans les hautes sphères du capital. De notre côté, nous cherchons à comprendre l’augmentation des inégalités dans les pays occidentaux en établissant une affinité entre les causes connues de cette augmentation et un discours théorique dominant. Weber ajoute la remarque méthodologique suivante : « D'autre part, il est hors de question de soutenir une thèse aussi déraisonnable et doctrinaire, qui prétendrait que « l'esprit du capitalisme » [...] ne saurait être que le résultat de certaines influences de la Réforme [protestante], jusqu'à affirmer même que le capitalisme en tant que système économique est une création de celle-ci. [...] Bien au contraire, notre unique souci consistera à déterminer dans quelle mesure des influences

religieuses ont contribué, qualitativement, à la formation d'un pareil esprit, et, quantitativement, à son expansion à travers le monde; à définir en outre quels sont les aspects concrets de la civilisation capitaliste qui en ont découlé. En face de l'énorme enchevêtrement d'influences réciproques entre bases matérielles, formes d'organisation sociales et politiques, teneur spirituelle des époques de Réforme, force nous est de commencer par rechercher si certaines « affinités électives » sont perceptibles entre les formes de la croyance religieuse et l'éthique professionnelle. En même temps, il nous faudra élucider, dans la mesure du possible, de quelle façon et dans quelle direction le mouvement religieux, par suite de ces affinités électives, a influencé le développement de la civilisation matérielle. Ce n'est que lorsque ce point aura été déterminé avec une précision suffisante que nous pourrons tenter d'évaluer la part des motifs religieux dans les origines de la civilisation et celle qui revient à d'autres éléments » (Ibid. : 58-59). C’est dans le même sens que nous nous attachons à établir la part de la doctrine néolibérale qui est

qualitativement associée à l’augmentation quantitative des politiques entraînant une hausse des inégalités de revenu. Par suite, d’autres études pourront distinguer la part de ces politiques qui provient directement de l’application de la théorie néolibérale de celle qui provient d’autres sources.

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Friedrich August von Hayek et l’Américain Milton Friedman, tous deux philosophes et économistes. Au fondement de leurs théories respectives se trouvent un concept essentiel : la liberté. Cette liberté est définie comme l’envers ou l’absence de la coercition des uns sur les autres. Cette définition simple et d’apparence assez intuitive ‒ mais qui fera l’objet chez Hayek d’une justification philosophique intéressante ‒ aura d’importantes répercussions sur le traitement des inégalités par les néolibéraux.

C’est que le marché est conçu comme le seul lieu permettant précisément aux individus de poursuivre librement leurs intérêts, sans nuire aux intérêts des autres. Le marché est ainsi opposé à l’État qui, lorsqu’il agit sur la société, n’arrive jamais à satisfaire la totalité des intérêts en jeu. Ce faisant, l’action de l’État sacrifie toujours l’intérêt de certains, et par conséquent leur liberté. Nous trouvons dans la liberté la raison de la primauté du marché sur l’État dans l’organisation de la société. Reste à savoir comment faire advenir une telle société de marché. Paradoxalement, c’est là que prend son sens « l’État actif » qui vient se substituer au laissez-faire classique. Comme l’État est reconnu comme étant la condition de production du marché, il revient à l’État de produire et d’entretenir des situations de marché partout où cela est possible. Hayek soutient qu’on s’assurera du règne de la liberté qu’à la condition d’enchâsser les principes néolibéraux dans la constitution des États. Nous verrons comment l’action particulière de l’État néolibéral est associée, à différents degrés, à une baisse des taux de syndicalisation, à une économie financiarisée, au primat de la logique actionnariale au sein des entreprises, à l’extraction de rentes et à une diminution des taux d’imposition pour les franges les mieux nantis de la population : tous des facteurs menant à la croissance des inégalités de revenu.

L’application des principes du néolibéralisme par l’État produit ainsi toujours davantage d’inégalités de revenu. Le fait est d’ailleurs reconnu par Hayek et Friedman. Or, en théorie, cette augmentation réelle des inégalités de revenu que produit le néolibéralisme est habilement justifiée. Intuitivement, nous pourrions être portés à croire que celui qui possède plus de richesse qu’un autre a davantage de liberté, puisque, dans un monde où l’argent offre des possibilités d’action, il est davantage libre de faire ce qu’il veut. La liberté aurait ainsi à voir avec le pouvoir, au sens de « pouvoir faire quelque

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chose ». Pourtant, la définition de la liberté proposée par les néolibéraux ne contient pas cette signification usuelle. À leurs yeux, nous sommes libres tant que personne ne nous « oblige à » ou ne nous « empêche de ». Ainsi, lorsque des individus poursuivent d’eux-mêmes des buts sur le marché et qu’en résultent des inégalités de plus en plus grandes dans la répartition des revenus, il n’y a jamais d’atteinte à la liberté. Riches ou pauvres, nous sommes également libres devant le marché. Nous dirons de la liberté néolibérale qu’elle ne concerne que la production des conditions de l’action individuelle, jamais ces conditions elles-mêmes. Cette dissociation entre revenu et liberté est l’artifice théorique le plus significatif du discours néolibéral. Sans elle, il devient difficile, voire impossible de justifier que le marché produise des inégalités. L’édifice théorique néolibéral s’est imposé comme modèle des politiques occidentales, creusant au passage les inégalités à un niveau sans doute jamais atteint dans l’histoire. Mais la définition de la liberté sur laquelle il repose n’est pas inattaquable. Nous souhaitons que ce mémoire fournisse les outils théoriques d’une critique féconde du néolibéralisme et de la montée des inégalités.

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L’évolution des inégalités de revenu marchand en Occident

L’analyse des inégalités sociales implique inévitablement des choix méthodologiques qui réduisent l’objet d’étude du chercheur à une certaine dimension des inégalités. Le premier choix est celui qui mène vers l’aspect économique des inégalités. Il convient d’emblée d’interroger cette position initiale : outre l’intérêt du chercheur et les questions morales qu’elles posent, questions qui de toute façon traversent le problème de l’inégalité de manière générale, y a-t-il quelque chose qui justifie d’analyser les inégalités économiques ou matérielles plutôt que les inégalités de santé, d’éducation, de genre, etc.? Il ne s’agit pas ici de hiérarchiser les inégalités, mais plutôt de se demander ce qui fait la spécificité de l’inégalité économique. Il s’avère que de nombreux travaux ont montré et expliqué la relation significative qui existe entre la richesse et un certain nombre de paramètres de la situation individuelle. Cette littérature est particulièrement abondante au niveau de l’accès à l’éducation et de la réussite scolaire12, ainsi qu’au niveau de la santé

et de ses diverses modalités13. En somme, on sait que les inégalités de richesse sont un déterminant fort d’autres inégalités, les moins nantis étant désavantagés par rapport aux plus nantis à divers niveaux.

Mais, alors, pourquoi traiter des inégalités économiques plutôt que de la situation économique des moins nantis, de la pauvreté par exemple? N’est-ce pas celle-là qui pose problème? Comme on l’a dit, c’est en partie le cas, mais pas totalement. D’abord, la répartition de la richesse depuis une quarantaine d’années témoigne de deux tendances. D’un côté, les conditions de vie d’une partie de la population stagnent, voire diminuent. De l’autre, les plus nantis voient leur revenu propulsé, ce qui creuse l’écart avec les plus

12 Voir par exemple le classique Bourdieu, P., & Passeron, J.-C. (1964). Les héritiers : les étudiants et la

culture. Paris: Éditions de Minuit; Frenette, M. (2007). Pourquoi les jeunes provenant de familles à plus faible revenu sont-ils moins susceptibles de fréquenter l’université? Analyse fondée sur les aptitudes aux études, l’influence des parents et les contraintes financières. Statistique Canada, Direction des études

analytiques.

13 Voir par exemple Link, B. G., & Phelan, J. (1995). Social conditions as fundamental causes of disease.

Journal of health and social behavior, 80-94; Ross, N. A. (2004). Qu’avons-nous appris en étudiant l’inégalité du revenu et la santé de la population? Institut canadien d’information sur la santé.

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démunis. Comme nous le verrons, ces tendances sont le fait de dispositifs institutionnels qui favorisent l’accumulation au sommet plutôt qu’une distribution plus équitable des richesses. Dans un même milieu, la pauvreté et l’opulence ne peuvent être pensées séparément. Traiter de l’inégalité, c’est traiter de cette double dynamique. De plus, il s’avère que l’inégalité économique au sein d’un groupe donné d’individus est elle-même liée aux conditions de vie de l’ensemble de ces individus. Une étude assez étoffée de Wilkinson et Picket montre que les sociétés plus égalitaires se portent généralement mieux que les sociétés plus inégalitaires, et ce, à divers niveaux14. Or, ce n’est pas que les plus pauvres soient plus pauvres et que les riches soient plus riches dans une société plus inégalitaire qui ferait que, en moyenne, les conditions y soient moins bonnes. C’est plutôt que plus de franges de la population s’en trouvent affectées négativement : « [...] presque tous les problèmes qui sont plus fréquents au bas de l’échelle sociale sont plus fréquents dans les sociétés inégalitaires » (Wilkinson & Pickett, 2010 : 18, traduction). Selon les chercheures, l’explication est psycho-sociale. C’est que l’écart entre les diverses strates de revenu devient également une différence de statut. Et plus cet écart entre les statuts est grand, plus les relations sociales risquent de se fonder sur la compétition, tout en ébranlant davantage l’estime de soi et la confiance en autrui. En résulterait une explosion de stress et d’anxiété dans les sociétés contemporaines, laquelle expliquerait la forte corrélation entre l’inégalité et la prévalence de toute sorte de maux sociaux. Et Wilkinson et Pickett en profitent pour nous rappeler une « vérité fondamentale : tout système de relations matérielles ou économiques est un système de relations sociales » (Ibid. : 202). C’est pourquoi, outre les questions morales qu’elles soulèvent, les inégalités économiques apparaissent comme un objet d’étude à privilégier pour le ou la sociologue.

La décision d’analyser l’aspect économique des inégalités en appelle immédiatement une seconde : mesurera-t-on cette inégalité par le revenu ou le patrimoine15? Thomas Piketty (2013 : 89), dans son immense analyse de l’évolution de la répartition du capital (qu’il utilise comme synonyme de patrimoine) explique la différence entre revenu et capital ainsi : « Le revenu est un flux. Il correspond à la

14 C’est le cas pour le niveau de confiance, la santé mentale, l’espérance de vie, la mortalité infantile, l’obésité, la performance scolaire des enfants, le taux de grossesse à l’adolescence, les homicides, les taux d’emprisonnement et la mobilité sociale.

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quantité de richesses produites et distribuées au cours d’une période donnée [...]. Le capital est un stock. Il correspond à la quantité totale de richesses possédées à un point donné du temps. Ce stock provient des richesses appropriées ou accumulées au cours de toutes les années passées. » Comme le revenu et le patrimoine sont les deux facettes constituantes de la situation économique d’un individu, une analyse exhaustive des inégalités économiques doit les considérer tout deux. Or, notre travail ne se concentrera que sur le revenu, et ce parce que la base de données que nous utiliserons, la World

Inequality Database (WID)16, possédant les plus longues séries statistiques disponibles quant au revenu, offre des informations limitées quant au patrimoine. En fait, les statistiques concernant le patrimoine sont généralement bien moins complètes que celles sur le revenu et permettent difficilement des constats au niveau mondial17.

Soulignons toutefois que de prioriser l’étude de la répartition du revenu peut n’avoir qu’une faible incidence sur le portrait des inégalités qui en découle. En effet, on peut soupçonner que les niveaux de revenu et de patrimoine soient fortement corrélés, de telle sorte que les individus à hauts revenus seraient plus susceptibles de détenir d’imposants patrimoines. Par exemple, en 2012 au Québec, environ 80 % des ménages étaient en situation de correspondance revenu-patrimoine, c’est-à-dire que « le rang que les ménages occupent dans la distribution du revenu correspond approximativement au même rang dans la distribution du patrimoine » (Crespo et Lizotte, 2014 : 11). Selon Zorn (2017 : 26), cette tendance « n’est pas en soi très surprenante, puisque les plus riches ont une propension à épargner qui est plus forte que le reste de la population. Cette épargne est investie et génère une rente, ce qui accroît d’autant plus les revenus des plus nantis, qui épargnent ensuite une partie de ce revenu supplémentaire, et ainsi de suite. » Cela dit, il paraît tout aussi probable que les inégalités de patrimoine prennent de plus en plus d’ampleur dans l’avenir. C’est que celui-ci est déjà plus inégalement réparti que le revenu18 et que, comme Piketty l’a montré, le taux de rendement du capital est historiquement presque toujours plus élevé que le taux de croissance du revenu et de la

16 La WID est accessible en ligne à l’adresse suivante : https://wid.world/. 17

Piketty (2013 : 689) souligne que « nous manquons terriblement de sources d’informations fiables sur la dynamique mondiale des patrimoines. »

18 Du moins, pour les cinq pays pour lesquels des données sont disponibles sur la WID (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie).

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production. « Il suffit donc aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble » (Piketty, 2013 : 55). En somme, le patrimoine tend à s’accroître plus rapidement que le revenu et les inégalités de patrimoine tendent à se renforcer elles-mêmes plus rapidement que les inégalités de revenu. Et comme le rapport capital/revenu augmente au niveau mondial depuis les années 1950 (Ibid. : 309), on peut s’attendre à ce que cette dynamique inégalitaire prenne de plus en plus d’importance. L’étude des inégalités doit mettre en rapport les inégalités de revenu et les inégalités de patrimoine, lorsque cela est possible.

Le choix méthodologique suivant concerne le type de revenu que nous analyserons. Il s’agira du revenu marchand, soit le revenu avant impôts et transferts19

. L’on pourrait arguer que le revenu disponible, soit le revenu après impôts et transferts, est un meilleur indicateur des inégalités que le revenu marchand. En effet, le revenu disponible ne correspond-il pas au revenu réel des individus? Et comme l’action gouvernementale réduit l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres, ne serait-ce pas surestimer les inégalités que de les mesurer par le revenu marchand? Certes, l’État joue un rôle redistributif et le revenu disponible est le revenu que les individus peuvent véritablement dépenser. Or, comme les impôts et les transferts ne sont pas ajustés en vue de pallier l’inégalité de revenu marchand, les inégalités de revenu disponible sont toujours fonction de cette inégalité initiale. Cela est d’autant plus vrai que, comme nous le verrons, le taux marginal maximal d’imposition, soit le taux d’imposition sur la tranche de revenu la plus élevée, est en baisse depuis les années 1980 dans les pays occidentaux, alors que la part de revenu marchand captée par les plus riches augmente sur la même période. Dans ce contexte, les inégalités de revenu marchand sont la source des inégalités de revenu disponible et sont donc un indicateur significatif des inégalités économiques.

19

Plus précisément, le concept de revenu marchand utilisé par la WID correspond à la « somme de tous les flux personnels de revenu avant impôts perçus par les propriétaires de facteurs de production, de travail et de capital, avant considération de l’action du système d’impôts et de transferts, mais après considération de la pension, du chômage et des autres systèmes de sécurité sociale » (Chancel & Gethin, 2017 : 6). Pour plus de détails, voir également Alvaredo, F., Atkinson, A., Chancel, L., Piketty, T., Saez, E., & Zucman, G. (2016). Distributional National Accounts (DINA) guidelines: Concepts and methods used in

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Une ultime question se pose : comment mesurer l’inégalité de revenu marchand? Le coefficient de Gini est un indice de la répartition globale des revenus d’un groupe donné. Il se situe entre 0 et 1 : 0 représentant l’égalité parfaite et 1 représentant l’inégalité parfaite (où un individu disposerait de tous les revenus). Or, bien qu’il soit très utile, le coefficient de Gini est relativement imprécis. D’une part, la méthode de sa construction implique que deux répartitions différentes puissent être représentées par un indice de même valeur20. D’autre part, on ne peut savoir ce qui cause une variation du coefficient de Gini dans le temps pour une société donnée. À lui seul, le coefficient de Gini ne nous dit pas quelles franges de la population ont vu leur part de revenu augmenter ou diminuer. Ainsi, bien qu’une analyse au niveau du coefficient de Gini montre que les inégalités de revenu marchand augmentent depuis les années 1980 (figure 1, pour les cas des États-Unis et de la Suède), elle ne permet pas d’identifier les causes immédiates de cette augmentation, à savoir qui gagne plus et qui gagne moins. Comme l’objectif de ce travail est d’abord de comprendre ce qui fait augmenter les inégalités, il nous faut avant tout savoir comment le revenu des diverses franges de la population varie.

Figure 1 Coefficient de Gini, revenu marchand, 1980-2016

Source : WID

20 Voir De Mesnard, L. (1997). A propos des problèmes causés par les indices de mesure d’inégalité de

Gini et de Kakwani [Rapport de recherche]. Laboratoire d’analyse et de techniques économiques

(LATEC). 0,0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5 0,6 0,7 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 Co ef ficient de G ini Année États-Unis Suède

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Depuis le mouvement Occupy et les travaux de Piketty, le 1 % le plus riche fait figure de mesure des inégalités économiques. Mais plus qu’un symbole des contradictions du capitalisme, le premier centile a une forte signification statistique. Comme le soutient Zorn (Ibid. : 25), s’appuyant sur une étude d’Atkinson, Piketty et Saez (2010) :

[les plus riches] ne se « comportent » généralement pas de la même façon que les catégories de revenu plus basses. En effet, dans 15 pays étudiés sur 19, le premier centile est différent, les changements dans la concentration des revenus ayant surtout touché ce groupe. D’ailleurs le 0,1 et le 0,01 % les plus fortunés suivent le plus souvent la même tendance que le premier centile : les hausses sont plus fortes, mais les évolutions vont généralement dans le même sens.

Autrement dit, l’évolution des revenus du 1 % est un baromètre de l’évolution des inégalités de revenu : lorsque l’inégalité se creuse, c’est le premier centile qui en profiterait aux dépens du reste de la population. Or, le 1 % n’est pas la seule frange de la population à être avantagée par la récente augmentation des inégalités de revenu marchand. Pour le montrer, nous présenterons également l’évolution du revenu marchand des 9 % suivants, des 40 % du milieu et des 50 % les plus pauvres. Nous observerons que ces deux derniers groupes se sont partagés les frais de la croissance des revenus des plus riches depuis une quarantaine d’années. De plus, la WID permet parfois une analyse au niveau des individus plutôt qu’au niveau des ménages, ce qui ajoute à la précision de l’exercice21

.

Finalement, soulignons que notre étude se réduira à certains pays dits « développés22 ». Ce choix se fonde sur deux raisons. D’abord, peu de données sont disponibles sur la WID en ce qui concerne les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud. Ensuite, réduire l’analyse de l’évolution des inégalités de revenu aux pays dits développés nous assure que les taux d’inégalités observés ne sont pas dus à un moment particulier du développement (économique, politique ou social) des sociétés en question. Qu’une telle critique soit fondée ou non, on l’évite en excluant de ce travail les pays du

21 Voir Annexe I pour l’unité d’observation propre à chaque pays.

22 Il s’agit des pays suivants : Australie, Canada, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Irlande, Italie, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Suisse.

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BRICS23, longtemps considérés comme des pays « émergents », bien que des données soient disponibles quant à la répartition du revenu dans ces pays.

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L’évolution du revenu marchand du 1 % le plus riche

En introduction de ce travail, nous avons donné quelques chiffres montrant une colossale accumulation de richesse par un petit groupe d’individus. Il ne faut cependant pas oublier que le 1 % le plus riche n’est pas composé que de milliardaires, ni même que de millionnaires. À titre d’exemple, le seuil de revenu marchand pour faire partie du premier centile au Québec est passé de 135 190 $ en 1982 à 178 000 $ en 2010 (Posca et Tremblay-Pepin, 2013 : 3). Or, à elle seule, la croissance élevée des hauts revenus ne nous dit pas grand-chose des inégalités. En effet, si cette croissance est la même pour tous, l’inégalité ne s’accentuera pas. C’est pourquoi l’indicateur privilégié pour l’analyse des inégalités est plutôt la part de la totalité du revenu national que capte le premier centile. Si cette part augmente, c’est que les plus fortunés se distancient du reste de la population. À l’inverse, si cette part diminue, c’est que l’écart entre le 1 % et les 99 % restants se rétrécie.

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La figure 2 présente l’évolution de la part du revenu marchand captée par le 1 % le plus riche depuis 1920 aux États-Unis et en Suède. On constate une même « courbe en U » pour ces deux pays. Malgré des niveaux toujours différents d’accumulation, la tendance est la même : une diminution de la part du revenu marchand captée par le 1 % le plus riche jusqu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980, suivie de sa recrudescence jusqu’à aujourd’hui. Si bien que les États-Unis ont presque franchi le plus haut taux qu’ils aient enregistré, celui de 1928.

Figure 2 Part du revenu marchand national du 1 % le plus riche, 1920-2013

Source : WID

Si, pour assurer la clarté du graphique, nous ne présentons ici que ces deux pays, c’est qu’ils représentent les deux extrêmes de la tendance à l’œuvre au niveau international en ce qui a trait à l’augmentation des inégalités, telle que mesurée au niveau de la captation du revenu marchand par le 1 % le plus riche. En effet, la totalité des pays sélectionnés pour ce travail a suivi la courbe en U que nous venons de décrire, mais tous ne présentent pas actuellement le même niveau d’inégalité, ni n’ont vu récemment croître cette inégalité à la même vitesse.

0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 25 % 30 % 1920 1940 1960 1980 2000 P a rt du t o ta l Année Suède États-Unis

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Pour se faire une idée des différents chemins qu’ont empruntés les pays en matière d’inégalité depuis que celle-ci a recommencé à augmenter autour des années 1980, divisons nos pays en deux groupes en fonction du dernier taux disponible de captation de revenu par le 1 %. Le premier groupe, le plus égalitaire, dont fait partie la Suède, voit aujourd’hui son centile le plus riche capter entre 5 et 10 % du revenu national (figure 3). Cela va de 6,3 % aux Pays-Bas à 9,3 % en Italie.

Figure 3 Part du revenu marchand national du 1 % le plus riche, groupe le plus

égalitaire, 1980-2014 Source : WID 0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 P a rt du t o ta l Année

Pays-Bas Finlande Norvège Nouvelle-Zélande

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Quant au second groupe, le plus inégalitaire, dont fait partie les États-Unis, il voit son centile le plus riche capter plus de 10 % du revenu national (figure 4)24. Cela va de 11 % en France à 20,2 % aux États-Unis.

Figure 4 Part du revenu marchand national avant impôt du 1 % le plus riche,

groupe le plus inégalitaire, 1980-2015

Source : WID

À partir de la figure 2, nous pourrions supposer que les niveaux actuels d’inégalité sont hérités du passé : la Suède débutant le siècle avec le taux le plus bas, les États-Unis avec le taux le plus élevé, et tous deux maintenant leur position relative jusqu’à aujourd’hui. Cette idée semble en partie confirmée par les figures 3 et 4. Effectivement, excluant le Portugal, tous les pays qui ont un seuil de départ (en 1980) sous 5 % font

24 Le dernier taux disponible pour le Portugal est de 9,8 %. Puisque ce taux date de 2005 alors que toutes les autres séries se terminent au moins en 2009, je l’ai tout de même inclus dans ce groupe, la tendance voulant qu’il ait dépassé les 10 % en 2009.

0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 25 % 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 P a rt du t o ta l Année

Portugal France Suisse Irlande

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partie du groupe le plus égalitaire aujourd’hui, et tous les pays affichant un seuil de départ au-dessus de 8 % font partie du groupe plus inégalitaire aujourd’hui. Toutefois, les deux groupes contiennent des pays dont le seuil de départ se situe entre 4 et 8 %. C’est donc que le taux de croissance des inégalités dans ces pays n’a pas été le même. Ce ne serait ainsi pas seulement le niveau d’inégalité passé qui déterminerait le niveau d’inégalité actuelle : la vitesse à laquelle l’inégalité croît depuis les années 1980 peut varier. Pour le montrer, procédons à un classement des pays étudiés en fonction du taux de croissance des inégalités depuis 1980 (figure 5).

Figure 5 Augmentation de la part du revenu marchand national avant impôt

captée par le 1 % le plus riche, points de pourcentage, depuis 1980

Source : WID

Ainsi, bien que la part de revenu avant impôt captée par le 1 % le plus riche ait partout augmenté depuis 1980, elle n’a pas augmenté au même rythme suivant les pays. Cela va de 0,5 point de pourcentage aux Pays-Bas à 9,5 points de pourcentage aux États-Unis. Bien que l’inégalité initiale ne soit pas à négliger, les différences entre pays au niveau de

0,5% 0,9% 2,4% 2,4% 2,5% 2,9% 3,1% 3,2% 4,5% 4,6% 4,7% 5,4% 5,9% 7,9% 9,5% 0% 2% 4% 6% 8% 10% 12%

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l’inégalité actuelle sont le produit de taux de croissance différenciés. Ces derniers laissent d’emblée penser que, en ce qui concerne l’évolution des inégalités, des mécanismes sont à l’œuvre de manière distincte parmi les pays. Ce sont ces mécanismes dont nous discuterons au chapitre suivant.

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L’évolution du revenu marchand des 9 % suivants

Le 1 % le plus riche n’est pas la seule frange de la population mondiale à avoir vu sa part de revenu marchand croître depuis une quarantaine d’années. Il en va de même des 9 % suivants25, bien qu’en moindre proportion. La figure 6 présente l’évolution de la part de revenu marchand de ce groupe, aux États-Unis et en Suède.

Figure 6 Part du revenu marchand national des 9 % suivants, 1920-2014

Source : WID

Une fois de plus, nous ne présentons que ces deux pays puisqu’ils témoignent assez bien de la tendance des quinze pays que nous étudions. Nous retrouvons la courbe en U qui caractérisait l’évolution de la part de revenu du 1 % le plus riche depuis 1920, bien que celle-ci soit bien moins prononcée. D’une part, la partie décroissante de cette courbe est moins constante que celle du 1 % le plus riche, si bien que, comme aux États-Unis et en Suède, les taux de captation de revenu par les 9 % suivants de nombre de pays se

25 Afin d’alléger le texte, nous nous référerons à ce groupe en tant qu’aux « 9 % suivants ». Gardons en tête qu’il s’agit des 9 % suivants le 1 % le plus riche.

0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 25 % 30 % 35 % 1920 1940 1960 1980 2000 P a rt du t o ta l Année États-Unis Suède

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chevauchent au milieu du siècle. D’autre part, la partie croissante de la courbe est moins abrupte que celle de la figure 2. S’ils ont vu leur part de revenu marchand augmenter, les 9 % suivants semblent ainsi s’être enrichis moins rapidement que le 1 % le plus riche. Cette augmentation s’est également amorcée autour de 1980 pour les pays étudiés, mais parfois un peu plus tard.

De nouveau, divisons nos pays en deux groupes en fonction de leur taux actuel. La figure 7 présente les pays pour lesquels les 9 % suivants captent aujourd’hui entre 20 et 25 % du revenu national. Cela va de 20,5 % en Norvège à 24,5 % aux Pays-Bas. On voit que les courbes sont relativement plates. D’ailleurs, les 9 % suivants en Norvège et en Espagne ont même vu leur taux de captation diminuer.

Figure 7 Part du revenu marchand national des 9 % suivants, groupe le plus

égalitaire, 1980-2015 Source : WID 0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 25 % 30 % 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 P a rt du t o ta l Année

Norvège Suède Australie

Suisse Espagne Nouvelle-Zélande

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La figure 8 présente les pays pour lesquels les 9 % suivants captent aujourd’hui plus de 25 % du revenu national. Cela va de 25 % en Finlande à 28,5 % au Portugal. À l’exception du Portugal, les courbes sont une fois de plus relativement plates. Notons que le Canada a vu son taux diminuer sur la période.

Figure 8 Part du revenu national avant impôt des 9 % suivants, groupe le plus

inégalitaire, 1980-2015

Source : WID

Passons maintenant à l’analyse des taux de croissance, en points de pourcentage, de la part de revenu captée par les 9 % suivants depuis 1980. La figure 9 montre qu’à l’exception de l’Espagne, du Canada et de la Norvège, la part de revenu avant impôt captée par les 9 % suivants a augmenté depuis 1980. Or, sur les quinze pays étudiés, douze ont vu ce taux de croissance être plus faible pour les 9 % suivants que pour le centile le plus riche (figure 5). Les 9 % ont donc profité de la concentration des revenus depuis une quarantaine d’années, mais dans des proportions moindres que le 1 % le plus riche. Cela va dans le sens de ce qui nous disions plus tôt, à savoir que le centile le plus

0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 25 % 30 % 35 % 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 P a rt du t o ta l Année

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riche est un baromètre de l’évolution des inégalités. C’est cette frange de la population qui accumule les revenus de manière significative lorsque les inégalités s’accentuent.

Figure 9 Augmentation de la part du revenu marchand national captée par les

9 % suivants, points de pourcentage, depuis 1980

Source : WID -1,7% -0,6% -0,1% 0,3% 1,2% 1,8% 1,8% 2,0% 2,9% 3,1% 3,2% 3,2% 4,2% 4,8% 14,0% -4% -2% 0% 2% 4% 6% 8% 10% 12% 14% 16%

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L’évolution du revenu marchand des 40 % du milieu et des 50 % les

plus pauvres

Si le 1 % le plus riche a vu sa part de revenu augmenter depuis une quarantaine d’années, tout comme ce fut généralement le cas pour les 9 % suivants mais dans une moindre mesure certes, il faut nécessairement que cette part de revenu ait diminué pour une partie de la population sur la période en question. Pour déterminer de quelle frange de la population il s’agit, nous procéderons par le regroupement des 40 % du milieu et des 50 % les plus pauvres. Comme ces données ne sont disponibles que pour trois des quinze pays auxquels nous avons réduit notre analyse, cette partie sera courte et loin d’être exhaustive. Elle permettra néanmoins de se donner une idée de ceux qui sont désavantagés par l’accumulation de revenu au sommet depuis les années 1980.

La figure 10 montre l’évolution de la part de revenu marchand des 40 % du milieu depuis 1980 aux États-Unis, en France et depuis 1990 au Royaume-Uni. On constate une diminution sur la période pour les trois pays. Il s’agit d’une perte de 5,4 points de pourcentage aux États-Unis, de 1,1 point de pourcentage en France et de 3,5 points de pourcentage au Royaume-Uni.

Figure 10 Part du revenu marchand national des 40 % du milieu, 1980-2014

Source : WID 0 % 10 % 20 % 30 % 40 % 50 % 60 % 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 P a rt du t o ta l Année

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La figure 11 montre l’évolution de la part de revenu des 50 % les plus pauvres depuis 1980 aux États-Unis, en France et depuis 1990 au Royaume-Uni. On constate une forte diminution de 7,3 points de pourcentage aux États-Unis, une faible diminution de 0,9 points de pourcentage en France et une légère augmentation de 0,4 points de pourcentage au Royaume-Uni.

Figure 11 Part du revenu national avant impôt des 50 % du bas, 1980-2014

Source : WID

Il semble ainsi que les 40 % du milieu et les 50 % se soient partagés les frais de l’accumulation de revenu par les plus riches aux États-Unis et en France, tandis que les 40 % du milieu ont été les plus désavantagés au Royaume-Uni. Bien que l’on ne puisse évidemment pas généraliser ces observations aux autres pays étudiés, cela suffit à montrer que l’augmentation des inégalités de revenu depuis les années 1980 tend à polariser les sociétés, avec d’un côté 1 % de la population captant année après année une plus grande portion de tous les revenus, tout comme les 9 % suivants dans une moindre mesure, et de l’autre côté les 40 % du milieu et les 50 % du bas voyant leur part de revenu diminuer ou stagner. Tâchons maintenant de cerner les causes de cette tendance qui a cours depuis une quarantaine d’années.

0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 25 % 30 % 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 P a rt du t o ta l Année

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Les mécanismes responsables de l’augmentation des

inégalités : produits du néolibéralisme?

Maintenant que nous avons établi que les inégalités augmentent partout en Occident depuis les années 1980, il nous faut nous questionner sur les causes de cette augmentation. Certes, nous pourrions tout de suite passer à l’étude de la théorie néolibérale pour chercher comment celle-ci traite l’inégalité. On remarquerait bien que la théorie néolibérale, par la définition de la liberté qu’elle contient, rend légitimes toutes les inégalités produites sur le marché. Mais il manquerait quelque chose à notre analyse. C’est que notre méthode d’analyse consiste à passer du concret (l’augmentation des inégalités) à l’abstrait (la théorie néolibérale) pour finalement, à l’inverse, arriver à expliquer le premier à l’aide du second. Or, nous n’arriverons à compléter ce retour de l’abstrait au concret que si nous connaissons d’abord les causes concrètes de l’augmentation des inégalités. Autrement, il nous serait impossible de savoir ce qui, dans la théorie néolibérale, est lié à la production réelle d’inégalités depuis une quarantaine d’années. C’est une chose de justifier l’inégalité, c’est autre chose d’en produire effectivement.

Ce court chapitre agira donc comme le point pivot de notre analyse. Nous y verrons que ce sont des mesures politiquement instituées qui sont responsables de l’accumulation de revenu par les plus nantis. C’est donc au niveau de la théorie néolibérale de la pratique de l’État que nous pourrons ensuite trouver le passage de l’abstrait au concret.

Figure

Figure 1 Coefficient de Gini, revenu marchand, 1980-2016
Figure 2 Part du revenu marchand national du 1 % le plus riche, 1920-2013
Figure 3 Part du revenu marchand national du 1 % le plus riche, groupe le plus  égalitaire, 1980-2014  Source : WID 0 % 5 % 10 % 15 % 20 % 1980 1985 1990 1995  2000  2005  2010 Part du total Année
Figure 4 Part du revenu marchand national avant impôt du 1 % le plus riche,  groupe le plus inégalitaire, 1980-2015
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