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UMI
A Bell & Howell Information(:{)mpany
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La spirale dans l'oeuvre de Normand Chaurette de 1980 à 1986
par
Geneviève~LEMURE
Mémoire de maîtrise soumis àla
Faculté des études supérieures etdela recherche en vuede l'obtention du diplôme de
Maîtrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaises (Tniversité McGill
Montréal, Québec
Juin 1997
,
1+1
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0-612-37241-3
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Abstract
The semantic organization of Normand Chaurette's Rêve d'une nuit d'hôpital, Provincetown Playh0use... and Fragments d'une lettre d'adieu ... plays is quite
mysterious. Itrequires scrupulous deciphering in arder ta understand the author's sense of direction. This is accomplished by studying the movement of madness, that of writing itself. This movement is heliocoidal, spiral shaped; it is a collection of repeated themes nourished with redundancies, replications, insistence and depth. The spiral symbolizes the cyclonic tendency of the characters' torment, a tendency reaching ta embrace the heart ofthis torment. But this insanity cannot be reasonably revealed. The mystery that sustains Chaurette's plays remains complete.
Rêve d'une nuit d'hôpital reveals a narrowed-down heliocoidal structure which focuses on two pales: temporal and spatial. It propels us ta the heart of Emile Nelligan's drearn. It allows us ta observe the various manifestations of the poet's genius, for instance his dark thoughts, despite the illusion of paradise, inthe depth of his dream.
With Provincetown ... ,the spiral plays with space, time and character, and with the phenomena of double denigation and mise en abyme, all ofwhich contribute ta erase the gap between theatrical reality and reality itself. However, the heliocoidal movement emphasizes much more the never-ending redundancies which make up the story. The character of Charles Charles is condemned to survive only through those redundancies, which account for ms conscious madness.
In Fragments ... ,we become aware of limitations of lapguage. Geologists attempt ta explain the reasons which led to the death oftheir team leader. Similar ta Rêve ... , this play articulates a narrowed-down structure which attempts ta erase truth. More than just an inquiry on a man's death, fuis play is a quest for his soul. The mystery will remain because no one can find the words ta speak of the silence of the omnipresent water.
This study brings out the repetitive spiral structures present in each text in arder ta explain their presence and their dYQamic. It is an attempt ta spell out what the text's language remains unable ta say: the essence of one soul's insanity.
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Je voudrais remercier mon directeur, M. André Smith, pour sa patience et ses bons
conseils. Un gros merci également àmes parents, Louise et Gilles (merci papa pour la correction), à mon ange protecteur Martin Ge l'ai finie! !!), à ma soeur Catherine
(toujours là), à Sébas (monsieur critique...merci) à Maggy et Diane D-B (mes lectrices), à Marius et àtous ceux qui m'ont encouragée de près ou de loin tout au long de ce travail. Merci spécial à Denis Allard pour la traduction du résumé.
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Résumé
L'organisation textuelle des pièces Rêve d'une nuit d'hôpital, Provincetown
Playhouse... et Fragments d'une lettre d'adieu... de Normand Chaurette est mystérieuse. Elle nécessite un déchiffrage exact afin d'en saisir l'orientation et cela par l'étude du mouvement de la folie, donc de l'écriture. Ce mouvement est lzéliocoïdal , en spirale, Le. qu'il est constitué de reprises de thèmes, de redites, et alimenté par des phénomènes de répétition, de redoublement, de mise en abyme. La spirale symbolise l'élan cyclonique du tourment des personnages, élan qui tente de cerner l'essence même de ce tounnent. Mais la déraison ne peut être révélée raisonnablement. Le mystère qui nourrit les pièces de Chaurette reste toujours entier.
Le premier chapitre met en relief la structure héliocoïdale en entonnoir dans Rêve
d'une nuit d 'hôpital, structure qui s'établit autour de deux pôles, temporel et spatial, et par laquelle on est transporté au coeur du rêve d'Emile Nelligan. Nous observons, les diverses manifestations du génie du poète dont la pensée sombre, malgré l'hallucination du paradis, dans l'abîme du rêve. Avec Provincetown... , la spirale joue avec les dédoublements d'espaces, de temps, de personnages, et avec les phénomènes de mise en abyme et de double dénégation qui effacent la distance entre le réel théâtral et la réalité. Mais le mouvement héliocoïdal s'articule surtout autour des infinis redites qui fonnent le récit. Le personnage de Charles Charles est condamné àsurvivre par ces redites, garantes de sa consciente folie.
Dans Fragments... , on prend conscience des incapacités du langage. Des géologues tentent d'expliquer les causes de la mort de leur chef d'expédition. Comme Rêve... , cette pièce présente une structure en entonnoir qui veut circonscrire une vérité. Plus qu'une simple enquête sur la mort d'un homme, cette pièce est une quête de son âme. Le mystère restera entier parce que nul ne saura trouver les mots p'~urdire le silence de l'eau, omniprésente.
Le travail consiste à dégager de chaque texte les structures en spirale récurrentes pour ensuite expliquer leur présence et leur fonctionnement comme une tentative pour dire ce que le langage du texte est impuissantàdire: l'essence de la déraison d'une âme.
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TABLE DES MATIÈRES
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1l~~~ I>~~ ~1l~~~.••.•...•.•....•.•...•..•...•...•.• ....••....•....•.... 5
~1lIl()I>lJ<:1LI()~.•••.•...•.•••.•...•...•...•.•••.. •...•.•...•.•...•... 7
Le théâtre des années quatre-vingt: Chaurette et Dubois 7
L'oeuvre de Nonnan.d Chaurette 8
Le texte dramatique 9
Plan de l' analyse 13
LA SPIRALE EN ENT()NNOm DANSRÊVE D'UNE NUIT D'HÔPITAL ..•.... 17
Introduction 17
Le temps «instan.tané» 17
L'espace de la folie 20
L'éternel midi de la déraison 21
Le mythe de l'ange sacrifié ., 23
Le paradis originel 27
La spirale de l'enfer 28
L'illusion du paradis 32
La spirale en entonnoir 35
PRO VINCETO WN PLAYHOUSE: LA REDI1lE HÉ~IO<:OÏD~~•.•..•...•... 39
Introduction 39
Lejeu entre les réalités 40
La redite 46
La répétition d'un blanc 49
Le mythe des origines 51
La spirale du silence 52
Le réel du mensonge 54
Conelusion 57
FRAGMENTS D'UNE LETTRE D'ADIEU LUS PAR DES GÉOLOGUES, OU LE
SIL~~<:EDU CY<:LONE . .•..•.•...•...•.•••...•...•...•....•...•. 61 Introduction 61 Le langage scientifique 63 La paro le et la pluie 74 Le langage de l'eau 84 L'essence du silence 87 Conclusion 91 <:ON<:LUSIO~ ...• .••••....•.•...•....•...••...•...•••...•.•....••.••.•...• 95 BmLIOGRAPHIE...•...•...•...•...•...104 5
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Introduction
Le théâtre des années quatre-vingt: Chaurette et Dubois
Le théâtre québécois contemporain, marqué dans les années soixante-dix par un
souci de réalisme culturel et linguistique avec, par exemple, Michel Tremblay, a subi
de nombreuses transformations au début des années quatre-vingt. Ces changements,
qui se sont souvent manifestés sur le plan des pratiques scéniques avec la prolifération
de spectacles expérimentaux ou multidisciplinaires (Carbone 14, le Théâtre Repère,
Omnibus, le Nouveau Théâtre Expérimental), ont également touché l'écriture
dramatique.1 Comme l'a remarqué Paul Lefebvre: «Après une douzaine d'années
nettement marquées par une dramaturgie fondée sur la parole, arrivent, avec [Chaurette
et Dubois], des textes qui tiennent surtout de l'écriture.»2 La critique s'est penchée sur
le travail de ces deux <<jeunes» dramaturges aux noms régulièrement liés par la suite.3
Les deux auteurs ne sont certes pas les seuls à avoir participé au renouvellement
théâtral de la dernière décennie, mais, comme l'a remarqué Pascal Riendeau: «[Ils] se
retrouvent probablement panni les auteurs dramatiques les plus importants au Québec
1 La différence est marquée entre les deux expressions. Comme le précise Irène Perelli-Contas: «nous sommes ici devant deux types de création bien différents, que l'on appelle respectivement «écriture dramatique» et «écriture scénique». La première, en tant que texte écrit, appartient au domaine de la littérature et, potentiellement, à celui du théâtre. [...l À
l'opposé, qu'elle soit ou non basée sur un texte dramatique préalablement écrit, l'écriture scénique relève entièrement du domaine du théâtre [...
l».
Irène Perelli-Contas, «Théâtre et littérature, théâtre et communication», Nuit Blanche, n055 (mars-avril-mai 1994), p.46.2Paul Lefebvre, «Chaurette et Dubois écrivent», Jeu, 32 (1984), p.75.
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depuis 1980.»4 Le bouleversement dramatique s'est amorcé avec la présentation la
même année (en janvier et février 1980) respectivement de Rêve d'une nuit d'hôpital
de Chaurette et de Paniqueà Longueuil de Dubois. Dans son article consacré au texte
dans le théâtre québécois, Marie-Christine Lesage remarque justement que ces «deux
nouvelles voix allaient amorcer toute la remise en question de la dramaturgie
traditionnelle. [Et qu'] à travers la crise de la dramaturgie, c'est une crise de la réalité
qui s'affirmai1.»5
L'oeuvre de Normand Chaurette
Le présent mémoire sera consacré aux oeuvres d'un de ces dramaturges du tournant
des années quatre-vingt: Normand Chaurette. Depuis 1980, Chaurette a publié huit
pièces et un roman. Il a également fait plusieurs traductions et réalisé divers écrits
notamment dans la revue Jeu et plus récemment dans des publications de
Québec/Amérique et du Théâtre Ubu.6
On peut diviser son oeuvre en deux catégories. La première comporte tous ses écrits
des années quatre-vingt, soient cinq pièces: Rêve d'une nuit d'hôpital (1980),
Provincetown Playhouse, juillet 1919,j'avais19ans (1981), Fêtes d'Automne (1982), La société de Métis (1983), Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues
3 Jean-Cléo Godin a été un des premiers à accoler les «jeunes» noms et la démarche artistique de Normand Chaurette et de René-Daniel Dubois, et d'autres critiques -Robert Lévesque, Lucie Robert, Paul Lefebvre,Jane Moss- ont suivi son exemple.
4 Pascal Riendeau, L'hybridité textuelle chez Normand Chaurette ou les manifestations d'une dramaturgie postmodeme, mémoire de maîtrise, département d'études littéraires, Université du Québecà Montréal, (mai 1995), p. 23.
5 Marie-Christine Lesage, «Le texte dans le théâtre québécois actuel», Nuit Blanche, n055, (Mars-avril-mai 1994), p.52.
6 Normand Chaurette, «La chinoise», Jeu, no 32, (1984), p.79-86, «L'écolier disparu», La
société de Normand Chaurette. Figureset manières, publication du Théâtre Ubu à J'occasion de la création du Passage de L'Indiana, 1996, p.78-79 et «La panne», Avoir 17 ans, Robert Lévesque (dir. de pub!.), 1991, p.37-52.
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(1986) et un roman, Scènes d'enfants (1988). Ces textes présentent des thèmes, des
personnages, des structures et une écriture similaires. Aussi, brièvement, est-il toujours
question pour les protagonistes de découvrir et de révéler un secret profondément
enfoui au creux de leur être, secret qu'ils s'avèrent incapables de dire malgré leur désir
de le crier. Quant aux écrits suivants, Les reines (1991), Je vous écris du Caire
(1994) et Le passage de l'Indiana (1996), le conflit entre la parole et le silence est
toujours (omni)présent, quoiqu'ils semblent ouvrir une nouvelle avenue dans l'écriture
de Chaurette, surtout sur le plan de la structure même des pièces. C'est pourquoi nous
nous attarderons ici sur les textes de la première catégorie.
Le texte dramatique
Comme nous l'avons remarqué précédemment, la critique théâtrale a eu tôt fait de
remarquer l'immense talent de Normand Chaurette, et s'est empressée de le rapprocher
de celui de René-Daniel Dubois, révélé la même année. Selon Rodrigue Villeneuve, les
deux dramaturges, et surtout Chaurette avec Provincetown Playhouse -texte publié
avant d'avoir été joué sur scène en 1982- sont devenus les têtes de proue d'un nouvel
élan de retour au texte dans l'écriture dramatique québécoise:
leur apparition fut saluée comme l'annonce de ce que seraient les artistes d'un Québec post-référendaire. Finie l'affirmation nationale, la mise en scène du nous, voire la préoccupation référentielle. On entrait dans l'ère de l'écriture et du repli sur l'art. C'était exagéré mais pas faux. Le théâtre se déclarait texte, en effet, et Provincetown..., comme un manifeste, en fournissait une démonstration éclatante. Texte, la pièce l'était au cube: texte de théâtre, texte sur le théâtre et mise en théâtre du texte.7
7 Rodrigue Villeneuve, «Provincetown Playhouse, juillet 1919,j'avais 19ans. À la lettre.», Jeu,
no 64, (1992), p.123.
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Quoique la critique ait à maintes reprises remarqué ce retour au texte chez
Chaurette, elle s'est très peu penchée sur l'analyse approfondie des textes de ses pièces.
Leurs créations et leurs diverses mises en scène ont évidemment suscité un vif intérêt
chez les critiques de théâtre, intérêt vite déçu cependant. Comme l'ont fréquemment
dénoncé les critiques dont Jean-Cléo Godin, la majorité des mises en scène qui ont été
proposées de ses pièces -et de celles de Dubois également- sont loin d'avoir satisfait les
connaisseurs:
Il faut cependant admettre que la production de ces pièces n'est pas simple et exige une scénographie inventive. Peut-être est-ce pour cette raison que ces deux auteurs, si souvent et à bon droit associés, sont habituellement présentés comme des dramaturges de l'avenir...8
Jean-Cléo Godin a écrit ces mots ily a maintenant plus de dix ans. Les metteurs en scène se sont succédés, plusieurs n'ont pas su apprivoiser l'immense silence de cette
écriture du secret. Même si Robert Lévesque dit que lors de la création de
Provincetown, <rune chose rare s'est produite»,9 l'admiration était suscitée par le texte
lui-même et non par le spectacle présenté. Pourtant, depuis 1990 environ, et surtout
depuis la magnifique création à Avignon du Passage de l'Indiana mise en scène par
Denis Marleau en 1996 et reprise par le Théâtre du Nouveau Monde l'automne de la
même année, Chaurette semble avoir enfin trouvé sa voix.
Quoiqu'il en soit, on constate que les premières pièces de Chaurette sont encore
orphelines d'une scénographie appropriée à la «dramaturgie de l'énigme»IO qu'elles
proposent. Souvent qualifiés de théâtre <<injouable, irreprésentable», les premiers
8 Jean-Cléo Godin, «Deux dramaturges de l'avenir?», Etudes Littéraires, (hiver 1985), 18:3, p.121.
9 Robert Lévesque, «Normand Chaurette: Le géologue du hasard», Le Devoir, 28 août 1995,
81.
10Idem.
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textes de Chaurette «qui tiennent surtout de l'écriture»l l appellent à être lus et analysés
pour eux-mêmes en tant que textes littéraires, indépendamment de l'objet scénique qui
serait sensé en faire la représentation.
1. Le choix des pièces: La structure, les personnages, les thèmes
C'est pourquoi nous proposons de faire ici une analyse exclusivement textuelle de
trois pièces de Chaurette, soient: Rêve d 'une nuit d'hôpital, Provincetown Playh0use.
juillet 1919, j'avais 19 ans et Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues.
Le choix de ces trois pièces se justifie d'abord par leur participation reconnue au
renouveau de la dramaturgie québécoise des années quatre-vingt, surtout pour ce qui
est de Provincetown... et de Fragments... Mais il est principalement motivé par la
grande similarité entre les personnages, les structures et les thèmes de ces trois textes.
D'autre part, il est aussi important de remarquer la présence récurrente de la folie
dans ces premiers écrits. En évacuant le souci de réalisme qui avait défini le théâtre de
la décennie précédente, les nouveaux dramaturges ont créé, selon Jane Moss, un théâtre
de la «déconstruction», c'est-à-dire des pièces où la réalité présentée échappe au vrai,
comme si elle avait été fragmentée puis assemblée de nouveau pour former un autre
réel, sans référent préétabli.12 De même, les personnages ont opéré un retour
narcissique sur eux-mêmes afinde nous entraîner plus profondément au creux du non-dit de leur être, au centre de leur folie:
11 Paul Lefebvre, opus cité, p.75.
12Dans son mémoire Pascal Riendeau, en s'appuyant sur une théorie de Jane Moss, attribue l'esthétique déconstructiviste à l'aspect proprement «postmoderne» dans Provincetown Playhouse et Scènes d'enfants. Notre étude n'entrera pas dans cette perspective; elle se penchera spécifiquement sur les textes dramatiques, sans essayer de montrer leur apport è
une esthétique qui leur est extérieure, prédéfinie ou préétablie.
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In the plays of Chaurette [...], the madness therne is not use for political or ideological purposes. Il is more than an escape from an unbearable reality. It is the key to deconstructing reality which structures the play. The psychodramas of [this] young [author] are mind games conducted by mad characters. Realistic decor, linear plot, unified personality, and simple meaning are discarded in favour of minimalist settings, dream logic, fragmented and multiple personalities, and multiple levels of interpretation. [...]there is no doubt that we are in a theatrical space of obsessional images, fragmented mernories, and halucinatory dreams where rime and logic have lost an meaning. l3
2. La folie
L'analyse de l'écriture chaurettienne s'avère donc un voyage du côté de la déraison
des personnages des pièces, mais également et surtout, une étude des effets destructeurs
de cette folie sur les autres personnages, sur le lecteur/spectateur, et sur la structure et
l'écriture même des pièces. Nous nous retrouvons devant un écrit théâtral dans lequel
le texte, «omniprésent et englobant»,l4 EST littéralement la mise en scène d'un
fragment de folie.
Aussi, l'organisation textuelle des pièces est-elle énigmatique, mystérieuse. Elle
nécessite un déchiffrage minutieux afin d'en saisir l'orientation et cela par l'étude du
mouvement de la folie, donc de l'écriture. Chez Chaurette, ce mouvement est
héliocoïdal , ou en spirale, c'est-à-dire qu'il est constitué de multiples reprises de
thèmes, de redites de paroles de personnages et d'événements passés, et alimenté par
des phénomènes de répétition, de redoublement, de mise en abyme et de
chevauchements répétés entre les souvenirs et le présent, entre les rêves et la réalité,
entre la fiction et le vrai ou l'apparence du vrai. Le mythe, qui se situe toujours dans
un temps immémorial et que l'on considère comme un récit fondateur, expliquerait par
13 Jane Moss, «Still crazy after ail these years. The uses of madness in recent Quebec drama», Canadian Literature, (autumn 1988), 118, p.35-36.
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exemple cette structure en spirale par le fait qu'il est une histoire que l'on répète et que
l'on réactualise continuellement dans un nouveau contexte. En fait, la spirale
symbolise le mouvement cyclonique du tourment des personnages, mouvement qui
tente de cerner l'essence même de ce tourment. Mais la déraison ne peut être comprise
et révélée raisonnablement. Le mystère qui nourrit les pièces de Chaurette reste donc
toujours entier et est même projeté dans la réalité du lecteur/spectateur dont les limites
ont été violemment happées par la tempête.
Plan de l'analyse
L'objet du présent mémoire sera d'étudier la structure en spirale (héloicoïdale)
récurrente dans les pièces Rêve d'une nuit d'hôpital, Provincetown Playhouse... et
Fragments d'une lettre d'adieu... de Normand Chaurette. L'étude se fera aux niveaux de la structure de la pièce (agencement même du récit) et de la structure de la diégèse
(histoire, événements racontés).
Le premier chapitre met en relief la structure héliocoïdale en entonnoir dans Rêve
d'une nuit d'hôpital, structure qui s'organise autour de deux pôles, temporel et spatial, et par laquelle on est transporté au coeur du rêve du poète Émile Nelligan. Nous
observons, avec les autres personnages, les diverses manifestations de l'imaginaire du
poète dont la pensée sombre toujours dans l'abîme du rêve. Au début, ce rêve a les
allures d'un paradis dont Émile est l'ange. Afin de saisir l'origine de son génie, la
pièce emprisonne le poète de son mouvement en spirale et resserre de plus en plus son
élan autour de cette vision de bonheur. L'hallucination paradisiaque s'évapore
14Jean-Cléo Godin, opus cité, p.113.
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soudainement et se métamorphose en un cauchemar dont Émile est maintenant l'ange sacrifié.
Avec Provincetown Playhouse,un peu comme dans Rêve d'une nuit d'hôpital, nous explorons l'univers mental d'un auteur interné dans un institut psychiatrique: Charles Charles. La pièce, qui se passe dans la tête de Charles Charles 38, est la mise en théâtre continuelle de l'écriture dramatique de Charles Charles 19, son double. La spirale joue d'abord avec les nombreux dédoublements d'espaces, de temps, de personnages, et avec les phénomènes de mise en abyme -la pièce du Provincetown Playhouse, au cours de laquelle a eu lieu le meurtre d'un enfant, est insérée dans la pièce imaginée par Charles Charles 38- et de double dénégation, qui engendrent une série de quiproquos entre le réel théâtral et la réalité. Mais le mouvement héliocoïdal s'articule surtout autour des innombrables redites qui forment le récit. En fait, ces redites n'existent que pour combler le vide langagier, le blanc, de Charles Charles. Devenu consciemment fou pour éviter le pire lors de son procès pour meurtre, il est maintenant condamné à vivre sa folie, une folie où s'entrechoquent les souvenirs répétés de la vie réelle et la réalité quotidienne du réel théâtral par lequel ilsurvit.
Fragments d'une lettre d'adieu... est la conscience de l'incapacité du langage à être compris, d'une part, et à s'exprimer, d'autre part. La pièce met en scène des géologues, des scientifiques, qui tentent de comprendre et d'expliquer les causes de la mort de leur chef d'expédition, Toni van Saikîn. Comme dans Rêve d'une nuit d'hôpital, cette pièce présente également une structure en entonnoir qui vise à faire jaillir la vérité. Le mystère restera entier parce que personne n'aura la force de traduire ses sentiments, et surtout parce que nul ne saura voir à travers l'opacité de la pluie et de l'eau, omniprésentes. Plus qu'une simple enquête sur la mort d'un homme, cette pièce 14
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est une quête de son âme. Mais l'âme de Toni s'est fondue aux eaux du Mékong etni les géologues, ni sa femme Carla, ou Xu Sojen qui l'effleurera pourtant, ne trouveront
les mots pour dire son silence.
Le présent travail consistera donc à dégager de chaque texte de Chaurette les
structures en spirale récurrentes pour ensuite expliquer la présence et le fonctionnement
de ces structures comme une tentative pour dire ce que le langage du texte est
impuissant à dire: l'essence de la déraison d'une âme.
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La spirale en entonnoir dans Rêve d'une nuit d'hôpital.
Introduction
Rêve d'une nuit d'hôpital est la première pièce publiée par Nonnand Chaurette et, quoique considérée par son auteur comme une oeuvre de jeunesse, elle met déjà en
place cette structure héliocoïdale caractéristique des pièces qui allaient lui succéder.
Dans cette pièce, la spirale s'articule autour de deux espaces, intérieur et extérieur,
et à partir d'un point temporel précis, lundi Il juillet 1932, qui sert de tremplin à la
découverte du passé du personnage principal du récit: Émile Nelligan. En effet, la
pièce vise à approfondir la tourmente du célèbre poète dont l'auteur a brillamment su
mettre en mots un moment de la géniale folie. Chaurette est d'abord parti du mythe de
Nelligan pour retracer cette folie, mais il s'est surtout joué des conventions temporelles
afin de recréer un éclair de rêve. C'est pourquoi l'analyse va d'abord porter sur
l'organisation des espaces intérieur et extérieur de la pièce et voir en quoi cette
structure à la fois physique et temporelle est le point d'ancrage de toute la
problématique engendrée par le texte.
Le temps «instantané»
L'espace temporel de la pièce est à la fois restreint et infini. En effet, l'action
commence après le dixième coup de l'angélus et se déroule entre le dixième et onzième
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coup de midi, les deux derniers coups sonnant immédiatement après la dernière réplique de la pièce. Comme le constate Jean-Cléo Godin dans sa préface de l'oeuvre, «cet angélus sert moins à marquer l'heure qu'à délimiter rigoureusement le récit dramatique, à lui fournir son principe d'unité.»15 Pourtant, cette unité est trompeuse parce que constamment en mouvement; aussitôt que la quiétude et l'hL1Il1obilité s'installent, l'auteur nous projette dans un autre temps tout en restant dans la même fixité de cet éternel midi de 1932.
Ce midi du lundi, onze juillet, mille neuf cent trente-deux, est le temps central de la pièce, celui qui crée l'unité, mais c'est avant tout le point d'expédition dans l'infini intemporel du récit du rêve (ou de la folie) du personnage d'Émile Nelligan. Tout le récit de la pièce se déroule dans un seul moment, midi, qui relie les trois moments importants de la vie du personnage: son enfance à Cacouna, ses années à l'école Olier et son internat à Saint-Jean-de-Dieu. Au premier abord, on pourrait croire à un déroulement chronologique du récit alors qu'au contraire, toute l'action est contenue dans l'instantané d'une pensée, dans une sorte de «flash-souvenÏD> reliant et entremêlant ces trois moments clés:
En douze tableaux, j'ai voulu cerner quelque chose qui soit près du rêve, avec tout ce qu'il comporte de «logique», et aussi ce frisson qui l'accompagne, instantané, à la fois subtil et douloureux. (RNH,21)
L'infini est donc contenu dans un court moment, dans l'instantané du rêve qui, malgré son apparent illogisme, reste ouvert au décodage. Pour Chaurette, l'écriture de la pièce -comme pour Nelligan celle de sa poésie- est l'ultime moyen de dire la nature de ce rêve. Mais comme la véritable nature des choses trouve généralement naissance en son point d'origine, l'ordre temporel du récit dramatique présente une certaine
15Préface de Jean-Créa Godin, Rêve d'une nuit d'hôpital,p.12.
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chronologie et une <<remontée progressive vers l'enfance.» Car il s'agit bien ici de
retrouver l'enfant sacrifié. En fait, le texte essaie de retracer et de comprendre le
mystère du génie de Nelligan et, par là, tente de cerner l'origine de sa pensée, l'essence
même de son rêve qui se trouve nécessairement à l'intérieur des limites pures de l'enfance.
Comme l'angélus sonne les douze coups de midi, la pièce compte douze scènes
centrées sur la sixième. Cette scène centrale décrit justement le paradis de l'enfance
d'Émile àCacouna. Ce lieu de l'enfance est féérique, la nature y est harmonieuse, le temps chaud et enveloppant. Le mystérieux invité de la Mère dira: «On se croirait
parmi les anges.»(RNH,56) L'ange aux «mains blanches, sans lignes»(RNH,58), c'est
Émile qui emplit l'espace de pureté et de lumière. Mais nous reviendrons plus loin sur
cette scène cruciale.
La structure temporelle de la pièce semble donc être le principe unificateur du récit.
Chaurette a mis en écriture un très bref instant de rêve, qui contient cependant tout
autant de parcelles d'infini que l'infini lui-même. Cette portion d'éternité s'organise
de manièreà voyager en spirale autour d'un point central, ce fameux onze juillet mille neuf cent trente-deux. Pourtant, L'organisation du temps ne constitue pas la seule
structure héliocoïdale du récit. Les espaces physiques intérieur et extérieur se
construisent autour de cette chambre d'hôpital comme pour en cerner les limites. La
suite de t'analyse portera donc sur l'organisation spatiale de la pièce et se fera en
suivant l'ordre de succession des douze scènes qui la constituent afin de mieux dégager
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la structure axée sur la sixième scène, celle de la redécouverte de l'enfance, dont
l'importance a été mentionnée précédemment.
L'espace de la folie
Rêve d'une nuit d 'hôpital est le récit de la confrontation entre deux espaces opposés:
intérieur et extérieur. L'espace intérieur est le reflet de l'âme d'Émile et correspond à
la chambre d'hôpital, lieu où Émile se souvient des événements racontés au spectateur.
Quant à l'espace extérieur, il se définit en opposition à l'espace intérieur; il englobe tous les personnages et les lieux qui en sont exclus. Toutefois, étant donné que chaque
personnage fait partie de cette déraison parce qu'ils sont justement vus et décrits de
l'intérieur même de cette folie que Chaurette veut retracer,16 on constate qu'en fait,
toute la pièce est un espace de folie et de déraison. Les personnages de la pièce, qui
sont tous d'un certaine façon mis en contact avec l'âme d'Émile, en viennent donc à
déraisonner sur «le midi qui semble bien long dans cet hôpital»17 et prennent peu à peu
conscience qu'ils font partie de cette éternité.
Dès le prologue de la pièce, dit par le choeur, le rêve s'ouvre au spectateur. L'esprit
d'Émile se dévoile et se concrétise: «cette chambre s'éclaire comme un
théâtre»(RNH,31), et le spectateur assiste littéralement à ce dévoilement. On entre donc
d'emblée dans l'espace de la folie. On pénètre dans la tête de Nelligan, on s'y promène
et l'on croise à quelques reprises des fragments de son oeuvre. Le lieu physique de la
16 Chaurette veut décrire et comprendre la folie du personnage d'Emile en explorant l'intérieur même de cette folie. Il est donc essentiel que rien ne sorte des limites de cette folie; la vision et l'écriture en seraient faussées.
17 Introduction de Normand Chaurette, Rêve d'une nuit d'hôpital, p.22.
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chambre symbolise l'espace de son esprit, et du même coup, tout ce qui entre dans cet
espace est imprégné, voire englouti par sa folie.
Le rôle du choeur est dorénavant très clair: il est le symbole textuel de cette folie.
C'est dans la première scène, qui se déroule à l'école Olier, que le choeur témoigne du
phénomène de la création dans la tête du jeune Émile. Le choeur EST la poésie en
émergence dans cet esprit tounnenté. Aussi, les deux personnages du Recteur et de
l'Instituteur observent l'extérieur du poète, mais la poésie du choeur reste absente à
leurs yeux. Comme les deux hommes, le spectateur amorce son entrée dans le rêve en
observant le jeune étudiant par un trou de serrure, et s'étonne avec eux des éternels
silences entre chaque coup de l'angélus. C'est une thématique récurrente chez
Chaurette que de montrer l'infini pouvoir révélateur des silences. Ici, les silences entre
les douze coups de midi signifient davantage que la simple pénétration des personnages
dans l'éternité du moment; ils renferment le code de la folie. En fait, la pièce est le
minutieux décodage d'un silence interminable, gardien du secret du rêve d'Émile.
L'éternel midi de la déraison
Comme nous l'avons mentionné dans la première partie de l'analyse, le midi
d'Émile est éternel et s'ouvre sur une multitude de midis qu'il redit dans sa tête. Par la
pièce, on assiste à l'une de ces redites qui, somme toute, dresse le bilan de sa folie et donne aux personnages entourant Émile le moyen de pouvoir percer sa carapace de
rêve.
Le midi de 1932 est le point temporel central du récit, mais il fait également partie de l'espace intérieur, il ajoute une dimension temporelle intérieure au lieu physique de
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la chambre d'hôpital, symbole de l'espace du rêve. 18 La seconde scène de la pièce
expose cet espace-clé au spectateur qui comprend que tous les autres midis (et lieux) de
la pièce y trouvent leur origine. Cette chambre d'hôpital et ce midi de 1932 combinent les deux espaces intérieurs, physique et temporel, nécessaires au dévoilement du rêve;
c'est comme simidi était le «bon temps» pour entrer dans l'espace d'Émile.
Déjà, dans la scène suivante qui se déroule à Cacouna en 1896, on comprend qu'Émile court rapidement vers cette folie qui le guette. Les personnages qui l'entourent amorcent le questionnement face à cet être bizarre. On se demande qui il est et ce qu'il est:
-Il ne nous entend pas. Il est sourd, je pense... -Non, il fait semblant d'être sourd!
-Mais où va-t-il comme ça en courant? Comme il est drôle!
(RNH,40)
En fait, cette courte scène témoigne de l'origine de la folie qui attire le jeune
Émile et intrigue les autres personnages,19 ces gens issus d'un extérieur opposé à
l'espace intime du poète. En plus d'en souligner l'atmosphère angélique, cette
première scène àCacouna annonce la descente d~Émile dans l~enferde la névrose qui deviendra évidente pour tous quelques scènes plus loin.
Le va-et-vient entre les espaces extérieur et intérieur se poursuit à la quatrième scène par un retour à rhôpital. Le lieu physique de la folie s~affirme de plus en plus comme tel aux personnages qui y entrent. La migraine d'Émile est anonnaIe, mais ce
dernier confirme que l'anormal est nonnal dans cet endroit où <<tout déborde
18 Dans Lire le théâtre (p.197), Anne Ubersfeld propose justement qu'il y a un rapport d'inclusion entre le temps et l'espace au théâtre: «la signification du temps c'est l'espace et son contenu d'objets», donc, que l'espace est la métaphore du temps. Dans Rêve d'une nuit d'hôpital. comme dans Provincetown Playhouse, le lecteur assiste à l'exploration spatio-temporelle d'un personnage qui se trouve dans un hôpital psychiatrique.
19 Le personnage de la mère est très protecteur à l'égard de son jeune Émile. Les deux
soeurs, qui apparaissent comme les doubles de La Grande et de La Petite, sont déléguées par
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d' absurde!»(RNH,44) Cette scène est une vaine tentative d'expliquer clairement la nature et les effets du mal d'Émile. À un certain moment, l'action porte sur l'inspection de la gorge d'Émile par La Petite; sa gorge est d'un «beau rouge, un
gouffre»;20 elle yvoit la lave des volcans. Cette action renvoie à la première scène de la pièce dans laquelle le Recteur et l'Instituteur observent Émile par le trou de la
serrure. Dans les deux cas, on essaie de décoder son aspect physique afin de comprendre son comportement et de trouver l'origine de sa «bizarrerie»(RNH,56).
Le personnage de La Petite, qui semble être le plus apte à comprendre le malade,
montre par sa réplique l'impossibilité de décrire le mal qui l'accable. La Petite
décortique et interprète le moindre signe de la maladie; elle propose une explication
concrète et plausible pour tout. Pourtant, comme ce sera le cas dans la pièce
Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues, les explications scientifiques ne
disent rien sur la véritable nature des choses.
Le mythe de l'ange sacrifié
À sa sortie de la chambre, La Petite claque violemment la porte et laisse Émile seul, gémissant. La douleur d'être seul au centre de son délire lui est insupportable.
Lorsque tout signe du concret et du réel fuit le rêve, l'espace l'agrippe et l'enfonce
encore plus dans son épouvantable abîme. Émile se met alors à parler de lui-même à la
troisième personne. Cet Autre, ce double en souffrance, c'est l'ange sacrifié21 par les
la mère pour le divertir et le surveiller, mais aussi pour <d'empêcher d'aller trop (oin», peut-être de peur qu'il se perde dans cet espace intérieur inconnu qui l'appelle.
20 L'évocation du gouffre n'est pas anodine. Le personnage qui tente de pénétrerà l'intérieur de l'espace de la folie voit immédiatement que cette tentative, s'il persiste à la compléter, va l'engloutirà son tour. L'image du gouffre est repérable dès le début du décodage; on sait tout de suite ce qui attend Émile et le personnage qui l'observe.
21 Par définition, l'ange. du grec ange/os. est le symbole du médiateur, du messager.
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hommes dont le mystère reste éterne1... lifaut noter ici l'association que le personnage d'Émile établit entre son double et le crucifix planté au mur de sa chambre: l'image de
Jésus crucifié et martyr du monde renforce le symbole de l'ange prisonnier de l'enfer,
mais accentue également le mythe du poète maudit. D'ailleurs, en se mettant àparler de Dieu, La Petite se rapproche un peu du poète:
Son amour ne connaît pas de frontière... D'ailleurs, vous le savez!... Ne faites pas semblant de ne pas le savoir... Vous faites toujours semblant de tout... Je ne serais pas surprise qu'un jour des choses finissent par faire semblant de vous arriver... (RNH,48)
De retour à l'école Olier, la poésie du choeur poursuit son évolution à l'intérieur du
jeune Émile; à l'opposé de cet espace, l'Instituteur et le Recteur se remémorent et
redisent ce qui constitue l'extérieur tout en cherchant un moyen d'atteindre en vain
l'âme de l'étudiant: <<pour lui, [...] le temps n'existe pas.»22(RNH,49) Pourtant,
l'Instituteur connaît véritablement mieux Émile qu'il ne le laisse voir; il le dit «génie»,
mais comme pour sauver les apparences devant le Recteur ou comme s'il avait tout à
coup compris la portée du terme «génie», il s'autocorrige et Émile devient alors un
«élève modèle». L'Instituteur poursuit cette description par l'énumération des exploits
intellectuels de l'élève modèle. Il faut noter ici le blocage sur les mots «génie» et
«folie» qui, tous les deux, qualifient un comportement indéfinissable. On voit ici que
ces mots servent à dire l'état physique et mental d'Émile, mais que le résultat de son
observation dépasse la raison de l'Instituteur dont l'entendement en a pourtant ressenti
toute l'ampleur.
22La notion de temps est très relative. Comme l'a déjà avancé Hubert Reeves, il y a autant de distance temporelle entre deux millièmes de seconde qu'entre deux millénaires... Le temps est éternel à chaque moment.
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Dans cette scène, on apprend qu'Émile est puni pour avoir lu Rimbaud, symbole du
poète génial, mais fou et incompris. Le mythe de Nelligan-Ie-poète-sacrifié renvoie à
cet autre mythe de Rimbaud. Aussi, l'Instituteur et le Recteur passent-ils d'un
sentiment profond d'ignoranceà celui de la compréhension de leur élève par le biais du
mythe de Rimbaud. La poésie de Rimbaud, alors miseàl'index mais connue des deux
hommes, sert de pont entre leur espace extérieur et l'intérieur d'Émile. En fait, la
poésie de Rimbaud fait partie de l'extérieur, seul espace accessible aux personnages, et
permet, à travers elle, d'entrevoir le monde intérieur d'un poète comparable (sur le plan
du mythe). Bref: la poésie de Rimbaud met partiellement l'âme de Nenigan à
découvert...
Cette cinquième scène met l'accent sur l'importance considérable du mythe dans le
processus de compréhension de l'âme d'Émile. Avec les spectateurs, le dramaturge et
l'Instituteur l'observent. Ils posent des questions et cherchent à cibler l'esprit et la
conscience du poète. Là, ils ne trouvent que leur propre conscience, fermée à toute
réponse parce qu'incapable de décoder celle du génie. Ils semblent pourtant
comprendre une chose: la décadence de la folie et le sacrifice de la jeunesse (ou de
l'ange?) servent à concrétiser le mythe vivant dont ils sont témoins.
Mais la présence du mythe est également très significative au niveau même de la
structure héliocoïdale du récit. Le mythe reste dans la mémoire, ilest un souvenir des temps passés qui continuent de nous marquer. Comme Jean-Cléo Godin le remarque
dans sa préface:
Entre-temps, l'oeuvre du poète s'est imposée, le personnage s'est mythifié, a pris valeur de symbole pour une collectivité
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qui se cherche dans son passé, veut se donner une tradition, des héros, des victimes aussi.23
Dans ce sens, le mythe nous apparaît un peu comme une légende; quelqu'un ou
quelque chose marque l'histoire et, au fil des âges, les événements racontés sont altérés
par le temps, le récit échappe à ses origines et est appelé à se renouveler
perpétuellement. Bref, par cette pièce, Chaurette redit à sa manière le mythe de
Nelligan.
Le Recteur et l'Instituteur restent donc impuissants à voir l'intérieur d'Émile.
Pourtant, à la fin de la scène, comme pour annoncer l'épisode central qui suit, le Recteur commence à voir Émile d'un oeil différent: «On dirait qu'il est
mort.»(RNH,53) Paroles auxquelles le choeur, symbole textuel de l'intérieur du poète,
répond par la poésie, preuve écrite que le voyage et l'exploration de cet espace caché
est en cours. L'aspect physique d'Émile qui dévoile <c.un être muet, aveugle, sourd
aussi...»(RNH,54) dit alors aux deux personnages que «ce grand front
studieux»(RNH,54) cache entièrement l'Émile qu'ils cherchent à connaître; lorsqu'on observe une image, on voit quelque chose qui n'est pas là, ou plutôt qui est autre que
sa représentation. Le Recteur a donc le sentiment de devoir chercher autrement.
Pourtant, seul l'Instituteur va franchir le cap des apparences; en rêve, il a vu Émile en
enfer et, fort de sa croyance dans la parabole, il s'affirme prêt à opérer un décodage de
ce rêve «qui en dit long sur les êtres...»(RNH,55)
À ce moment de la pièce, la remontée vers l'enfance arrive à son but et l'Instituteur
en a été l'instigateur. Le rêve d'Émile peut ainsi poursuivre sa traversée du temps et
ouvrir la porte sur les origines de sa démence intérieure. Avec l'Instituteur, le
spectateur estfinprêt pour le décodage.
23 Préface de Jean-Cléo Godin, opus cité, p.13.
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Le paradis originel
La sixième scène, nous l'a.vons mentionné au début de l'analyse, est le point central
de la pièce. Ce qui frappe d'abord le lecteur, c'est que les personnages parlent
beaucoup ici du sentiment de se trouver dans un espace angélique: «C'est le paradis ici.
On se croirait parmi les anges. Celui-là surtout»(RNH,56). «Celui-Ià», c'est le petit
Émile qui a l'air d'un ange à cause de la «bizarrerie» qui remplit ses yeux. Le
personnage de Gertrude, qui semble être le plus près du poète,24 est le premier à le dire
être un ange: <<Un ange avec des ailes, du rouge sur les lèvres, et les mains blanches,
sans lignes!»(RNH,58)
On sait alors que, dès son plus jeune âge, on ne voit plus Émile comme un humain,
il n'appartient déjà plus au monde des vivants. Mais il reste le rouge vivant de ses lèvres, couleur qui rappelle «le beau rouge» que La Petite observait dans sa gorge dans
la seconde scène. La vie -et du même coup la mort- sont là, à l'intérieur du corps de
l'ange, dans cette couleur rouge qui les révèle, mais qui ne fait qu'entacher la gorge, la
bouche et les lèvres par lesquelles passe la parole. L'ouverture de son espace intérieur
s'arrête aux frontières de ses lèvres brûlées qui ne dévoilent que les mots de cet
intérieur. Aussitôt ce cap ultime franchi, les mots, symboles de la vie, échappent à
l'emprise de l'âme, envahissent l'espace extérieur et y perdent toute leur essence. En parlant de Baudelaire, Gertrude dit: <<L'âme ou la soif de mourir.»(RNH,57) Cette
phrase décrit parfaitement l'enfer d'un Nelligan vivant, mais prisonnier de son
intérieur. Dans son cas, on dirait que l'essentielle miseà nu de son âme le détruit.
24 C'est justement à cause de cette compréhension latente du poète que le personnage de Gertrude trouve son double dans celui de La Petite.
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La spirale de l'enfer
On l'a dit, l'Instituteur est le personnage, avec celui de La Petite, qui semble le plus
ouvert au décodage du tourment d'Émile. L'Instituteur lutte pourtant de tout son être
contre les apparences. À la septième scène25 de la pièce, on le trouve inquiété par des
questions fondamentales. il a peur de comprendre en quoi consiste la «bizarrerie» d'Émile et combat cette vision en appliquant au jeune poète et à lui-même, les
principes qui le définissent et qui, il l'espère, le protègent. Se battre, ou même seulement tenter de percer le mystère du génie d'Émile, c'est affronter l'inconnu. Il ne
peut trouver les mots qui frappent et ses paroles restent impuissantes. Sa conscience
d 'homme religieux lui fait alors réaliser une équation fort simple: si sa parole, toute
imprégnée de son Dieu, ne peut toucher l'âme d'Émile, c'est qu'elle est habitée par le
diable;26 aussi, la relation diable/Rimbaud prend-elle pour l'Instituteur une toute autre
ampleur.
L'importance de l'adéquation entre les mythes de Rimbaud et de Nelligan est telle
que Chaurette lui a consacré entièrement la huitième scène du récit. Comme nous
l'avons indiqué plus haut, le mythe reste vivant parce qu'il est constamment redit et
renouvelé dans son interprétation. Aussi, lors de l'épisode de la soirée à la salle
Windsor en 1899, Chaurette introduit le personnage du musicien Paderewski qui
commence son discours en s'inscrivant à l'intérieur d'une durée temporelle indéfinie:
«J'ai cent ans et je les ai tous connus, [...].» Ce flou temporel, qui, à prime abord, l'apparentait à l'infinie survivance du mythe des artistes consacrés, ne lui donne
25 Cette scène montre également à quel point Émile est déjà perdu; plus rien d'extérieur ne le touche.
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cependant pas la capacité de comprendre l'origine du mythe. Lorsque Paderewski
interpelle Émile du nom de Rimbaud, ce dernier se reconnaît; mais la question du
pianiste: «Qui est Rimbaud ?» -demandant du même coup qui est Émile- et la réponse
descriptive mais vide de sens que les autres personnages lui fourniront prouvent que le
mystère reste encore non décodé.
Cette scène a véritablement de l'importance dans la mesure où elle met le mythe de
Rimbaud/Nelligan en évidence. L'énumération que fait Paderewski des grands
compositeurs nous étourdit, mais à la dernière réplique, le nom de Rimbaud, confondu avec celui de Nelligan, ressort de ce tourbillon comme une flèche. Cette mise en relief
(et en relation) des deux poètes, au-delà de la tornade du temps, montre l'importance de
renouveler leur mytheafinqu'ils poursuivent sans cesse leur cours.
Au tout début de la pièce, lors du prologue, on insiste SllI le fait de pénétrer
littéralement dans l'univers intérieur d'Émile. Du coup, on provoque une rencontre
directe avec sa pensée, et surtout avec les mots qui bâtissent sa poésie. Cette réunion
entre les mots et les personnages est reprise à la neuvième scène, lors d'un troisième
retourà l'intérieur de la chambre d'hôpital où le poète est interné. Ici, l'Instituteur, La
Petite, La Grande et Émile entendent réciter à la radio le poème Clair de lune
intellectuel. ils se mettent à tour de rôle à en réciter les premiers vers dans le but de s'entourer du poème et de former une ronde de mots qui les réunit. Les mots les
entourent, mais le temps, par les souvenirs, inscrit également une spirale autour d'eux:
26Le terme «diable» - comme celui de l'ange- s'ajoute ici à la liste des entités indéfinissables dressée depuis le début de l'analyse.
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L'Instituteur
Émile
-Nous avions de longues conversations, aux récréations, vous vous souvenez?
-Heu... C'est un peu vague, mais nous avions des choses en commun, vous et moL..
Émile
L'Instituteur
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-C'est étrange... Après tant,d'années, tous ces souvenirs qui nous restent !
-Le temps... Le temps... (RNH, 68-69)
Cette dernière réplique d'Émile rappelle que, parce que le temps est relatif: <<toutes ces années» ne représentent en fait qu'une infime partie de l'infini. Par ailleurs, le temps dérobe Émile qui s'y perd: (en didascalie) <<Il fixe le vide, devient absent, tout à fait.» (RNH, 69) Par la suite, tous les personnages seront présents dans le lieu et l'espace intérieurs du poète; les limites du temps se sont révélées à lui et il y court de tout son être. Tous les lieux et espaces ainsi que tous les midis de la vie d'Émile se rejoignent alors et se recoupent: l'émission «l'heure provinciale», un certainmidioù il faisait très chaud, une lettre de la Mère à sa fille Gertrude, la réponse de cette dernière à la Mère, un message d'Eva à Émile, le souvenir d'Émile dans un pyjama rayé (lors de son entrée à l'hôpital ?), et la missive du Il juillet 1932 qui rassemble le tout et ramène la spirale tourbillonnante au point temporel et spatial central de la pièce. Dans cette lettre à Eva, Émile met sur papier sa propre conscience d'entrer dans la folie: «À midi les cloches, et ce grand silence lorsqu'il n'est pas midi...»(RNH,75), puis il invite sa chère soeur à entrer dans son univers de rêve:
Viens me dire que tu aimes mon front, mes yeux pleins d'énigmes. Mes sourcils et mes cheveux d'amadou, mes lèvres couleur de rivages, une place ici est pour toi, je me sens devenir poète (RNH, 75-76).
Le texte de cette lettre confirme l'origine même du regard porté sur Émile, un regard issu de l'intérieur du poète. Chaurette a imaginé un Nelligan prisonnier de son enfer intellectuel et physique qui a entrepris de comprendre lui-même l'origine de sa conscience par le biais de l'écriture de sa poésie, mais aussi par celle d'une simple lettre libératrice à sa soeur. Nous prenons connaissance de cette lettre à la neuvième
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scène, mais tout ce qui la précède montre ce qui se cache entre ses lignes et nous fait
comprendre la signification de l'indicible mot <<poète».
Comme nous venons de le mentionner, le mythe de Nelligan imaginé par l'auteur
montre un poète qui a été, dès son plus jeune âge, victime de son propre enfer
intérieur. La scène centrale de la pièce qui, on se rappelle, se déroulait dans le lieu
paradisiaque de l'enfance d'Émile, mettait en relief l'apparence angélique du jeune
poète. L'atmosphère harmonieuse de l'étape originelle faisait en sorte que les
personnages présents ne pouvaient voir que l'image de l'ange. La contemplation d'une
image ne nous laisse voir que l'extérieur des choses; aussi, la quête du secret de
l'image dévoile souvent le contraire même des apparences. Et c'est justement ce que
l'on comprend à la lecture de la dixième scène.
Par opposition au lieu féérique de Cacouna, les deux espaces physiques de l'école
Olier et de la chambre d'hôpital se confondent ici pour ne fonner qu'un seul enfer. Le
va-et-vient entre les deux lieux d'observation d'Émile fonne une sorte de chaîne; elle
s'enroule autour de lui et le garde prisonnier de ces regards inquisiteurs ainsi que de sa
propre conscience.
Etroitement ligoté à la fois à sa chaise droite d'écolier et à celle de sa chambre
d'hôpital, le poète n'est plus que la conscience de lui-même. L'Instituteur, le Recteur
et tous ceux qui l'observent n'ont plus qu'à opérer le décodage de l'âme qui s'offre à
eux. On doit remarquer ici que le déchiffrage de cette âme s'inscrit lui aussi dans le
mouvement en spirale qui compose entièrement la pièce. En effet, la mise à nu de l'enfer d'Émile se trouve, en toute logique, décrite dans un extrait d'Une Saison en
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Enfer de Rimbaud, son double mythique, et cela de la bouche même de l'Instituteur et
de celle d'Émile.
L'Instituteur rejoint enfin Émile à l'intérieur de son enfer:
Je crus d'abord que je devenais son père. Puis, peu à peu, je compris qu'au-delà des vertus qui s'incarnaient en moi, j'atteignais son coeur, je partais à la dérive avec lui, je partageais son dégoût, je comprenais sa haine. (RNH, 82)
Etil devient même aux yeux des autres une partie intégrante de cet éternel enfer où le jour, la nuit, minuit et midi se confondent; comme en témoigne La Grande, il
s'apparente au diable:
Votre instituteur?Mmm...je n'aime pas ça quand il vient. Il a un visage qui ne m'inspire rien de bon... Et il a les doigts fourchus... Aussi ilest laid... Vous n'avez jamais remarqué? Il a un nez terrifiant. Des yeux exorbités... II lui manque des dents... (RNH, 84)
L'illusion du paradis
Ainsi, l'Instituteur apparaît comme le seul personnage à avoir véritablement réussi à
percer le mystère de l'espace intérieur d'Émile, seulement en l'observant. Il n'en
demeure pas moins que tous les autres personnages ont également eu des contacts plus
ou moins sentis avec le rêve d'Émile, contacts qu'ils auront interprétés chacun à leur
façon. La scène de «1 'Hallucination», rend compte de ces diverses rencontres, et cela
toujours dans un tourbillon de souvenirs entremêlant les temps, les lieux et les espaces.
D'abord, nous sommes à l'école Olier où l'Instituteur et le Recteur scrutent toujours
la physionomie de leur étudiant. Le Recteur cherche à attirer son attention, mais sortir
Émile de sa torpeur s'avère une tâche impossible; peut-être cela aurait-il même l'effet
de l'éloigner davantage:
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L'Instituteur -Il ne vous entend pas. Le Recteur -S 'il le faut, je vais crier.
L'Instituteur -li va lui pousser des ailes et il va s'envoled27 (RNH, 86)
Par la poésie du choeur qui suit cette dernière réplique, Émile s'exprime avec la voix
du rêve afin de se défendre des attaques extérieures: <<Musiques de la terre, ah! taisez
vos voix rustres!...» Mais l'hallucination devient véritablement collective28 avec la
réplique de l'Instituteur: «C'est étrange... li m'avait semblé avoir vu... (...] Avoir
entendu...» À son tour, le Recteur pénètre dans cette folie où plus rien n'a de sens: «Nous n'avons jamais vu un écolier si coupable et à la fois si inoffensif.»(RNH, 87)
Le choeur se met ensuite à exprimer le souhait de la mort; ce sentiment enveloppe
l'esprit des personnages qui l'entrevoient dans toute sa beauté. La Grande et La Petite
entrent à leur tour dans le rêve et sont alors sublimées par cette vision du paradis qui transparaît dans les yeux de leur protégé. L'odeur de la mort est partout, mais «c'est à
cause des fleurs.» En fait, l'espace de la mort d'Émile est un paradis rempli de
musique et d'anges; là, les deux religieuses y sont belles comme des saintes et le
paysage de l'enfance àCacouna apparaît, féérique.
Partout dans cette vision, l'espace temporel est stable: «Midi sonne, cela fera bientôt
huit heures que l'angélus sonne et sonne sans arrêt... (...] à n'en plus finir...»
(RNH,90-91), mais plus personne ne s'en étonne. Chacun fait maintenant partie d'un univers où tout et à la fois plus rien n'existe, éternellement.
L 'hallucination atteint son paroxysme lorsque la Grande, La Petite et la Mère se
mettent à parler simultanément; c'est fait, tous ont rejoint Émile dans l'enfer aux apparences paradisiaques de sa folie. La Petite parle de torture, de supplice et de
27 On remarque que l'image de l'ange est associée le plus souvent à l'Emile que l'on ne peut approcher ni saisir de ses mains (ou de ses mots).
Le Recteur
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sacrifice: «On étouffe et on n'a pas le droit de se plaindre.»(RNH,92) La tornade folle happe la vie des personnages:-Ses yeux me fixaient, j'ydevinais des fils pleins d'énigmes qui attiraient tout ce qu'ily avait de vivant en moi.
(RNH,92)
L'enfer et le paradis se recoupent et se confondent, tout comme le temps, d'ailleurs,
qui s'étire et s'éternise. Tout devient relatif; même le statut d'ange octroyé à Émile ne
semble plus si heureux:
La Petite -Oh, ce n'est pas toujours drôle d'être un ange, bien sûr, au début c'est agréab le, c'est même un incroyable de voler dans le ciel, mais l'éternité, l'éternité...
(RNH,93)
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À la fin, tous se joignent à La Petite pour dire l'enfer d'Émile; leurs paroles
s'entremêlent et forment une spirale pour mieux redire sans cesse en même temps
«...Péché, souffrance, misère, corruption, détresse... détresse... [...] Midi, monsieur le recteur.»(RNH,93 )
Après un long silence, Émile et La Petite sont seuls sur scène, suffocant. La Petite
tente de remettre de l'ordre dans l'espace du temps, mais s'avoue vaincue:
Le jour ou la nuit, quelle importance? [...]entre deux coups d'angélus, il s'écoule un siècle. C'était si bon le temps où toutes les heures avaient le même nombre de joies, où tous les jours avaient le même nombre de sérénités... On disait qu'il fallait apprivoiser le temps, mais le temps s'est bien vengé, il nous a eus. Tous, sans exception. (RNH, 95)
La Petite a un penchant visible pour Émile et son monde de rêve: «Si nous essayions
de ne plus jamais connaître l'heure ?»(RNH,95) Pourtant, en agÏssant comme le
porte-28C'est-à-dire que l'hallucination d'Emile attire et absorbe également tous les personnages qui
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parole des autres personnages qui se sont succédé dans l'espace intérieur d'Émile, elle
garde néanmoins le pied profondément ancré à l'extérieur du rêve: «li ne faut pas que
je sois en retard au rendez-vous.»(RNH,98) Émile reste donc seul au centre de sa folie
tourbillonnante, pour l'éternité d'un midi.
La spirale en entonnoir
La spirale temporelle et spatiale que constitue la pièce n'aura duré que l'espace d'un
silence entre deux sons de cloche. À partir d'un temps, midile Il juillet mil neuf cent trente-deux, et d'un lieu physique central, la chambre d'hôpital, Chaurette a voulu
recréer l'atmosphère suspendu et à la fois complètement déchaîné du rêve fou qu'a
peut-être vécu Émile Nelligan lors de ses années d'internat. La pièce nous fait donc
participer, avec tous les personnages qui observent Émile, à la recherche et à
l'interprétation active de cette atmosphère mystérieuse. L'organisation de notre pensée
est difficilement déchiffrable; le décodage de la folie d'un génie est d'autant plus ardu
si on tente de la percevoir dans son ensemble. Rêve d'une nuit d'hôpital présente donc
une structure complexe mais précise, qui permet justement de déceler et de nommer
chaque partie de l'absurde.
Cette structure présente une forme héliocoïdale qui fait s'enchaîner les scènes de
manière à «faire le tour de la question». Par là, entendons le fait de scruter chaque
aspect d'Émile afin d'en dégager son essence. Les cinq premières scènes de la pièce
opèrent des va-et-vient en spirale entre ses souvenirs de l'école Olier et de Cacouna, et
ceux. de sa chambre d'hôpital de Saint-Jean-de-Dieu, pôle central de la spirale. Les
personnages observent Émile; on cherche à comprendre les raisons de son
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comportement età en connaître les origines. Tout ce questionnement symbolise une corde qui ligote tranquillement Émile; il sera bientôt forcé d'ouvrir à ces témoins les
portes de son espace intérieur.
C'est d'ailleurs ce qui survient lors de la sixième scène, celle d'une promenade à
Cacouna. Cette scène centrale, autant au niveau dramatique que structural, dévoile
l'origine du rêve d'Émile, mais aucun des personnages présents n'arrivera à en exprimer le contenu; en fait, le sentiment que tous éprouvent face à l'enfant demeure
ineffable. L'atmosphère de paradis qui règne dans cette scène pousse les personnages à
considérer Émile non plus comme un humain, mais comme un ange. En l'enfermant
dans ce carcan d'ange, ils croient le saisir, mais son mystère demeure tout aussi
indéchiffrable.
Les quatre scènes suivantes montrent, entre autres, le personnage de l'Instituteur en
proie à de douleureux déchirements. On le voit s'abandonner tout entier aux
mouvements tourbillonnants de la spirale qui se dresse autour d'Émile. Il réussit
d'abord à entrer en contact avec le paradis de l'ange; puis, rempli de doutes, il
questionne encore le temps et l'espace à la recherche non des apparences de l'âme,
mais de l'âme elle-même. Pourtant, Émile ne reste à ses yeux qu'une simple image. Il
ira donc trouver l'essence inconnue de l'image dans la poésie connue de Rimbaud,
autre entité tout aussi indéfinissable qui donneraàNelligan de s'inscrire àl'intérieur de son propre mythe.
Le paradis entrevu se transforme tout à coup en vision de l'enfer. Le mouvement en
spirale qui se faisait plutôt calme, se déchaîne maintenant pour devenir une tornade
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qui engloutit tout sur son passage. La chambre d'enfer d'Émile, pôle central de la
spirale, attire les personnages dans son antre afin de les brûler, ne serait-ce qu'un peu,
de ses flammes révélatrices de l'âme. L'apparence du rêve devient un véritable
cauchemar; la douce harmonie d'un midi de juillet cède la place aux sons diaboliques
d'un angélus éternel qui garde Émile prisonnier. Les personnages seront tous témoins
de la vraie nature du rêve du poète mais, contrairement à ce dernier, ils resteront libres
de sortir de la chambre infernale. Ils échapperont à la fixité du temps et reprendront
leur place à l'extérieur de la spirale, là où le temps ne s'arrêtera jamais plus.
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Provincetown Playhouse:
la redite héliocoïdale
On y parlait de théâtre, de désir, de meurtre, la pièce se roulait sur elle-même, un écrivain de théâtre en était le centre, créateur et criminel, jouant sa folie; il était évident que cette pièce-là était l'oeuvre d'un écrivain { ..}.
Robert Lévesque29
Introduction
En 1982, Normand Chaurette publiait une seconde pièce, Provincetown Playhouse,
juillet 1919, j'avais 19 ans, qui allait marquer un tournant dans la dramaturgie
québécoise de la décennie. La pièce propose une structure complexe qui est une mise
en théâtre de l'écriture comme parole. En effet, la langue tourne sans cesse sur
elle-même et tente de cerner une vérité qui demeure inexprimable. Le mouvement
héliocoïdale opéré par les processus de création et d'écriture gère le sens même du
texte dramatique, tant sur les plans spatial et temporel que fictif: réel ou mythique.
La pièce est avant tout un assemblage circulaire de fragments de souvenirs d'un
auteur, Charles Charles, qui, depuis 19 ans, n'en finit jamais de recréer l"unique
événement théâtral de sa vie. Ce second chapitre portera justement sur l'organisation
héliocoïdale de la pièce. Nous tenterons de comprendre les causes et les conséquences
d'une écriture à la fois tourbillonnante et fixe. Pour ce faire, nous étudierons le
29Robert Lévesque, «Normand Chaurette: Le géologue du hasard», Le Devoir, 28 août 1995,
81.