• Aucun résultat trouvé

Dire et non-dire au service des idéologies

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Dire et non-dire au service des idéologies"

Copied!
17
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02811077

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02811077

Submitted on 6 Jun 2020

HAL

is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire

HAL, est

destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Dire et non-dire au service des idéologies

Stéphane Lapoutge

To cite this version:

Stéphane Lapoutge. Dire et non-dire au service des idéologies. Inter-Lignes, Institut Catholique de

Toulouse, 2012, Nationalisme et Arts, 8. �hal-02811077�

(2)

Dire et non-dire au service des idéologies

Stéphane LAPOUTGE I.C.T.

Contexte historique et problématique

En février 1945, suite la conférence de Yalta, fut prise la décision de diviser l’Allemagne en quatre zones et Berlin devint le symbole même de cette séparation en perdant son statut de capitale allemande. Les relations conflictuelles qui ne cessaient de régner entre les puissances de l’Est et de l’Ouest conduisirent, en 1949, à la création de la République Fédérale Allemande, dont la capitale fut Bonn, et celle de la République Démocratique Allemande, dont la capitale fut Berlin Est. Cette année vit également la création de l’OTAN sous l’égide des Etats-Unis d’Amérique, en réponse de quoi l’Union Soviétique fonda en 1955 le Pacte de Varsovie. Deux systèmes idéologiquement ennemis se faisaient donc face au sein d’une même nation. Mais c’est en 1961, le 13 août, que la crise atteignit son paroxysme, alors que la RDA se lançait dans la construction du Mur de Berlin.

Peu à peu, durant cette période de confrontations plus ou

moins véhémentes, le combat passa discrètement du territoire

des militaires à celui des orateurs, oscillant ainsi d’une

situation crispée et menaçante à davantage de détente. En nous

penchant précisément sur certains éléments des discours

politiques des deux dirigeants de ces deux nouveaux états

artificiels, et particulièrement sur ceux prononcés en 1961 à

l’occasion de la construction du Mur, nous observerons

combien le dire et le non-dire peuvent se mettre au service des

idéologies. Ces bribes de discours nous révèleront, dans des

(3)

styles et des contenus pas vraiment différents, cette volonté de faire réagir selon des procédés a priori propres à l’exercice du pouvoir, notamment en période de crise. Ainsi, si Walter Ulbrich, au verbe perfide, témoigne d’une arrogance à peine feinte à l’adresse des pays de l’Ouest tout en rendant compte, entre les lignes, de ses ambitions, le contenu des propos acerbes de Konrad Adenauer, haranguant l’Allemagne de l’Est, n’en est pas moins un jeu de séduction à l’adresse de l’Union Soviétique.

Walter Ulbricht

En 1949, Walter Ulbricht est secrétaire général du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands -parti socialiste unifié), le parti au pouvoir en RDA. Le pays, sous tutelle de l’Union Soviétique, applique une politique à la Khrouchtchev.

Pourtant, les ambitions d’Ulbricht semblent faire fi, non seulement des conseils de son mentor, mais encore de la résistance de la RFA à accepter l’existence d’un état socialiste au sein de la Nation allemande. En effet, l’Union Soviétique se refusant à cautionner et endosser une séparation physique de Berlin, Ulbricht semble faire preuve de velléités dans cette entreprise en annonçant ouvertement son choix politique, implicitement dicté par Khrouchtchev, choix que l’on peut considérer comme les prémisses de ce qui scinda l’Allemagne en deux camps opposés : œuvrer en faveur de la reconnaissance internationale de la RDA. Ceci représenterait bien pour lui le « Krönung seines Lebenswerks »

1

(le sacre de sa vie). Le mot Krönung, loin d’être anodin, témoigne d’une certaine volonté de grandeur, voire d’émancipation et nous renvoie aux mécanismes de l’auto proclamation. Mais cette imposition s’avère des plus indispensables aux yeux d’Ulbricht, dans la mesure où la RDA, bastion de l’Union

1 Peter Bender, Neue Ostpolitik. Vom Mauerbau bis zum Moskauer Vertrag, Minich, DTV, 1989, p.180.

(4)

Soviétique, n’en est pas encore totalement affranchie, d’autant que Berlin Est fait office d’avant-poste russe en Europe de l’Ouest.

Mais l’ethos d’Ulbricht, dont le dessein consiste à être mondialement adoubé pour exercer librement son emprise en tant que dirigeant officiel de la RDA, ne cessera de transparaître. C’est ainsi qu’il sera le premier à prononcer le mot mur, le 15 juin 1961, lors d’une conférence de presse internationale : « Niemand hat die Absicht, eine Mauer zu errichten »

1

(Personne n’a l’intention d’ériger un mur).

L’emploi de la négation niemand révèle ici toute la perfidie de l’orateur en quête de pouvoir absolu. L’espace social dans lequel l’orateur déclame son discours devient l’espace dans lequel prennent forme des « stratégies de légitimation »

2

qui consistent à réactiver son statut, comme le dit Patrick Charandeau en d’autres termes (nous renvoyons ici à son article Ce que communiquer veut dire, 1988

3

). Pour Ulbricht, réactiver son statut signifie donc s’imposer au monde d’une part, mais d’autre part s’imposer aussi à l’Union Soviétique en faisant preuve d’une grande capacité à gérer un état dont il serait le représentant légal, pouvant ainsi traiter d’égal à égal avec son homologue de l’Ouest, Konrad Adenauer. En outre, la place des médias internationaux dans cette procédure n’est pas anecdotique : ils sont les relais de la parole, mais aussi les témoins de ce qu’elle signifie dans l’histoire en cours. La dimension mythique, dont fait état Rodolphe Ghiglione,

1 Die Mauer und ihr Fall. Dokumentation Berlin. Presse- und Informationsamt des Landes Berlin, 1992.

2 Patrick Charaudeau, « Ce que communiquer veut dire », in Revue des Sciences humaines, n°51, Juin, 1995, http://www.patrick- charaudeau.com/Ce-que-communiquer-veut-dire.html

3 Patrick Charaudeau, « Ce que communiquer veut dire », Conférence de clôture du 9° Congrès de l’Association Québécoise des Enseignants de Français Langue Seconde, in Bulletin, vol. 10, N° 1, de l’AQEFLS, 1988.

(5)

apparaît très clairement, qui consiste à camoufler le réel. Mais quel réel ? Celui exprimé par le terme négatif niemand (personne), que l’on comprend comme forme impersonnelle de sa propre identité, signalant par là sa non-responsabilité, ou bien celui d’un mur dont personne n’aurait encore parlé ? Il s’agira pourtant bien d’une projection de ses ambitions politiques mais exprimées grâce à une pirouette stylistique qui consiste à attribuer le contenu de son message et les actes présupposés, et à venir, à ses opposants : « Ich verstehe ihre Frage so, dass es in Westdeutschland Menschen gibt, die wünschen, dass wir die Bauarbeiter der Hauptstadt der DDR mobilisieren, um eine Mauer aufzurichten »

1

. (Je comprends votre question de telle sorte qu’il y a des gens en Allemagne de l’Ouest qui souhaitent que nous mobilisions les ouvriers de la RDA pour ériger un mur). Si une menace est à redouter, elle est du fait des opposants du régime en vigueur en Allemagne de l’Est et non de ce régime lui-même. La désignation de l’Autre comme responsable se présente donc comme une stratégie de l’impunité et dénote une anticipation dont la trame se situe dans un déjà là, dans un plan manipulateur d’opinion.

Ainsi, le discours d’Ulbricht semble-t-il préparer le terrain à l’action ; il anticipe la réalité à venir, il agit sur cette même réalité et dépasse alors la simple fonction mythique de la parole construite. Parler de mur alors que celui-ci n’existe pas encore est une forme de lapsus dont la fonction consiste ici à lever une censure pour atteindre sa pensée et la voir se réaliser.

Le « quand dire, c’est faire » d’Austin prend toute sa consistance dans un acte de langage performatif, acte qui consiste à agir sur le monde pour le modifier. L’histoire nous montrera en effet que le réel s’ajustera au contenu de son message, puisque le Mur ne sera plus un simple mythe mais une réalité que l’Union Soviétique ne cautionnait pas. En

1 Die Mauer und ihr Fall. Dokumentation Berlin. Presse- und Informationsamt des Landes Berlin, 1992.

(6)

1967, Khrouchtchev dira d’ailleurs : « Ich weiss, die Mauer ist eine hässliche Sache. Sie wird auch eines Tages verschwinden »

1

(Je sais, le mur est une chose détestable. Un jour pourtant, il disparaitra). Cependant, ce même Mur lui fut des plus utiles, puisqu’il facilita l’imposition du communisme par le truchement du dire et du faire d’Ulbricht, alors même que l’Union Soviétique ne délégua aucun ouvrier pour participer à sa construction.

Les premières manifestations physiques de cette séparation se concrétisèrent le 12 août 1961 sous la forme d’une ligne de démarcation faite de barbelés, rompant ainsi tout trafic entre les secteurs Est et Ouest. Puis peu à peu le béton remplaça les barbelés ; la politique protectionniste entra en vigueur, mettant fin au statut quadripartite de Berlin d’une part, et d’autre part, instaurant ainsi une frontière nationale entre Allemagne de l’Est et de l’Ouest. Ainsi, manœuvrant à souhait, Ulbricht prétexta que le Mur allait garantir la paix en Europe et consolider les relations entre les deux états allemands. L’Union Soviétique ne voulant intervenir par la force, la marge d’action du chef du SED s’en trouva accrue.

Avide de pouvoir, mais intimement convaincu de et par la doctrine du parti, il rajouta : « Niemand kann den Sozialismus aufhalten. Niemand kann ihm davonlaufen. Der Sozialismus hat sich als das erflogreiche System erwiesen »

2

(Personne ne peut arrêter le socialisme. Personne ne peut le devancer. Le socialisme s’est révélé être le système le plus encourageant).

La position anaphorique de la négation niemand (personne) agit encore à l’adresse de l’Allemagne de l’Ouest et des pays alliés, mais elle pique également l’Union Soviétique : Ulbricht s’émancipe et impose en filigrane sa conception du socialisme.

Implicitement, il remercie l’Union Soviétique et tente le

1 Ibid. p.36.

2 Die Mauer und ihr Fall op. cit. p.14.

(7)

rapprochement avec l’Allemagne de l’Ouest. D’ailleurs, l’article 1 de la constitution de l’Allemagne de l’Est stipule que « Die DDR ist ein sozialistischer Staat deutscher Nation.

[…]. Die Hauptstadt der DDR ist Berlin »

1

(La République Démocratique Allemande est un état socialiste de la Nation Allemande. La capitale de la République Démocratique Allemande est Berlin). Explicitement donc, le Mur devait normaliser les relations entre les deux états allemands, mais idéologiquement, il s’agissait de maintenir toute une population sous domination, de la protéger d’elle-même avant de la protéger de l’extérieur, une des fonctions du Mur consistant à « […] das friedliche Leben in der DDR vor Revenchisten zu schützen »

2

([…] protéger la vie paisible dont on jouit en RDA de revenchistes). En ce sens, le Mur avait quelque chose de révolutionnaire, dans la mesure où il conditionnait à lui seul la stabilité de la RDA tout en garantissant l’expansion du socialisme.

C’est ainsi que démarra la Wiedervereinigingspropaganda (la propagande de réunification), supposant coexistence et dialogue entre les deux états allemands mais imposant également une assignation à demeure à la population Est- allemande. Le Mur de Berlin faisait à lui seul toute la politique de l’Allemagne ; il devait même, d’une certaine manière, éclipser la séparation de la Nation en deux états idéologiquement opposés : en effet, Ulbricht s’imposait à l’Allemagne toute entière tel le chef de file d’une potentielle réunification, et le Mur devint un objet symbolique et emblématique, dont l’existence n’était due qu’au conflit américano-soviétique : le mur devint le « Monument des deutsch-deutschen Zusammengehörigkeitsgefühl »

3

(le monument du sentiment d’appartenance germano-allemand).

1 Tiré de l’article 1 de la constitution de l’Allemagne de l’Est.

2 Die Mauer und ihr Fall, op.cit., p.9.

3 Informationen zur politischen Bildung n°233.

(8)

Il est clair que la forme discursive, le contenu et le ton du discours politique d’Ulbricht témoignent d’une volonté d’accéder au pouvoir. Les choix lexicaux, particulièrement la redondance de la négation niemand, ou la répétition de l’adjectif sozialitisch (certes mises en relief par le choix de nos citations) rendent compte d’un effacement de l’identité de l’homme au profit de celle du conquérant, objet lui-même de cette propagande, à la fois manipulé et manipulateur. La forme syntactique de ses phrases, de structure canonique, plutôt courtes ou juxtaposées, illustre d’une part l’aspect coercitif que revêt le discours politique totalitaire ; d’autre part, elle éclaire le choix d’un ancrage spatio-temporel de l’orateur qui, pour être reconnu, doit se montrer omniscient. En formulant son discours, relativement épuré, selon ces procédés, Ulbricht associe fond et forme. Tout est essentiel, le but étant d’asseoir, par une sorte de déterminisme, les fondations d’une doctrine plus que protectionniste : pas de problématique, puisqu’il ne s’agit pas de convaincre, ni de gagner l’adhésion ; en revanche une réactivité certaine fasse à la situation, qui lui permettra de construire une société soumise à un ensemble de contraintes strictes. A l’instar d’Adenauer, Ulbricht tenta de donner une identité spécifique à la RDA. Or, en 1989 les Allemands de l’Est ont montré qu’ils ne voulaient plus scander « Wir sind das Volk » (Nous sommes le peuple), mais « Wir sind ein Volk »

1

(Nous sommes un peuple).

Konrad Adenauer

En réponse à l’offensive d’Ulbricht, Adenauer, alors chancelier, et membre de la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands -union chrétien démocrate) ne cache pas sa position ni son déterminisme qui, au bout du compte, vaut celui de son adversaire. Si les deux états allemands s’affairent à revendiquer leur existence, indépendamment l’un de l’autre,

1 Berliner Illustrierte, Dezember 1989.

(9)

il n’en demeure pas moins que leur ancrage dans des systèmes politiques opposés fait d’eux des états encore satellitaires et soumis aux décisions des grandes puissances de l’Est et de l’Ouest et des organisations qui se sont constituées autour. Et au bout du compte, l’attitude d’Adenauer n’est guère plus louable que celle d’Ulbricht dans cette quête consistant à exister de manière autonome et distanciée. Le 15 août 1961, il déclara dans une tournure indirecte ne pas reconnaître l’existence de l’Allemagne de l’Est en parlant de « sogenannte DDR »

1

(la soi-disant RDA). L’adjectif sogenannt (soi-disant, prétendu) a pour conséquence de produire une désignation dont l’effet linguistique consiste en un certain détachement, voire un dépassement dont la dimension symbolique s’apparente au processus psychologique du refus de l’Autre comme étape nécessaire à la construction de sa propre identité, ici politique. Ainsi, Adenauer se distancie-t-il de sa propre parole sans pour autant produire une parole rapportée. Il renvoie l’idée formulée à sa source, c’est-à-dire la RDA et implicitement Ulbricht. Toutefois, en refusant de reconnaître un statut d’état à la RDA, Adenauer stigmatise en fait une part de la population de la Nation allemande tout en en niant la séparation artificielle. Et nier la séparation de la Nation en deux états dont un communiste, c’est déclarer que la RDA est

« ein Staat, der nicht sein darf »

2

(un état qui n’a pas le droit d’exister). Son acharnement à ne pas vouloir reconnaître l’Allemagne de l’Est le conduisit à dire que « von den Kommunismus erwartet man nur das Schlimmste » (du communisme, nous n’attendons jamais que le pire) et que les communistes allemands étaient « Kranke oder Kriminelle »

3

(des malades ou des criminels), le communisme devenant de fait une pathologie. Or, Adenauer est installé dans une

1 Bulletin n°150, p.1453

2 Peter Bender, Neue Ostpolitik, vom Mauerbau bis zum Moskauer Vertrag, München, DVT, 1986, p.119.

3 Ibid. p.15.

(10)

démarche similaire, puisqu’à l’instar d’Ulbricht, il œuvre pour la reconnaissance mondiale de la RFA en se liant de manière indéfectible aux pays de l’Ouest, ce qui se concrétisera, entre autres, par son adhésion à l’OTAN. En outre, le Mur de Berlin devient un outil dont il peut tirer profit, en ce sens qu’il lui permet d’occulter la question d’une Allemagne composée de deux états.

Paradoxalement, si le communisme made in Germany exaspère le chancelier, l’Union Soviétique semble bien plus fréquentable : il était indispensable en effet pour Adenauer de nouer des contacts avec Khrouchtchev, ce qu’il fit en 1955 en se rendant sur place. La manœuvre fut des plus pertinentes pour damer le pion à Ulbricht puisqu’en conséquence, l’Allemagne de l’Ouest devint « die alleinige legitimierte staatliche Organisation des deutschen Volkes […] allein befugt, für das deutsche Volk zu sprechen »

1

(la seule organisation étatique du peuple allemand autorisée à parler en son nom). Cette stratégie semblait alors rétrograder la question de la reconnaissance de l’Allemagne de l’Est, du moins aussi longtemps que Bonn et Moscou entretiendraient des relations.

En fin de compte, s’il fallait reconnaître l’existence de cet état communiste pour plaider la bonne cause et plaire à Khrouchtchev, Adenauer n’y verrait aucun inconvénient.

Ainsi, soit Adenauer positionnait alors l’Allemagne de l’Ouest sur l’échiquier mondial, dans le dos d’Ulbricht, en sympathisant avec Moscou, soit il avait pleinement conscience qu’il ne pouvait, à lui seul, c’est-à-dire sans Khrouchtchev, résoudre la question de la séparation de la Nation.

1 Ibid. p.44.

(11)

Pour reprendre le titre d’un de nos articles, Berlin n’était que le terrain de jeu des utopies

1

. La ville condensait en effet les mondes communiste et capitaliste, la course aux idéologies, les conflits d’intérêts, les positionnements géostratégiques… en se servant de la Nation allemande comme d’une zone tampon, voire comme potentielle zone de combats éloignés, ce qui maintiendrait éventuellement les pays européens dans leur tradition guerrière et permettrait aux grandes puissances de se dédouaner de la question allemande pour mieux s’imposer par ailleurs. Au même moment, se jouent en Allemagne des stratagèmes aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, dont les objectifs ne divergent pas grandement. Le discours d’Adenauer, stigmatisant l’Allemagne de l’Est et plus exactement le communisme qu’elle compte pratiquer au sein de la Nation dont il est le chancelier, est une perche tendue aux Russes, dont la position semble aussi hésitante qu’elle ne l’est pour les Etats Unis. Si le contenu manifeste des propos d’Adenauer est dirigé, car explicitement adressé à Ulbricht, il semble empreint d’« une construction prospective mettant en relief […] les antécédents de la situation (généralement critique) et, par-là, favorisant la prise en compte d’une certaine vision de l’avenir dans l’appréciation des décisions du présent »

2

. Si l’Union Soviétique se trouve en porte-à-faux face à la décision d’Ulbricht d’ériger un mur alors qu’elle n’était pas vraiment consentante, si l’Allemagne de l’Ouest se trouve en difficulté face à la résolution de la question allemande, un antécédent est ici partagé et toujours actualisé dans la situation : le statut de l’Allemagne et celui des Allemagne. Ainsi, un partenariat entre Adenauer et Khrouchtchev, dans l’optique d’un avenir commun, qui

1 Stéphane Lapoutge, « La ville, terrain de jeu des utopies », Inter- Lignes, « Ville(s) et identité(s) », (dir. Bernadette Rey Mimoso-Ruiz) Toulouse, Institut catholique, Printemps 2011, p. 15.

2 Alexandre Dona, Le Populisme, p.78, Paris, PUF, 1999.

(12)

consistera justement en la réunification de l’Allemagne, entre autres, sous l’effet Gorbatchev, semble des plus indiqués.

La force du discours d’Adenauer réside dans le choix de termes forts et univoques, dont le sens ne peut prêter à confusion, quel que soit le contexte dans lequel ils sont inscrits. Le verbe dürfen (pouvoir - légalement -, avoir le droit de), qui est un modal, associé ici à la négation nicht, qui affecte directement le procès verbal, signale l’interdiction stricte. Les adverbes alleinig, allein et nur, (seul - et unique -, seul, seulement), qui expriment la restriction, ainsi que legitimiert (légitime) amplifient la valeur du modal et inscrivent les propos dans le champ lexical du droit, ce qui confère à ce discours une dimension suprême et conforte d’une certaine manière Adenauer dans sa position de chancelier : seule l’Allemagne de l’Ouest, dont il est la voix, est légalement habilitée à prendre part aux actions et discours politiques sur la scène internationale. L’Allemagne de l’Est est fustigée ; elle est coupable et victime de son propre sort, et l’Union Soviétique se porte insidieusement partie civile.

En contournant l’Allemagne de l’Est pour accéder directement à Moscou, Adenauer se sert du Mur pour consolider la position de Bonn au sein de l’Europe et jouer un rôle décisif dans la constitution des Etats-Unis d’Europe, grâce à sa souveraineté reconquise. Sa politique anticommuniste lui valut d’obtenir une position de choix auprès de l’administration Kennedy, moyennant quelques exigences, dont celle d’une coalition pour lutter contre le communisme en Europe. Toutefois, ceci lui permit également de jouir de son droit à l’autodétermination.

Bilan

Par les éléments que nous avons mis en relief, nous

pouvons dire que la visée du discours politique consiste à agir

sur le monde pour le modifier. Cette capacité tient à ce qu’il

trouve son ancrage dans la réalité sociale du moment de sa

(13)

production. Il peut alors être un lien sincère avec cette réalité et/ou un prétexte pour convoiter d’autres sphères, comme en témoignent les propos d’Ulbricht et d’Adenauer. En outre, nous avons pu constater que le discours politique est prospectif, mais qu’il peut aussi être rétrospectif chez Ulbricht et, de fait, constituer un mensonge dont la fonction rhétorique consiste à renvoyer, avec anticipation, un fait en cours de réalisation ou pensé à un adversaire pour mieux le justifier par la suite. Il s’agit ici du principe de l’attaque comme meilleure des défenses. En revanche, nous ne pouvons pas affirmer que les deux hommes s’identifiaient aux collectivités dont ils étaient les représentants. D’ailleurs, Ulbricht ne manquera pas de rappeler que « Das Volk steht unter der Partei »

1

(Le peuple passe après le parti). Or, le parti, c’est lui. Comme le dit Dorna :

Il y a dans le discours politique, lorsqu’il est réussi, une capacité à provoquer l’identification et à exprimer les représentations fantasmatiques constitutives d’un arrière-fond commun à un groupe, une culture ou une civilisation2.

Néanmoins, si cela avait été le cas en Allemagne de l’Est, il n’eût pas été nécessaire d’imposer un système répressif. Quant à Adenauer, il apparaît nettement que ses propos usent de stratégies de captation, « opérations de charme destinée à obtenir l’adhésion »

3

, non pas de ses concitoyens, mais des autorités moscovites. Néanmoins, Ulbricht et Adenauer auront cela en commun : ils ne manifesteront pas leur pathos à travers leurs discours.

1 Berliner Illustrierte , Dezember 1989.

2 Alexandre Dorna, Le Populisme, p.78, PUF, Paris 1999.

3Patrice Charaudeau, www.patrick-charaudeau.com/Ce-que- communiquer-veut-dire.html

(14)

En parallèle, ces années de crise ont aussi donné lieu à l’émergence de nouveaux concepts et néologismes plus à même de décrire la réalité allemande, du moins la réalité berlinoise du moment. Sont ainsi apparus des termes tels que Kulturnation (culture nation), Passierscheinabkommen (laissez passer -provisoire), ou encore Reisefreiheit (liberté de voyage[r]) au sein d’une Nation en devenir. La langue se présente donc bien comme le système le plus efficace pour aboutir à ses fins ; elle se met au service des idéologies et les alimente, a fortiori lorsque celles-ci construisent des situations strictes de contrôle et de conditions draconiennes d’existence.

Bibliographie

Presse

Der Spiegel : Das deutsche Nachrichten-Magazin, Hauptstadt Berlin, Berlin-Reden von 1948 bis heute - Die Bundestagsdebatte vom 20. Juni 1991.

Berliner Illustrierte - Dezember 1989 - Sonderausgabe.

Die Mauer und ihr Fall : Dokumentation Berlin, Presse- und Informationsamt des Landes Berlin, 1992.

Bulletin : Presse- und Informationsamt der Bundesregierung, 1961/1963/1989.

Libération – Collection, décembre 1989.

Ouvrages

Bender Peter, Neue Geschichte der Neuesten Zeit, Neue Ostpolitik, vom Mauerbau bis zum Moskauer Vertrag, München, éd. DTV (4528), 1989.

Charaudeau Patrick, « Ce que communiquer veut dire », in Revue des Sciences Humaines, n°51, juin 1995.

Le discours politique. Les marques du

pouvoir, Paris, éd. Vuibert, 2005.

(15)

Charaudeau Patrick & Dominique Maingueneau, Dictionnaire d’analyse des discours, Paris, éd. Seuil, 2002.

Charaudeau Patrick & Montes Rosa, La voix cachée du tiers, des non-dits du discours, Paris, éd. L’Harmattan, 2005.

Dorna Alexandre, Le populisme, Paris, PUF, 1999.

Farcat Isabelle, L’Allemagne de la conférence de Potsdam à l’unification, Voies de l’Histoire, Paris, éd. Minerve, 1992.

Ghiglione Rodolphe, L’homme communicant, Paris, éd. Colin, 1986.

Je vous ai compris, ou l’analyse des discours politiques, Paris, éd. Colin, 1989.

Ghiglione Rodolphe & Marcel Bromberg, Discours politiques et télévision, Paris, PUF, 1998.

Hagège Claude, L’homme de paroles, Paris, éd. Fayard, 1985.

Le Gloannec, Anne-Marie, Un Mur à Berlin, 1961, La Mémoire du siècle, Bruxelles, éd. Complexes, 1985.

Lengereau Marc, Contacts, Bilans et enjeux 3. Les frontières allemandes 1919-1989, Bern, éd. Peter Lang, 1990.

Nipperdey Thomas, Nachdenken über die Deutsche Geschichte, München, éd. DTV (11172), 1990.

Park L. Dennis & Gress R. Dennis, L’Histoire de l’Allemagne depuis 1945, trad. Odile Demange, Paris, éd. Laffont, 1992.

Poidevin Raymond & Schirman Sylvain, L’Histoire de l’Allemagne, Paris, éd. Hatier, 1992.

Schneider Peter, L’Allemagne dans tous ses Etats, trad. Nicole Casanova, Paris, éd. Grasset, 1991.

Steiniger Rolf, Die Deutsche Geschichte 1945-1961, Darstellung und Dokumente in zwei Bänden, Band 2, Frankfurt am Main, éd. Fischer, 1989.

Trognon Alain & Janine Larrue, Pragmatique du discours politique, Paris, éd. Colin, 1993.

Zorbibe Charles, La question de Berlin, Paris, éd. Colin, 1970.

(16)

***

Résumé :

Pour paraphraser Ferdinand de Saussure

1

, nous dirons que le langage est une faculté humaine activée par la langue ; que la langue, en tant que code, est l’outil de la parole. La parole est donc la mise en forme plus ou moins subjective (en ce sens qu’elle répond à un ensemble de conventions) de la langue. Ainsi, la langue permet de produire des discours, consistant alors en l’usage particulier de ce qu’offre la langue à chacun pour élaborer un message.

Premier medium de la communication, la langue sert à décrire le monde, le nommer, à construire la sociabilité, à se dire et faire réagir. Elle recèle ainsi autant de pouvoirs qu’elle ne peut en octroyer, ce qui n’a pas échappé aux orateurs de tous bords. Mais la sphère politique a particulièrement su tirer parti de ce potentiel pour s’attirer les sympathies des foules et agir sur les choses du

monde.

La forme (si ce n’est le genre) du discours politique témoigne de cet apprivoisement de la langue, entre dire et

non-dire, au profit des idéologies : c’est ce que cet article

tentera de décrire au regard d’extraits de discours politiques relatifs à la construction du Mur de Berlin, prononcés par Walter Ulbricht, représentant de la République démocratique allemande, et Konrad Adenauer, chancelier de la République fédérale allemande.

1 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, éd.

Payot & Rivages, 1995.

(17)

Mots-clés :

République fédérale allemande République démocratique allemande – Mur (de Berlin) – Union soviétique – Etat – Nation – Discours (politique) – Rhétorique.

Abstract : Keywords :

Resumen : Palabras claves :

***

Notice biographique

Stéphane Lapoutge est maître de conférences à la faculté

des Lettres et des Sciences humaine de l’Institut catholique

de Toulouse. Il enseigne les théories de la médiation

culturelle et la linguistique. Membre d’ERELHA. Il

travaille au sein d’une association, sur la question des

rapports entre l’individu et son environnement urbain :

coauteur du site

www.dedansdehors.net, Observatoire des grands projets urbains ;

illustration textuelle des

photographies d’Hervé Dangla, « Reglas de tres »,

Impression Panamericana, Bogota, Marzo 2001 ;

corédacteur des Mémoires des rencontres « De ville en

ville », livret Cd-rom pour le Collectif HDFS, Maison de

l’Architecture de la ville, PACA, décembre 2003 ;

corédacteur du projet « Mémoires du Grand Mirail » pour

le Collectif HDFS, livret Cd-rom aux éditions Les

parchemins du Midi, 2004/2005.

Références

Documents relatifs

Les origines du kabe-don : approche historique du fantasme du mur Les premières scènes de kabe-don apparaissent dans les shōjo mangas, les « bandes dessinées pour jeunes femmes »

Il est certain qu’avec le nombre, l’assistance que nous avons, puisque ceux qui ne sont pas de l’École ne sont (3) là que pour savoir ce qui se fait à l’École – car

(c) Le coefficient directeur est de −50, le nombre d’abonn´ es diminue de 50 lorsque le prix augmente de 1 euro.. Montrer que les droites (M N) et (AC) sont

Quelques exercices calculatoires sur les matrices et les syst` emes.

Quatrième entraînement : Conscience de la souffrance Conscients que le regard profond sur la nature de notre souffrance peut nous aider à développer notre

Si le produit de deux fonctions-d´ eriv´ ees continues est une fonction-d´ eriv´ ee (puisque continue !), cette propri´ et´ e ne subsiste plus si on enl` eve la propri´ et´ e

A travers différents exemples, nous tenterons de montrer que la nomination multiple est une des conséquences de la difficulté à dire l’expérience concentrationnaire et

Déterminer le nombre de permutations (bijection d'un ensemble ni dans lui même) d'un ensemble à n éléments ayant au moins un point xe.. Cette création est mise à disposition selon