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Je ne saurais m’empêcher de vous dire qu’à chaque chose d’un peu bon que l’on nous sert à table, il lui échappe toujours de dire :

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Academic year: 2022

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UN CAHIER DE GEOGRAPHIE

L’instituteur tournait le dos à ses élèves. Face à son grand tableau noir, muni de craies blanches, rouges, bleues, jaunes et vertes, il dessinait une carte de France en faisant de grands gestes. Rien ne manquait : les côtes, les fleuves, les villes, les montagnes et les plaines. Et sur chaque région il inscrivait une activité économique majeure : ici, du charbon ; là, de l’élevage, des céréales, des oies, des chèvres ou bien des mûres.

Les élèves, derrière, regardaient ce grand homme-clown qui jonglait avec ses bâtons de couleur en leur tournant le dos.

C’était à l’époque des encriers et des plumes ; à l’ère du respect, du verre de lait et des biscuits distribués en classe l’après-midi. C’était aussi le temps des bonnets d’âne, du piquet et des cancres réfugiés au fond de la salle, agglutinés par la chaleur du poêle ou du radiateur.

Sur leur cahier de géographie, les élèves, appliqués et la langue tirée, copiaient comme ils pouvaient, en s’aidant des carreaux, la carte de leur maître.

La salle de classe ressemblait à celle où Pagnol, dans la pension Muche, fit sévir Topaze, cet instituteur qui croyait dur comme fer, en toute naïveté, au pouvoir de la connaissance et, par-dessus tout, à celui de la transmettre et de la faire vivre dans l’esprit et le cœur de ses élèves

Dans la classe, au fond, tout près du poêle, il y avait l’ineffable Tronche-Bobine, le cancre, qui ne s’intéressait apparemment à rien sinon à ses propres rêveries, à la lointaine Tripolitaine et la proche Italie.

Après s’être détourné de sa carte pour fixer chaque élève de son regard photographique, l’instituteur remarqua que le cancre regardait par la fenêtre ; qu’il vaquait à tout autre chose que ce qu’exigent tout maître, son savoir et sa pédagogie. Il revint alors à la mémoire du maître, dans un soupir médidatif, un poème de Prévert :

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Il dit non avec la tête Mais il dit oui avec le cœur Il dit oui à ce qu'il aime Il dit non au professeur Il est debout

On le questionne

Et tous les problèmes sont posés

Qu’importe la ponctuation, se dit le maître, puisqu’il n’y en a pas, comme dans l’esprit vagabond de ce pauvre cancre. Ce benêt a une tête sans point ni virgule, hormis son sourire. Pas la moindre interrogation ou la moindre exclamation ! Prévert, se dit le maître, écrit comme il divague.

Face à sa classe, l’homme en blouse grise se mit à faire d’autres gestes magistraux.

Il feignit comme un acteur, apostrophant, gesticulant, pérorant, entendant ainsi asseoir sur tout son auditoire l’autorité que lui conférait son auguste et indiscutable fonction.

Soudain, son regard crochu s’immobilisa à la fenêtre où badait encore le cancre.

- « Elève Rodriguez, à quoi pensez-vous ? » - « A rien, M’sieur. »

- « Allons, allons ! Vous pensez bien à quelque chose. Il faut bien que votre esprit s’égare quelque part à travers ces carreaux! »

- « Non, M’sieur, j’vous jure ! », rétorqua le pauvre bougre qui comprenait la question et toute son ironie mais ne pouvait répondre honnêtement par manque de courage.

- « Ne jurez pas ! Surtout pas ici ! Je vous en conjure ! »

L’œil était noir, le doigt sévère. La règle carrée, suspendue, était prête à s’abattre sur les doigts de l’élève impudent qui avait osé répondre (même en bafouillant) à la question menaçante de son maître. Le hussard, en alerte, était prêt à frapper aussi fort que sa règle.

Il n’était pas question qu’un élève pût se laisser divertir par autre chose que la leçon, moins encore qu’il osât répondre à une question rhétorique. Les bras en croix, le doigt levé, puis aussitôt pointé, plus bas, vers son tableau noir, il entreprit de faire au cancre, comme à tous les autres, un cours de morale improvisé sur – l’effort. Il faudrait bien, quelques minutes après, que l’âne fût moqué par tous les bons élèves ; qu’il fût conduit par l’oreille au piquet et qu’il se tînt au coin, les mains sur la tête, privé de son verre de lait, jusqu’à nouvel ordre.

- « M’entendez-vous, Rodriguez ? » - « Oui, M’sieur, je vous entends bien. »

Rodriguez ne s’était pas évadé du cours, bien au contraire ; il imaginait en regardant par la fenêtre toutes les contrées dont il avait dessiné la carte. Il voyait des des déserts, des arbres, des mûres, des rivières et des fleuves, des vaches. Et des moutons sur la mer Méditerranée.

- « Vous êtes un cancre, Rodriguez ! Un indécrottable cancre ! »

- « Oui M’sieur. Je suis, comme vous dites, indécrottable. Je suis même impossible. Et, hélas, impassible aussi.»

L’instituteur ne s’attendait pas à une telle réponse. D’ordinaire, un cancre baisse les yeux, ne comprend ni ne dit rien. Un cancre n’a pas de vocabulaire, d’aptitude à

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cancre se laisse conduire au piquet par l’oreille, sans mot dire, sans résistance, un sourire idiot aux lèvres comme à ses petits yeux plissés. Il demeure dans son coin jusqu’au soir puisque, bien sûr, il est privé de toute forme de récréation.

Tous les autres élèves étaient bouche bée. Interdits. Ils n’étaient pas ces faux prodiges du poème de Prévert, qui huaient l’imbécile, le rêveur. Car le cancre, en l’occurrence, était loin d’être un âne.

- « Bon, Tronche-bob.... euh, Rodriguez, montrez-nous votre cahier ! »

Les feuillets du cancre devaient permettre au maître de donner une leçon à tous les autres élèves tout en les distrayant. Fort de lui-même comme de l’Institution, le maître ouvrit le cahier pour en faire un exemple. Il était sûr de lui et savait que dans ce cahier- là, il ne trouverait pas ce qu’il faisait mine de chercher.

Le cahier fut ouvert, parcouru, à l’endroit, à l’envers. Il était bien tenu.

Des volailles, des oies pour le foie gras, des œufs et des céréales. Des pâturages. Du vin. Et peut-être aussi, pourquoi pas, quelques champignons. A côté d’Auch, en Gascogne, au pied des Pyrénées. C’était là toute une légende que le pauvre Rodriguez, ce cancre, cet âne bâté, avait discrètement tenté de se narrer en laissant son regard franchir la fenêtre et parcourir l’horizon bouché par les murs trop élevés de la cour.

Sur une autre carte figurait une ville dont Rodriguez n’avait jamais entendu parler : Condom. A quoi sert-il de savoir que Condom existe quand on vit à Marseille et qu’on ira jamais là-bas ? Et à quoi servent le Lot, la Garonne et le Tarn ? A rien d’autre qu’à savoir qu’ils existent, sans doute, s’était dit le cancre en trempant sa plume dans l’encrier, au fond de la classe, tout près du radiateur et de la fenêtre.

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En voyant les belles cartes, le maître se ravisa, referma le cahier et regarda le cancre. Etait-il possible que de telles cartes eussent été dessinées par cet esprit terne, ce regard évasif et cette bouche ouverte ? Mortifié de n’avoir pu découvrir au fond de sa propre salle de classe le trésor qui y sommeillait, le maître se perdit devant tous ses élèves en de tristes conjectures. Il en fut tiré, quelques secondes après, par cet élève maudit, ce cancre à radiateur, ce fichu Rodriguez :

- « M’sieur, me rendrez-vous mon cahier ? » - « Euh, oui, bien sûr, le voici. »

En remettant le cahier à l’élève, le maître aperçut, en quatrième de couverture, un texte très bien écrit, en pleins et déliés.

J’aurais une joie sensible de voir la maison de campagne dont vous faites tant de récits et d’y manger avec vous des groseilles de Hollande. Ces groseilles ont bien fait ouvrir les oreilles à vos petites sœurs, et à votre mère elle-même, qui les aime fort comme vous savez.

Je ne saurais m’empêcher de vous dire qu’à chaque chose d’un peu bon que l’on nous sert à table, il lui échappe toujours de dire :

Racine mangerait volontiers d’une telle chose. Je n’ai jamais vu en vérité une

si bonne mère ni si digne que vous fassiez votre possible pour reconnaître son amitié ».

- « Qu’est-ce que ceci, je vous prie, Rodriguez ? Hein ? Dites-moi ! Que font ces lignes sur la couverture de votre cahier de géographie ? »

Le maître, qui avait perdu la face devant tous ses élèves à cause de son orgueil et de son manque de jugement, tenta de la sauver encore. Pourvu, pensa-t-il, que Rodriguez

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- « Une lettre écrite par Racine à son fils, M’sieur. Il parle de groseilles de Hollande, un pays dont nous n’avons pas encore dessiné la carte. »

Le maître, abasourdi, anéanti, sombra à nouveau dans le silence. « Qu’il est idiot, se dit-il sottement, de croire que les cancres sont tous bêtes ! »

Tous les autres élèves se regardaient, surpris que leur mentor, leur dieu en blouse grise, se laissât envahir par une pareille torpeur. Qu’y avait-il donc dans ce fichu cahier qui fit taire le maître? Rien d’autre que la plume et les crayons d’un élève indiscipliné et rêveur, secoué par des tempêtes intérieures, qui ne ferait plus jamais rire ses camarades et moins encore ses maîtres.

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