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Autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur le sens du spéculatif chez Hegel

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Academic year: 2021

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Autoréflexivité du concept et de l'être :

recherches sur

le sens du spéculatif chez Hegel

Mémoire

Thomas Anderson

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Autoréflexivité du concept et de l’être

Recherches sur le sens du spéculatif chez Hegel

Mémoire

Thomas Anderson

Sous la direction de :

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Résumé

L’objectif de ce mémoire est de répondre à la question : Pourquoi la philosophie doit-elle nécessairement être spéculative, pour Hegel? Notre recherche interroge la manière dont la philosophie doit envisager son propre discours afin d’assurer sa scientificité, et de prouver ainsi la nécessité de son contenu. Nous expliquons d’abord que la philosophie ne peut rendre compte de sa légitimité que par un effort pour dé-sédimenter les formes figées de la pensée et mettre en lumière la vie du concept dans son identification dynamique à l’être. Hegel nomme « spéculation » cette connaissance de l’identité du concept et de l’être, le savoir le plus concret à ses yeux. Nous défendons que la spéculation permet d’appréhender l’adéquation interne de la pensée et de son contenu, leur immanence. La pensée n’est dès lors plus suspendue à un être hors de soi : elle devient un mouvement de libre détermination. Nous soutenons par ailleurs que le savoir spéculatif ne serait pas possible sans la « méthode » dialectique qui accompagne la progression de la pensée. Loin de se surajouter extérieurement à son objet, la « méthode » dialectique est le cheminement de la chose même. Le discours exprime ce cheminement par des propositions particulières que nous examinons en dernier lieu : les propositions spéculatives.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Abréviations des ouvrages de Hegel ... iv

Remerciements ... v

Introduction ... 1

Chapitre premier - La question du mode d’exposition du savoir : la science spéculative contre les conceptions abstraites de l’absolu ...11

1.1 – L’opposition du savoir immédiat et du savoir conceptuel...13

1.1.1 – La tentation romantique du savoir immédiat ...13

1.1.2 – Le refus romantique de l’horos ...19

1.1.3 – Le savoir dans la forme du concept ...23

1.1.4 – La totalité systématique comme condition de la scientificité ...28

1.2 – La critique de la proposition fondamentale (Grundsatz) ...31

1.2.1 – La déficience de tout Grundsatz ...33

1.2.2 – L’inachèvement du système fichtéen...37

1.2.3 – Le formalisme schellingien et le problème de la néantisation du fini ...39

1.3 – L’extériorité de la démonstration mathématique ...43

Chapitre deux - Le concept de démonstration philosophique : la méthode dialectique ...50

2.1 – L’histoire de la dialectique selon Hegel ...51

2.1.1 – Négativité et spéculation dans la dialectique platonicienne ...51

2.1.2 – Les antinomies dans la Critique de la raison pure ...58

2.2 – Le cheminement du concept et sa tripartition ...63

2.2.1 – Dialectique et méthode : la dialectique comme ὁδός...63

2.2.2 – Les trois moments du λέγειν ...67

Chapitre trois - Spéculation et langage : l’autoprésentation de la chose dans le discours ...77

3.1 – La pensée libre et le langage : rapport de détermination ...77

3.2 – Prédication et spéculation : le Sujet dans la proposition spéculative ...84

Conclusion ...97

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Abréviations des ouvrages de Hegel

1

DZ Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et Schelling

ESP I Encyclopédie des sciences philosophiques. La Science de la Logique (1830) ESP II Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de la Nature (1830) ESP III Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l’Esprit (1830) FS Foi et savoir

LHP Leçons sur l’histoire de la philosophie PhD Principes de la philosophie du droit PhE Phénoménologie de l’esprit

SL I Science de la Logique. L’Être (1812) SL I (1832) Science de la Logique. L’Être (1832) SL II Science de la Logique. Doctrine de l’Essence (1813)

SL III Science de la Logique. La Logique subjective ou Doctrine du concept (1816)

1 Toutes les citations des ouvrages de Hegel seront indiquées en notes de bas de page selon la règle suivante : après

l’abréviation suivra 1) le numéro du tome (s’il y a lieu), 2) le numéro du paragraphe (s’il y a lieu), 3) la lettre « Z » si la citation provient d’une addition de Hegel, 4) le numéro de la page de la traduction en français, 5) le numéro de la page du texte allemand. Ainsi, par exemple, l’indication suivante : ESP, I, § 80, Z, 510 [169] signifie que la citation en question provient de l’addition au § 80 de la « Science de la Logique » de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1830), à la page 510 de la traduction française, qui correspond à la page 169 de l’édition allemande dans les Werke

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Remerciements

Ce mémoire a bénéficié de bourses d’excellence du C.R.S.H. et du F.R.Q.S.C. Je remercie les deux organismes de leur soutien. J’aimerais également remercier ma directrice, Marie-Andrée Ricard, pour sa générosité depuis déjà plusieurs années : sans sa disponibilité et ses remarques attentives, la rédaction de ce mémoire aurait été bien plus difficile. Merci aussi à Jean-Christophe et Alexandre pour la communauté philosophique « à distance ».

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Introduction

Dans une remarque de la « Préface » de la Phénoménologie de l’esprit (1807), Hegel suggère de comprendre la différence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne en l’articulant, schématiquement, autour de la tâche que chacune d’elles s’est proposé ou devra dorénavant se proposer de remplir. « La nature des études dans l’Antiquité », avance-t-il, « les distingue de celles de l’époque moderne en ce qu’elles étaient au sens propre le façonnement intégral (die eigentliche

Durchbildung) de la conscience naturelle1. » La Bildung propre au monde antique, ou plus

simplement la formation qui convenait anciennement à l’individu, le processus par lequel la conscience que Hegel nomme ici « naturelle » se cultivait, en entrant en contact avec la philosophie, équivalait à une autoélévation progressive à l’universalité2. La conscience naturelle

antique, en philosophant non seulement « sur tout ce qui arrivait », mais également en faisant l’expérience d’elle-même dans toutes les sphères de son existence (Dasein), en « s’essayant » à chacune de celles-ci, parvenait ultimement à se former elle-même. Se former signifiait faire naître et agir en soi l’universalité, et du même coup devenir soi-même un être rationnel3. Hegel envisage

ici la Bildung antique sous le modèle de la paideia (éducation), laquelle s’effectue par la purification (ἠ κάθαρσις) de l’âme attachée immédiatement au sensible. Ce modèle est notamment présenté dans le Sophiste, et surtout dans le Théétète à travers la réfutation de la première définition de l’épistémè : οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις (la science n’est rien d’autre que la sensation)4.

Cette démarche de purification de l’âme, Hegel s’efforcera d’en marquer la dimension positive au début de la Phénoménologie de l’esprit, dans la figure intitulée « Certitude sensible », en révélant

1 PhE, 80 [36-37].

2 On peut se référer aux remarques de J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, I,

Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1945, p. 372 au sujet de la Bildung chez Hegel. Voir également M. Zarader, Lire Vérité et méthode de Gadamer, Paris, Vrin, 2016, p. 46-49.

3 PhE, 80 [37]. La traduction de la fin de ce passage peut donner du mal. Hegel dit de la conscience naturelle qui se

forme par la philosophie : « Es erzeugte sich zu einer durch und durch betätigten Allgemeinheit. » (Nous soulignons.) J.-P. Lefebvre décide de contourner la tournure réflexive du verbe « erzeugen », peu usitée en allemand et dont la traduction littérale en français est périlleuse, en tranchant pour : « [E]lle engendrait en elle-même une universalité rendue agissante de part en part. » Or, le « sich » suggère que la conscience naturelle « s’engendre » elle-même comme universelle à travers ce processus philosophique, c’est-à-dire qu’en prenant l’universalité comme objet de pensée, elle s’universalise elle aussi, elle se réalise en sa forme la plus humaine. On pourrait jouer, en français, sur le double sens possible de « s’élever à l’universalité », qu’on peut autant comprendre en insistant sur « ce vers quoi » la conscience philosophante se tourne, comme objet extérieur à elle, qu’en marquant le mouvement du sujet qui s’élève en s’identifiant à l’universalité.

4 Platon, Sophiste, 230b-231b. Platon, Théétète, 151e. (Notre traduction.) Notre remarque s’appuie sur l’intérêt marqué

de Hegel pour les dialogues platoniciens dits « spéculatifs » : Parménide, le Sophiste, Théétète, Philèbe. On peut se rapporter sur cette question à H.-G. Gadamer, « Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers », dans Hegel’s

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l’élément d’universalité qui médiatise la sensation. Il entraperçoit en effet dans la philosophie ancienne, et jusque dans les dialogues platoniciens eux-mêmes, le résultat positif de la purification, que le Sophiste limite pourtant à sa fonction négative, soit débarrasser l’âme de l’erreur. La conscience naturelle, une fois purifiée « de la modalité sensible immédiate », peut se tourner librement vers l’universalité en et pour elle-même. L’aboutissement de la purification correspond, selon la lecture hégélienne de Platon, à l’intellection des εἴδη au moyen de la dialectique, un travail par lequel la conscience devient « substance pensée et pensante »1.

La philosophie moderne ne peut plus, quant à elle, se proposer cette tâche de production de l’universel à même l’être-là sensible (das sinnliche Dasein) : la conscience moderne baigne pour ainsi dire d’emblée dans le monde de la culture. Alors que la conscience antique devait engendrer progressivement l’universalité au prix d’un effort de purification de soi et en philosophant sur la diversité du sensible, l’individu moderne, à l’inverse, « trouve la forme abstraite déjà toute préparée2 ». L’histoire a déjà produit l’universalité pour lui ; il ne lui reste plus qu’à cueillir le

résultat abstrait d’un travail de pensée auquel il n’a pas eu besoin de participer. Ainsi, l’époque moderne, pour Hegel, est caractérisée par un certain arrachement : la forme universelle s’est éloignée, voire coupée de « la multiple diversité de l’existence3 » qui était pourtant la condition

de son émergence dans l’Antiquité. La conséquence de cette abstraction est que la philosophie ne sait plus rendre l’universalité « agissante » (betätigt), dans la mesure où celle-ci ne consiste plus dans le résultat d’une activité, d’un processus de pensée, mais se voit simplement trouvée là, comme une chose morte, par l’individu. C’est pourquoi la tâche de la philosophie moderne ne consiste plus essentiellement en un travail purificatoire. Elle doit dorénavant, presque au contraire, s’efforcer de rendre « l’universel effectif », c’est-à-dire de « lui insuffler l’esprit en abolissant (durch das Aufheben) les pensées déterminées solidement établies4 ». L’enjeu est donc

moins de s’élever à l’élément de la pensée que d’en fluidifier les formes, autrement dit de les actualiser (verwirklichen), pour reprendre le vocabulaire aristotélicien de l’ἐνέργεια employé ici par Hegel5. Cette fluidification implique que la pensée simplement subjective se reconnaisse comme

1 PhE, 80 [37]. 2 PhE, 80 [37]. 3 PhE, 80 [37]. 4 PhE, 80 [37].

5 « Wirklichkeit » est en effet le terme par lequel Hegel s’emploie à rendre en allemand le concept aristotélicien

d’ἐνέργεια (LHP, 3, 518 [154]). Hegel tenait d’ailleurs pour une grande perte « l’ignorance du concept aristotélicien » d’activité pure (reine Tätigkeit) par la philosophie moderne (LHP, 3, 524 [158]). Sur le rapport de Hegel à l’ἐνέργεια

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un moment du déploiement du concept, en abandonnant la fixité de sa position de soi (Sichselbstsetzen), caractéristique de la modernité depuis le « Je pense » cartésien, et par le fait même la fixité d’un contenu qui lui serait distinctement opposé. Pour Hegel, les formes universelles de la pensée, les concepts, ne sont pas des abstractions au moyen desquelles le sujet s’approprie un contenu extérieur, un ob-jet donné là. Pour cette raison, la philosophie doit se laisser insuffler par l’esprit spéculatif qui infusait la forme de l’universalité dans l’Antiquité, parce que cette forme constituait un certain achèvement du mouvement de la pensée. En un mot, dans la pensée antique, la forme n’était jamais détachée de l’activité qui la faisait naître et s’universaliser. La tâche fondamentale de la modernité est donc de redonner à voir ce que la pensée est en vérité, c’est-à-dire un mouvement vers le vrai, et qui plus est, pour Hegel, un mouvement qui se ressaisit lui-même.

Hegel juge ce défi infiniment plus difficile à relever en partant des pensées déjà rigidifiées et abstraites, ce que sa situation historique lui impose, qu’en adoptant l’être-là sensible pour point de départ, comme les Grecs1. H.-G. Gadamer fait remarquer que la philosophie antique pouvait

facilement produire pour elle-même cette fluidité que Hegel appelle « spéculative » parce que sa mobilité n’avait qu’à s’incarner dans une dialectique objective, c’est-à-dire une dialectique portant sur tel ou tel étant du monde, de manière contingente, pour s’élever progressivement à l’universalité2. Or, la pensée moderne, si elle veut emprunter à la dialectique antique l’esprit

spéculatif qui l’animait, doit au surplus satisfaire une exigence subjective. Elle doit non seulement permettre à l’esprit de s’élever à l’universalité, mais faire en sorte que celui-ci « se trouve » dans cette universalité, devienne conscient de lui-même en elle. Une dialectique qui conviendrait à la modernité ne pourrait pas se contenter d’être un cheminement par lequel la pensée comprend l’étant : elle devrait en plus, et en dernière instance, trouver sa justification en permettant à la pensée de se comprendre elle-même dans sa compréhension de l’étant. La pensée dialectique moderne doit parvenir à un savoir d’elle-même, être un savoir du savoir.

Même si la pensée antique et la dialectique hégélienne ne peuvent être identifiées intégralement l’une à l’autre, elles se recoupent toutefois en ce qu’elles manifestent toutes deux l’élément spéculatif propre à la pensée philosophique authentique. Hegel demeure donc, d’une

chez Aristote, on consultera l’article de G. Gérard, « Hegel, lecteur de la Métaphysique d’Aristote », Revue de

métaphysique et de morale, No. 74, 2012/2, p. 195-223.

1 PhE, 80-81 [37].

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certaine manière, proche de la philosophie grecque parce qu’il fait ressortir en elle « that which he sees everywhere where philosophy exists – speculation1 ». On pourrait caractériser

négativement la spéculation comme l’impossibilité pour la connaissance philosophique de se laisser résumer en une thèse, c’est-à-dire arrêter par un jugement prédicatif de la forme « x est y »2. Plus positivement, le terme « spéculatif » décrit une relation unitaire entre l’être et sa

présentation – que celle-ci soit langagière ou conceptuelle3. En fait, Hegel définit le spéculatif

comme une appréhension unitaire des déterminations maintenues dans leur opposition par l’entendement, au premier chef pour ce qui est de l’être et du savoir4. La spéculation culmine

ainsi dans la mise au jour de la relation inconditionnée entre l’être et la pensée. Cette identification procède de la réflexion totale et en soi du réel dans la pensée, comme en un miroir dont le reflet ferait apparaître la chose pour lui conférer en même temps la plénitude de son être. Dans cette perspective, connaître la pensée est la même chose que connaître la réalité, et connaître la réalité est la même chose que connaître la pensée. Rien ne transcende en droit cette relation que le savoir nommé « absolu » permet d’appréhender.

Comme nous le verrons, la spéculation désigne le côté positif de la rationalité, tandis que la dialectique correspond à son moment négatif, qui n’a pas encore été ressaisi dans sa positivité. Au sens strict, Hegel emploie le mot « dialectique » lorsqu’il réfère au processus de négation immanente par lequel les déterminations-du-penser passent dans leurs opposées5. En

réalité, ces deux aspects de la rationalité, en tant qu’ils qualifient l’un et l’autre un côté distinct du même automouvement de la pensée, sont inséparables. C’est pourquoi Gadamer a raison de faire valoir, dans sa lecture de Hegel, que « la dialectique est l’expression du spéculatif, la présentation de ce que contient en vérité le spéculatif, et dans cette mesure, elle est le spéculatif

1 Ibid., p. 30.

2 Cela vaut également pour la pensée aristotélicienne, selon Hegel, même si elle réserve la dialectique à la sphère de

la δόξα et du probable (Aristote, Topiques, dans Organon V-VI, trad. J. Brunschwig et M. Hecquet, Paris, Flammarion, 2015, I, 1, 100 a 29-30, p. 67.), et qu’elle s’emploie à faire ressortir la structure prédicative de la logique en présentant les différents modes de la prédication (Ibid., I, 4-5, 101 b 17-102 b 25, p. 71-75.). Cf. H.-G. Gadamer, « Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers », op. cit., p. 30.

3 Cf. M-A. Ricard, « Le passage de l’herméneutique dans l’ontologie dans Vérité et méthode », dans C. Dénat et

P. Wotling (dir.), Les enjeux de l’herméneutique en Allemagne, et au-delà, Reims, Éditions et presses de l’Université de Reims (Épure), 2018, p. 210 : « Est spéculatif, en ce sens, tout qui a son être dans sa présentation, comme la philosophie dans son histoire, la pensée dans le discours, le vivant dans son comportement […]. »

4 ESP, I, §82, 344 [176].

5 ESP, I, §81, 343 [172]. Cf. P.-J. Labarrière, « Hegel : le spéculatif, ou la positivité rationnelle », Laval théologique et

philosophique, Vol. 37, 1981/3, p. 323-324 : « Pour le dire d’un mot […], le dialectique, dans la totalité de cette pensée,

représente le stade encore négatif de la médiation, tandis que le spéculatif désigne l’intégration dernière, en forme positive, des moments de cette médiation. »

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"dans son effectivité"1 ». Le négatif est nécessaire pour une appréhension positive de la relation

unitaire de la pensée et de l’être.

Ces remarques introductives offrent un aperçu de l’affaire qui doit de toute urgence occuper la philosophie au tournant du XIXe siècle : dé-sédimenter les formes figées de la pensée afin de mettre en lumière le rythme propre, la vie spéculative du concept dans son identification à l’être. Elles nous mènent également au seuil du problème autour duquel notre mémoire s’articulera. La question qui nous intéressera est en effet la suivante : pourquoi la philosophie doit-elle

nécessairement être spéculative, pour Hegel? Répondre à cette interrogation exigera d’une part de

préciser le diagnostic que le philosophe émet au sujet de la situation du savoir et de la culture à son époque. Quelles sont, par exemple, les raisons derrière l’échec de la modernité à surmonter cette perte de la vie substantielle grecque dont elle est nostalgique? Nous soutiendrons que la racine de cet échec réside dans une incapacité à produire une conception pleinement spéculative de l’activité par laquelle l’être et la pensée se réfléchissent l’un dans l’autre. La philosophie moderne est ainsi demeurée structurée par une opposition entre l’être et son exposition dans le savoir, de même qu’entre le sujet et l’ob-jet, réduisant le premier à une conscience finie. L’être (ou la chose) subsiste pour elle comme un immédiat extérieur à la pensée, comme un pur en soi statique et indépendant du pour soi. Cette dualité est ruineuse pour deux raisons en particulier : 1/ On doute de la capacité de la pensée à atteindre la chose vraie – la première ne pouvant au mieux coïncider qu’extérieurement avec la seconde, et au pire l’altérer en se l’assimilant. 2/ Le discours philosophique ne sait plus rendre compte de sa légitimité, puisque sa vérité est suspendue à une condition qui ne lui appartient pas, sur laquelle il ne peut rien dire d’absolument vrai. Fluidifier le rapport de la pensée à son ob-jet et à la vérité devient par conséquent un impératif pour garantir à la philosophie la possibilité de connaître effectivement et nécessairement, c’est-à-dire de s’ériger comme science. La spéculation assure la coïncidence interne de la pensée et de son contenu, leur immanence. La pensée n’est dès lors plus conditionnée par un être hors de soi : elle devient un mouvement de libre autodétermination.

Il conviendra dès lors d’expliquer de quel droit la pensée peut aspirer à se déterminer elle-même. Notre recherche devra ainsi également répondre à la question : comment la philosophie

spéculative est-elle possible? Nous ne pourrons nous pencher sur cette problématique que de manière

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détournée : Hegel ne manque en effet pas de prévenir que « l’examen de la connaissance ne peut se faire autrement qu’en connaissant1 ». À ce titre, la philosophie spéculative ne peut asseoir sa

légitimité que sur la présentation totale du système du savoir. Il est donc impossible de démontrer sa validité au moyen d’une série de conditions « objectives » posées antérieurement à l’examen lui-même. Les nombreuses indications préliminaires relatives à la question du mode d’exposition de la science nous permettent toutefois de considérer – quoique de manière extérieure – l’activité libre de la pensée, qui consiste à créer et se donner soi-même son ob-jet, c’est-à-dire ultimement à s’autodéterminer2.

C’est le côté dialectique de la pensée, le négatif qui l’habite, qui assure à celle-ci sa progression vers et dans la science. Elle éclaire en partie le « comment » de la pensée spéculative. P.-J. Labarrière fait remarquer que cette dimension de la pensée hégélienne est si frappante que d’aucuns seraient tentés de résumer l’essentiel de la processualité scientifique par le terme « dialectique »3. Nous soutiendrons plutôt – en abondant dans le sens privilégié par l’interprète

– que « la réalité que recouvre ce mot occupe dans le système de Hegel une place bien définie » qui gagne à être mise en relation avec l’aspect spéculatif du penser4. C’est ainsi en distinguant le

dialectique et le spéculatif que leur « alliance » se trouve ensuite le mieux clarifiée : ce qui intéresse le plus Hegel dans la dimension négative (dialectique) de l’automouvement de la pensée est justement sa relation à un moment positif (spéculatif). L’un et l’autre moment s’impliquent réciproquement : l’identité spéculative de l’être et du savoir resterait abstraite si elle ne s’instanciait pas dans une série de médiations, et la dialectique serait un simple Räsonieren, de l’ergotage, si on la limitait à sa fonction de dissolution du contenu. La dialectique se rattache à l’inverse au concept de démonstration philosophique et participe de l’automanifestation du vrai. Cette autoprésentation s’incarne dans un type de propositions bien particulières, que Hegel nomme « spéculatives », et dont la lecture exige une fine compréhension de l’articulation du dialectique et du spéculatif. Elles exposent la libre autodétermination de la pensée qui s’identifie avec le sujet de la proposition, c’est-à-dire ici la chose dont il est question.

Dans notre premier chapitre, nous avons choisi d’introduire la question du mode d’exposition de la science en la liant au portrait de la situation du savoir que brosse Hegel en

1 ESP, I, § 10, 175 [54]. 2 ESP, I, § 17, 183 [63].

3 P.-J. Labarrière, « Hegel : le spéculatif, ou la positivité rationnelle », Laval théologique et philosophique, loc. cit., p. 323. 4 Ibid.

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1807, dans la « Préface » de la Phénoménologie de l’esprit. Nous nous intéressons à trois configurations du savoir que Hegel juge déficientes et contre lesquelles il fait valoir sa « propre » conception de la philosophie comme science. Le point commun de ces trois cibles est qu’elles séparent – avec plus ou moins de radicalité – la vérité de sa présentation dans le discours philosophique. Elles posent moins l’absolu comme le tout de son autoprésentation, et partant, comme un résultat, que comme un immédiat avec lequel le discours ne peut coïncider qu’extérieurement. Les critiques formulées par Hegel nous donnent l’occasion de comprendre les raisons pour lesquelles il considère que la vérité est processuelle : pourquoi pouvons-nous définir celle-ci comme la vérification de soi de l’être dans la pensée et de la pensée dans l’être? Que signifie, dans le même sens, l’appréhension du vrai comme sujet1? Ce premier chapitre

combine une approche négative et une approche positive : en étayant les insuffisances des différentes configurations du savoir prises à partie dans la « Préface » de la Phénoménologie, nous tâchons de faire émerger en contrepoint et plus positivement l’idée hégélienne d’une science spéculative. Dans la première section, l’enjeu est de cerner l’opposition du savoir immédiat et du savoir conceptuel à partir de la charge que Hegel mène contre le romantisme. En refusant l’élément du concept et en méprisant la détermination, le romantisme s’abandonne à une sorte de prophétisme qui maintient l’absolu dans son abstraction, dans sa pauvreté immédiate. L’objet de la deuxième section du chapitre est le débat engagé par Hegel avec l’idéalisme post-kantien, et plus particulièrement son effort pour dégager le premier principe de la science. Si Hegel estime que Fichte et Schelling pavent bien la voie vers une nouvelle science spéculative, ils n’ont pas présenté le développement total de celle-ci. Nous montrons que cette incomplétude tient à l’impossibilité d’exposer le devenir de la vérité par et dans une proposition fondamentale (Grundsatz). Enfin, dans la troisième section, nous distinguons les vérités mathématiques de la vérité spéculative. En argumentant que le modèle de la démonstration géométrique ne convient pas à la philosophie, Hegel s’attaque avant tout à Spinoza et à sa conception substantielle de l’absolu. Le défaut de la preuve mathématique est qu’elle demeure extérieure à la vérité prouvée, qu’elle lui est inessentielle.

L’objectif de notre second chapitre est de cerner les raisons pour lesquelles la philosophie spéculative doit s’exposer dialectiquement. Il s’agit cependant tout aussi bien d’examiner

1 Cf. PhE, 68 [23] : « Dans ma façon de voir et comprendre la question, qui doit [seulement] se justifier par

l’exposition du système lui-même, tout dépend de ce qu’on appréhende et exprime le vrai non comme substance, mais tout aussi bien comme sujet. » Nous analyserons cette citation dans la section 1.1.1 du mémoire.

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pourquoi la dialectique, dans sa signification véritable, appelle pour ainsi dire nécessairement la spéculation. J.-F. Kervégan parle à cette fin d’une « stricte coextensivité » des deux notions – une expression que nous pourrions reprendre si l’on entend par là que dialectique et spéculation sont nouées essentiellement1. Les deux constituent les côtés distincts d’un même mouvement

d’autodétermination de la pensée. Dans la première section du chapitre, nous adoptons une approche historique en commentant les Leçons sur l’histoire de la philosophie : nous reparcourons les moments platonicien et kantien de l’histoire de la dialectique pour y chercher, avec Hegel, l’anticipation d’un concept spéculatif de la dialectique. Ces recherches permettent de discerner les traits qui contribuent à la participation de la dialectique à la science et ceux qui n’appartiennent au contraire qu’à son avatar inauthentique. Dans la seconde section, nous analysons l’automouvement de la pensée en le décomposant en ses trois côtés : l’entendement, le dialectique et le spéculatif. La présentation de ce troisième côté est déterminante pour notre étude, car elle permet de récapituler sous une forme unifiée les différentes caractéristiques du spéculatif qui auront été dégagées préalablement dans le mémoire. Nous défendons également l’idée selon laquelle chaque aspect de la rationalité possède sa légitimité propre, bien que chacun ne puisse recevoir sa pleine signification que dans sa relation avec les deux autres. Pour éviter le malentendu qui consisterait à assimiler cette tripartition de la pensée à une technique ou à un schéma prédéterminé que Hegel appliquerait sur le contenu, nous débutons cette seconde section par une série de précisions sur l’idée hégélienne de méthode. La question que nous posons est : Peut-on dire que la dialectique est une méthode, et si oui, en quel sens?

Notre recherche fait intervenir une nouvelle thématique dans son troisième et dernier chapitre : celui du lien entre la spéculation et le langage dans la philosophie hégélienne. La problématique qui nous occupe est la suivante : comment le langage peut-il refléter l’automouvement de la pensée? Cette question est déterminante si la philosophie spéculative doit rendre compte de sa propre possibilité. Nous l’abordons en déclinant le langage sous deux points de vue : nous l’envisageons en sa qualité d’élément médian entre l’être et la pensée ainsi qu’à travers son pouvoir d’énonciation du concept. Dans la première section du chapitre, nous étudions les raisons pour lesquelles la pensée spéculative doit nécessairement s’effectuer dans le médium langagier. Nous soutenons que dans ce rapport, c’est la pensée qui détermine le langage, et non l’inverse. Loin d’obstruer la transparence à soi de la pensée, la présentation de la pensée

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dans le langage est une manière pour la première de gagner en concrétude. Dans la seconde section du chapitre, notre effort consiste à distinguer deux registres d’énonciation, soit le jugement prédicatif et la proposition spéculative. Nous tâchons de comprendre pourquoi Hegel affirme que la vérité ne se laisse pas exprimer dans un jugement prédicatif empirique. Les propositions spéculatives énoncent l’identité différenciée du sujet et du prédicat : en elles, le concept (le sujet) se différencie de lui-même pour se connaître dans son autre (le prédicat). Ce mouvement est le devenir de la pensée qui s’identifie à son contenu.

Le thème du spéculatif englobe et traverse le système hégélien en sa totalité et en chacune de ses parties1 : il n’appartient pas à une région particulière du savoir, car il concerne la science

philosophique en sa définition même. Hegel s’emploie surtout à ce travail de définition dans les préfaces et introductions de ses ouvrages, généralement très substantielles, dans lesquelles il déplie les principales articulations du système et formule extérieurement certaines « thèses » au sujet de la nature de la pensée et de la réalité. Comme mentionné plus haut, l’inconvénient de ces textes est qu’ils ne présentent pas de preuves positives des idées qu’ils développent : ils nous instruisent plutôt sur ce qui est susceptible de valoir à titre de preuve philosophique aux yeux de Hegel. Toutefois, dans la mesure où nous ne cherchons pas à démontrer la validité d’une doctrine, mais à clarifier la compréhension que Hegel avait de son propre discours, ces textes nous seront d’une grande utilité. Nous mobiliserons ainsi la « Préface » de la Phénoménologie de

l’esprit (1807) de manière continue tout au long de notre étude. L’« Introduction » de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1830) ainsi que le « Concept préliminaire » de la « Science de la Logique »

dans l’Encyclopédie constitueront également des sources importantes. Nous consulterons à quelques reprises certains passages spécifiques de l’Encyclopédie et de la Phénoménologie qui appartiennent à proprement parler au développement systématique hégélien. Pour ce qui est de l’Encyclopédie, nous référerons à la « Science de la Logique » et à la « Philosophie de l’Esprit », mais laisserons de côté la « Philosophie de la Nature ». De nombreuses additions (Zusätze) aux paragraphes de l’Encyclopédie seront mises à profit pour illustrer plus concrètement certaines idées de Hegel. De manière générale, les commentateurs de l’œuvre hégélienne n’hésitent pas à référer à ces additions. Aussi, nous commenterons fréquemment l’« Introduction » de la Science de la

1 Plus précisément, la Phénoménologie expose le « devenir de la science en général » (PhE, 75 [31]) alors que la Logique est

la science du « vrai dans la forme du vrai » (PhE, 83 [39]). La première introduit la pensée à l’élément de la spéculation : l’identité de l’être et de la pensée. La seconde est la présentation du mouvement de libre autodétermination du concept. Cf. J.-F. Kervégan, « La science de l’idée pure », loc. cit., p. 211.

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Logique (1812), en plus de proposer quelques incursions dans le texte de la Logique lui-même ainsi

que dans la « Préface à la seconde édition » (1832). Pour ajouter une perspective historique à notre approche, nous nous appuierons sur les Leçons sur l’histoire de la philosophie, avec une certaine prudence néanmoins, étant donné que leur édition est établie à partir de notes de plusieurs auditeurs des cours professés par Hegel1. Nous jugeons qu’elles offrent des renseignements

éclairants sur la manière dont Hegel envisageait la genèse historique de son propre système. Enfin, comme nous nous intéressons surtout au projet scientifique hégélien dans sa forme plus « achevée », nous ne référerons pas aux textes qui précèdent la parution de la Phénoménologie de

l’esprit, à une exception près : la Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801).

Ce texte est en effet un incontournable pour comprendre certaines allusions à Fichte dans la « Préface » de la Phénoménologie, ainsi que pour se faire une idée du chemin qui a conduit Hegel à critiquer la conception schellingienne de la spéculation en 1807.

1 Voir l’« Avertissement du traducteur » et l’« Avant-propos des éditeurs » au début du premier tome des LHP, I,

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Chapitre premier

La question du mode d’exposition du savoir : la science

spéculative contre les conceptions abstraites de l’absolu

Quel doit être le mode de présentation de la connaissance? L’on pourrait postuler, provisoirement, que cette interrogation nous introduit au cœur même de la philosophie hégélienne, surtout si l’on accepte de suivre G. Lebrun, pour qui la relation de Hegel à son lecteur se joue essentiellement dans « la nature du discours philosophique1 ». Hegel confirme le caractère

déterminant de cette question en la mettant au début de la « Préface » de sa Phénoménologie de

l’esprit. Il y défend que ce serait méprise de considérer que la chose (Sache) qui occupe la

philosophie puisse être « exprimée dans la fin visée ou dans les résultats ultimes, voire le serait dans son essence parfaite, en regard de laquelle le développement de l’exposé serait, à proprement parler, l’inessentiel2 ». Contrairement à ce que voudrait la réflexion historique, la

vérité d’un écrit philosophique n’est pas susceptible d’être immédiatement cueillie en comparant « les fins qu’il vise et les résultats qu’il obtient » avec « ce que le siècle a par ailleurs produit dans la même sphère3 ». C’est pourquoi le lecteur doit se garder de retenir les différents slogans de la

« Préface » – « le vrai est le Tout », « la substance est sujet », etc. – comme des thèses toutes faites qui tiennent par elles-mêmes.

Hegel nous prévient en fait que la manière habituelle dont une préface présente le propos d’un ouvrage de philosophie « ne saurait être considéré[e] valablement comme la façon adéquate d’exposer la vérité philosophique4 ». Ainsi, bien que la « Préface » de la Phénoménologie traite de la

nature du discours philosophique, elle ne met pas elle-même en œuvre ce discours dans sa forme adéquate. Loin d’être préliminaire, celle-ci apporterait la preuve, c’est-à-dire démontrerait la

nécessité interne du contenu dans le discours philosophique. Cette nécessité ne pourra trouver sa

pleine justification que dans son exposition achevée, soit au fil de la science de l’expérience de la conscience ainsi qu’au sein du système réalisé de la science.

1 G. Lebrun, La patience du Concept, Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 1972, p. 14. 2 PhE, 57 [11].

3 PhE, 59 [13]. 4 PhE, 57 [11].

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L’idée maîtresse est ici que l’exposition constitue un moment essentiel de la vérité philosophique : cette affirmation suffit à motiver l’effort de ce premier chapitre, qui se proposera de définir les contours de la science spéculative chez Hegel. Est spéculative, nous l’avons noté en introduction, une philosophie pour laquelle l’être est inséparable de sa présentation, c’est-à-dire de son énonciation. Plus précisément, la spéculation découvre le processus par lequel l’être et la pensée s’identifient l’un et l’autre, l’être se réfléchissant dans la pensée et la pensée dans l’être. De ce point de vue, l’exposition de la vérité dans le discours philosophique peut être comprise comme un processus ontologique, celui par lequel l’être se vérifie lui-même dans la pensée. Pour l’annoncer de manière préliminaire comme le fait Hegel lui-même, nous verrons que la spéculation découvre que « l’être […] est sujet en vérité1 », c’est-à-dire qu’il est le

mouvement de se poser lui-même dans la pensée et de se retrouver en elle.

Le texte de la « Préface » de la Phénoménologie de l’esprit, à défaut de fournir cette exposition de la vérité, puisqu’il n’appartient pas au système à proprement parler2, nous donne cependant

de précieuses indications relatives au mode de présentation de la science. Il le fait plus précisément, selon L. Siep, en menant une charge contre les conceptions « abstraites » de l’absolu et de la vérité3. Dans ce chapitre, nous tâcherons de faire ressortir les implications contradictoires

de trois de ces modes d’exposition du vrai : (1.1) le romantisme et sa tentative d’appréhender immédiatement la vérité, (1.2) l’entreprise fondationnelle conduite par l’idéalisme post-kantien, et enfin (1.3) la démonstration du savoir philosophique calquée sur le modèle mathématique, dans la veine du rationalisme spinozien. Hegel les critique en leur opposant une définition spéculative du savoir. Celle-ci est plus explicitement présentée dans l’« Introduction » de l’Encyclopédie – un texte sur lequel nous nous appuierons pour étoffer notre lecture de la « Préface » de la Phénoménologie. La forme spéculative du savoir, qui correspond à la connaissance scientifique, est la seule par laquelle « le rapport d’extériorité qui paraît exister entre les onta et le

logos » est véritablement surmontée, comme le note J.-F. Kervégan4. En ce sens, les trois autres

formes du savoir mentionnées ci-dessus présupposent ou laissent subsister un certain rapport d’extériorité entre l’être et son exposition dans le discours. Hegel objecte que cette extériorité

1 PhE, 69 [23]. Cf. J.-F. Kervégan, « La science de l’idée pure », loc. cit., p. 201.

2 Cette remarque s’applique en général à toutes les préfaces et introductions des ouvrages de Hegel : elles pensent

sur leur objet plutôt que d’en épouser l’autodéploiement. Leur ambition est donc moins de fournir une quelconque

forme de preuve que de situer les différentes positions, historiques ou présentes, qui ont été adoptées à propos de leur objet.

3 L. Siep, Hegel’s Phenomenology of Spirit, trad. D. Smyth, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 55. 4 J.-F. Kervégan, « La science de l’idée pure », loc. cit., p. 199.

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peut être surmontée dès lors que le savoir est en mesure de ressaisir le résultat positif des moments contradictoires qui l’habitent. La démonstration du savoir ne peut en effet faire l’économie d’un moment négatif, c’est-à-dire d’un moment dialectique. Une fois la négation dialectique envisagée dans sa dimension positive, la pensée peut toutefois s’acheminer à la spéculation et se découvrir comme la présentation de l’être lui-même.

1.1–L’OPPOSITION DU SAVOIR IMMÉDIAT ET DU SAVOIR CONCEPTUEL

1.1.1 – La tentation romantique du savoir immédiat

L’opinion (Meinung) attend généralement de la préface d’un ouvrage philosophique que l’auteur y exprime son approbation ou son désaccord vis-à-vis les différents systèmes que le siècle a produits1. Pour elle, la philosophie expose moins le savoir qu’une simple façon de voir : la lecture

d’une préface devrait ainsi suffire pour déchiffrer la position personnelle de l’auteur, idéalement présentée en quelques lignes, si celui-ci a le sens de la formule. Cette attente naît de ce que l’opinion est incapable d’apercevoir la teneur positive qui résulte de la contradiction des différents systèmes philosophiques. Elle est aveugle à l’universalité qui sous-tend les points de vue particuliers. Toute déclaration que l’auteur pourrait faire est aussitôt assimilée à une prise de position pour ou contre une philosophie donnée : l’opinion « conçoit moins, écrit Hegel, la diversité des systèmes philosophiques comme le développement progressif de la vérité qu’elle ne voit dans cette diversité la seule contradiction2. » On ne saurait donc critiquer un système sans

en même temps le rejeter unilatéralement. En somme, l’opinion courante n’accorde à la négation aucune fonction positive de médiation (Vermittlung). Par médiation, il faut entendre un comportement négatif vis-à-vis un premier terme qui entraîne cependant une progression vers un second, « de telle sorte que ce deuxième terme n’est que dans la mesure où l’on est parvenu à lui à partir d’un terme autre par rapport à lui3 ». La contradiction n’est donc pas ici ce qui

obstrue l’accès à la vérité, mais plutôt le chemin qui garantit de s’y élever.

Elle nourrit ce faisant une certaine forme de dogmatisme, si l’on prend ce terme dans son acception hégélienne. Est dogmatique, pour Hegel, toute position qui se maintient

1 L’opposition platonicienne entre la δόξα et l’ἐπιστήμη traverse en filigrane l’ouverture de la « Préface » de la

Phénoménologie de l’esprit. Hegel thématise plus explicitement cette opposition dans ses Leçons sur Platon (LHP, 3, 432

[60]). Cf. J.-L. Vieillard-Baron, Platon et l’idéalisme allemand (1770-1830), Paris, Beauchesne, 1979, p. 249.

2 PhE, 58 [12]. 3 ESP, I, § 12, 177 [56].

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unilatéralement « à côté de la totalité avec la prétention d’être quelque chose de particulier, de ferme vis-à-vis elle1 ». Le dogmatisme de l’opinion consiste donc ici à poser la vérité dans un

système (ou hors de tout système) en la maintenant séparée de sa relation avec l’ensemble des systèmes qu’elle contredit. Une préoccupation constante de la philosophie à l’époque de la rédaction de la Phénoménologie est la réalisation d’un système total du savoir. Elle prolonge en cela une recherche entamée par Kant et exposée dans l’« Architectonique de la raison pure » :

Sous le gouvernement de la raison, nos connaissances en général n’ont pas la possibilité de constituer une rhapsodie, mais doivent au contraire fonder un système, au sein duquel seulement elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. Cela dit, j’entends par système l’unité des diverses connaissances sous une Idée. Cette dernière est le concept rationnel de la forme d’un tout, en tant que, à travers ce concept, la sphère du divers aussi bien que la position des parties les unes par rapport aux autres sont déterminées a priori2.

Le système est censé assurer à la philosophie sa scientificité en organisant unitairement et totalement la diversité des connaissances. J.-F. Kervégan fait d’ailleurs remarquer que, dès 1800, Hegel confirme, dans une lettre à son ami Schelling, poursuivre lui aussi la visée d’une philosophie systématique : « Dans ma formation scientifique, qui a commencé par les besoins les plus élémentaires de l’homme, je devais nécessairement être poussé vers la science, et l’idéal de ma jeunesse devait nécessairement se transformer en un système3 […] » En 1807, il est devenu

clair pour Hegel que la conception du système partagée implicitement par l’opinion courante compromet la possibilité de sa réalisation. La raison de cet écueil potentiel est que l’opinion tient la vérité pour absolument exempte de contradiction. Les termes dans lesquels elle envisage le vrai et le faux sont ceux du « ou bien – ou bien » : ou bien un système philosophique est vrai, et alors tous ceux avec lesquels il est incompatible sont sans valeur, ou bien ce système est absolument faux, et il faut alors chercher la vérité dans une nouvelle position unilatérale. Une conséquence de cette tendance au dogmatisme est donc qu’en maintenant la diversité des systèmes dans leur opposition rigide, elle ne permet pas à la philosophie de s’achever, de penser totalement et unitairement son propre devenir. L’histoire de la philosophie paraît être une suite interminable d’assertions abruptes et de désaccords qu’aucune nouvelle position, en tant qu’elle contredirait nécessairement elle aussi les précédentes, ne serait susceptible de clore. Bref, cette

1 ESP, I, § 32, Z, 487 [99].

2 I. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, 2006, p. 674 [A 832/B 860].

3 G. W. F. Hegel, Correspondance, I, « Lettre à Schelling du 2 novembre 1800 » trad. J. Carrère, Paris, Gallimard,

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tendance dogmatique, puisqu’elle absolutise le moment négatif de la contradiction, interdit le plein accomplissement de la philosophie dans un discours unifiant, réconciliateur. Le syllogisme suivant résume l’impasse dans laquelle le dogmatisme de l’opinion semble finalement devoir entraîner la philosophie selon Hegel :

(1) Le dogmatisme pose l’exclusivité de la vérité et du devenir ;

(2) Il absolutise la contradiction des différents systèmes philosophiques à travers leur devenir ;

(3) La philosophie, dont l’exposition correspond au déploiement de systèmes mutuellement contradictoires, est disqualifiée dans sa prétention à la vérité.

Les prémisses de cette tendance dogmatique conduisent ainsi à la conclusion selon laquelle l’exposition de la philosophie ne peut pas coïncider avec la connaissance de la vérité. En effet, dès lors que le discours philosophique est assimilé à la production d’une série de contradictions irréductibles, il devient tentant de tout simplement renoncer à y chercher la vérité. Il n’est donc guère surprenant que plusieurs figures intellectuelles et artistiques contemporaines de la rédaction de la Phénoménologie de l’esprit aient recherché dans l’appréhension immédiate de la vérité une manière de contourner l’impasse de la philosophie. Par « appréhension immédiate de la vérité », nous entendons un accès à la vérité qui ne nécessiterait pas l’exposition de cette dernière sous la forme du concept, et qui prétendrait donc pouvoir faire abstraction d’un patient et laborieux travail d’élévation à la vérité. Hegel critique cette représentation de la vérité, dont la prétention, selon lui, « n’a d’égale que l’ampleur avec laquelle elle s’est répandue dans la conviction du temps1 ». J. Hyppolite suggère que les tenants de cette conviction – qui ne sont

pas mentionnés explicitement par Hegel – adoptent tous le point de vue de l’« irrationalisme romantique » qui s’est développé notamment en réaction à « l’intellectualisme kantien2 ».

En même temps qu’il critique cet irrationalisme dans la « Préface » de la Phénoménologie, Hegel s’interroge sur ses sources dans la Modernité. Le traitement de cette question s’inscrit en fait dans un diagnostic plus large sur la situation historique de la philosophie, qui complète celui sur l’opposition entre Antiquité et Modernité décrite en introduction. Rappelons qu’à l’époque

1 PhE, 61 [15].

2 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1939, p. 9-10, notes

9-10. Plusieurs commentateurs (dont Hyppolite) mentionnent que le texte reprend, entre autres, les critiques formulées dans Foi et savoir (1802) à l’endroit de Jacobi et de sa notion de savoir immédiat. Cf. R. Stern, Routledge

philosophy guidebook to Hegel and the Phenomenology of Spirit, Londres, Routledge, 2002, p. 31. Voir aussi J. Stewart,

« Hegel and Jacobi: the debate about immediate knowing », The Heythrop Journal, Vol. 59, 2018/5, p. 761-769. Hyppolite ajoute également les noms de Schiller, Schleiermacher et Schelling à la liste des noms auxquels fait allusion le texte hégélien.

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moderne, parce que la science l’a déjà produite pour lui, « l’individu trouve la forme abstraite [de l’universalité] déjà toute préparée1 », comme figée. L’unique effort qui lui est permis pour se

l’approprier correspond, selon Hegel, à « l’impulsion, sans médiation, de son intérieur et [à] un engendrement dissocié de l’universel2 ». Les premiers paragraphes de la « Préface » relèvent à ce

sujet la conscience d’une misère dans la Modernité, et plus précisément dans la réaction romantique au kantisme, la conscience d’une perte de la « substantialité » (die Substanzialität) et de l’« absolu ». Le terme « substantialité » réfère à la « substance », notion polysémique chez Hegel. Elle a, selon le contexte, une connotation positive ou négative. Elle évoque, selon A. Simhon, « la substance morte, statique, sans mouvement (celle de Spinoza), mais désigne aussi parfois la substance vivante, la vraie substantialité, celle qui s’auto-réalise dans un processus où elle prend vie3 », que Hegel rattache davantage à l’οὐσία aristotélicienne. Contentons-nous de

dire, avec G. Gérard, que la substantialité demeure en toutes ses occurrences, bien que de manière variable, « une détermination essentielle du vrai4 ». Pour cette raison, la perte ressentie

par la conscience romantique est celle d’un lien avec la vérité de l’être et avec la chose même (die

Sache selbst), autrefois possible dans la « vie substantielle » que l’esprit antique menait

immédiatement « dans l’élément de la pensée5 ». Dans l’Antiquité, la pensée, en s’élevant à

l’essence à partir de l’immédiateté sensible, permettait à l’individu de s’universaliser et de devenir « substance pensée et pensante6 ». Voici comment Hegel résume la conséquence de cette perte

pour la vie moderne et l’exigence nouvelle que l’époque, dans son besoin d’y suppléer, impose à la philosophie :

Non seulement sa vie essentielle [celle de l’esprit moderne] est perdue pour lui, mais il est également conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu. Se détournant des vils tourteaux destinés aux cochons, confessant et maudissant le méchant état qui est le sien, l’esprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qu’il est, que de d’abord parvenir de nouveau grâce à elle à l’instauration de cette substantialité et de la consistance pure et solide de l’être7.

1 PhE, 80 [37].

2 PhE, 80 [37]. Hegel songe peut-être ici à l’écriture de soi dans les Essais de Montaigne ou encore dans le Discours

de la méthode de Descartes. Le Je s’y engendre précisément en se dissociant des formes données et figées d’un savoir

considéré trop abstrait.

3 A. Simhon, La Préface de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. De la Préface de 1807 aux Recherches de 1809, Bruxelles,

Ousia, 2003, p. 86.

4 G. Gérard, « Hegel, lecteur de la Métaphysique d’Aristote », loc. cit., p. 199. 5 PhE, 61 [15].

6 PhE, 80 [37]. 7 PhE, 61 [15-16].

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Il faut lire la remarque en lui donnant le ton d’une charge contre ceux qui souhaitent « enjamber » le patient travail d’élévation au savoir pour revenir directement à l’être, comme si celui-ci était un pur en soi. Si Hegel n’est pas en désaccord avec l’exigence de retrouver un rapport véritable à l’être, ce lien ne peut être rétabli que dans et par le savoir. La conscience romantique introduit une fracture entre l’être et le savoir, celui-ci étant entendu par Hegel comme l’exposition de la vérité dans la forme du concept. L’élaboration du discours philosophique menacerait la « consistance pure et solide de l’être » qu’il vise. Cette consistance subsisterait ainsi, selon la posture romantique critiquée par Hegel, extérieurement au savoir. En effet, les tenants de l’exigence d’une réinstauration immédiate de la substantialité perdue opposent vérité et scientificité, chose en soi et connaissance, puisque « le vrai n’existe que dans ce que, ou plus exactement que comme ce que l’on appelle tantôt intuition, tantôt savoir immédiat de l’absolu, religion, l’être1 ». Ils proposent donc d’adopter, « en partant de là, pour

l’exposition de la philosophie le contraire de la forme du concept2 ». Évidemment, les cibles que

vise Hegel sont ici nombreuses. Comme on le voit dans l’extrait cité, elles ne tiennent pas un discours uniforme sur la manière de renouer avec la substance, c’est-à-dire avec la vérité. Cependant, elles partagent toutes le même présupposé : elles font de l’être une chose en soi, une base fixe. Elles comprennent donc la substance comme un ὑποκείμενον, c’est-à-dire comme un substrat, une chose passive et sans vie. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent concevoir le discours scientifique comme un moment intrinsèque au déploiement même de l’être : cela impliquerait à l’inverse de prêter à celui-ci une activité et un caractère processuel et une rationalité.

C’est précisément le présupposé de la fixité de l’être et du caractère fini du savoir que Hegel cherche à renverser en suggérant d’appréhender et d’exprimer « le vrai non comme

substance, mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 ». Cette formule célèbre

de la « Préface » de la Phénoménologie ne doit surtout pas être lue comme l’expression d’une opposition unilatérale entre le sujet et la substance. Le « ebensosehr », « tout aussi bien », ne doit pas être négligé4. Comme le note D. Wittmann, pour la conscience qui ne s’est pas encore élevée

1 PhE, 61 [15]. 2 PhE, 61 [15]. 3 PhE, 68 [23].

4 Sur la spécificité de cette formulation hégélienne dans laquelle le lecteur a tendance à ajouter un « nur » – pourtant

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au point de vue de la spéculation, le couple sujet/substance paraît en effet opposer « le savoir (la certitude) et la vérité (l’en soi)1 ». Il s’agit de l’erreur commise par l’irrationalisme romantique,

mais aussi par le dogmatisme et par Kant : ceux-ci font de la substance (ou de l’absolu) une « pierre de touche extérieure2 » au savoir. Pour le point de vue non spéculatif, la substance

correspond ainsi à la vérité en tant qu’elle ne peut être visée qu’extérieurement par le savoir. Compris ainsi, le terme « substance » revêt la connotation négative que nous lui avons prêtée plus haut. Or, en surmontant la représentation de l’extériorité de l’être et du savoir conceptuel, la conscience libère en même temps la substance de sa fixité : celle-ci n’est plus une chose statique, mais la substance vivante (die lebendige Substanz). Par « substance vivante », Hegel entend « le mouvement de pose de soi-même par soi-même, ou encore, la médiation avec soi-même du devenir autre à soi-même3 ». Il s’agit moins là d’une « absorption de la substance dans le sujet »

que de la « reconnaissance de ce que la substance, d’origine, s’articule en elle-même comme automouvement4 ». Pour le point de vue spéculatif, la substance elle-même est mouvement,

activité de se réfléchir. La vérité n’existe donc pas comme un en soi avec lequel la pensée, l’intuition ou bien le sentiment d’une subjectivité extérieure et finie devrait s’efforcer de coïncider. Bien plutôt, la substance est sujet en tant qu’elle se vérifie elle-même en se posant dans son autre, c’est-à-dire le savoir, ou se particularise dans l’étant pour se retrouver en lui :

[S]eule cette identité qui se reconstitue ou la réflexion dans l’être autre en soi-même – et non une unité originelle en tant que telle, ou immédiate en tant que telle – est le vrai. Le vrai est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin5.

La vérité ne saurait donc s’apparenter à une égalité simple avec soi-même, ou à un être indifférencié. Le contenu ne peut être vrai que s’il se différencie pour passer dans le savoir. C’est pourquoi D. Wittmann écrit que « tout ce qui est n’acquiert son sens et son poids que dans et par le savoir et que le savoir est l’élément dans lequel les choses sont présentes dans leur vérité6 ».

pourrait laisser penser que Hegel reconduit un dualisme entre la substance (l’en soi) et le sujet (le pour soi). Or, la phrase correctement comprise suggère plutôt que la substance est en sa vérité sujet, activité de venue à soi.

1 D. Wittmann, « Remarques sur la substance et le sujet dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit », Revue internationale

de philosophie, No. 240, 2007/2, p. 142.

2 Ibid., p. 142. 3 PhE, 69 [23].

4 G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, « Absolu/sujet. Le logique, le dialectique et le spéculatif », Laval théologique et

philosophique, Vol. 51, 1995/2, p. 246.

5 PhE, 69 [23].

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En passant dans le savoir pour se réfléchir en lui, la substance se montre ainsi en sa vérité, c’est-à-dire comme sujet. Est sujet, au sens fort du terme, ce qui se sait soi-même dans son autre. En affirmant que le vrai doit être appréhendé et exprimé non comme substance statique, mais comme sujet, c’est donc le caractère processuel et réflexif de la vérité que Hegel souligne avec force. La vérité ne peut plus être entendue comme un accord immédiat du savoir, de l’intuition ou du sentiment avec l’être. Dans une addition de l’Encyclopédie, Hegel propose en fait de comprendre la vérité comme l’« accord d’un contenu avec soi-même » plutôt que comme « l’accord d’un ob-jet avec notre représentation1 ». Selon son concept spéculatif, la vérité est

l’identité en procès dans laquelle être et savoir se réfléchissent l’un dans l’autre. J.-F. Kervégan parle d’un processus d’« acheminement incessant de l’être vers son concept et du concept vers l’être2 ». De ce point de vue, le savoir n’est pas extérieur au contenu, ni le contenu au savoir.

1.1.2 – Le refus romantique de l’horos

Pour Hegel, le refus romantique d’un développement progressif du savoir conceptuel en vue d’« instaurer le sentiment de l’essence3 » ne peut déboucher que sur une exaltation vide de la

substance. L’irrationalisme entend préserver la substance dans sa richesse et sa pureté en la laissant subsister dans son identité simple, comme un pur en soi. Or, cette absence de différenciation traduit plutôt une pauvreté du contenu. L’intuition immédiate de l’absolu que le romantisme exalte est en réalité la « jouissance indéterminée [d’une] divinité indéterminée4 », le

simple mirage d’une profondeur. La substance demeure pour ainsi dire fermée sur elle-même. Hegel juge que ce mépris de la détermination du contenu, et donc de la médiation, doit être pris pour ce qu’il est : un enthousiasme (Begeisterung) qui se nourrit de sa propre indétermination, une inspiration confuse qui exprime moins le dévouement envers Dieu que l’imagination de compter parmi ses élus, c’est-à-dire parmi ceux qu’il laisse accéder à la sagesse (Weisheit). C’est pourquoi Hegel qualifie finalement cet irrationalisme de prophétisme :

Ce discours prophétique s’imagine qu’en agissant ainsi, précisément, il reste juste au centre et dans la profondeur, et jette un regard méprisant sur la déterminité (l’horos), et se tient intentionnellement éloigné du concept et de la nécessité, en ce qu’ils sont la réflexion qui n’a de demeure que dans la finitude. Mais de même qu’il existe une largeur vide, il y a aussi une profondeur vide ; de même qu’il y a une extension de la

1 ESP, I, § 24, Z, 2, 479 [86].

2 J.-F. Kervégan, « La science de l’idée pure », loc. cit., p. 207. 3 PhE, 62 [16].

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substance, qui se répand en une multiplicité finie, sans avoir la force de la contenir rassemblée, de même ce discours est une intensité sans aucune teneur, qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion, et, dès lors, est la même chose que la superficialité1.

« Ὅρος » signifie limite, borne2. Le terme employé par Hegel traduit bien la désaffection

du romantisme pour tout contenu fini, c’est-à-dire limité. Déterminer l’absolu, ou la substance, correspond à lui assigner une borne, c’est-à-dire à le circonscrire (la substance est x et non y). L’irrationalisme rejette toute détermination pour préserver la substance dans son illimitation et sa « fermentation débridée3 ». Ce faisant, il conçoit l’absolu comme la négation abstraite de tout

contenu fini. C’est le mauvais infini hégélien, qui consiste à porter hors de soi sa limite : « Un tel infini, qui n’est qu’un particulier, est à côté du fini, a en celui-ci, précisément par là, sa borne, sa limite, n’est pas ce qu’il doit être, n’est pas l’infini, mais est seulement fini4. » L’absolu romantique,

en ce qu’il n’est que pure absence de limite, est limité par la finitude, dont il est la négation. C’est pourquoi L. Siep peut affirmer que Hegel critique les conceptions « abstraites » de l’absolu dans la « Préface » de la Phénoménologie5 : l’absolu romantique est abstrait en raison de son immédiateté

et de sa pure indétermination.

Ce mépris de l’horos, avance Hegel, est en réalité un abandon de l’entendement. L’entendement détermine ses ob-jets en leur conférant la forme de l’universalité (x est un bourgeon, une rose). Cette forme n’est cependant qu’abstraitement universelle : l’entendement maintient en effet unilatéralement les déterminations qu’il pose comme autant de différences fixes et isolées (x n’est qu’un bourgeon ou qu’une rose). L’entendement sépare et analyse le contenu en différences qu’il absolutise, c’est-à-dire qu’il cristallise : « L’activité de dissociation, écrit Hegel, est la force propre et le travail de l’entendement, de la plus étonnante et la plus grande puissance qui soit, ou, pour tout dire : de la puissance absolue6. » P.-J. Labarrière le décrit comme

un « principe de classification » dont l’œuvre « consiste à diviser les choses et à établir des rapports fixes entre les éléments qu’elles comportent7 ». B. Bourgeois note quant à lui que « la

1 PhE, 63 [17].

2 A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, édition revue par L. Séchan et P. Chantraine, Paris, Librairie Hachette, 1950,

p. 1406.

3 PhE, 64 [17].

4 ESP, I, § 95, 360 [201] : « Le dualisme, qui rend insurmontable l’opposition du fini et de l’infini, ne fait pas la

réflexion simple, que de cette manière l’infini est aussitôt seulement l’un des deux [termes], qu’on fait de lui, par là, un être seulement particulier, auquel s’ajoute le fini comme l’autre particulier. »

5 L. Siep, Hegel’s Phenomenology of Spirit, op. cit., p. 55. 6 PhE, 79 [36].

(27)

richesse (confuse) de l’intuition sensible s’oppose [aux] déterminations unilatérales que l’entendement fixe et absolutise1 ». Le romantisme exalte l’intuition pour conserver la pureté

d’une vérité parfaitement identique à elle-même, qui n’a pas encore été morcelée par le travail d’analyse de l’entendement. Hegel ne manque pas, d’ailleurs, de décrier cette position qui maintient le contenu dans une originarité indéterminée : « Le cercle qui repose refermé sur lui-même, et qui, en tant que substance, tient tous ses moments, est le rapport immédiat et qui n’a donc rien d’étonnant2. » Pour ne rien échapper de la plénitude de la substance, de l’être

appréhendé immédiatement en son unité, l’irrationalisme préserve l’intuition de toute altération, et donc de toute limitation par l’entendement. Le paradoxe de cet irrationalisme consiste en ce qu’il est contraint, au nom de l’unité, d’exclure l’entendement et de reproduire du même coup « cet agir séparateur [justement] constitutif de l’entendement3 ». La recherche de plénitude de la

conscience romantique la conduit à exclure de l’absolu les déterminations finies posées par l’entendement. Elle cristallise ce faisant une opposition entre absoluité et finitude, et entrave le déploiement de la substance dans son unité concrète, comme sujet infini qui se retrouve lui-même dans son autre, soit le fini.

Plusieurs passages de l’œuvre de Hegel, notamment dans la Differenzschrift, font ressortir l’unilatéralité de la pensée qui s’en tient au point de vue de l’entendement. Il serait pourtant réducteur de passer sous silence la fonction positive qui revient à l’entendement dans la conception hégélienne de la pensée : il faut bien, comme le dit Hegel, reconnaître à la pensée qui relève de l’entendement « son droit et son mérite4 ». C’est que la connaissance doit

immanquablement passer par un travail de classification et de détermination5. L’entendement est

à ce titre un moment essentiel de l’exposition de la vérité que néglige le romantisme. C’est l’entendement qui donne la détermination du concept en élevant le contenu à sa forme universelle (d’abord abstraite, comme nous l’avons mentionné) : il marque un arrêt par lequel la pensée peut appréhender le contenu dans toute sa précision et sa clarté, c’est-à-dire en toutes ses différences déterminées. J. Hyppolite précise en outre que, pour le point de vue spéculatif qui considère la pensée et l’être dans leur unité dynamique, l’entendement « n’est pas seulement notre

1 G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, « La Science de la Logique », trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin,

2014, p. 510, note 1.

2 PhE, 79 [36].

3 B. Bourgeois, « Présentation de L’Encyclopédie des sciences philosophiques », dans G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences

philosophiques, I, « La Science de la Logique », op. cit., p. 34.

4 ESP, I, § 80, Z, 510 [169].

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