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L'appropriation par les adolescentes du contenu d'une série de fiction sur le suicide, diffusée sur le web : le cas de 13 Reasons Why

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Academic year: 2021

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L'appropriation par les adolescentes du contenu d'une

série de fiction sur le suicide, diffusée sur le web : le

cas de 13 Reasons Why

Mémoire

Pénélope Chandonnet

Maîtrise en communication publique - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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L’appropriation par les adolescentes du contenu d’une

série de fiction sur le suicide, diffusée sur le web :

le cas de 13 Reasons Why

Mémoire

Pénélope Chandonnet

Sous la direction de :

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Résumé

Ce mémoire porte sur la production des significations par les adolescentes du contenu d’une série de fiction sur le suicide, dans un contexte de panique morale. Plus

particulièrement, je traite du cas de la série 13 Reasons Why, diffusée en ligne sur Netflix. Ma recherche s’inscrit dans les études sur les filles, fondées sur l’écoute des voix des jeunes femmes. La méthodologie adoptée est qualitative et inductive. J’ai procédé à une analyse thématique des commentaires publiés par des adolescentes sur la page Facebook de la série, en vue de répondre à des questions portant sur quatre dimensions de la réception : l’expérience d’écoute, l’appropriation des contenus au quotidien, l’intervention du contexte de panique morale dans la production du sens et les transformations des significations. L’analyse a permis d’en savoir plus sur l’expérience de l’écoute en rafale. Pour ce qui est de l’appropriation des contenus, on a vu émerger des opinions variées et parfois contradictoires, surtout en ce qui concerne la représentation du suicide et de la violence sexuelle. La douleur exprimée à la vue des scènes difficiles va à l’encontre de l’avis des autorités interviewées dans les médias, selon lequel le suicide dans la série semble facile et indolore. Les commentaires des adolescentes laissent transparaître un esprit plus critique vis-à-vis du contenu de la série que le laissent croire ces autorités. Des formes d’appropriation typiques de l’éthique de la sollicitude ont aussi émergé des textes étudiés : énoncés sur l’importance de la gentillesse, offres de soutien moral et pistes de résolution de problèmes personnels. Peu d’adolescentes s’expriment sur le contexte de panique morale. Celles qui en traitent semblent accorder plus de crédibilité aux spécialistes qu’aux autorités scolaires. J’ai finalement noté que l’ouverture des adolescentes à la discussion ouvre la voie à la négociation et à la transformation des significations.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre 1 : La problématique ... 5

1.1 L’effet 13 Reasons Why ... 5

1.2 Le suicide, un problème social ... 9

1.2.1 Le suicide chez les femmes ... 9

1.2.2 Le suicide chez les jeunes ... 10

1.3 Les représentations du suicide dans les médias ... 12

1.4 La réception des séries télévisuelles ... 16

1.5 Les questions de recherche ... 18

1.5.1 Les questions particulières ... 19

Chapitre 2 : Le cadre conceptuel ... 20

2.1 Les concepts ... 20

2.1.1 L’expérience d’écoute ... 20

2.1.2 L’appropriation ... 22

2.1.3 La panique morale ... 25

2.1.4 La transformation des significations ... 26

2.2 Les études sur les filles ... 27

2.2.1 Le concept de voix ... 29

Chapitre 3 : La méthodologie ... 31

3.1 L’approche qualitative et inductive ... 31

3.2 La méthodologie dans les études sur les filles ... 32

3.3 La collecte des points de vue des adolescentes ... 32

3.3.1 L’entretien et la vulnérabilité perçue des adolescentes ... 33

3.3.2 La parole publique écrite des adolescentes dans les médias sociaux ... 36

3.3.3 Les considérations éthiques de la recherche dans les médias sociaux ... 37

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3.5 L’analyse thématique ... 41

Chapitre 4 : L’analyse des points de vue des adolescentes ... 44

4.1 L’expérience d’écoute ... 44

4.1.1 « i watched it all in one day » : l’écoute en rafale comme mode d’écoute ... 44

4.1.2 « It was so hard for me to watch omg » : les impressions des adolescentes lors de l’écoute ... 47

4.2 L’appropriation ... 48

4.2.1 « I know why Hannah killed her self » : les interprétations et les opinions sur le contenu de la série ... 49

4.2.2 « anyone who needs any help or anyone to talk to I’m always here » : l’intégration d’éléments du contenu de 13 Reasons Why dans la vie de tous les jours ... 59

4.2.3 « Its true in a teenage world » : l’intégration d’éléments du contenu en fonction des expériences personnelles ... 62

4.2.4. « adults dont think like kids » : l’affirmation de l’identité adolescente en opposition à l’identité adulte ... 66

4.3 La panique morale ... 67

4.3.1 « They wouldn’t allow it to be watched in school » : les références et les réponses à la panique morale ... 69

4.4 La transformation des significations ... 70

Conclusion ... 72

Bibliographie ... 80

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Remerciements

Je n’aurais pas mené ce mémoire à terme sans le soutien et les encouragements de plusieurs personnes. Je vous remercie énormément.

Je souhaite exprimer toute ma gratitude à Manon Niquette, ma directrice de recherche, pour sa patience, sa disponibilité, ses commentaires constructifs, ses corrections rigoureuses, son temps et son écoute. Nos conversations, entre autres sur les approches qualitatives, ont été essentielles à mon apprentissage (toujours en cours). Merci d’avoir approfondi mon intérêt pour la recherche féministe et de m’avoir fait découvrir les multiples facettes de cette perspective, en particulier les études sur les filles. Merci de m’avoir motivée lors de mes moments de doute et d’avoir toujours continué de croire en moi et en ma recherche.

Je désire remercier les évaluatrices de ce mémoire : Josette Brun et Josianne Millette. C’est un privilège de savoir que vous corrigez ma recherche. Vos aptitudes dans vos domaines respectifs vont améliorer mon travail. Merci énormément pour votre temps.

Je suis aussi sincèrement reconnaissante à mes deux alliés : ma très bonne amie Mélody et mon amoureux Mathieu. Vous m’avez écouté alors que mes propos n’étaient pas toujours cohérents. Vous m’avez permis d’éclaircir mes idées. Je veux souligner l’aide additionnelle de Mathieu, merci pour la mise en page, les corrections et les lectures lorsque je ne voyais plus les mots à l’écran.

Finalement, je tiens à remercier ma famille. Vous m’avez toujours poussé à me surpasser. Votre soutien a été essentiel à l’achèvement de ce mémoire.

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Introduction

En mars 2017, Netflix, un diffuseur en ligne populaire à l’échelle mondiale, commence la diffusion de la série 13 Reasons Why (13 Raisons) sur sa plateforme numérique. Il s’agit de l’adaptation du roman homonyme publié en 2007. L’histoire porte sur le suicide d’une adolescente, Hannah Baker, qui laisse derrière elle 13 cassettes expliquant les situations qui l’ont poussée à passer à l’acte. Composée de 13 épisodes durant entre 45 et 60 minutes, cette série est celle qui a généré le plus de gazouillis (tweets) dans la semaine suivant son arrivée en ligne, soit plus de 3.2 millions (Demaria, 2017 : En ligne)1.

La popularisation d’Internet a largement modifié la réception des séries télévisées. Il est dorénavant possible de les écouter en ligne. Le public n’est donc plus restreint à une plage horaire. La réception peut aussi se produire à divers endroits, privés ou publics, et avec différents écrans, dont le téléphone intelligent et l’ordinateur. En plus de cette flexibilité, les membres de l’auditoire peuvent interagir en ligne avec d’autres internautes lors de l’écoute et après celle-ci. Les personnes partagent leurs opinions et leurs théories au sujet de l’histoire et des personnages. Les séries télévisées s’accompagnent d’ailleurs d’une page Facebook officielle où tout le monde peut aller s’exprimer. De plus, cette plateforme numérique permet aux admiratrices et aux admirateurs d’une série de faire leurs propres pages et groupes. Ces endroits sont propices à la création d’une communauté d’internautes. Avant les années 2000, les études culturelles ont traité abondamment de la réception. Cependant, le nouveau paysage médiatique fait en sorte qu’une attention renouvelée à la réception est nécessaire afin de bien comprendre ce phénomène.

Par ailleurs, de plus en plus de séries en ligne ciblent les filles et les jeunes femmes. Les histoires portent principalement sur leurs expériences. On y présente, entre autres, les inégalités et les diverses formes d’oppression auxquelles elles sont confrontées au quotidien. Ces séries sont produites dans un vaste éventail de genres, incluant la comédie,

1. Les informations sont tirées de Fizziology, une firme de recherche sur les réseaux sociaux, qui a fait diffuser ses résultats par la firme de relations publiques Blastmedia. Le nombre de gazouillis (tweets) provient d’un échange de courriel entre l’auteure et la compagnie Twitter.

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le drame, l’action, les séries pour adolescentes et adolescents, etc. Parmi elles, plusieurs ont suscité des débats à l’échelle internationale. C’est le cas d’Insatiable, une production de Netflix, dont la sortie de la bande-annonce a provoqué l’indignation populaire. On accuse la série de promouvoir la « grossophobie » (fat shaming) parce que l’histoire porte sur une adolescente avec un surpoids qui est victime d’intimidation. À la suite d’un accident à la mâchoire l’empêchant de manger, elle perd du poids et décide de prendre part à des concours de beauté afin de se venger des moqueries de ses camarades de classe.

La série 13 Reasons Why a aussi déclenché une polémique. Le thème du suicide, central à la trame narrative, et la présentation explicite du passage à l’acte ont soulevé un vent d’inquiétude relayé par les médias. On donnait la parole à des spécialistes des domaines de la santé, de l’intervention sociale et de l’éducation qui insistaient sur le risque que représentait la série pour les jeunes vulnérables. Toutefois, le débat a rarement laissé place aux opinions des adolescentes et des adolescents. Le suicide constitue, encore aujourd’hui, un problème social d’envergure. On associe souvent le suicide aux hommes, mais les femmes, et plus particulièrement les adolescentes, font plus de tentatives de suicide. Je traiterai de ce sujet plus en profondeur dans le prochain chapitre.

Dans le premier chapitre, je présenterai en détail ma problématique de recherche. Je débuterai en précisant l’ampleur du débat entourant la sortie de la série 13 Reasons Why dans la presse québécoise. Je soulignerai la place importante des médias et des spécialistes des domaines de la santé et de l’intervention sociale dans l’instauration d’un climat d’inquiétude. Par la suite, je dresserai un portrait de la problématique du suicide en portant une attention particulière à la situation des adolescentes. Je présenterai une recension des études portant sur la représentation du suicide dans les médias d’information, puis dans la fiction. Puis, je discuterai de la pertinence d’étudier la réception des séries télévisées en ligne. Finalement, je formulerai ma question de recherche, qui est accompagnée de quelques questions de recherche particulières.

Dans le deuxième chapitre, je développerai mon cadre théorique dont les notions sont principalement tirées des études culturelles de la réception. Je commencerai en définissant

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le concept d’expérience d’écoute, suivi des concepts d’appropriation, de panique morale et de transformation des significations. Ensuite, je traiterai des études sur les filles, courant dans lequel s’inscrit ma recherche. Je terminerai en expliquant le concept de voix, soulignant ainsi l’importance d’écouter les adolescentes.

Dans le troisième chapitre, j’expliquerai ma démarche méthodologique. Je ferai une présentation brève de l’approche qualitative inductive. Je spécifierai ensuite quelques éléments méthodologiques des études sur les filles. Je décrirai la façon dont j’ai procédé pour collecter les points de vue des adolescentes, en incluant les considérations éthiques relatives à la recherche sur les jeunes et la collecte de textes sur Facebook. Par la suite, j’énumèrerai les critères de sélection des commentaires pour la constitution de l’échantillon, en plus de définir le concept d’échantillonnage théorique. Pour clore ce chapitre, je définirai l’analyse thématique.

Dans le quatrième et dernier chapitre, je présenterai l’analyse des points de vue des adolescentes en fonction de mes questions de recherche particulières. Je commencerai en traitant de la description par les adolescentes de leur expérience d’écoute. Je soulignerai l’importance qu’y prend l’écoute en rafale. J’apporterai des précisions sur les apports précieux des réactions vécues lors de l’écoute. Par la suite, j’élaborerai au sujet de l’appropriation que les adolescentes font des contenus dans leur vie quotidienne à la suite du visionnement de cette série de fiction. J’entamerai cette partie en décrivant les perceptions complexes et diversifiées que les jeunes femmes ont partagées au sujet de quelques thèmes de 13 Reasons Why. Je continuerai en traitant des bénéfices que les adolescentes tirent de leur interprétation des contenus pour leur propre développement personnel. Puis, j’engagerai une réflexion à propos de l’attention portée par les adolescentes au contexte de panique morale suscité par les autorités psychomédicales après l’arrivée de la série sur Netflix. Finalement je discuterai de la transformation des significations pendant l’écoute et lors des discussions avec d’autres personnes.

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En conclusion, je dresserai une synthèse des commentaires des points de vue des adolescentes. J’aborderai aussi les limites de ma recherche et je terminerai avec des pistes de réflexion pour le futur.

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Chapitre 1 : La problématique

1.1 L’effet 13 Reasons Why

La série 13 Reasons Why débute peu de temps après le suicide d’Hannah, lorsqu’un de ses camarades de classe, Clay Jensen, reçoit 13 cassettes à sa porte. À partir de ce moment, l’histoire alterne entre le passé, soit la vie d’Hannah et les événements qui l’ont blessée, et le présent, soit Clay qui réagit à l’écoute des cassettes. Les problèmes vécus par Hannah, et parfois par d’autres personnages, portent sur certains thèmes récurrents, dont les violences faites aux filles et aux femmes, principalement celles d’ordre sexuel, l’intimidation et la vie sociale au secondaire, dont la pression des pairs et la malice des adolescentes populaires et méchantes (mean girls).

Au Québec, un débat public a vu le jour après la diffusion de 13 Reasons Why. Peu après l’arrivée de la série sur la plateforme numérique, les médias d’information ont contribué à l’instauration d’un climat d’inquiétude en diffusant largement l’opinion des personnes considérées comme des expertes et des effets négatifs associés aux représentations du suicide.

Dans le cas de la série 13 Reasons Why, plusieurs médias ont diffusé l’avis de spécialistes sur la gravité de la situation. Dans le communiqué de presse de l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS) et dans un article rédigé par Jérôme Gaudreault (directeur général de l’AQPS), il est mentionné que « [l]es intervenants scolaires, les organisations en prévention du suicide et des parents sont inquiets » (Gaudreault, 2017 : AQPS, 2017). Des articles publiés dans la presse québécoise rapportent que les commissions scolaires, les écoles privées et les institutions qui œuvrent dans le milieu de la santé et des services sociaux ont reçu une lettre des ministères de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) qui souligne que la situation entourant la série 13 Reasons Why et le suicide chez les jeunes est inquiétante (Dion, 2017; Radio-Canada, 2017a). On peut lire dans ces articles que des commissions scolaires, des collèges et des écoles de la province ont contacté les parents pour leur conseiller d’écouter l’émission avec leurs enfants et de discuter avec ces derniers des risques associés à la représentation du suicide (Scali, 2017; Allard, 2017; Radio-Canada, 2017b).

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Le risque que la série puisse constituer un danger pour « les jeunes vulnérables » et avoir une influence négative sur eux est grandement diffusé dans les médias (Gaudreault, 2017; Daoust-Boisvert, 2017; AQPS, 2017; Scali, 2017; Canada et coll., 2017; Radio-Canada, 2017a; Dion, 2017; Touzin, 2017; Ouimet, 2017). Cette inquiétude a aussi été exprimée par la ministre Charlebois qui, lors d’une conférence de presse, a mis l’accent, d’une part, sur la nécessité d’agir pour diminuer l’effet possiblement négatif et, d’autre part, sur les ressources dont on dispose au Québec, par exemple les lignes d’appels (Therrien, 2017; St-Yves, 2017; Croteau, 2017; Bellerose, 2017).

Plusieurs autorités en la matière2 critiquent les multiples éléments de la série qui pourraient créer un effet d’entraînement (influencer les jeunes à se suicider), dont la présentation à l’écran du suicide de la protagoniste. Certains spécialistes estiment que la mise en scène explicite du suicide pourrait être vue comme un mode d’emploi (Gaudreault, 2017; Ouimet, 2017). D’autres sommités, dont Luc Massicotte (directeur général du Centre de prévention suicide Les deux rives) et Réal Labelle (psychologue et directeur du Centre de recherche et d'intervention sur le suicide et l'euthanasie), mentionnent que la présentation du suicide dans le dernier épisode est empreinte de romantisme, ce qui augmente le risque d’identification et le passage à l’acte (Labelle dans Daoust-Boisvert, 2017; Massicotte dans Radio-Canada, 2017a; Kennedy, 2017). De plus, ces spécialistes affirment que si des jeunes trouvent des similitudes entre eux et Hannah, que ce soit sur le plan de la personnalité ou des problèmes vécus, il est possible qu’ils s’identifient et optent alors pour la même solution (AQPS, 2017; Gaudreault, 2017; Labelle dans Daoust-Boisvert, 2017). Le réalisme de la série constituerait aussi un problème, puisque la situation dépeinte ne serait pas représentative de la réalité (AQPS, 2017; Ouimet, 2017).

Les autorités désapprouvent aussi le message négatif qu’envoie 13 Reasons Why à son auditoire. Tout d’abord, on reproche à la série de donner l’impression que le suicide peut servir d’instrument de vengeance (Cowan dans Ouimet, 2017; Renaud dans Touzin, 2017). Ensuite, l’émission sous-entend que le suicide est inévitable et qu’il est impossible d’avoir

2. Les autorités en la matière sont des médecins, des psychologues, des personnes œuvrant en service social ou en recherche, des centres et des associations de prévention du suicide.

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une influence positive dans la vie d’une personne (Renaud dans Touzin, 2017 : En ligne). Elle laisse croire que des individus peuvent être coupables du suicide d’une personne alors qu’il s’agit d’une décision personnelle (AQPS, 2017; Gaudreault, 2017; Igartua dans Ouimet, 2017). En outre, le suicide est présenté comme étant une solution à un ou des problèmes, quelque chose de naturel, alors que ce n’est pas le cas. Le suicide n’est pas le résultat d’un lien de cause à effet. On ne peut pas trouver de raisons univoques pour expliquer le suicide. Il s’agit d’un phénomène complexe qui est dû à l’interaction de plusieurs facteurs entre eux, ce qui n’est pas montré dans la série selon les spécialistes. Les troubles de santé mentale et la dépression sont d’importants facteurs aussi omis dans l’émission (Paquette dans Allard, 2017; Daoust-Boisvert, 2017; Touzin, 2017; AQPS, 2017; Ouimet, 2017; Gaudreault, 2017). Enfin, le portrait des intervenants est très négatif. Dans la réalité, les intervenants se préoccuperaient beaucoup de la situation des jeunes (AQPS, 2017; Gaudreault, 2017; Ouimet, 2017; Touzin, 2017).

Dans un autre ordre d’idées, plusieurs sommités s’en remettent au sens commun lorsqu’ils traitent des dangers associés à la représentation du suicide à l’écran et le risque d’imitation (Alongi dans Kennedy, 2017; Gaudreault, 2017; Renaud dans Touzin, 2017; Daoust-Boisvert, 2017). Il est important de rappeler qu’il n’y a pas unanimité sur la question parmi les spécialistes de la santé et de l’intervention sociale (Hsu dans Kennedy, 2017). Les sommités invitées par les médias ont aussi fait usage du sens commun pour qualifier la scène du suicide comme étant romantique et faisant l’éloge du suicide. Il s’agit seulement de leur opinion personnelle sur le sujet, mais on ne dit rien de la façon dont les jeunes ont perçu la scène.

Au courant de l’été 2017, le débat a été relancé par plusieurs grands médias d’information au Québec lorsqu’une étude publiée dans le Journal of the American Medical Association concernant les recherches sur Internet au sujet du suicide à la suite de la diffusion de l’émission a été dévoilée (Associated Press, 2017a; Associated Press, 2017b; Associated Press, 2017c; Agence France-Presse, 2017; Santini, 2017)3. La publication affirme que les

3. Les médias qui ont diffusé les résultats de l’étude sont Radio-Canada, TVA, La Presse, L’actualité et Le

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États-Unis ont connu une hausse de 19 % des recherches utilisant le mot « suicide » après la sortie de la série sur Netflix. Les recherches qui ont augmenté de façon significative portaient sur les idéations suicidaires (« how to commit suicide » en hausse de 26 %, « commit suicide » en hausse de 18 %, « how to kill yourself » en hausse de 9 %), sur les lignes d’appels de prévention du suicide (« suicide hotline number » en hausse de 21 %, « suicide hotline » en hausse de 12 %) et sur les connaissances en matière de suicide et de la problématique du suicide chez les jeunes (« suicide prevention » en hausse de 23 %, « teen suicide » en hausse de 34 %) (Ayers et coll., 2017; E1). Les auteurs de la recherche stipulent que pour diminuer la possibilité des effets négatifs, Netflix devrait appliquer les recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) à la série 13 Reasons Why, soit de ne pas montrer explicitement le suicide et d’ajouter les numéros des lignes d’appel à tous les épisodes (Ayers et coll., 2017 : E1). Il est toutefois important de préciser que les recommandations de l’OMS s’adressent aux personnes travaillant dans le milieu journalistique et qu’elles s’appliquent aux reportages sur le suicide dans les nouvelles (OMS, 2002; OMS, 2008). Il serait pertinent de voir si ces recommandations sont nécessaires dans le cas de la fiction.

Les articles dans lesquels on donne la parole à une adolescente sont rares. Le point de vue des jeunes occupe peu de place dans ce débat. Un journaliste affirme d’ailleurs à ce sujet que les seules opinions sur la série reconnues comme valables sont celles des spécialistes et des parents; il va jusqu’à ajouter que puisqu’il ne fait pas partie de ces catégories, sa propre opinion a peu d’importance (Therrien, 2017 : En ligne). Encore une fois, les adolescentes et les adolescents doivent passer leurs opinions sous silence alors que les adultes auraient « raison ». Le sens commun a plus de poids dans le débat que les expériences des jeunes. Afin de mieux saisir la situation, il est essentiel de comprendre le problème du suicide et de voir en quoi les adolescentes sont à risque de se suicider. Cela permettra de montrer dans quelle mesure leurs opinions sont importantes et doivent être prises en compte à propos des discussions au sujet des représentations du suicide.

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1.2 Le suicide, un problème social

L’acte du suicide s’avère un problème social considérable. Dans une étude sur la prévention du suicide, l’OMS a révélé que « [c]haque année, plus de 800 000 personnes se suicident dans le monde, soit une personne toutes les 40 secondes » (OMS, 2014 : 11). À l’échelle mondiale, en 2012, le suicide se classait comme la 15e cause de décès, avec 1,4 % des mortalités totales (OMS, 2014 : 22). Plus particulièrement, au Canada, le suicide était considéré en 2009 comme étant la neuvième cause de décès (Statistique Canada, 2017a : En ligne). Il a atteint le même rang en 2012 au Québec (Institut de la statistique du Québec [ISQ], 2016 : 69). Il est aussi possible de remarquer que les données sur le suicide sont souvent regroupées sous les catégories « sexe » et « âge » (Statistique Canada, 2017a; Levesque et coll., 2018). Cela permet d’avoir des informations plus précises sur la situation des adolescentes.

1.2.1 Le suicide chez les femmes

Dans les lignes qui suivent, les suicides achevés et les tentatives de suicide seront abordés en portant une attention particulière à la différenciation selon le sexe. Par la suite, il sera question de l’importance de considérer les tentatives de suicide lorsque l’on s’intéresse au phénomène du suicide. Finalement, je discuterai du fait que le problème du suicide est souvent considéré comme étant un problème masculin.

Au Canada et au Québec, le taux de suicide selon le sexe correspond à trois hommes pour une femme (Statistique Canada, 2017a; MSSS, 2012; Levesque et coll., 2018). En revanche, les femmes font plus de tentatives de suicide (MSSS, 2012; Statistique Canada, 2017a). Considérant cela, elles sont plus souvent hospitalisées à la suite d’une tentative de suicide que les hommes. L’écart entre les tentatives de suicide chez les femmes et les suicides achevés chez les hommes pourrait entre autres s’expliquer par la différence des méthodes utilisées. En effet, les hommes ont tendance à employer des moyens plus radicaux, tandis que les femmes optent généralement pour l’empoisonnement, lequel constitue la principale raison pour admettre quelqu’un à l’hôpital à la suite d’une tentative de suicide (Statistique Canada, 2017a : En ligne). Par ailleurs, les femmes souffrent plus souvent de détresse psychologique que les hommes (Baraldi et coll., 2015 : 92). La détresse

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psychologique est un facteur important lié à la santé mentale des individus (Baraldi et coll., 2015; Camirand et Nanhou, 2005). Elle peut être définie comme étant « le résultat d’un ensemble d’émotions négatives ressenties par les individus qui, lorsqu’elles se présentent avec persistance, peuvent donner lieu à des syndromes de dépression et d’anxiété » (Camirand et Nanhou, 2005 : 1). Elle représente un facteur de risque majeur par rapport à la problématique du suicide (MSSS, 2012 : 8). De plus, les femmes sont plus nombreuses à avoir des pensées suicidaires (Baraldi et coll., 2015 : 105).

Dans les données sur le suicide, on s’intéresse principalement aux suicides achevés. Toutefois, une tentative de suicide « constitue le plus important facteur de prédiction d’un décès par suicide » (OMS, 2014 : 25). De plus, les tentatives de suicide affectent grandement l’individu, son entourage et la société « [e]n raison de l’utilisation des services de santé pour soigner les blessures, de l’impact psychologique et social d’un tel comportement sur la personne concernée et ses proches et, parfois, de l’invalidité à long terme qui résulte des blessures » (OMS, 2014 : 25). Même s’il est difficile de recenser le nombre exact de tentatives de suicide, il y en aurait environ 20 pour un suicide achevé (Statistique Canada, 2017a : En ligne), ce qui fait des tentatives de suicide un phénomène important à prendre en compte.

La plupart du temps, lorsqu’on parle de suicide au Canada et au Québec, la problématique et les solutions gravitent autour des hommes. De ce fait, il est possible de remarquer que la surmortalité des hommes de 15 à 24 ans est en diminution principalement grâce à la diminution du taux de suicide. Dans les rapports statistiques, on tend à mettre davantage l’accent sur ce point, tandis qu’on fait peu référence aux variations du taux de suicide chez les femmes (ISQ, 2014; ISQ, 2016; Levesque et coll., 2018; Statistique Canada, 2017a).

1.2.2 Le suicide chez les jeunes

Dans cette section, je vais aborder l’importance que prend le suicide dans les causes de décès chez les jeunes. Par la suite, je vais comparer les taux de suicide chez les jeunes par rapport aux personnes plus âgées. Finalement, je m’intéresserai à la détresse psychologique chez les jeunes et, plus précisément, les adolescentes.

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Selon la source que l’on consulte, le terme « jeunes » ne représente pas la même tranche d’âge. Dans le rapport de l’OMS, le mot « jeunes » signifie les 15 à 29 ans tandis que dans les données canadiennes, l’étiquette « jeunes » désigne les 15 à 34 ans. Finalement, au Québec, l’appellation « jeunes » englobe les 15 à 24 ans la majorité du temps, et parfois les 15 à 34 ans. Quoi qu’il en soit, au Canada et à l’échelle internationale, le suicide est aujourd’hui classé comme la deuxième cause de décès chez les jeunes (OMS, 2014; Statistique Canada, 2017a; ISQ, 2016).

Au Québec, les accidents routiers et les suicides sont responsables de 36 % des décès chez les femmes de 15 à 34 ans et de 53 % des décès chez les hommes de 15 à 34 ans, pour la période de 2010 à 2012. Le suicide se positionne dans la province comme la deuxième cause de décès pour les jeunes (ISQ, 2016 : 68). Pour bien comprendre la part importante que prend le suicide dans les causes de décès chez cette population, il est important de prendre en compte que les probabilités de mourir de causes naturelles sont minimes chez les jeunes (Statistique Canada, 2017a : En ligne).

En effet, les autres causes de mortalité, par exemple les tumeurs et les problèmes cardiorespiratoires, augmentent avec l’âge, ce qui réduit l’importance relative du suicide dans l’ensemble des décès (ISQ, 2016; Levesque et coll., 2018). On constate que chez les personnes âgées de 45 à 64 ans, pour la période de 2011-2014, le suicide représente 3,2 % des décès chez les femmes et 6,4 % des décès chez les hommes, mais on note aussi que dans cette tranche d’âge, les taux ajustés4de suicide pour 100 000 habitants sont plus élevés

que ceux des 15 à 24 ans (Levesque et coll., 2018; 4). Chez les 45 à 64 ans, pour la période de 2013 à 2015, les taux ajustés de suicide chez les femmes et chez les hommes sont respectivement de 11,7 et de 32,1, tandis que pour les jeunes, les taux ajustés chez les femmes et chez les hommes sont respectivement de 4,8 et 11,8 (Levesque et coll., 2018; 4).

Tenir compte de la place du suicide dans l’ensemble des causes de décès pour une population donnée permet ainsi de mieux comprendre pourquoi on dit que le suicide

4. Les taux ajustés diffèrent des taux bruts dans la mesure où l’on ajuste mathématiquement les différentes populations étudiées pour prendre en considération les différences par âge (Statistique Canada, 2017b : En ligne).

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prédomine chez les jeunes sans que cette strate démographique présente le plus haut taux de suicide.

Par ailleurs, même si les jeunes ont un taux de suicide inférieur aux autres tranches d’âge, ils sont plus affectés par la détresse psychologique, ce qui, comme mentionné précédemment, est un facteur de risque important dans la problématique du suicide. En 2012, plus du quart d’entre eux (28,3 %) « se situ[ait] au niveau élevé de l’indice de détresse psychologique » (Baraldi et coll., 2015 : 92). Les proportions de personnes touchées par la détresse psychologique diminuaient en vieillissant avec moins du quart des personnes âgées de 25 à 44 ans (21,5 %), un cinquième de celles de 45 à 64 ans (19,0 %) et moins d’un cinquième pour celles de 65 ans et plus (15,7 %) (Baraldi et coll., 2015 : 93). Parmi les jeunes, il est aussi possible de voir que les données diffèrent selon le sexe. Les adolescentes sont plus affectées par la détresse psychologique. En effet, 28,2 % d’entre elles souffrent de détresse psychologique, tandis que 13,6 % des adolescents sont touchés (Pica et coll., 2013 : 69). Cela peut inciter certaines personnes à caractériser les adolescentes comment étant vulnérables.

Dans un contexte où les jeunes sont réputés être « à risque et en danger » (Soulière et Caron, 2017 : 2), il est important de tenir compte des opinions des adolescentes et des adolescents, ainsi que de leurs expériences subjectives lors de la production des connaissances à leur sujet (Soulière et Caron, 2017 : 2). Il est par conséquent plus que pertinent de s’intéresser au point de vue des adolescentes concernant la série

13 Reasons Why.

Avant de supposer que l’écoute d’une émission de fiction puisse augmenter les risques de se suicider, il faut se questionner sur l’état des connaissances à ce sujet. On ne peut pas présumer que les effets soient négatifs sans avoir consulté la littérature sur les représentations du suicide dans les médias.

1.3 Les représentations du suicide dans les médias

Dans cette partie, ce qu’on considère comme à l’origine du débat du suicide dans les médias sera abordé. Par la suite, je ferai un compte rendu des études sur les effets des

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représentations du suicide dans les médias d’information, puis des études sur les effets des représentations du suicide dans la fiction. Je terminerai par la présentation d’une étude réalisée autour du cas de la série Death of a School Boy, diffusée en Allemagne dans les années 1980.

Les représentations du suicide dans la fiction constituent un débat de société depuis la publication du roman Les souffrances du jeune Werther par Goethe en 1774. On a enregistré plusieurs suicides aboutis à la suite de la sortie du roman, et ce, avec l’apparence de références directes à l’œuvre littéraire, soit par la ressemblance avec le personnage, soit par la méthode employée, soit par la présence du roman près de l’individu (Pirkis et coll., 2005; Pirkis et Blood, 2010; Thorson et Öberg, 2003). Cette association entre les suicides et le roman entraînera plusieurs pays européens, dont l’Italie, l’Allemagne et le Danemark, à bannir l’ouvrage (Pirkis et coll., 2005; Pirkis et Blood, 2010; Thorson et Öberg, 2003, Gould, 2001). Par la suite, l’attention portée à la relation entre les médias et le suicide sera superficielle et anecdotique jusqu’au milieu du 20e siècle (Pirkis et Blood, 2010; 5).

Depuis les années 1960, les représentations du suicide dans les médias d’information sont fortement étudiées afin d’évaluer les possibilités qu’un suicide soit imité après sa médiatisation, phénomène aussi connu sous le nom de l’effet Werther. David P. Philips (1974), celui qui utilisa pour la première fois l’expression de l’effet Werther, a étudié à plusieurs reprises la relation entre les reportages sur le suicide dans les journaux et à la télévision et les suicides complétés dans les jours qui suivirent (Gould, 2001; Pirkis et Blood, 2001a; Pirkis et coll., 2005; Pirkis et Blood, 2010). Parce que ses études montraient que le reportage d’un suicide dans les médias d’information était suivi d’une hausse des suicides, Philips en vint à la conclusion que les représentations du suicide exerçaient un effet négatif (Pirkis et Blood, 2001a; Gould, 2001). Toutefois, Wasserman (1984) passa en revue l’étude de Philips pour arriver à la conclusion que seulement les suicides commis par des célébrités avaient un effet négatif (Pirkis et Blood, 2001a : 147). Lors d’une revue de la littérature, Stack a analysé 293 études afin d’identifier les facteurs déterminants de l’imitation. Il conclut que les reportages portant sur des suicides réels par des célébrités des milieux du divertissement et politique étaient ceux suivis par le plus de suicides (Stack,

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2000). Malgré les failles méthodologiques des études sur le sujet (voir Pirkis et Blood, 2001a; Blood et Pirkis, 2001), la plupart des spécialistes s’entendent pour affirmer qu’il y a une association causale entre les représentations du suicide dans les médias d’information et les suicides complétés après leur diffusion (Pirkis et Blood, 2001a; Gould, 2001).

En comparaison, peu d’études ont été réalisées sur les effets des représentations du suicide dans la fiction. Il s’agit toutefois d’un sujet qui pourrait s’avérer particulièrement pertinent concernant le suicide chez les jeunes (Pirkis et coll., 2005 : 3). L’étude la plus ancienne recensée dans les revues de la littérature est celle de Holding effectuée en 1974 (Pirkis et coll., 2005; Stack, 2000; Gould, 2001; Pirkis et Blood, 2010). La recherche concerne la série télévisée britannique The Befrienders, une série de 11 épisodes diffusée en 1972 qui aborde des problèmes auxquels le centre de prévention du suicide avec ligne d’appel The Samaritans (une organisation caritative fondée en 1953) a fait face (Holding, 1974 : 470). Holding arrive à la conclusion que les représentations du suicide dans The Befrienders n’avaient pas entraîné une hausse du taux de suicide ni du nombre de tentatives de suicide. Il remarque plutôt que pendant et après la diffusion, le centre de prévention a reçu un volume significativement plus élevé d’appels que dans les années précédentes. De plus, parmi l’échantillon aléatoire de personnes ayant fait une tentative de suicide pendant et après l’émission, une seule personne a mentionné avoir été influencée par ce qu’elle a visionné (Holding, 1974 : 470). En somme, la série aurait seulement augmenté la notoriété du service The Samaritans (Holding, 1974; Pirkis et coll., 2005). La majorité des études qui ont suivi celle de Holding ont principalement traité des possibles effets négatifs de la représentation du suicide. Seule une minorité portait aussi sur les effets positifs (Pirkis et coll., 2005 : 17). Selon les études recensées par Pirkis et ses collègues, les suicides représentés dans la fiction comme prestigieux, romantiques ou acceptables auraient le potentiel d’entraîner un effet d’imitation. Toutefois, lorsque les conséquences négatives du suicide sur les proches ou de la méthode empruntée pour s’enlever la vie sont présentées, il y a possibilité que ces représentations aient un effet préventif et éducatif (Pirkis et coll., 2005 : 18).

Les résultats des autres études sur les effets des représentations du suicide dans la fiction, incluant celles ciblant les jeunes, s’avèrent mitigés. Certaines arrivent à montrer une

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relation entre les représentations du suicide et le comportement suicidaire, certaines ne trouvent aucune corrélation et certaines mènent à des conclusions contradictoires (Pirkis et coll., 2005; Stack, 2000). On a tenté en vain de reproduire des études démontrant l’effet Werther (Pirkis et coll., 2005 : 17). Comme pour les recherches portant sur les médias d’information, des failles méthodologiques ont été relevées pour les recherches ayant trait à la fiction (voir Blood et Pirkis, 2001; Pirkis et Blood, 2001b; Pirkis et coll., 2005; Pirkis et Blood, 2010). Entre autres, dans la majorité de ces études, on utilise des données agrégées sur le suicide pour évaluer si le nombre de tentatives abouties augmente à la suite de la diffusion d’un film ou d’une émission abordant ce sujet. L’une des faiblesses de cette approche réside dans le fait que l’auditoire est considéré comme passif. En effet, on accorde peu d’importance à l’interprétation que peut faire un individu du contenu médiatique (Pirkis et coll., 2005 : 18). Il serait bénéfique d’aller au-delà de l’effet des médias pour s’intéresser à la production de sens selon le contexte d’écoute et les caractéristiques des individus (Pirkis et coll., 2005 : 18) à l’instar de l’étude de Bloch (2012), décrite ci-dessous.

En Allemagne, dans les années 1980, une émission de six épisodes abordant le suicide, Tod eines Schülers, Décès d’un élève5 en français, a provoqué un débat public lors de sa diffusion. Une analyse rétrospective de la situation a amené Kinga S. Bloch (2012) à constater que les médias d’information ont joué une part importante dans l’ampleur de la crainte que cette émission puisse avoir un effet d’entraînement. Les journaux utilisaient des titres sensationnels soutenant la thèse d’un danger d’imitation du suicide sans faire référence à des cas concrets d’imitation. On traitait du risque d’imitation strictement sous l’angle des craintes des parents et des établissements scolaires (Bloch, 2012 : 49). Il est possible de faire un parallèle entre cette situation et les inquiétudes suscitées par la diffusion de la série 13 Reasons Why. Décès d’un élève a aussi été l’objet de plusieurs discussions et d’un traitement sensationnaliste dans les médias (Bloch, 2012 : 49).

La réception est une notion peu utilisée lorsqu’on s’intéresse aux effets des représentations du suicide auprès du public. L’utilisation de ce concept permettrait de mieux comprendre le

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sens que donne l’auditoire à ces représentations, et conséquemment, l’influence exercée par celles-ci (Pirkis et coll., 2005 : 18). L’étude de Kinga S. Bloch, sur ce point, est une exception. La chercheuse a examiné le contenu d’une vingtaine de lettres d’opinion publiées dans la presse écrite et de 28 lettres rédigées en classe par des élèves. Malgré la crainte et la controverse entourant Décès d’un élève, elle a noté que les jeunes, le public cible, ne se sont pas identifiés au personnage qui finit par se suicider. Ils n’ont pas non plus perçu le suicide comme une option à la suite du visionnement de l’émission. Ils ont au contraire affirmé que l’émission avait facilité la communication avec leurs parents (Bloch, 2012 : 49). De plus, puisque le suicide n’était pas jugé comme central dans l’émission, les jeunes portaient une plus grande attention aux problématiques connexes qui se rapprochaient de leur réalité (Bloch, 2012 : 49). Cette étude permet de voir que dans un climat d’inquiétude où les préoccupations mises de l’avant sont celles des adultes, les jeunes peuvent avoir une réception qui diffère de celle des autres générations.

L’analyse de Bloch (2012) sur Décès d’un élève permet donc de comprendre l’importance de tenir compte de la réception lorsqu’on étudie les représentations du suicide dans les médias, ce qui avait aussi été relevé par Pirkis et son équipe (2005). Focaliser sur la réception permet de mieux comprendre à la fois les effets négatifs et positifs de telles représentations (Pirkis et Blood, 2001b : 18).

Si les études sur la réception des émissions de fiction portant particulièrement sur le suicide sont rares, il en va tout autrement pour les études sur les émissions de fiction en général. Dans la prochaine section, je traiterai de la façon dont on aborde la réception dans les études sur les séries télévisuelles.

1.4 La réception des séries télévisuelles

L’apparition des technologies (DVD, vidéo sur demande, Internet, etc.) a modifié la place et la forme que prend la télévision en plus de l’expérience que l’on en fait. Dans la première partie, je traiterai de la télévision et des émissions diffusées sur Internet. Par la suite, il sera question de l’aspect social de la télévision, incluant le rôle que joue ce média dans les changements sociaux.

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Dans le domaine des études sur la télévision, les services de vidéos sur demande avec abonnement comme Netflix et Amazon sont considérés comme des services de télévision offerts sur Internet (Wayne, 2017; Lotz, 2016; Tryon, 2015). Selon Lotz, la télévision se trouve dans une période de transformation marquée par les avancées technologiques que l’on nomme souvent l’ère post-réseaux de la télévision (Lotz, 2014; Lotz, 2016). Cela signifie que, grâce aux nouvelles technologies, la télévision n’est plus seulement associée au téléviseur qui se situe dans le salon, mais à toutes les autres formes d’écrans possibles comme l’ordinateur, le téléphone intelligent, etc. (Lotz, 2014 : 35). L’auteure suggère aussi que la télévision sur Internet peut cohabiter avec les autres modèles plus classiques de la télévision (Lotz, 2016 : 131). Cette nouvelle période dans l’histoire ne représente donc pas la fin de ce média, mais plutôt le commencement d’une nouvelle forme de télévision (Lotz, 2014 : 35). Par conséquent, une étude sur la réception de la série 13 Reasons Why peut très bien s’insérer à la suite des études sur les fonctions et expériences d’écoute de la télévision. L’une des principales fonctions de la télévision, incluant les séries en ligne, ne consiste pas à isoler un individu, mais plutôt à lui donner des sujets de discussion. De cette façon, il peut interagir non seulement avec les membres de sa famille, mais aussi avec d’autres membres de la communauté. La télévision, comme sujet de discussion, s’insère dans la vie de tous les jours (Storey, 2010 : 19). Discuter d’une émission révèle l’implication d’un individu au regard des thèmes et des problèmes dont il est question. La lecture des textes culturels se fait de façon à être utile au quotidien. En effet, en portant attention aux problèmes présentés au cours d’une émission, les gens évaluent si le contenu peut s’appliquer à leur situation afin de comprendre et d’affronter leurs propres problèmes et en vue d’aider leurs interlocutrices et interlocuteurs à faire de même (Fiske, 2011a; Storey, 2010).

Dans un autre ordre d’idées, la télévision joue un rôle social au-delà des relations qu’elle crée entre les membres du public. Contrairement à l’idée selon laquelle la télévision sert toujours le statu quo, elle peut prendre part aux changements sociaux. Lorsque des transformations commencent à s’opérer dans les valeurs à l’échelle sociétale, la télévision participe aux changements sociaux en incorporant les nouvelles visions dans son discours. Ce processus se traduit par l’apparition de contradictions dans certains textes et métadiscours, étant donné la présence simultanée des anciennes et des nouvelles valeurs. La

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lecture de ces oppositions varie selon le téléspectateur. C’est au travers de ces tensions, tant dans l’émission que dans la réception des contenus, que la télévision devient un vecteur de changements à l’échelle sociétale (Fiske, 2011a : 45).

En conclusion, nous retenons qu’à la sortie de la série 13 Reasons Why, dont le suicide est le thème central, des spécialistes des domaines de la santé et de l’intervention sociale ont créé, grâce aux médias d’information, un climat d’inquiétude. Ces autorités supposaient que les jeunes, et plus particulièrement ceux qui sont vulnérables, étaient à risque d’imiter le comportement présenté dans la série. De façon générale, il a été possible de remarquer que le suicide consiste en la 2e cause de décès chez les 15 à 34 ans au Québec. On associe souvent le suicide aux hommes, puisqu’ils sont plus nombreux à compléter leur suicide. Néanmoins, ce sont les femmes qui font plus de tentatives, un facteur important à considérer. De surcroît, elles sont plus affectées par la détresse psychologique, une tendance qu’il a été possible de remarquer chez les adolescentes. Par ailleurs, nous retenons aussi que les recherches sur les représentations du suicide dans la fiction conduisent à des résultats contradictoires. Il est difficile de connaître l’effet des représentations du suicide sur l’auditoire puisque peu de recherches portent sur l’interprétation de celles-ci. Étant donné qu’il s’agit d’un sujet qui peut s’avérer pertinent en ce qui concerne les jeunes, il est important de considérer la réception des séries télévisuelles. Cela permettra de mieux comprendre le sens produit par les adolescentes lors de l’écoute d’une émission contenant des représentations du suicide; ces filles représentent une tranche de la population qui n’est pas suffisamment prise en compte lorsqu’il s’agit du suicide.

1.5 Les questions de recherche

En somme, la question à poser en vue de comprendre l’interprétation que font les adolescentes des représentations du suicide dans une émission de fiction devrait être formulée comme suit :

Quelles significations les adolescentes produisent-elles à la suite du visionnement d’une série de fiction sur le suicide diffusée sur le web, dans un contexte de panique morale?

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1.5.1 Les questions particulières

Afin d’étudier le phénomène en profondeur, des questions de recherches particulières devraient aussi être formulées pour chacune des diverses facettes de l’interprétation d’un contenu culturel :

1. Comment les adolescentes décrivent-elles leur expérience d’écoute?

2. Comment, au quotidien, se sont-elles approprié les éléments de contenu de la série de fiction?

3. Comment le contexte de panique morale, soit les inquiétudes formulées dans les médias, est-il intervenu dans la production des significations?

4. Comment se sont transformées les significations produites au cours du processus de négociation du sens?

Toutes ces questions reposent sur des concepts théoriques principalement tirés de la littérature sur la réception. Les concepts utilisés seront définis dans les pages qui suivent.

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Chapitre 2 : Le cadre conceptuel

Cette étude s’inscrit dans le courant des études sur les filles et une bonne partie des concepts empruntés relève des études culturelles et des études sur les médias. Dans un premier temps, je présenterai chacune des questions particulières énoncées ci-dessus en décrivant les concepts théoriques utilisés dans leur formulation. Par la suite, je ferai un survol du courant des études sur les filles et j’élaborerai plus particulièrement sur le concept de voix.

2.1 Les concepts

2.1.1 L’expérience d’écoute

Ma première question de recherche a trait au contexte d’écoute : « Comment les adolescentes décrivent-elles leur expérience d’écoute? ». En effet, le contenu culturel n’influence pas à lui seul l’interprétation; le mode d’écoute joue un rôle important dans ce processus. Il est pertinent de s’y intéresser dans le contexte de cette recherche, d’autant plus que des recommandations prônant l’écoute de l’émission 13 Reasons Why avec les enfants ont été formulées aux parents par des directions de collèges (Scali, 2017 : En ligne). La télévision, ou plutôt l’écoute de la télévision, fait partie de la culture et de la routine familiale (Fiske, 2011a : 72). Dans un tel contexte, la télévision doit concurrencer avec la dynamique familiale pour obtenir une attention complète. Il est fréquent qu’un seul individu écoute la télévision en se concentrant seulement sur l’écran et que les autres membres de la maison n’y accordent qu’une attention superficielle (Fiske, 2011a : 74). Parfois, les individus allument la télévision pour éviter un moment de solitude (Fiske, 2011a : 74). Cela dit, Fedele et ses collègues (2015) présentent dans leur recherche les résultats de plusieurs études démontrant que même si l’écoute de la télévision se fait de façon individuelle, l’écoute en famille reste une pratique répandue chez les jeunes (2015 : 55). Elles ajoutent que le poste de télévision situé dans le salon familial est celui qui est le plus utilisé à l’adolescence, que ce soit pour écouter la télévision classique ou sur Internet (Fedele et coll., 2015 : 55). Ces observations montrent que l’idée énoncée par Fiske (2011a), selon laquelle l’écoute télévisuelle fait partie intégrante de la culture familiale, demeure pertinente dans le cas précis des adolescentes et qui plus est, dans un contexte

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d’écoute de séries sur Internet.

Outre ces considérations sur le contexte familial, il faut aussi tenir compte du fait que l’interprétation du contenu varie en fonction de l’attention accordée lors de l’écoute (Fiske, 2011a : 74). Les jeunes sont plus susceptibles d’effectuer plusieurs tâches lors de l’écoute d’une émission de fiction, qu'il s'agisse de devoirs, de corvées ménagères, de discussions avec des amis par messages textes ou d'interactions sur les réseaux sociaux (Lacalle, 2015 : 4). L’endroit où l’on écoute la télévision (cultural space) influence aussi l’interprétation qu’on fait du contenu. Fiske affirme que les références culturelles sollicitées chez les récepteurs varient selon le lieu de l’écoute. En effet, on ne pense pas aux mêmes références selon qu’on est détendu et seul dans sa chambre ou dans le salon avec les autres membres de la famille (Fiske, 2011a : 75). Avec l’arrivée d’Internet, du visionnement en décalage et des appareils mobiles, il est maintenant possible d’avoir des expériences d’écoute très diversifiées. On sait que les jeunes, plus que les adultes, ont tendance à essayer de nouveaux modes d’écoute (Bury et Li, 2015 : 594).

Un autre aspect pertinent de l’écoute de la télévision soulevé par Fiske, particulièrement pour les jeunes et les femmes, est la possibilité de l’utiliser comme outil de résistance, voire de défiance vis-à-vis du système patriarcal (Fiske, 2011a : 75). Ce phénomène est particulièrement notable chez les jeunes alors que les parents et le corps enseignant tentent de les guider dans leur sélection de contenus télévisuels. L’une des façons dont ces figures d’autorité s’y prennent consiste à dévaloriser les goûts culturels des jeunes en leur imposant les leurs : autrement dit, contrôler le contenu auquel les jeunes sont exposés en leur interdisant ce qui est considéré comme inacceptable d'un point de vue adulte. Or, les jeunes risquent de ressentir encore plus de plaisir à l’écoute d’une émission prohibée puisque, comme mentionné précédemment, c’est une marque d’affirmation et de résistance envers l’autorité parentale (Fiske, 2011a : 76). En somme, tous ces contextes qui entourent l’écoute vont influencer l’interprétation, d’où l’importance de s’y intéresser.

Dans le cas des adolescentes écoutant la série 13 Reasons Why, les différents contextes d’écoute possibles influencent leur interprétation, principalement selon avec qui elles ont écouté la série, où elles l’ont écoutée, en faisant quoi et si c’était permis ou interdit par une

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autorité.

2.1.2 L’appropriation

Ma deuxième question de recherche particulière met l’accent sur l’appropriation et la négociation des significations : « Comment, au quotidien, se sont-elles approprié les éléments de contenu de la série de fiction? ». Puisque l’appropriation est une forme de négociation du sens, il importe de définir ce dernier concept pour mieux expliquer le premier. La compréhension d’un contenu ou d’un texte médiatique est influencée par la perception et la subjectivité des récepteurs (McQuail, 2010; Fiske, 2011a). Le sens n’est donc pas inhérent au texte. Il est construit par l’interaction entre le texte et le lecteur, laquelle interaction se rapproche d’un « dialogue ». Il faut préciser que le lecteur se situe dans une situation sociale et culturelle unique influençant sa subjectivité (Fiske, 2011a : 66). La subjectivité fait partie intégrante du processus de négociation du sens puisqu’elle se construit aussi de façon dialogique (Fiske, 2011a : 83). Elle est constituée des multiples discours utilisés par un individu afin de donner un sens aux diverses situations qui constituent son expérience sociale. En raison des expériences qui varient énormément, la subjectivité risque fortement de prendre ancrage dans plusieurs discours, probablement contradictoires, contenant des traces d’idéologies particulières (Fiske, 2011a : 66). Puisque les textes sont souvent empreints d’une idéologie dominante, le récepteur doit résoudre le conflit entre ce qui émane de sa subjectivité et le contenu. Lors de l’interprétation, il négocie le sens en fonction de son expérience (Fiske, 2011a : 83).

De surcroît, au moment de l’appropriation, le récepteur négocie le sens en plus de conserver et d’utiliser seulement ce qui lui est utile et agréable. Cette lecture active demeure avantageuse pour le récepteur (Jenkins, 2013 : 24). L’appropriation consiste à mélanger des éléments de différents textes de façon à créer un nouveau contenu pertinent, personnalisé et porteur de sens (Chandler et Munday, 2016 : En ligne). Michel de Certeau s’intéresse à l’usage que font les gens ordinaires des objets sociaux et culturels. Il considère qu’en plus de porter attention au contenu télévisuel ainsi qu’à la quantité consommée par un individu, il faut aussi analyser l’usage que le récepteur en fait, c’est-à-dire « ce qu’il “fabrique” pendant ces heures et avec ces images » (de Certeau, 1980 : 11). Selon de Certeau, on a

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tendance à supposer que le public consomme les produits culturels de la même façon qu’ils sont présentés. En effet, « [o]n suppose qu’“assimiler” signifie nécessairement “devenir semblable à” ce qu’on absorbe, et non le “rendre semblable” à ce qu’on est, le faire sien, se l’approprier ou réapproprier » (de Certeau, 1980 : 280). Autrement dit, on peut en déduire que l’usager s’approprie les textes qu’il rencontre. Ces textes, représentatifs de la société, peuvent être trouvés sous différentes formes, incluant la forme télévisuelle (de Certeau, 1980 : 281). On fait la promotion de la créativité de l’usager puisqu’« [i]l invente dans les textes autre chose que ce qui était [l’] intention » (de Certeau, 1980 : 285) des auteurs. Cela permet une distinction entre l’usage prescrit et l’usage que fait le lecteur d’un texte. De Certeau compare la créativité et l’appropriation d’un texte à du braconnage : « les lecteurs sont des voyageurs; ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits » (de Certeau, 1980 : 292).

De même, le braconnage d’un texte culturel est une sorte d’appropriation qui peut s'apparenter à une tactique, c’est-à-dire l’utilisation d’un lieu imposé qui appartient à un autre. C’est dans ce lieu appartenant à une classe dominante que les plus faibles usent de leur créativité (de Certeau, 1980 : 86). En s’appropriant ces lieux de façon temporaire, les plus faibles les exploitent selon leurs besoins. C’est justement la possibilité d’appropriation et d’utilisation de ces systèmes imposés par les forces dominantes qui permet de déterminer ce qui fait partie de la culture du quotidien (Fiske, 2011b : 27).

Par ailleurs, la créativité dont fait preuve un lecteur lors de l’appropriation ne signifie pas l’incompréhension d’un texte. Affirmer que le texte peut être incompris sous-entend qu’il y a une façon légitime et standardisée de le lire qui est souvent associée à la recherche et à la sphère dominante. Dans la théorie de l’appropriation, telle que pensée par de Certeau, il n’y a pas de façon officielle d’interpréter un texte. Le texte rend possible la pluralité d’interprétations qui peuvent se contredire et entrer en compétition. En somme, les multiples interprétations sont considérées comme acceptables et elles permettent la création de sens et de plaisir dans l’appropriation du texte (Jenkins, 2013 : 33).

La notion de braconnage de Michel de Certeau a été réutilisée à maintes reprises. Dans son étude sur les admiratrices et les admirateurs, traduction de l’anglais fans, Henry Jenkins a

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qualifié ces derniers de textual poachers, que l’on traduit littéralement par « braconniers textuels ». En effet, une admiratrice ou un admirateur peut soumettre un texte à toutes sortes d’actions, ce qui vient remettre en doute l’idée selon laquelle les producteurs imposent le sens d’un texte culturel (Jenkins, 2013 : 23). L’auteur ajoute que la relation qui s’établit entre les lecteurs et les auteurs déclenche une lutte permanente pour la possession d’un texte ainsi que pour le contrôle des significations qu’il contient (Jenkins, 2013 : 24). Les admiratrices et les admirateurs sont donc des incarnations particulièrement actives et bruyantes des usagers dans la théorie de l’appropriation de Michel de Certeau. Il est cependant important de noter que les admiratrices et les admirateurs ne sont pas les seuls à braconner des textes culturels (Jenkins, 2013 : 27). La plus grande différence entre un admirateur et un consommateur ordinaire réside dans la quantité de textes culturels consommés. L’admirateur s’en approprie en excès (Storey, 2010 : 156). On peut ainsi supposer que des personnes qui écoutent une série télévisée de façon assidue sont des admiratrices. Elles vont alors consommer beaucoup de produits culturels qui y sont reliés et se les approprier.

Par ailleurs, l’appropriation d’un texte est sociale puisque l’on en discute avec les autres usagers. La discussion autour de cette appropriation participe aussi à la construction de sens. Le sens sera donc plus intégré et pertinent dans la vie du lecteur (Jenkins, 2013 : 45). Comme mentionné précédemment, les individus s’approprient les contenus culturels afin de les appliquer à leur situation et les aider à surmonter leurs problèmes (Fiske, 2011a; Storey, 2010).

En somme, puisque l’appropriation d’un texte permet la création de sens (de Certeau, 1980 : 280), il est possible d’affirmer qu’il s’agit d’une forme de négociation du sens. Cette idée s’applique très bien au cas des adolescentes qui ont visionné 13 Reasons Why. Il est plausible qu’elles se soient approprié des éléments du contenu, car la série se déroule dans une école secondaire et que les problèmes qui y sont présentés peuvent s’apparenter à ceux qu’elles vivent. De plus, les discussions qu’elles ont pu avoir en face à face et en ligne avec différentes personnes constituent aussi des formes

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d’appropriation. Par ailleurs, la production de contenu par des adolescentes autour de la série, incluant des memes sur Internet6, des chandails, des montages vidéos et beaucoup

d’autres formes, permet de voir leur implication envers le contenu et la place que la série prend dans leur vie.

2.1.3 La panique morale

Ma troisième question particulière est reliée au contexte de panique morale : « Comment le contexte de panique morale est-il intervenu dans la production des significations? ». De façon très générale, une panique morale « specifies the common characteristics of those social problems which suddenly emerge, cause consternation among powerful institutions and seem to require exceptional remedies » (Critcher, 2006b : 2). Parce qu’elles remettent en cause les valeurs sociales, les paniques morales sont diffusées dans les médias d’information comme étant une menace pour laquelle il apparaît urgent de trouver des solutions. Les personnes invitées à donner leur avis sont habituellement des expertes et des experts en la matière, des politiciennes et des politiciens, des groupes organisés et des associations officielles (Cohen, 2011 : 1). Les paniques morales tournent toujours autour des mêmes thématiques, lesquelles incluent le sexe, la violence et l’attribution de la responsabilité aux médias (Cohen, 2011 : xix). L’idée selon laquelle l’exposition à un contenu violent engendre un comportement violent fait partie de ces paniques morales qui sont encore courantes. Cette idée est fréquemment défendue en faisant appel au bon sens par des personnes en position d’autorité, des expertes et des experts qui renforcent l’idée que les médias peuvent avoir un effet direct sur les comportements (Cohen, 2011 : xx). Les médias d’information attribuent un effet néfaste et puissant aux autres formes médiatiques comme les séries dramatiques, les émissions de divertissement, etc. Il faut pourtant garder à l’esprit que les médias d’information ont beaucoup plus de pouvoir sur les récepteurs que les produits de fiction. En effet, l’homogénéisation des médias d’information, due à la

6. « Un meme sur Internet est défini comme étant un ensemble d’éléments numériques qui partagent des caractéristiques communes de contenu, de forme ou de structure qui sont créés avec la connaissance des autres memes. Ils sont diffusés, imités ou transformés par de multiples internautes sur le Web » (traduction libre de Shifman, 2013 : 41). De plus, les memes les plus populaires sont souvent humoristiques (Lankshear et Knobel (2007) cités dans Shifman, 2013 : 78).

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concentration et à la convergence de ces derniers, influence grandement l’opinion publique sur ce qui fait l’objet d’une panique (Cohen, 2011 : xx). En somme, le concept de panique morale consiste en :

A condition, episode, person or group of persons emerges to become defined as a threat to societal values and interests; its nature is presented in a stylized and stereotypical fashion by the mass media; the moral barricades are manned by editors, bishops, politicians and other right-thinking people; socially accredited experts pronounce their diagnoses and solutions; ways of coping are evolved or (more often) resorted to; the condition then disappears, submerges or deteriorates and becomes more visible (Cohen, 2011: 1).

Compte tenu des circonstances relevées dans la problématique au sujet de 13 Reasons Why, notamment des préoccupations formulées par les expertes et les experts dans les médias, le concept de panique morale permet de mieux comprendre les rapports d’autorité impliqués dans le contrôle des significations à donner aux contenus qui intéressent les filles. Par ailleurs, on peut se demander en quoi le contexte de panique morale ayant entouré la série a influencé l’interprétation des adolescentes ayant été exposées à ce vent d’inquiétude.

2.1.4 La transformation des significations

Ma dernière question de recherche particulière se concentre sur la transformation des significations : « Comment se sont transformées les significations produites au cours du processus de négociation du sens? ». Certes, la négociation du sens se fait lors de la réception, mais elle continue de se produire au cours des différentes expériences d’un individu, dont les discussions (Fiske, 2011a : 80). Cette négociation quasi constante peut être qualifiée de « transformation des significations » afin de bien différencier les concepts. Les discussions influencent grandement ces transformations puisque la négociation se construit à travers le discours. Le processus n’est donc pas terminé lors de la réception, mais continue au cours des interactions sociales (Fiske, 2011 a : 82).

Pour les adolescentes qui ont écouté l’émission, les occasions de transformation des significations peuvent être multiples. Tout d’abord, leurs interactions en ligne et en personne peuvent modifier le sens premier qu’elles avaient produit lors de l’écoute. Par ailleurs, la lecture subséquente du roman à l’origine de la série risque fortement

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