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une écologie des méthodes documentaires.à partir d'écritures filmiques et littéraires de l'Italie contemporaine

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-02169554

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02169554

Submitted on 1 Jul 2019

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d’écritures filmiques et littéraires de l’Italie

contemporaine

Jacopo Rasmi

To cite this version:

Jacopo Rasmi. une écologie des méthodes documentaires.à partir d’écritures filmiques et littéraires de l’Italie contemporaine. Art et histoire de l’art. Université Grenoble Alpes, 2019. Français. �NNT : 2019GREAL001�. �tel-02169554�

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THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE LA COMMUNAUTE UNIVERSITÉ GRENOBLE ALPES

Spécialité : Lettres et Arts – Arts du Spectacle

Arrêté ministériel : 25 mai 2016

Présentée par

Jacopo RASMI

Thèse dirigée par Yves CITTON, Professeur des Universités,

Université Paris 8 et

codirigée par Enzo NEPPI, Professeur des Universités, Université

Grenoble Alpes

préparée au sein de l’UMR 5316 Litt&Arts et du Laboratoire Luhcie dans l'École Doctorale Langues Littératures Sciences Humaines

UNE ÉCOLOGIE DES MÉTHODES

DOCUMENTAIRES

À partir d’écritures filmiques et

littéraires de l’Italie contemporaine

Thèse soutenue publiquement le 1/2/2019,

devant le jury composé de :

Mme, Emanuelle ANDRÉ (rapporteuse)

Professeur des Universités, Université Paris 7, CERILAC, Rapporteur

M., Yves CITTON (co-directeur)

Professeur des Universités, Université Paris 8, EA 7322 LHE

Mme, Corinne MAURY (rapporteuse)

Maître de conférences HDR, Université Toulouse Jean Jaurès, EA 4154 LARA SEPPIA, Rapporteur

M., Enzo NEPPI (co-directeur)

Professeur des Universités, Université Grenoble Alpes, LUHCIE

M., Antonio SOMAINI (président du jury)

Professeur des Universités, Université Paris 3, EA 7343 LIRA

M. Dork ZABUNYAN

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École Doctorale

Langues Littératures Sciences Humaines

UNE ÉCOLOGIE DES METHODES DOCUMENTAIRES À PARTIR D’ÉCRITURES FILMIQUES ET LITTÉRAIRES

DE L’ITALIE CONTEMPORAINE

Jacopo Rasmi ——— Thèse co-dirigée par : Yves Citton (Université Paris 8, LHE) et Enzo Neppi (Université Grenoble Alpes, LUHCIE)


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TABLES DES MATIÈRES *** PRÉAMBULE ………..…….… 11 Méthodes ………..……… 12 Contingences ……….……… 17 Exemples ……….…..…… 20 Formes de vie ……….………… 22 Chapitre 1 TRANSITIONSDOCUMENTAIRES ……….……….………. 26 (Cadrage) 1 — Transitions documentaires ……… ………..………26

1.1 — Méthodes cinématographiques : des techno-ontologies réalistes aux ciné-individuations réelles ……….……….………….…… 33

1.2 — Méthodes photographiques : du document indiciel aux compositions documentaires ………..………….………..………. 41

1.3 — Méthodes littéraires : des factographies aux écographies notées ……….…….… 46

1.4 — Méthodes dramaturgiques : de la représentation théâtrale aux vies jouées ……..…… 55

2 — Écologie générale des contre-fictions documentaires ………..……… 64

Seuil LAMAISONFENDUE ……….……….……… 70

Chapitre 2 LEHORS-CHAMPSESTDEDANS ! ……….….………. 85

(Michelangelo Frammartino) 1 — Michelangelo Frammartino – contremouvements ……….……. 86

1.1 — Pinocchio à l’envers ………. 87

1.2 — Contre-migrations ……….……….………..…….…….…….………. 92

. 1.3 — Genius Loci ……….………..……… 95

1.4 — F(r)ictions (ou le cinéma documentaire comme « médiation immédiate ») …….….… 99

1.5 — Ecologie magique du Sud (avec Ernesto De Martino) ……… 104

1.6 — Enfances, vacances ………..……… 110

1.7 — Au miroir de Il corpo Celeste ……….……….…….…… 115

1.8 — Ciné-chamanisme, éco-chamanisme ……….…… 120

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2.1 — Prendre de la hauteur et du recul ……….…..……… 126

2.2 — La gravité des choses ……….……….……. 130

2.3 — Cinéma(s) de la crise ……….…….….…… 137

2.4 — À partir de Sharunas Bartas, par exemple ……….……… 145

2.5 — Des images comme des dons ……….….………… 148

2.6 — Alter-économie documentaire : le cinéaste est un chasseur-cueilleur ….………..… 154

2.7 — Cap aux friches (fictionnelles) ……… 160

3 — Le quattro volte (2010) - câmera pythagorique ………..……… 165

3.1 — Les plans grands ouverts ……… 166

3.2 — Jeux d’échelles : l’embrayeur d’Epstein ………..…… 170

3.3  — Attentes d’inattendus ………. 179

3.4 — Métamorphoses pythagoriques ………184

3.5 — De l’animisme qui nous est (im)propre ……….………..……… 191

3.6 — L’œil de personne (avec et contre De Seta) ……….…… 199

3.7 — Ingouvernables, imprévisibles, improvisables ……….……… 204

3.8 — La part immaîtrisable du milieu : mode d’emploi comique ………..……. 213

3.9 — Arrondir les lignes et entre-tisser les trajectoires ……….……… 218

4 — Alberi (2013) – Noûs, la forêt ………..… 224

4.1 — Genius luci (cinématographique) ……….………..…… 225

4.2 — Performativité locale ………..………. 234 4.3 — Hyperlocalité médiale ……….……… 239 4.4 — Posthumité du cinéma ……… 245 Seuil ANABASES ………..……….….………… 251 Chapitre 3 DÉCRITURESDOCUMENTAIRES ………..……… 262 (Gianni Celati) 1 — Gianni Celati – l’Au-delà des mots ………..……….………… 263

1.1 — Comiche – premier album ……….… 267

1.2 — Contre la Littérature : un diagnostic et une méthode ……… 273

1.3 — Ne-pas-pouvoir-écrire (ou devoir-écrire-ainsi) ……… 283

1.4 — Pouvoir-ne-pas écrire (ou l’écriture des contingences) ……… 288

1.5 — La langue-medium : a weather-word ………..… 291

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1.7 — Écologies carnavalesques ……… 307

1.8 — Écologies affectives (un drôle de spinozisme) ………….………..…….. 315

2 — Verso la foce (1989) – écrire sur du papier qui brûle ……… 323

2.1 — L’aventure photographique : à la recherche d’une méthode ………. 327

2.2 — Leçons de photographie par monsieur Ghirri ………..………….…. 338

2.3 — L’art de la notation ……….. 344

2.4 — Techniques d’écriture et modes d’attention : détour anthropologique ……….…….. 353

. 2.5 — Écrire chemin faisant ……….. 360

2.6 — L’art des indices ………..…… 365

2.7 — Comment D-écrire ? ………..… 371

2.8 — Monter des notes (documentaires) ……….…….……… 379

3 — « Des documentaires imprévisibles comme des rêves » (1991-2010) ……….…..…… 389

3.1 — Réserves cinématographiques : une théorie et quelques amis ……… 390

3.2 — Cinéma en plein air : de la pratique et d’autres amis ……….…… 401

3.3 — Journal d’un échec africain – à l’écrit ………. 417

3.4 — Deuxième journal d’un échec africain – à l’écrit et à l’écran ……….…… 426

Seuil ROME 2013 – L’INTENSITÉLAPLUSFAIBLEPOSSIBLE ……….…………..…… 437

Chapitre 4 DESTRÈSHAUTESPAUVRETÉS ……….……. 453

(ouvertures) 1 — Pietro Marcello – la mémoire des images ………. 460

1.1.1 — La Bocca del lupo (2009) : une éco-fable documentaire ……….……….……… 468

1.1.2 — Anarchiver Gênes ……….……..…. 479

1.2.1 — Bella e Perduta (2015) : résister par(mi) les fantômes ………. 487

1.2.2 — Des espèces de compagnies, des espèces de familles ……….…………..…… 497

1.3 — Un éloge de la pauvreté (médiale) ………..…… 507

2 — Des dispositifs conviviaux ……….… 517

2.1 — Au temps de la guerre civile (informationnelle) ……….………….… 525

2.2 — Epopée ou les usages spéciaux ……….… 535

2.3. — Situations de rassemblement cinématographique ……….……… 542

. 2.4 — Pour une diffusion cyborg ……….………..…… 555

Chapitre 5 ÉCO-POLITIQUEDESIMMÉDIATIONSDOCUMENTAIRES ………..…………. 565

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(recadrage)

1 — Ce qui reste de la nature ……….………..… 570

2 — Voyage en Italie : bioesthétique écologique ………..…… 581

3 — Vers des immediations documentaires ……….………….…… 584

CONGÉ ……….……… 591

Sur le(s) chemin(s) ………..……… 592

Comique, sérieux, sériel ……….………… 595

Au milieu d’un territoire et d’un temps ………. 599

Desintegrations & alliances ……… 602

SOURCESTEXTUELLESETAUDIOVISUELLES ……….………… 608

1. — Bibliographies monographiques ………..…… 609

2. — Bibliographie générale ………..……….………….. 621

3. — Filmographie ……… 639

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REMERCIEMENTS

———

Sans la rencontre aussi hasardeuse que décisive d’Yves Citton, cette recherche doctorale autour de l’écologie et des médiations documentaires n’aurait pas eu lieu ni pris la forme qu’on présente. Notre plus grande reconnaissance va à son encouragement constant, à son attention généreuse ainsi qu’à une

entente profonde et sincère.

En acceptant sa co-direction, Enzo Neppi a fait confiance à cette recherche et mérite une mention très reconnaissante. Il a patiemment accompagné son parcours depuis une distance critique fructueuse. De l’université au monde alentour, beaucoup d’ami-e-s ont partagé des réflexions, des projections, des lectures et des débats qui ont nourri, infléchi et étayé la composition de cette thèse. Ces occasions ont

été innombrables, tout comme leurs lieux et leurs protagonistes. Une mention particulière de remer-ciement est adressée à celles et ceux qui ont consacré du temps et des énergies pour relire et corriger

soigneusement le texte rédigé : Alice, Antoine, Élodie, Franky, Jeremy et Margaux. Un remerciement général va au(x) milieu(x) de travail et de questionnement où cette thèse a grandi petit à petit : le groupe des doctorant-e-s du laboratoire Litt&Arts, le département d’Arts du spectacle de l’Université Grenoble Alpes, l’équipe des Rencontres autour du film ethnographique, la rédaction de la

Re-vue documentaires, les ami-e-s des éditions Ludoteca en Italie, le ciné-club parallèle d’Antigone, les multiples

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EXCUSES

———

De nombreuses personnes, autant dans l’espace universitaire que dans la sphère intime, nous ont rendu de plus en plus sensible aux enjeux et aux critiques de genre, surtout à partir d’expériences féministes.

Ce déplacement du regard, encore et toujours en cours, constitue un mouvement (nécessairement) complémentaire au parcours de réflexion sur les formes et les puissances de l’écologie mené au sein de

cette thèse. En remerciant chacun et chacune, je leur adresse également mes excuses pour n’avoir pas pris en compte (ou, mieux, trop tard pris en compte) la possibilité d’adopter une forme d’écriture « in-clusive » pendant la rédaction de cette thèse. Notre tentative de « décriture » non-genrée s’arrête donc

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Épouse et n’épouse pas ta maison

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Cette recherché a été inaugurée par une série d’hypothèses croisées. D’abord celle d’une affinité entre un certain type de travaux documentaires et les questions posées par la réflexion écologique contemporaine, entendue dans sa forme élargie où le plan politique et le plan sensible jouent un rôle majeur. Il s’agirait en ce sens de connecter une certaine expérience documentaire à la possibilité de mieux saisir et habiter l’échelle environnementale de nos existences, où notre présence (ses capacités d’ac-tion, d’expression et de compréhension) est donnée au cœur d’un système relationnel complexe et mobile. Deuxièmement, on fait l’hypothèse que ces travaux documen-taires qu’on rattacherait d’une manière intuitive au champ cinématographique (selon une séparation de la production fictionnelle) ne devraient pas en réalité être confinés aux espaces filmiques. Ils en débordent largement de par leur mouvement propre, ils demandent à être reliés à d’autres pratiques se déroulant dans des contextes médiaux très différents comme la littérature ou le théâtre. En recadrant ces pratiques dans un processus traversant et excédant le domaine du cinéma, on doit aussi identifier leur espace d’action au sein de l’ensemble des approches qui contribuent à la médiation du sensible et du connaissable dans les sociétés contemporaines. Enfin, troisième hypo-thèse, on espère montrer que de cette analyse des pratiques documentaires dans le domaine esthétique, on peut tirer une schématisation plus vaste des rapports entre techniques, attention et milieux de vie qui informent nos communautés.

Le corpus où ces hypothèses ont été initialement élaborées et testées se situe à l’in-térieur de la production cinématographique et littéraire italienne récente (autour des vingt dernières années). Bien que singulier et singulièrement décisif, ce périmètre sera toutefois ouvert à des connexions plus amples, autant au niveau chronologique que géographique. Avant de commencer l’enquête, nous allons tenter de résumer les foyers principaux de notre perspective de description et d’analyse des phénomènes que nous prendrons en considération.

Méthodes

Un des derniers textes rédigés par Harun Farocki – publié de façon posthume dans les pages de Trafic au printemps 2015 – s’intitule «  À propos du cinéma

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documentaire » . Cette réflexion (promise depuis longtemps à la revue française, selon 1 son éditeur Raymond Bellour) n’avait été retrouvée par son épouse qu’après son dé-cès, le 30 juillet 2014, dans un fichier sauvegardé sur son ordinateur. À travers quelques pages partiellement inachevées, le cinéaste se prête à un vieux jeu – celui de la distinction entre une approche fictionnelle et une approche documentaire – tout en déclarant s’abstenir « de définir ce qu’est le cinéma documentaire et ce qui le diffé-rencie du cinéma de fiction » . Il sera moins question – pour lui comme pour nous – 2 d’établir des définitions ontologiques ou morales difficiles à maitriser (comme vrai/ faux, réel/inventé…) que de considérer empiriquement des pratiques et des formes, selon une habitude qui caractérise par ailleurs son propre cinéma analytique. Bien que Farocki n’utilise pas ce terme, on pourrait dire qu’il essaie de décrire le régime documentaire à partir d’une « méthode », qui serait distincte de celle des œuvres fic-tionnelles, méthode que la fiction peut parfois se trouver imiter pour rafraîchir son répertoire. «  Fiction  » et «  documentaire  » se chevauchent constamment dans les faits. Notre approche ne cherche pas à les distinguer rigoureusement, ni ne présup-pose que cela soit possible. Elle les fait relever d’une différence de méthode, tout en sachant que les résultats de cette méthode se distribuent des deux côtés de la frontière généralement établie entre eux.

Si «  les contenus significatifs  » sont à nos yeux moins importants que «  la méthode », c’est qu’une certaine « expérience sensible » doit être étroitement reliée à sa « fabrication technique », pour le dire avec Pierre-Damien Huyghe . La question 3 fondamentale que le philosophe de la technique se pose sur les conditions du visible (et du sensible plus en général) a orienté notre analyse des phénomènes documen-taires : cette question « n’est pas qu’est-ce qu’on voit ? Mais : qu’est ce qui est fait pour le pa-raître de quelque chose  ?  » . À savoir, quelle médiation est intervenue dans ce faire-pa4 -raître ? Quel processus et quelle pratique ? Le terme de « méthode » pour désigner l’ensemble d’éléments constitutifs d’une pratique de création – ce qui a commencé très tôt à nous intéresser, notamment depuis la rencontre avec certains auteurs – est

Harun Farocki, « À propos du cinéma documentaire », in Trafic, n. 93, 2015, p. 78-84. 1

Ibid., p. 78. Il affirme de préférer « intéresser à ce que le cinéma lui-même tient pour documentaire ». 2

Pierre-Damien Huyghe, Le cinéma avant après, Saint Vincent de Mercuze, De l’incidence éditeur, 2012, 3

p. 13. Ibid., p. 12. 4

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intervenu au milieu de la recherche grâce à la lecture d’un vieux dossier des Cahiers du cinéma de 1984, consacré à cette notion . 5

Un article d’Alain Bergala se chargeait de résumer la catégorie et ses enjeux en in-troduisant ce dossier, avant de laisser la parole au cinéma des Straubs, de Rivette et de Rohmer . La « méthode », dont les Cahiers choisissaient de parler, concernait un do6 -maine spécifique du travail cinématographique (celui de la réalisation, c’est-à-dire sur-tout les «  méthodes de tournage  »), qui constituera également le cœur de notre re-cherche dans une perspective excédant le simple champ filmique. Dans notre propre réflexion autour des «  déontologies  » – c’est ainsi qu’on nommera l’élaboration et l’énonciation d’une méthode – de la création (documentaire), nous serons toutefois conduits à faire référence à d’autres questionnements méthodologiques qui se déve-loppent dans l’espace de la distribution et de la diffusion des œuvres . Comme l’a écrit 7 Bergala dans l’article cité (« tout film finit par ressembler à la méthode qui lui a donné le jour » ), il nous est apparu que la compréhension des méthodes nous permet d’ac8 -céder d’une façon privilégiée au sens des objets fabriqués. Ainsi qu’à leur statut do-cumentaire : les pratiques deviennent « documentaires » par l’adoption de certaines mé-thodes.

Étudier la méthode (documentaire) de création, qu’est-ce que cela signifie ? D’a-bord, s’intéresser à sa pluralité et à ses expériences singulières (des méthodes documen-taires, donc) : « une méthode » est « tout à fait propre à chaque cinéaste » (et, on

En réalité la fréquentation de pensée comme celle du making (fabrication) de Tim Ingold a structuré 5

dès le départ certaines questions et certaines priorités qui ont informé notre regard. Nous allons faire référence à ces approches au cours de notre réflexion.

Alain Bergala, « La méthode », in Cahiers du cinéma, n. 364, 1984, p. 6-7. 6

Bergala lui-même avouait que ce dernier aspect, qu’on ne traitera qu’en conclusion de notre re

7

-cherche, constitue un élément essentiel bien que souvent négligé du monde cinématographique, au-delà des pratiques créatives auxquelles on s’intéresse souvent davantage  : «  Le point faible, sinon aveugle, de la plupart de ces méthodes, c’est la distribution, c’est-à-dire le moment où le film retrouve ses semblables sur un marché dont les lois et les contraintes s’imposent à tous et où il est beaucoup plus difficile de contrôler son devenir. Se trouvera-t-il bientôt des distributeurs plus attentifs à la singularité de ces films pour chercher, à leur tour, des méthodes de distribution plus pointues et plus spécifiques ? » (Ibid., p. 7). Notre dernier chapitre ébauchera une réponse à cette question par quelques exemples contemporains de diffusion alternative.

Ibid., p. 6. 8

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terait, à chaque situation de travail) . Il faut ensuite « dégager cette méthode à partir 9 de rencontres », et les rencontres avec leurs conversations et leurs échanges ont consti-tué un des axes de travail principaux de cette recherche – malgré les difficultés logis-tiques parfois engendrées par une telle approche. Des rencontres avec qui  ? Avec « tous ceux qui pouvaient nous raconter un morceau de l’histoire du film »  : dans 10 notre cas, il a pu s’agir du réalisateur lui-même (comme Michelangelo Frammartino rencontré dans son atelier à Milan et, ensuite, sur skype) autant que des collaborateurs (Sara Fgaier, par exemple, monteuse et assistante de Pietro Marcello). À travers les rencontres et les entretiens (présentés dans les annexes et souvent cités au cours de l’argumentation), il était donc question de récolter (assembler et, ensuite, commenter) les morceaux de l’ « histoire » d’une ou plusieurs créations . Une « méthode » se ra11 -conte et ra-conte son résultat. En sachant bien que cette « histoire » relatée mélange autant des données factuelles que des élaborations symboliques et des perspectives théoriques, sans jamais assurer un compte rendu parfaitement transparent et intégral des pratiques en jeu. En sachant aussi que ce que nous appelons maintenant une mé-thode est composée autant de conditions (et conditionnements) techniques, relation-nelles et financières, que de références intellectuelles et de discours éthiques : elle se situe ainsi dans une région poreuse entre gestes, énonciations et pensées. À plusieurs reprises, notre démarche d’enquête a « délégué » le travail de rencontre à d’autres, en faisant référence à toute une série d’interviews et de témoignages avec les différents auteurs ainsi que leurs collaborateurs – plus ou moins édités.

Cette approche par la rencontre ne découle pas seulement de l’investigation de la méthode, telle qu’elle est présentée par Bergala. Au moins deux autres éléments la justifient dans notre contexte. D’une part, le manque relatif de matière au sujet des auteurs considérés dans nos réflexions. Ce sont en effet des auteurs plutôt jeunes et en activité, qui n’ont pas fait l’objet de véritables recherches (à l’exception de Celati,

Ibid. Le complément de cette affirmation est ainsi énoncé par Bergala : « l’écart se creuse de plus en 9

plus nettement entre les films qui sont le fruit d’une méthode singulière et ceux qui sont issus de la mé-thode standard et qui finissent tous, logiquement, par se ressembler ».

Ibid. 10

Les enjeux d’un tel questionnement de la création par l’entretien sont définis d’une manière très 11

claire par les textes suivants, auxquels nous renvoyons pour un cadrage général : Laurence Brogniez et Valérie Dufour, « L’entretien d’artistes en question », in Entretien d'artistes. Poétique et pratique, Paris, Vrin, 2016, p. 9-19 ; Florent Siaud, « Pour une approche herméneutique des entretiens d’artistes », in Jerôme Dupeyrat et Mathieu Harel Vivier,  Les entretiens d'artistes.  De  l'énonciation à la  publication,  Rennes, PUR, 2013, p. 17-22.

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connu et étudié en Italie mais presque absent de la scène critique française). Il a donc fallu se procurer soi-même cette matière, dans certains cas, et ensuite baliser un terri-toire (presque) vierge d’étude. De l’autre, une telle stratégie entraînait une expérience de rencontre sensible (avec ses gestes caractéristiques d’enregistrement et de composi-tion avec les documents enregistrés) qui fait écho aux méthodes de créacomposi-tion considé-rées, dans une logique de spécularité entre sujet et approche d’étude. Au demeurant, on pourrait même dire que les entretiens ont été la caution empiriquement « docu-mentaire » de ce travail sur le processus documentaire.

Si on s’en tient au protocole ébauché par les Cahiers, l’interrogation de la méthode se jouerait autour de certains axes fondamentaux, que nous retrouvons effectivement dans l’articulation de notre propre analyse. D’abord, si « toute méthode est une mé-thode d’approche », pour pouvoir l’appréhender, il faudra prêter attention au rythme, aux mouvements et à la conduite qui mène vers le film et ses matériaux. Une méthode commencerait à se façonner lorsque l’auteur accepte de « prendre le temps de l’ap-proche » et de « la prendre au sérieux » : « le chemin vers le film, c’est déjà le film, pour qui la lente approche des acteurs, des décors, n’est pas du temps perdu » . En12 -suite, la méthode constitue une certaine manière de gérer l’ensemble instable des rap-ports et des présences impliquées dans toute situation de création cinématographique (celle-ci ne se déroulant jamais dans un espace absolu et individuel) : « faire un film, c’est tout autant gérer des relations complexes, imprévisibles, que gérer son propre projet de film » . Cette instance de médiation (un « protocole » de diplomatie et de 13 négociation) correspond à ce que Bergala appelle « un bon médium ». Enfin, en écri-vant que « toute méthode est une méthode de production  », Bergala nous invite  à prendre en considération l’ensemble des éléments logistiques, financiers et techniques qui sont agencés d’une façon tactique et singulière par chaque déontologie créative :

Se donner sa propre méthode implique pour le cinéaste qu’il se donne en même temps les moyens de cette méthode, c’est-à-dire que d’une façon ou d’une autre (qu’il soit son propre producteur ou qu’il ait contracté quelque alliance privilégiée avec une production qui lui fait confiance), il soit en mesure de maîtriser l’organisation de son travail en fonction des nécessités internes de sa méthode et non en fonction d’un plan

Alain Bergala, « La méthode », op. cit., p. 7. 12

Ibid., p. 8. 13

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de travail imposé par une production en position d’extériorité par rapport à la logique vivante de ce travail. 14

Malgré l’alternance de leur priorité, dans notre travail de recherche ces trois dimen-sions (l’approche, la médiation, la production) restent des repères cruciaux pour dé-crire les méthodes singulières des créations auxquelles nous nous sommes confronté. Notre conviction était que le cinéma incite à être interrogé « en tant que “méthode” et non que “chose” » : ce qui implique, selon Vilém Flusser, de ramener ses objets sur le plan du « comment », à savoir « sur le plan de l’existence et non de l’essence » . 15 C’est un propos qu’on a essayé d’élargir aux opérations créatives documentaires dans un sens plus large – de l’écriture à la mise en scène – en croyant y reconnaître un ac-cès privilégié au statut «  écologique  » de ces travaux, tant il est vrai que l’écologie questionne les modes d’existence au sein de milieux toujours particuliers, plutôt que la définition d’essences abstraites.

Contingences

Si, d’un côté, notre travail a véritablement été consacré à identifier des méthodes créatives particulières – ce qui a donné lieu à des parties qui peuvent être lues comme des unités autonomes, presque monographiques –, de l’autre il a été motivé aussi par des impulsions plus transversales. Par l’intuition d’un vecteur de rassemblement qui connecte ces singularités en essayant de leur donner un fond commun. C’est la ques-tion du documentaire, d’un dénominateur commun minimum «  documentaire  » de ces processus qu’on pourra décrire brièvement en revenant sur le texte mentionné de Farocki. Selon sa phénoménologie pratique, l’approche documentaire s’appuierait sur une certaine « immédiateté du rapport avec ce qui est montré » : un tel régime ne re-lève pas d’une immédiateté absolue mais d’une caméra «  qui poursuit  » (alors que « dans le film de fiction classique […] la caméra anticipe ») . Le cinéaste étaye en16 -suite ce propos en affirmant au sujet de son propre travail qu’« en ce sens, nous res-semblons au chasseur et non à l’artisan, qui fabrique quelques chose » . Dans le geste 17

Ibid. 14

Vilém Flusser, La civilisation des médias, Belval, Circé, 2006, p. 18. 15

Harun Farocki, « À propos du cinéma documentaire », op. cit., p. 80. 16

Ibid., p. 82. 17

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d’enregistrement propre au documentaire, il s’agit ainsi plus de prendre les images (comme un trappeur) que de les faire (comme un sculpteur). Son accomplissement se-rait ainsi signé par le « bonheur d’avoir attrapé la proie » . Même si les documenta18 -ristes ont toujours un souci de cohérence esthétique (« nous cherchons des événements qui se produisent comme s’ils avaient été arrangés pour un film  »), il est capital de « simultanément montrer » d’avoir « trouvé et capturé quelque chose, que cela n’a pas été écrit et mis en scène au préalable » . D’une manière très simple et pragmatique, 19 Farocki réduit son raisonnement à l’opposition entre une tendance fictionnelle au « contrôle » et une tendance documentaire à la « contingence » (une catégorie sur la-quelle on reviendra plus précisément) – bien que souvent chacune tente d’intégrer su-perficiellement les effets de l’autre dans sa matière. « Dans le film de fiction, l’action d’une scène est (généralement) définie avant d’être enregistrée par la caméra », alors que «  dans le documentaire, l’action d’une scène n’est (généralement) pas définie avant d’être enregistrée par la caméra »  : cet écart entre programmé et imprévisible, 20 maîtrise et improvisation, contrôlé et contingent, trace la ligne de partage que nous suivrons entre fictionnel et documentaire. Le régime de fonctionnement par contin-gence du travail documentaire impose des conditions perceptives et réactives en pos-tulant l’entrainement et l’amélioration des capacités attentionnelles tournées vers l’ex-térieur et ses phénomènes instables . 21

Cette fidélité aux situations contingentes et aux présences qui les habitent repré-sente le noyau commun que partagent les différents travaux de création documentaire dont nous allons nous occuper. En développant les prémisses de Farocki au-delà de son court texte, l’analyse de ces stratégies documentaires nous mènera à relier la sen-sibilité du contingent à des prestations coopératives de création qui s’imaginent che-min faisant (en dehors et au-delà des programmes établis en amont). Le documentaire

Le travail récent de Baptiste Morizot sur la traque (cynégetique) à la croisée entre enquête philoso

18

-phique et expérience vécue décrit un geste de pistage qui s’avère très proche de celui documentaire décrit par Farocki, en des termes d’exploration attentionnelle de l’environnement : Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, 2018. On aura plus tard l’occasion de revenir sur la pensée de Morizot ainsi que sur le parallèle entre création documentaire et chasse.

Ibid. 19

Ibid. 20

« Dans le cas du film de fiction : nous, le narrateur collectif composé de quelques centaines de per

21

-sonnes, nous avons la mainmise sur les événements, sur le récit. Dans le cas du documentaire : nous, le narrateur collectif composé généralement d’une poignée de personnes, nous ne savons pas ce qui va se passer, mais nous avons assez de présence d’esprit pour le capturer » (Ibid., p. 83).

(21)

en tant qu’approche médiale s’inscrit, à notre avis, dans cette double coordonnée  : celle de l’imprévu non maitrisé et celle de la co-composition avec les éléments émer-geant au cœur du premier.

Sous plusieurs aspects, ces méthodes s’éloignent de la Méthode par excellence, la méthode cartésienne qui se formulait au singulier par une concentration intérieure et par un isolement du contingent, de l’affectif et du singulier, pour repérer des lignes d’universalité et fonder des ambitions de maîtrise. Cette synthèse des traits caractéris-tiques des méthodes documentaires, en revanche, nous rapproche d’autres zones théo-riques plus récentes (et engagées) qui vont structurer nos interprétations à venir : celles de l’écologie, de la médialité et de la biopolitique. C’est à la lumière de ces champs conceptuels que nous décrirons les enjeux les plus contemporains et intrigants de ces approches documentaires, déjà théorisées à plusieurs reprises dans la perspective d’autres champs conceptuels (ontologie, narratologie, esthétique). La floraison actuelle de réflexions sur le documentaire ne concerne pas uniquement les œuvres cinémato-graphiques (bien que celles-ci en demeurent les repères principaux, pour nous égale-ment), mais aussi d’autres formes créatives et médiales, comme la littérature ou le théâtre, sur lesquelles nous allons nous arrêter bientôt. Au sein d’un tel documentary turn, le rapprochement des différentes pratiques se tisse sur la base de l’approche contingente définie par Farocki au sujet du cinéma selon des critères de réduction du contrôle subjectif, d’attention aux événements environnants ainsi que de co-évolution avec ceux-ci.

Comme l’illustrera le cas emblématique de Frammartino que nous allons analyser longuement, un effort d’immersion parmi les singularités contingentes incontrôlables d’un milieu n’implique nullement la suspension de tout effort de contrôle : cette tenta-tive donne lieu chez le cinéaste italien à une partition créatenta-tive rigoureuse où la caméra agit d’une manière chirurgicale. Ce n’est pas, en effet, la pure absorption dans l’éphémère environnemental qui caractérise ce genre de travaux, mais plutôt une composition au cœur de sa complexité imprévisible, où l’enregistrement par contact d’une altérité (d’un immédiat, d’un singulier) joue un rôle fondamental. Toutes les œuvres évoquées ici proposeront des exemples emblématiques d’une certaine façon d’habiter nos milieux techniques et médiaux contemporains de telle sorte qu’ils n’avancent pas inexorablement dans la direction d’une simplification et d’une stan-dardisation ou d’une séparation de la pluralité qui anime les situations vivantes. Elles

(22)

entretiennent et nourrissent « le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu'elle soit sociale, animale, végétale, cosmique », devenu parfois si fragile . 22

Exemples

Il nous semble que la notion d’exemple peut soutenir cette communion quelque peu contradictoire de singularités que nous allons agencer à travers nos parcours mono-graphiques, avec le projet d’interpréter et de raconter quelques méthodes particulières du régime documentaire de la médiation. Du cinéma de Frammartino aux livres de Celati, des films de Marcello aux photographies de Ghirri, notre recherche passera par une série hétérogène d’expériences qui seront mises en constellation en tant qu’exemples de l’instance documentaire . Notre conception de documentaire, en ce 23 sens, coïncide entièrement avec les exemples qui l’expriment et la limitent – autant les exemples proposés que ceux qui pourront l’élargir ensuite. Pour nous, le documen-taire n’est pas un genre de classement commun ni une idée abstraite : la notion que nous en proposons (comme méthode et déontologie de création) s’avérera sans doute plus ample et plus étroite qu’une classe ou qu’une idée. Ses frontières seront établies par l’ensemble d’exemples qui la soutiendront ainsi que par la pertinence des catégo-ries d’analyse (écologiques, médiologiques, biopolitiques…) que nous allons adopter.

Mais qu’est-ce qu’un « exemple » ? En revenant sur la statut de cette catégorie lo-gique, Agamben a souligné la singularité d’un tel opérateur intermédiaire (entre uni-versel et particulier), qui nous suggère l’opportunité précieuse de sortir de certaines encombrantes dichotomies par son ambivalence constitutive . L’exemple, de ce point 24 de vue, est le catégorique tel que des particularités peuvent l’instituer (dont il dépend nécessairement), mais il est aussi le particulier tel qu’il ne peut jamais s’enfermer dans un isolement absolu et incommunicable, un particulier qui renvoie toujours à des rela-tions. En parlant de « constellation exemplaire » ou d’« ensemble paradigmatique », Agamben suggère une modalité de réflexion qui n’est pas inductive (des cas

particu-Felix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989. 22

Il s’agit de cas particuliers qui nous ont « affectés » en affectant ainsi le parcours de cette recherche : 23

ce sont des « studi d’affezione » (pour reprendre un terme de Gianni Celati qu’on découvrira dans le troi-sième chapitre).

La question de l’« exemple » avec celle du « paradigme » occupe une place centrale dans la réflexion 24

méthodologique de Giorgio Agamben. À ce propos, nous renvoyons surtout au chapitre «  III. Exemple  » de La communauté qui vient  : théorie de la singularité quelconque, (Paris, Seuil, 1990) et à celui « Qu’est-ce qu’un paradigme ? » dans Signatura rerum. Sur la méthode, (Paris, Vrin, 2008).

(23)

liers au Documentaire général) ni déductive (de l’idée du Documentaire aux éléments particuliers où elle s’applique), mais plutôt analogique (le documentaire comme flori-lège de cas particuliers) . Une telle démarche se tisserait de singulier à singulier, et sa 25 règle ne souhaite jamais être présupposée à l’assemblage de cas où elle s’exprime.

Chez Agamben, cette manière spécifique de concevoir une norme est également appelée « paradigme » (selon le mot grec correspondant au latin « exemple ») : son étymologie – para-deigma, apparaître à côté – énonce un fonctionnement de liaison et d’interstice qui n’est pas de l’ordre d’une appartenance interne ni d’un facteur pure-ment externe. Le paradigme relève de l’immanence relationnelle. Nous avons essayé ainsi d’élaborer notre concept de documentaire sous une forme paradigmatique où sont rassemblées différentes pratiques créatives selon une cohérence qui n’est pas propre à leur pure particularité et qui ne leur est pas imposée non plus par un classe-ment a priori. Notre «  paradigme docuclasse-mentaire  » représentera moins le documen-taire tel qu’il est (le Documendocumen-taire en général) que le documendocumen-taire tel qu’il peut être formulé dans un rassemblement singulier d’exemples, selon une certaine idée de ce que peut être (et faire) un documentaire.

En l’occurrence, l’ensemble exemplaire, au sein duquel cette règle paradigmatique se développe, s’élabore à partir d’un horizon territorial et chronologique plutôt précis : celui de l’Italie des années les plus récentes. Bien que ponctué fréquemment d’excursions internationales et de références passées, notre paradigme sera majoritai-rement italien, prenant en considération des auteurs vivants et toujours en activité. Même dans le cas de Gianni Celati (qui fera l’objet d’une analyse approfondie dans notre troisième section), le parcours à travers les années soixante-dix et quatre-vingt ne représente, au fond, qu’un détour pour mieux revenir au contemporain, où il a dé-veloppé la plupart de ses activités proprement « documentaires ». Notre corpus italien et contemporain (avec la singularité de ses enjeux et de son histoire) nous accompa-gnera vers la définition d’un paradigme documentaire qui lui est immanent. Dans d’autres milieux et d’autres moments historiques, le profil de ce paradigme documen-taire aurait sans doute différé, d’une manière légère ou bien très significative. Ici aussi, notre choix de méthode s’efforce d’être consistant avec nos partis-pris écologiques, qui

L’écho des appareils pré-numériques d’enregistrement, dits aussi «  analogiques  », constitue ici un 25

(24)

refusent d’isoler un être du milieu singulier au sein duquel se trame son existence sin-gulière.

Formes de vie

Avant de présenter les repères théoriques qui vont échafauder notre paradigme documentaire à partir des pratiques actuelles observées dans le contexte italien, nous souhaitons insister encore brièvement sur cette notion d’exemple, en demeurant sur le plan méthodologique. Une des références évoquées par Agamben pour expliquer ce terme est celle, évangélique (qu’il reprendra ensuite dans son étude des mouvements monastiques), du Christ qui refuse à plusieurs reprises de rédiger une règle – travail qui sera plus ou moins fait par ses légataires – en incitant les fidèles à observer plutôt l’ « exemple » de sa vie. La « méthode » chrétienne ne relèverait donc pas d’un code transcendent, mais d’une incarnation (singulière, pratique et immanente) qu’on a nommée forma vitae, ou «  forme de vie  ». Cette perspective nous semble s’appliquer efficacement aux contenus ainsi qu’aux méthodes documentaires que nous analyse-rons ici. Si les œuvres que nous étudieanalyse-rons ont de quoi fasciner, c’est probablement par l’incarnation vivante d’une forme selon une approche existentielle. Pour une mé-thode documentaire, la définition de ses règles de travail se traduit en l’adoption d’un style de vie : une « éthique » en tant que façon particulière d’habiter des espaces et des relations. En ce sens, toutes ces méthodes de création qu’on qualifiera de « docu-mentaires » représentent autant de manières de vivre, selon une approche où la créa-tion et la conduite vitale rentrent dans une intimité perméable où elles s’affectent et se constituent mutuellement . C’est dans une telle proximité qu’on peut commencer à 26 reconnaître une certaine « écologie » du documentaire en tant que méthode, en sui-vant les suggestions de Franck Leibovici . 27

Dans le cadre d’un projet original de commissariat pour les Laboratoires d’Aubervil-liers, ce théoricien-artiste s’était attelé (avec une compagnie d’acolytes) à mener une enquête auprès d’un vaste groupe d'artistes contemporains autour de la forme de vie qui façonne leur activité artistique. Il était curieux de sonder ce qui se cache derrière

Nous renvoyons à ce sujet au numéro 29 de la Revue documentaire (2018) coordonné par Monique Pey

26

-rière et Cristophe Postic : « Le film comme forme de vie ».

Franck Leibovici, (Des formes de vie) Une écologie des pratiques artistiques, Paris, Questions Théoriques / 27

(25)

une œuvre, ce à quoi l’œuvre elle-même fait souvent écran, bien qu’il en constitue la condition première de possibilité et d’explication causale . Qu’est-ce que la forme de 28 vie dont une œuvre a surgi ? Un « écosystème » de gestes, d’économies, d’espaces, de routines, de rapports humains et non-humains, de recherches, d'outils, écosystème qui informe au quotidien une vie de créateur et sa production à la fois. En parlant d’éco-système, Leibovici souhaite déplacer la question d’une création issue d’un « contexte » (inerte) vers celle d’une création qui façonnerait « d’abord une situation » par « l'inter-action et l’échange » avec un « environnement » . 29

Selon son enquête, «  l’écologie  » d’une pratique artistique correspond à sa mé-thode, au sens élargi de l’ensemble complexe d’éléments (parfois quotidiens, triviaux) décrivant une certaine « situation » de vie et de création. L’analyse de celle-ci, selon le commissaire, relève davantage de l’observation des « pratiques » que de l’analyse des « discours » : « une étude des pratiques est plus adéquate pour comprendre ce que pourrait être une “forme de vie” qu’une étude des discours, qui fabriquent des repré-sentations souvent divergentes des pratiques observées  » . Par conséquent, il s’agit 30 davantage de questionner les gestes et les agencements qui entourent les œuvres que de considérer et comparer des catégories discursives, interprétatives et critiques déve-loppées autour d’elles. La perspective du travail de Leibovici autour des « formes de vie » artistiques se superpose au champ de notre étude sur la méthode des créations documentaires, telle que nous avons commencé à l'introduire. D’un point de vue pra-tique, son « enquête » consistait « à demander aux artistes d’inventer une représentation de leur “forme de vie” » , qui allait ensuite être présentée et agencée dans une opération 31 de commissariat collectif. On pourrait dire que les entretiens que nous avons menés (ou étudiés) constituent ce même espace où les créateurs peuvent évoquer une « repré-sentation » de leurs méthodes de travail. Cette méthode sera analysée et commentée ici davantage sous la forme d'une recherche académique, que selon celle d'un

« si le régime standard de fonctionnement d’une œuvre est celui d’un contexte d’ignorance, si une 28

lecture “en connaissance de cause” relève de l’exception, puisque, ordinairement une œuvre fait face à des gens qui ne savent rien d’elle, il faut alors considérer le fonctionnement standard des œuvres d’art autrement que sur la base moderniste qui considérait qu’une œuvre se devait de “parler d’elle-même” et être autosuffisante. » (Ibid. p.14, on respecte dans la citation le choix de Leibovici de ne jamais recou-rir aux majuscules).

Ibid., p. 15-16. 29 Ibid., p. 12. 30 Ibid., p. 14. 31

(26)

missariat artistique. Dans un cas comme dans l’autre, il faut toutefois être conscient du fait que toute représentation (que ce soit un entretien ou un artefact quelconque comme ceux reçus par Leibovici) «  fonctionne comme un économiseur de complexité », où la complexité et la contingence d’un « écosystème singulier » ne sont retenues que partiellement . Seul un hypothétique travail de terrain (selon une en32 -quête participative) aurait pu probablement dépasser les « limites » de la représenta-tion, en lui associant des expériences plus riches et insaisissables. Mais cette option n’émerge qu’a posteriori et reste à être parcourue : dans l’avenir on continuera peut-être à étudier la « méthode » documentaire et ses écologies par des approches diffé-rentes, comme celle de la participation directe (à un tournage, par exemple).


Ibid., p.11. 32

(27)
(28)

Chapitre 1

TRANSITIONS DOCUMENTAIRES

———

(29)

L’imaginaire linguistique du terme «  documentaire  » renvoie directement au champ cinématographique. L’histoire des formes et des théories du documentaire dans l’univers du cinéma – ayant traversé de nombreuses phases et de multiples re-tournements – a joué (et joue toujours) un rôle majeur dans l’existence et l’évolution d’une telle notion. Les recherches étymologiques d’Olivier Lugon ont mis en évidence ce rattachement filmique originaire, dont la priorité par ailleurs serait à attribuer à la langue française (au début du vingtième siècle, c’est-à-dire au commencement de l’aventure cinématographique) . Par ses études méticuleuses sur l’émergence et le dé33 -clin de la catégorie de « style documentaire », Lugon lui-même a toutefois démontré que cette expression s’est rapidement déplacée dans d’autres contextes esthétiques, tout d’abord celui de la photographie. Ce débordement représente un phénomène qui nous semble aujourd’hui (presque un siècle après l’émergence des phénomènes étu-diés par Lugon) difficile à négliger et à contraindre. Les dernières années, en effet, ont été marquées par un élargissement significatif des occurrences du concept de « docu-mentaire » pour définir de nombreuses expérimentations dans des contextes de créa-tion très variés, ce qui en a conduit certains à suggérer l’hypothèse critique d’un « tournant documentaire » , tournant profondément trans-médial. 34

Pour se rapprocher de nos futures coordonnées écologiques, on pourrait également nommer « transition documentaire » ce devenir qui affecte actuellement un nombre de plus en plus important de démarches créatives et de supports médiaux . Autour 35 d’un tel constat, Aline Caillet et Fréderic Pouillade ont récemment avancé la proposi-tion d’un « art documentaire » capable de réunir à l’intérieur de son champ des

Nous nous référons ici au chapitre introductif «  “Documentaire”  : avènement d’une notion 33

multiple » (p. 24-28) de la très riche recherche (plutôt photographique) d’Olivier Lugon, Le style

documen-taire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001. Parmi les premières parutions du

terme dans le contexte francophone, le Trésor de la Langue Française en ligne recense la formule « scène documentaire » dans le domaine cinématographique entre 1886 et 1906. Un tel syntagme se trouverait, plus précisément, dans le catalogue Pathé.

À ce propos nous signalons par exemple la double publication de la revue Communications autour du 34

« Parti pris du document », un thème analysé sous une perspective transmédiale : Jean-François Che-vrier et Philippe Roussin (éd.s), « Le parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et ar-chitecture au XXe siècle » (Communications, n. 71, 2001) et « Des gestes et des faits. Le parti pris du

do-cument 2 » (Communications, n. 79, 2006).

Le terme « transition » est revendiqué, par exemple, par la théorie écologique à la croisée entre an

35

-thropologie et philosophie d’Arturo Escobar (Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’Occident, Pa-ris, Seuil, 2018) qui tente d’inaugurer le domaine des « études des transitions » (p. 164). À ce domaine contribueraient également de « nouveaux médias », façonnés par un ancrage « communal » aux lieux et à leur potentiel « pluriversel ».

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riences disciplinaires variées circonscrivant un vaste « plurivers » créatif (de la danse contemporaine à l’écriture littéraire) . En sachant que toute modification de l’éten36 -due d’un concept ne peut qu’entraîner un changement et un déplacement dans son régime sémantique, les deux chercheurs ont essayé d’en fournir une nouvelle formula-tion qui tienne compte de l’ensemble très hétérogène de pratiques et d’objets qui s’y trouvent rassemblées. Il faut à ce propos identifier le fil rouge sous-entendu par la « transition » du substantif à vocation éminemment cinématographique (le Documen-taire) vers sa multiplication adjectivale (les arts documentaires). C’est-à-dire la transi-tion du genre aux méthodes, selon notre lexique.

Faut-il supposer derrière cet usage multi-forme et inter-artistique de l’adjectif quelque chose comme un noyau commun, noyau qui justifierait un nouvel usage substantivé du terme (le «  documentaire  », non pas comme genre cinématographique, mais comme ensemble de traits – artistiques, représentationnels, formels, mais aussi pra-tiques ou éthiques pouvant s’appliquer à différents médiums) ?37

C’est par « la notion de “ représentation non fictionnelle ” » – désignant des opéra-tions qui seraient « représentationnelles, non fictionnelles et pleinement artistiques » – que Caillet et Pouillade ont tenté de s’y atteler, conscients des résistances que celle-ci pourrait soulever dans les classements interprétatifs habituels . 38

Une telle position ne deviendrait intelligible et soutenable qu’en associant deux sé-ries d’éléments a priori discordants, qu’on retrouverait pourtant alliés et complémen-taires dans toute opération documentaire : la « trace » et le « récit ». En ce sens, une

Aline Caillet et Frédéric Pouillade introduisent ainsi leur recueil  : «  Longtemps restreint au seul 36

champ cinématographique (et, dans une moindre mesure, photographique), le terme “documentaire” connaît depuis une quinzaine d’années au moins un usage multiple et proliférant, débordant de très loin le seul champ de l’image indicielle, et pouvant qualifier des œuvres relevant de médiums aussi di-vers que la littérature, la bande dessinée, le théâtre, la danse ou même le cirque. » (« L’hypothèse d’un art documentaire  », in Aline Caillet et Frédéric Pouillade (éd.s), Un art documentaire. Enjeux esthétiques,

éthiques et politiques, Rennes, PUR, 2017, p. 7).

Frédéric Pouillade, « Représentations factuelles. Trace, témoignage, document », in Aline Caillet et 37

Frédéric Pouillade (éd.s), Un art documentaire, op. cit., p. 39.

Ibid., p. 9-10. Pour accepter une telle proposition théorique, il serait nécessaire d’accepter un déca

38

-lage catégoriel par rapport à une vaste tradition esthétique  : «  À rebours de cette poétique classique du

vraisemblable qui, issue d’une certaine lecture d’Aristote, semble gouverner aussi bien la littérature

roma-nesque des XIXe et XXe siècles que le cinéma fictionnel traditionnel, les pratiques documentaires contemporaines paraissent promouvoir une poétique de la factualité et de l’existant singulier, une poétique cognitivement pauvre, qui s’efforce de ne pas réduire la singularité de l’existant à un modèle ou à un type générique, et éthiquement inquiète, doutant de ne jamais pouvoir être à la hauteur de ces exis-tences réelles et singulières, singulières parce que réelles » (p. 13).

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« représentation non fictionnelle » (un texte à partir de traces) constituerait un espace d’indétermination entre l’axe factuel (du document, de l’enregistrement) et l’axe ima-ginaire (de la narration) . D’un côté, le contact immédiat, de l’autre la composition 39 d’un geste scriptural : une condition ambivalente assurée par la puissance de la trace (ou empreinte), propre à la logique de l’enquête. Ce dispositif de couplage qui fonde la méthode cinématographique documentaire (« une idée d’harmonie entre le conte-nu fondé sur la trace et le récit du film » ) représenterait le dénominateur commun 40 minimum d’une série d’autres pratiques affiliées à des médiums très différents. Un art peut être qualifié de documentaire s’il adopte une approche d’écriture et de formalisa-tion (le «  récit  ») qui se déploie depuis des enregistrements événementiels (les « traces ») : la routine du cinéaste documentariste (qui « écrit » son film à partir d’une expérience contingente et contextuelle et de ses traces) constitue un modèle opéra-tionnel pour décrire la démarche et l’esthétique d’autres activités créatives, du théâtre à la bande-dessinée . De ce point de vue, les degrés de distance de la trace indicielle 41 préliminaire vont mesurer, pour ainsi dire, le taux documentaire d’un travail donné.

Les coordonnées de cette réflexion nous renvoient donc à la question des pratiques puisque cette ligne définitoire semble relier étroitement la question documentaire à la question du mode de travail. « Documentaire » serait une certaine façon de créer – une « méthode », pour reprendre le terme proposé plus haut. À ce sujet, on évoquera dès maintenant une notion qui reviendra fréquemment, la notion d’écriture (au sens large de mise-en-récit ou mise-en-texte, de liaison, de scénarisation). Faire de l’art do-cumentaire signifie, à notre avis, « écrire » d’une certaine manière. Écrire à partir d’une enquête et de ses traces enregistrées, selon une fidélité au terrain et à ses rencontres

Dans un autre article du même recueil, Gregory Currie revient sur ce couplage en faisant référence 39

au domaine spécifique du cinéma : « Il existe deux éléments dans l’idée de documentaire, qui dans une certaine mesure se trouvent en tension. L’idée que quelque chose d’autre ne dépend pas des intentions de l’auteur – il existe, nous le savons, des photographies prises par accident. L’idée que quelque chose est un récit, en revanche, amène automatiquement les intentions de l’auteur » (Gregory Currie, « La preuve documentaire » in Aline Caillet et Frédéric Pouillade (éd.), Un art documentaire, op. cit., p. 29-38, p. 34).

Ibid. 40

En ce sens, cette extension du domaine documentaire pourrait même frôler des champs apparem

41

-ment éloignés comme le dessin animé, la bande-dessinée ou même la philosophie. Par exemple, il y a une écriture à partir des traces d’un dispositif d’enquête « sur le terrain » (une écriture donc non-fic-tionnelle) dans le film d’animation Valse avec Bachir (2008) d’Ari Folman ou la BD Les Ignorants (2011) d’Etienne Davodeau – en ce qui concerne le domaine du dessin (imprimé ou animé). En philosophie, considérons le cas de Jacques Rancière dans les archives ouvrières du dix-neuvième siècle, mais aussi la pensée élaborée à partir d’une enquête située et relationnelle telle que l’articule le travail de Christian Vollaire, Pour une philosophie de terrain, Paris, Créaphis, 2017

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qui sont, en même temps, projetées ailleurs. Écrire pour ordonner et transmettre – d’une manière toujours délicate et temporaire, transitoire : attentive – des contingences qu’on ne peut pas maîtriser. Nous allons ainsi nous intéresser à des écritures plurimé-diales du « document », par le point de vue à nouveau amphibien (entre enregistre-ment et narration) ébauché par Pouillade : le docuenregistre-ment en tant que trace investie par un geste de composition.

Par «  document  », j’entends les traces ou les témoignages tels que repris dans un usage représentationnel second. Le document, c’est le statut que prennent la trace et le témoignage dès lors qu’ils sont ressaisis dans un nouveau projet représentationnel. 42

Dans le répertoire de ce que Pouillade appelle les « représentations factuelles » (à sa-voir les gestes de « représenter des objets réels par des moyens non fictionnels »), notre travail prêtera surtout attention à celles qui se déroulent dans le « champ de la co-pré-sence » . Dans ce cadre, la qualité « écologique » de notre manière d’entendre et de 43 défendre l’activité documentaire conçoit la trace comme dispositif d’écriture dans l’immanence d’un événement et de ses relations. En privilégiant ces formes documen-taires « primaires », nous allons donc mettre en parenthèse les créations plutôt « se-condaires » à partir des enregistrements archivés . 44

En essayant de décrire quelque chose de l’ordre d’un paradigme déontologique, nous nous rapprochons de ce qu’Aline Caillet a suggéré d’appeler des « pratiques cumentaires », « afin précisément d’ouvrir le terme et ne pas l’enfermer dans le do-cumentaire compris comme genre » . Il est capital, à notre avis, de désenclaver la no45 -tion documentaire de son ancrage purement cinématographique et du débat «  de  genre  » pour pouvoir mieux saisir les devenirs-documentaire plus amples qui nous entourent, ainsi que leurs enjeux. Il est moins questions de « documentaires », que d’expériences plurielles qui se laissent contaminer par des gestes documentaires.

Frédéric Pouillade, « Représentations factuelles. Trace, témoignage, document », op. cit., p. 50. 42

Ibid., p. 43. 43

À ce sujet, il est important de marquer l’écart entre le « documentaire » et ce que Maurizio Ferraris 44

a appelé le « documental » (bien que ce dernier puisse devenir une matière pour le premier). Au nom d’une ontologie sociale des gestes d’enregistrement et d’inscription qu’il nomme « documentalité », Ferraris ne considère en effet que la simple production collective, institutionnelle et impersonnelle de documents, sans s’intéresser aux questions esthétiques de création et composition (ni à leurs implica-tions écologiques). Voir Maurizio Ferraris, Documentalità, Bari, Laterza, 2009.

Aline Caillet, Dispositifs critiques. Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, PUR, 2014, p. 9. 45

(33)

Sans négliger le rôle pivotal joué par une certaine forme de cinéma dans l’économie du concept documentaire, il faut donc évacuer la perspective du « genre – largement formaté par les codes audiovisuels » pour l’appréhender davantage comme un certain « rapport au réel » (dans la médiation) . À savoir, comme un certain régime de mé46 -diation dont nous pouvons d’ores et déjà revendiquer le statut paradoxal d’être une « médiation immédiate ». Dans ce même statut intermédiaire – au milieu de contact et de composition, entre « fraternisation » et « distanciation » – se dessine peut-être 47 un rapport politique au monde désirable et émancipateur, comme nous allons essayer de le démontrer. L’éloge de cette contemporanéité politique du documentaire tel qu’il est mené par Baqué en opposition au repli de nombreuses expériences de l’art contemporain, nous semble pourtant insuffisant, puisqu’il finit par établir une opposi-tion exclusive entre l’approche documentaire (réduite à sa seule déclinaison de genre filmique) et les autres pratiques créatives . Plutôt que cloisonner et opposer les diffé48 -rents domaines créatifs au nom du documentaire, nous préférons mettre en évidence des contaminations et des hybridations à ce même nom : les transformations associées, les propagations trans-médiales . 49

Les « pratiques documentaires » postulent selon Caillet une « esthétique pragma-tiste » (par une référence au courant théorique empiriste et processuel qui va de De-wey à Deleuze) ainsi qu’«  une orientation critique  » (dans la lignée de Benjamin, Brecht et l’école de Francfort). En resserrant la relation entre ces deux veines du para-digme documentaire, on pourrait affirmer que ces pratiques sont « critiques » dans la

Ibid., p. 10. 46

Selon les mots choisis par Edgar Morin dans une archive INA de 1966 pour décrire le mouvement 47

double qui connote le « cinéma vérité ». On peut consulter ce document en ligne : http://www.ina.fr/ video/I08015623

Voir Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Champs, 48

2006. Malgré l’intérêt de plusieurs de ses analyses critiques, nous ne sommes pas convaincus par le propos principal de son travail consistant à généraliser en érigeant le documentaire cinématographique (en tant que genre) en remède à la déchéance du milieu de l’art contemporain, en vertu de « l’hypo-thèse selon laquelle l’art, déchu de ses prétentions politiques, pourrait “passer le témoin” à une autre forme plastique, discursive et informative  : le documentaire engagé, photographique et, plus encore, cinématographique » (Ibid. p. 33).

Par exemple, comme l’explique bien Aline Caillet, les courants « relationnels » et « contextuels » 49

dans l’espace de l’art contemporain ne se limitent pas aux défauts (idéologiques et opérationnels) jus-tement relevés par Baqué, mais développent également des dispositifs d’enquête et de critique tout à fait compatibles avec l’approche documentaire. À propos de ces veines du milieu artistique contempo-rain nous renvoyons aux études de Nicolas Bourriaud (Esthétique relationnelle, Djion, Les presses du Réel, 1998) et Paul Ardenne (Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de

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mesure même où elles développent une approche «  pragmatiste  » qui résiste aux schèmes des représentations hégémoniques  : « Prendre le parti du réel, soit contre le 50 sujet des représentations dominantes, soit contre les représentations idéalisées de ce-lui-ci  » . Au sein de l’«  abandon d’une approche représentative  », cette approche 51 s’appuie sur une conception non objective et non statique de la réalité-comme-écart : le terrain du réel fréquenté par les documentaristes est un espace de déconstruction mais aussi d’infléchissements productifs . C’est un terrain parsemé d’incertitudes, 52 d'échecs et de contraintes à cause d’une certaine instance immédiate qui doit être sai-sie par ces formes de médiation comme une désactivation des projections préalables ainsi qu’e comme une puissance narrative et conceptuelle imprévue.

Que le travail documentaire agence une situation (libre) ou qu’il s’y immerge direc-tement, il sera toujours voué à un rapport de surprise avec cet élément extérieur et autre que Farocki appelait le « contingent ». Composer une relation (appareillée) avec les altérités et les événements du dehors représente à notre avis le patrimoine le plus précieux de l’art documentaire, en tant qu’art de l’attention et de l’improvisation ainsi qu’art de l’écriture. C’est à cette prestation subtile et incertaine que remonte, selon nous, le vaste et multiforme intérêt contemporain pour cette méthode, qui esquisserait le modèle d’un certain rapport au monde qui nous entoure, c’est-à-dire une forme de vie ou une éthique. Une certaine manière très contemporaine de concevoir notre pré-sence, son activité et sa rationalité, s’y entraîne et s’y expose . Face au système de 53 plus en plus co-impliqué et relationnel des questions environnementales et des univers médiaux – système qui semble souvent régi par des dynamiques inadéquates de contrôle, de standardisation et d’exploitation – un désir d’approches documentaires

Comolli et Sorrel, à ce sujet, suggèrent de penser la complexité ambivalente de l’activité documen

50

-taire, engagée dans le double travail de défaire les images stéréotypées dominantes (fictions) pour faire d’autres images plus réelles : « En ce sens, l’opération documentaire est plus complexe : il faut à la fois désigner la fausseté des médias et s’appuyer sur le bain d’informations où nous sommes plongés pour, d’un côté, mettre en jeu la dimension corrosive et critique du doute cinématographique, et d’un autre côté, valider ce que l’on montre et que l’on tient à distinguer du spectacle informatif » (Jean-Louis Co-molli et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique, Paris, Verdier, 2015, p. 193).

Aline Caillet, Dispositifs critiques. Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, op.cit., p. 14. 51

« Une double sortie semble dès lors s’imposer pour s’éloigner du régime visuel du réel et décons

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-truire ce/son langage dominant : celle du réalisme par le renoncement de la ressemblance (une image de), celle de la relation indicielle (une image d’un) par la mise à distance de la captation directe ; sortie qui amène une renégociation des liens entre documentaire et fiction. » (Ibid., p. 31).

À ce sujet, nous signalons le texte de l’artiste et théoricienne Hyto Steyerl autour de l’expansion

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contemporaine des pratiques documentaires justifiée par leur incertitude statutaire dans une époque instable et imprévisible comme celle de l’Anthropocène : « Documentary uncertainity », in Re-visiones, n. 1, 2011 (en ligne).

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