• Aucun résultat trouvé

LE HORS-CHAMPS EST DEDANS ! ———

I L DONO (2003) – EXERCICE DE DÉSŒUVREMENT

Précédé par des bruits indistincts et aveugles, le plan initial de Il dono – le premier long métrage de Frammartino – est inauguré par l’ouverture d’une porte donnant sur un extérieur rural . Placée à l’intérieur d’une pièce sombre, la caméra entraperçoit à 272

peine ce qui se passe dehors, encadré par le périmètre rectangulaire du seuil domestique. Plus précisément, il faudrait dire que la caméra est dé-placée à l’intérieur de la pièce noire. Déplacée, dans une position inattendue par rapport à une certaine syntaxe routinière de la construction filmique qui tendrait à proposer d’autres perspectives et d’autres rapports spatiaux, selon un souci de propreté et régularité de la perception narrative. La porte est ouverte par un homme qui sort : il repasse dans le champ de l’image, occupé à des activités indéfinies à l’extérieur. La caméra de Frammartino ne suit pas l’action, elle demeure à l’intérieur de la pièce et s’engage dans une durée longue. L’action humaine (bien que moindre  : quelques gestes quotidiens) se déroule dans une distance saccadée qui ne peut que troubler nos attentes spectatoriales. La caméra pourtant ne semble pas en être dérangée, elle ne s’empresse nullement à corriger sa position atypique : elle insiste plutôt. L’étrangeté du cadrage s’avère même plus compliquée, plus surprenante. Un objet non précisément identifié, une masse noire ressemblant à un seau accroché au plafond, oscille au milieu de l’image dès le début du plan. Sa présence mobile entrave notre regard, qui désirerait plutôt suivre ce qui se passe au-delà de la porte, les mouvements de l’homme.

Cette première scène ne représente pas une exception singulière à l’intérieur de l’économie du film, elle désigne plutôt un parti-pris qui va perdurer constamment tout au long de l’œuvre, en informant également les projets suivants de Frammartino. Sa stratégie de décalage géo-culturel, en fait, est doublée par un décalage technique et esthétique qui lui est parallèle  : les contre-mouvements précédemment décrits

Pour un aperçu de cette séquence d’images nous renvoyons à la table 4 des annexes 272

atteignent donc les pratiques de tournage, de cadrage, d’enregistrement du son… Une alliance se tisse entre ces deux décalages, elle est scellée par l’objectif commun de défricher des nouveaux terrains sensibles et narratifs en sortant des parois suffocantes de l’édifice représentatif hérité. Entre le déplacement territorial et le déplacement technico-esthétique (se supposant mutuellement), un décentrement de notre univers signifiant est proposé aux spectateurs, au nom d’une écologie perceptive nouvelle et précaire, encore à étayer.

2.1

Prendre de la hauteur et du recul

Le jeu politique autant qu’esthétique des positions et des mouvements concerne, finalement, en même temps l’expérience biographique de Frammartino et la technique constructive de son espace filmique (à laquelle sa formation d’architecte demeure très sensible), en une solidarité décisive. La descente en Calabre et la remontée à son arrière-pays montagneux s’affirmaient, dans une configuration géo- médiale spécifique, comme un geste à la fois littéral et symbolique menant à prendre de la hauteur et du recul. De la hauteur ou du recul par rapport à un certain monde tant territorial que sémantique – dont les villes de la plaine septentrionale sont un exemple parfait – très éloigné des terres hautes et reculées que Frammartino décide d’habiter cinématographiquement. Un geste d’abstention et de retrait (ascèse) serait à identifier dans ce mouvement de montée (ascension). Les lignes cinétiques de cette posture peuvent être retracées également dans l’agencement des prises de vue. La caméra, en effet, semble quitter le monde humain et ses actions, ou du moins se détacher d'une certaine adhérence à celui-ci caractérisant la plupart des films narratifs qui peuplent nos écrans. Elle aussi commence à prendre de la hauteur et du recul, suivant un protocole de détachement préventif. Les plans ne s’attellent presque jamais à suivre de près un déroulement narratif bien défini, organisé autour de sujets humains centraux  : leur conception semble relever d’un principe opposé d’éloignement et d’ampleur. Tout cela dans une remarquable fidélité à la fixité, où le

regard cinématographique tente de bouger le moins possible – en dehors du montage – par un effort réitéré d’endurance . 273

À titre d’exemplification, nous pouvons renvoyer à un plan récurrent  : celui qui 274

cadre depuis une certaine distance la maison du vieux protagoniste avec ses humbles alentours . Il s’agit d’un plan assez ample et dépourvu d’un focus dominant qui 275

rassemble à son intérieur beaucoup d’éléments disparates parmi lesquels apparaît aussi (sans jouir d’aucune priorité perceptive) l’action humaine, sur laquelle le film est censé se fonder. Par ce genre de plan, nous sommes confrontés à ce qu’on peut appeler une égalité esthétique, un principe d’équité dans l'exposition qui ne peut que troubler notre regard. Ces images nous exposent, en effet, à un ensemble d’éléments qui relève davantage d’un milieu que d’une individualité particulière  : elles sont le fruit d’un cadrage environnemental, libéré de toute focalisation anthropocentrique, qui revient sans cesse dans les films de Frammartino.

À l’intérieur de l’espace perceptif ouvert par ces plans, le dispositif diégétique du partage entre figure et fond est mis à l’épreuve. La figure (humaine) est rabaissée, tandis que le fond fait l’objet d’un rehaussement : un mouvement presque symétrique fait reculer la figure humaine au profit d’une avancée des éléments environnementaux habituellement relégués sur le fond en tant que décor . Nous nous référons aux 276

plantes, aux animaux, aux objets inanimés, aux phénomènes météorologiques… L’ouverture et l’approfondissement du cadre ne peuvent qu’affecter son potentiel narratif au détriment d’une maîtrise et d’une centralisation diégétiques. Une trame

Jean-Michel Frodon résume ainsi la démarche esthétique du film :  « Un film qui semble 273

entièrement fondé sur l’esthétique du frontal et de la durée, des puissances désormais largement apprivoisées du plan fixe et de l’enregistrement des matérialités, et qui ne cesse d’organiser la

dévoiement, sinon la déviance, des prévisions – thématiques ou esthétiques – qu’il suscite » (« Offert de biais », in Cahiers du cinéma, n. 594, 2004, p. 51).

La répétition demeure un des traits distinctifs et revendiqués du travail de Frammartino :« Pour 274

moi le cadre est un fondement, j’oserais presque dire une présence, et par cela je voudrais dire que pour moi les cadres sont des quasi-personnages. Par conséquent, il est évident qu’ils doivent revenir. » (Michelangelo Frammartino, « L’infinita oscillazione del reale », op. cit., p. 205).

Faire référence à la table 3 de l’annexe iconographique. 275

La valorisation du fond dans l'expérience cinématographique a été notamment analysée par le 276

travail de Robert Bonamy, Le fond cinématographique, Paris, L’harmattan, 2013. Pour un cadrage plus générale d'une éthique perceptive du fond nous nous référons à la dernière « maxime de

standardisation attentionnelle » définie par Yves Citton dans le petit manifeste qui clôt et résume son

Pour une écologie de l’attention : elle nous invite notamment à réfléchir à des pratiques qui nous mèneraient

narrative perdure, sans doute, bien qu’atténuée  : le récit filmique demeure, sans se dissoudre complètement comme c'est souvent le cas dans le cinéma expérimental. Toutefois, la ligne narrative est affaiblie par le pas en arrière auquel la camera est soumise, ce qui la repousse sur un plan traversé par une pluralité d’autres mouvements et de présences étrangères . L’attention flotte, ne pouvant que 277

décrocher à plusieurs reprises du fil narratif pour explorer tout l’espace audiovisuel qui l’entoure et que Frammartino a le mérite de ne pas exclure de notre champ de perception. Ce qui est laissé d’habitude en dehors du champ filmique à cause de son importance marginale et accessoire est accueilli par ce cinéaste à l’intérieur de son cadre. Il aime résoudre cette logistique particulière de l’appareil cinématographique en une formule synthétique : « le hors-champs est dedans » . 278

L’imprévu, l’interruption, l’intervention ne se donnent pas par un accès au champ depuis un hors-champ, selon une certaine grammaire de la narration cinématographique classique. Cela aura plutôt lieu depuis l’intérieur du plan même : dans les intentions de Frammartino, c’est le champ qui doit enfanter son propre hors- champ, mais à l'intérieur du champ lui-même. L’élément étranger n’est pas extérieur, commandé théâtralement par la volonté du cinéaste. Il demeure à l’intérieur du plan et en dehors du contrôle de l’auteur et de ses projets narratifs et sémantiques. Il sera actualisé d’une manière imprévisible dans le flottement attentionnel et imaginatif du regard spectatoriel qui circule parmi l’ensemble très varié d’objets et de dynamismes qui composent ces plans environnementaux. Cette fourmilière d’objets est le potentiel de hors-champ que la pratique cinématographique de Frammartino accueille dans son cadrage réglé par des gestes de distanciation et d’élargissement. De tels plans amples et profonds ne peuvent qu’exalter l’inéluctable tendance de l’appareil cinématographique à graver dans sa mémoire la présence éphémère, grouillante et

«Non qu’il n’y ait pas d’ “histoire”. Le récit de Il dono est clair et simple : un vieux paysan, encore 277

plus seul après la mort de son chien, tombe in extremis amoureux d’une jeune femme du village, il dépense toutes ses économies pour offrir à la demoiselle une Vespa qui lui évitera d’avoir à recourir à un autostop qu’elle rétribuait de ses faveurs, avant de mourir, davantage comblé du geste qu’il a accompli que de l’offre chaste de son corps à laquelle elle a volontiers consenti. Mais le déroulement de l’histoire jamais ne guide l’organisation des séquences ni ne domine dans l’émotion que suscite une séquence » (Jean-Michel Frodon, « Offert de biais », op. cit., p. 51).

Voir entretien en annexe (il s’agit, d’ailleurs, d'une formule récurrente dans ses discours). 278

multiple du réel qui excède les filtres représentatifs auxquels nous recourons si souvent . 279

Ce que Frammartino travaille ainsi par l’image devient quelque chose de l’ordre de la notion de « dehors » dont Gilles Deleuze avait précisé une théorie philosophique dans l’analyse du concept foucauldien de pouvoir . Le «  dehors  » deleuzien ne se 280

situe pas dans le cadre des relations formelles, ordonnées et prévisibles entre intérieur et extérieur: «  c’est une taupe  » qui habite les phénomènes là où ils se retrouvent emportés par des forces « d’agitation, de brassage et de remaniement, de mutation ». Il n’est pas dedans, il est plutôt entre (« il n’y a que des milieux, des entre-deux »). La formule fondamentale de Frammartino («  le hors-champs est dedans  ») décrit essentiellement un déplacement du domaine du hors-champ du régime de l’extériorité à celui du dehors : « Un dehors plus lointain que tout monde extérieur et même que toute forme d’extériorité, dès lors infiniment plus proche  » . Hanté par la nécessité 281

d’entretenir « l’infinie oscillation du réel » dans ses films, Frammartino rend le hors- champ une affaire de «  forces composantes  » qui déjouent les «  formes composées  » (leurs attentes, leurs clichés…), plutôt qu’une affaire d’échanges diégétiques et programmés entre intérieur et extérieur . Ces forces, bien entendu, 282

seront surtout les forces environnementales auxquelles la captation audio-visuelle s’ouvre par les plans d’ensemble . 283

Cela nous conduit au cœur du dispositif de médiation immédiate : le plan est bien entendu un es

279 -

pace construit par le cinéaste (on est dans la médiation et non dans l'inconstructible) ; mais le plan s'ef- force d'inclure et de respecter en lui ce qui échappe aux intentions du médiateur (on est dans l'ingou- vernable protégé au sein d'un espace construit).

Gilles Deleuze, « Les stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (pouvoir) », in Foucault, Paris, 280

Minuit, 1986, p.77-99.

Ibid., p. 92-93. 281

La notion d’ « écart intérieur » proposée par Neyrat (La part inconstructible de la Terre, op. cit., p. 319) 282

nous fournit une formule efficace pour décrire cette immanence du dehors ou hors-champ.

Ce déplacement du hors-champ d’un régime d’extériorité à celui du dehors marquerait tous ces 283

cinémas de la modernité que José Moure associe à une « esthétique du vide » : « Avec les cinémas de “la modernité”, loin d’apparaître comme le support d’un échange fonctionnel ou spirituel avec un dehors diégétique (le hors-champs dans le cinéma classique) ou extra-diégétique (le mystère ou la dimension spirituelle dans les cinémas “chrétiens” ou zen), le vide met l’image en rapport avec un dehors interne et neutre, où, dans l’extériorité même d’une présence immédiate, dans une sorte d’intimité avec un dehors interne qui hante le champ ou insiste entre les plans (le vide), se mesure la distance infinie et sans médiation que le langage cinématographique porte à sa limite, reçoit de son propre manque […]. » (José Moure, Vers une esthétique du vide au cinéma, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 237).

Déjà le cinéma des Straub était nourri par cette magnifique contradiction où un dispositif extrêmement rigoureux de récitation (par exemple dans un de leurs films italiens : De la nuée à la résistance) cadré par des plans fixes trouvait son véritable hors- champ dans les interférences paysagères au sein du plan lui-même. Des répétitions littéraires confrontées aux aléas des insectes, de la lumière naturelle, des bruits environnants, des formes végétales – des automates humains  : sensibles, charnels, décidés… De cette manière, la prise de vue devient l’occasion d’une sur-prise ou d’une déprise par rapport au contrôle humain. Le dispositif de médiation essaie d’exercer une prise en étant contré par un immédiat qui saisit, s’empare de cette prise en opérant une « prise seconde », à savoir une sur-prise.

Cette surprise environnementale qui s’empare de notre geste d’appropriation ne se déroule pas exclusivement sur un plan visuel. Si nous avons surtout insisté sur des questions visuelles, le filtre sonore contribue également beaucoup à la tendance décrite d’ouverture et de distanciation. Déjouer l’anthropocentrisme perceptif signifie également ne pas adopter une attitude « vococentrique ». Il dono est un film quasiment dépourvu de paroles articulées et la voix humaine est presque tout le temps absente. Il n’y a que des bribes de dialogues qu’on entend ou, mieux, qu'on mal-entend de loin, confusément, puisque l’enregistrement sonore préfère ne pas se concentrer spécifiquement sur ces sons à l'exclusion des autres. La voix devient, par conséquent, un bruit parmi les autres : un élément parmi les nombreux autres qui peuplent une situation paysagère.

2.2

La gravité des choses

Dès que la camera s’éloigne du monde humain, celui-ci semble perdre immédiatement sa transparence ordinaire. Le regard distant auquel Frammartino nous assigne fait tomber l’univers filmé dans une sorte d’opacité énigmatique. Un tel effet ne serait, au fond, que le résultat d’un certain usage de la caméra tâchant d’en souligner la force d’extériorité et, donc, de dépaysement  par rapport à tout projet subjectif :

Pendant le tournage, j'envisageais ma caméra comme un extraterrestre découvrant le monde pour la première fois. Un regard vierge, incapable de déterminer qui, de la femme ou du pot de fleur, est le protagoniste principal.284

Dès que nos habitudes perceptives se libèrent quelque peu de leur inertie anthropocentrée, tout se retrouve dans une mystérieuse désuétude qui désœuvre les présences et leur signification. La distance atteinte par cette caméra rappelle parfois la méthode singulière de tournage adoptée par Jacques Tati   : l’écart d’une réalité 285

observée de loin inquiète notre perception des sujets et des gestes dans l’image. L’effet comique assuré par cet écart ne va pas sans un effet complémentaire de mélancolie qui donne aux films de Tati une épaisseur émotionnelle beaucoup plus complexe que celle du simple moment humoristique.

La présence des êtres humains estompée par le dispositif de Frammartino perd ainsi sa force et sa clarté quotidiennes, alors que d’autres présences (d’habitude inaperçues et passives) remontent questionner notre perception  : des objets, des animaux, des événements météorologiques… Les signes humains se vident de leur sens évident en perdant leur netteté et opposent à notre regard une inédite difficulté de lecture. En revanche, des signes inattendus (animaux, végétaux, architecturaux…) se manifestent à leur côté d’eux, de nouveaux signes qui demeurent non encore interprétés. Les deux séries de signes (désuets et nouveaux) s’installent dans un même plan ouvert qui trouble notre regard en nous imposant l’épreuve de reconstruire des liens signifiants, des relations sémantiques inédites. C’est moins un monde incompréhensible qu’un monde livré à une intelligibilité ouverte, dont il faut s’emparer activement à défaut de schémas intellectifs préalables. Il n’est pas question de regarder un objet précis, mais plutôt d’« essayer-voir  ». Le film de Frammartino 286

Michelangelo Frammartino, dans l’entretien « Il cinema come passaggio di stato ». 284

Plusieurs remarques en ce sens ont été faites, en effet, par les critiques.Voir, par exemple, le 285

commentaire d’Arnaud Hée pour Critikat où le couple (« naturalisé » italien) Straub-Huillet

accompagne le cinéaste comique : « Sous son apparence austère, ce cinéma taiseux qui inscrit ses plans dans la durée accouche d’une œuvre extrêmement joueuse et drôle. S’y déroule une rencontre – d’ailleurs pas si improbable – entre Tati et le couple Straub-Huillet (ces derniers étant par ailleurs familiers des marges du territoire italien) ».

Voir : Georges Didi-Huberman, Essayer-voir, Paris, Minuit, 2014. 286

semble nous convier à ce que Deleuze pourrait appeler un exercice d’égyptologie287 : dans cette zone grise d’une matière parlante et d’un homme silencieux, nous nous découvrons tous des apprentis à la recherche de sens, désireux de communication. Selon Gilles Deleuze, ce n’est que face à une résistance – comme celles des phénomènes obtus de Il dono – qu’on mobilise vraiment la pensée, l’écoute et l’interprétation en renouvelant une implication mondaine: « La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée » . Le détachement et 288

la disjonction, au fond, semblent n’être qu’un geste préliminaire menant à des nouveaux attachements possibles.

Mais revenons à notre matière filmique, à partir de cette première séquence qui avait retenu notre attention. Dans Il dono, les gens parlent peu, on les (mal)entend de loin. Ils agissent à peine et les raisons de leurs gestes demeurent obscures dans leur banalité. On préfère s’attarder plutôt dans l’observation de leurs mouvements et de leurs corps, sans pouvoir comprendre aussitôt ce qu'ils font. Les mots ont l’air d’être « graves » eux-aussi  : ils coûtent un grand effort, ils sont mâchés, hésitants, hâtifs. Personne ne cause, ni ne discute ou ne plaisante dans ce film. Comme si l’homme n’était pas sûr de l’importance de ce qu’il dit, voire du dire même. Dans cette incertitude, la caméra regarde et enregistre le silence. Elle recule et erre : le plan s’ouvre et s’approfondit. Et voilà que d’autres choses apparaissent, dérangent l’observation, la détournent. Le panier accroché au plafond, qui entravait notre regard lors du premier plan, revient systématiquement dans chaque image tournée à l’intérieur de la baraque sombre du protagoniste. Un deuxième s’y ajoute dans l’espace peu éclairé de la pièce. Un panier qui oscille légèrement, un corps opaque qui insiste entre notre regard et la scène, une masse inanimée qui s’obstine. Notre regard bute contre ce corps noir : le plan ne nous permet pas de le contourner. Son inertie muette et incontournable recèle une promesse d’animation, dont la conscience (bien que latente) agite silencieusement le spectateur . 289

« Apprendre concerne essentiellement les signes. Les signes sont l’objet d’un apprentissage temporel, 287

non pas d’un savoir abstrait. Apprendre, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n’y a pas d’apprenti qui ne soit “l’égyptologue” de quelque chose » (Gilles Deleuze, Proust ou les signes, Paris, PUF, 2014, p. 10).

Ibid. 288

À propos de la présence cinématographique des choses et de leurs différents statuts nous renvoyons 289

par exemple au texte introductif de Jacques Aumont, « L’objet cinématographique et la chose filmique 1 », in Cinémas, n. 14, 2003, p. 179–203.

Il s'agit d'une promesse qui sera remplie, puisque les choses enfin s’animent, les objets bougent : de cette animation soudaine, notre panier est l’hermétique messager. L’histoire humaine hésite et tergiverse, la trame s’égare  : la caméra ne peut que témoigner de cette vacance, de ce vide. Mais il y a les choses, avec leur activité

Documents relatifs