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LE HORS-CHAMPS EST DEDANS ! ———

MICHELANGELO FRAMMARTINO – CONTRE-MOUVEMENTS

Parfois plus connu à l’étranger qu’en Italie, Michelangelo Frammartino a fait la rencontre du public français lors de la présentation de son long-métrage Le quattro volte à La Quinzaine de Cannes en 2010. Les traces de cette heureuse rencontre peuvent être retrouvées autant dans les archives de la presse généraliste (plusieurs articles chaleureux étaient parus dans Le Monde, Télérama, Libération…) que dans celles des revues spécialisées, comme les Cahiers du cinéma, Positif ou Trafic . L’enthousiasme 182

pour le travail de ce cinéaste, toutefois, a eu un caractère plutôt éphémère et ponctuel dans un contexte qui tend souvent soit à aborder le cinéma transalpin par les clichés de ses œuvres commerciales ou des grands noms de son passé, soit à en dénoncer une fatale perte de créativité et de vitalité . L’attitude extrêmement discrète de 183

Frammartino et la discontinuité de ses créations – imposée par un certain rythme personnel, lent et rigoureux, aussi bien que par des infrastructures de production fragiles – n’ont certainement pas joué en faveur d’une reconnaissance plus constante et plus ample de ce travail cinématographique. Très rarement, par exemple son nom s’est manifesté dans les réflexions théoriques de l’espace francophone – attentif, pourtant, à beaucoup d’autres cinémas « mineurs » étrangers de la même génération, de Tariq Teguia à Lisandro Alonso. Pendant les trois dernières années de recherches plutôt acharnées, il ne nous est arrivé que deux fois de croiser des analyses critiques qui démontraient un intérêt pour le cinéma de Michelangelo Frammartino (bien que

Le regard méfiant envers l’univers créatif italien autant que le plaisir d’en découvrir des exceptions 182

(deux traits typiques de la critique française au sujet du cinéma transalpin) peuvent trouver une bonne synthèse dans les mots de Mathieu Macheret : « À tous ceux qui regardent avec encore un brin d’espoir les images que produit l’Italie, le second long métrage de Michelangelo Frammartino – sélectionné à Cannes au printemps dernier par la Quinzaine des réalisateurs – risque de paraître à la fois

gigantesque et minuscule. Gigantesque pour les promesses dont il est porteur. Minuscule parce que, dans son pays, il est un de seuls à le porter. Important et minuscule par sa seule position, Le quattro volte demande un certain recul pour se dégager de la fausse perspective du cinéma italien. » (« La chèvre et le chou. Le quattro volte de Michelangelo Frammartino », in Positif, n. 77, 2011, p. 22-26, p. 22).

« Complexe de Pénélope », comme l’a avoué Arnaud Hée : constat d’absence et attente d’un 183

retour.Voir sa critique « Le quattro volte », in Critikat, en ligne : http://www.critikat.com/actualite-cine/ critique/le-quattro-volte/

chaque fois traité d’une manière plutôt légère, voire hâtive) . En côtoyant un certain 184

courant de la réflexion critique ancré dans un cinéma du réel aux connexions internationales, on s’est souvent surpris de ne pas retrouver ce nom à côté de celui d’autres excellents auteurs engagés dans des opérations filmiques à la frontière entre documentaire et fiction (de Pedro Costa à Wang Bing). Ce constat d'absence et d'invisibilité souhaite moins avoir les traits d’une plainte nuancée de regret, qu’affirmer la nécessité d’entreprendre une exploration approfondie et inédite de l’expérience de Frammartino, compensant une certaine défaillance des études antérieures. Notre intention cible aussi bien une présentation spécifique de cette expérience cinématographique singulière qu’une intégration de celle-ci dans notre horizon général d’enquête autour des médiations écologiques. Il s’agit d’un effort s’adressant autant au lecteur (et spectateur) français qu’à l'italien, car en Italie non plus, à notre connaissance, n’existent guère de véritables recherches autour l’œuvre de Michelangelo Frammartino. Bien que quelques analyses et entretiens académiques en langue italienne aient été assurés , le travail qui suit relève largement du défrichage, 185 avec les risques et les incertitudes que cela impose.

1.1

Pinocchio à l’envers

Nous proposons de commencer à l’envers cette traversée, par un voyage à contre- courant. Il s’agira – drôle de début – de l’envers d’un commencement par la fin : le dernier film de Frammartino, en effet, s’avère être un point de départ parfait, nous permettant un déplacement rétrospectif au long de ses œuvres et de sa vie, à la fois. Notre tremplin de démarrage se lève sur la frêle base d’une analyse de quelque chose qui n’existe pas, un film imaginaire, puisque ce projet, son dernier, n’a pas (encore) vu le jour ayant été suspendu à cause de certains conflits avec le producteur, propriétaire

Il s’agit d’un côté d’une monographie de François Laplantine (Leçons de cinéma pour notre époque, De 184

l’incidence/Téraèdre, Paris, 2007, p. 174-176) faisant référence à Il dono (avec quelques imprécisions dans la présentation du film : « Un documentaire d’auteur qui s’appuie sur une stricte ethnographie ») ; de l’autre, du numéro 84 d’Images documentaires consacré au thème de l’animal, où nous retrouvons une citation de Le quattro volte (p. 17) dans l’introduction d’Arnaud Hée (« Sang des bêtes et

recommencement animal », p. 13-20). Pour ce qui concerne la littérature théorique anglophone consultée, une seule occurrence significative de Frammartino a été relevée : Ecomedia : Key issues, éd. Stephen Rust, Salma Monani et Sean Cubitt, Abingdon / New York, Routledge, 2016, p. 22.

Notamment par le travail du département d’études cinématographiques de l’Université de Calabre,

185

des droits de l’œuvre. Le corps fantasmatique de Tarda primavera – tel est le titre du film qui reste à réaliser – porte les traits caractéristiques de l’expérience de Frammartino : nous pouvons, donc, le considérer comme une parfaite mise en abîme de son cinéma. Ces traits dessinent la parabole d’un mouvement particulier qui plierait, selon une même courbe, tant les œuvres que la vie de ce réalisateur. Ce serait un mouvement qui prend la tournure d’un contrepoint: un contre-mouvement.

L’émergence de ce film est marquée – elle-même – par l’envers d’un désir d’inversion narrative, à savoir un désir de retourner une histoire en échangeant ses pôles. Le projet naît, plus précisément, de la rencontre avec un grand classique de l’univers littéraire italien (mais aussi international), le livre Pinocchio de Carlo Collodi. Avant Tarda primavera, plusieurs œuvres cinématographiques ont tâché de mettre en scène les aventures du pantin rebelle qui voulait devenir un «  vrai  » enfant . 186

Toutefois, les intentions de Frammartino ne s’inscrivent pas dans cet héritage. En fait, chez lui, il s’agissait moins de rejouer l’histoire de Pinocchio (par une adaptation à l’écran dont existent déjà de nombreux exemples), que de la déjouer. L’histoire originale est très connue, en Italie comme à l’étranger. Elle suit les péripéties d’une marionnette en bois (adonnée au vice du mensonge) qui devra apprendre les bonnes manières et les bonnes valeurs à travers une série d’errances «  initiatiques  », qui l’amèneront finalement à devenir un enfant « authentique » , en chair et os. Il pourra ainsi intégrer la société humaine en abandonnant définitivement derrière soi les habits de la plante et ceux de l’animal (de l’âne, plus précisément) qu’il avait porté avant.

Écrit vers la fin du XIXe siècle, ce Bildungsroman pour les jeunes exprime, plus ou moins explicitement, une certaine morale : celle que la société moderne (bourgeoise, urbaine et industrielle) était en train d’imposer à la péninsule italienne dans le cadre de la complexe fondation d’un État national. Selon une de ses lectures possibles (d'un point de vue critique), ce récit singerait la civilisation du progrès moderniste qui tentait à tout prix (par la violence, souvent) d’arracher les hommes à leur anarchique état de nature et aux attachements ruraux, afin de maîtriser et racheter tout élément sauvage. Pour pour certains aspects, Pinocchio serait imprégné d’une telle vision du monde et de ses principes qu’il cacherait derrière son innocente surface de fable.

De très nombreuses versions de cette histoire ont été réalisées au cinéma, sans en rediscuter 186

radicalement les présupposés : du très célèbre film de Walt Disney (1940) à celui de Roberto Benigni (2002), en passant par Luigi Comencini (1972).

Grâce surtout à la nouvelle école nationale, il en deviendra le héraut auprès de l’imaginaire enfantin de la nouvelle jeunesse italienne . 187

Au début du XXIe siècle, Frammartino se retrouve dans une posture, éthique et intellectuelle, opposée et inconciliable par rapport au projet social cristallisé dans la trame de Pinocchio. Un projet qui, entretemps, a su révéler toutes ses limites, notamment dans un cadre écologique. Frammartino se confronte inévitablement à la situation d’impasse critique de ce que Latour a appelé le «  front de modernisation » . Le renversement stratégique de la géométrie narrative de Collodi 188

s’imposera à lui comme une nécessité, censée indiquer un paradigme éducatif et perceptif différent, plus soutenable et moins violent : il ne sera plus question dans son film d’imposer un partage entre nature sauvage et société civile, mais plutôt de valoriser des formes de communautés environnementales entre êtres voisins. Au fond, inverser l'interprétation modernisante de Pinocchio signifie, pour Frammartino, « renverser l’insoutenable » . Plus précisément, inverser Pinocchio signifie tracer une 189

ligne de fuite régressive du (trop) civilisé et du (trop) séparé, pour opérer et alimenter un «  ensauvagement  » donnant lieu à des rencontres imprévisibles avec un environnement repoussé loin de notre ordre anthropocentrique citadin, dans une muette passivité. Il s’agit de poursuivre un certain dérèglement des catégories données pour créer des occasions «  sauvages  » de circulation et de croisement entre les vivants . 190

À cette lecture critique du moralisme bourgeois de Collodi, a répondu récemment le travail de la 187

critique Daniela Marcheschi (Il naso corto. Una rilettura delle Avventure di Pinocchio, Bologna, EDB, 2016) menant une re-lecture plus subversive de ce texte et de son auteur qui en valorise la dimension critique et satirique. Elle complémente la trajectoire de Pinocchio avec celle de Pipì (petit singe protagoniste d’un autre récit de Collodi) qui porte un message d’altérité et d’insubordination : « Tout cela était et est toujours en mesure de démontrer comment Collodi affirmait avec force, à travers Pinocchio et Pipì, l’urgence morale de demeurer différents par rapport à une société gâchée. » (p. 28).

« Situation nouvelle : derrière nous, des attachements, devant nous encore plus d’attachements. 188

Suspension du “front de modernisation”. Fin de l’émancipation comme seul destin possible. Et ce qui est pire : “nous” ne savons plus qui nous sommes, ni bien sûr où nous sommes, nous qui avions cru avoir été modernes… Fin de la modernisation. Il faut tout reprendre. » (Bruno Latour, Enquête sur les modes

d’existence. Une anthropologie des Modernes, La découverte, Paris, 2012, p. 22).

Derrière cette formule, son auteur déploie une série de conditions d’insoutenabilité reliées : « 189

l’unsustainable écologique, l’insupportable psychique, l’inacceptable éthique, l’indéfendable politique, l’intenable médiatique » (Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Paris, Seuil, 2012, p. 13).

Cette trajectoire de Frammartino nous paraît croiser l’appel de Neyrat à un « ensauvagement » à 190

entendre comme « non pas retour “à”, mais “de” la nature »  où des occasions de renouvellement vital se jouent dans un geste de « séparation » du monde donné : « Le retour de la nature sauvage est une instance de déliaison, elle permet de se détourner du monde pour le ré-habiter de façon nouvelle » (La

Alors que, dans Pinocchio, il était question de retrouver le bon chemin vers une maison humaine égarée, dans Tarda Primavera, il s’agira plutôt de sortir de la maison, pour errer et revenir enfin au bois : cette version de l’histoire résume efficacement le contre-mouvement qui façonne transversalement tout le parcours de ce cinéaste . Le 191

trajet de ce geste serait déjà inscrit dans la figure de Pinocchio, malgré la décision de son auteur de le refouler derrière un téléologie moraliste:

Pinocchio est le type parfait d’assistant, ce merveilleux pantin que Geppetto veut se fabriquer pour courir le monde en sa compagnie et gagner « un quignon de pain et un verre de vin ». Ni mort ni vivant, mi-golem, mi-robot, toujours prêt à céder à la première tentation et à promettre, l’instant après, « qu’à partir d’aujourd’hui il sera sage », cet archétype éternel du sérieux et de la grâce de l’inhumain, dans la première version du roman, avant qu’il ne vînt à l’auteur d’y ajouter une fin édifiante, «  allongeait les jambes  » et mourait de la manière la plus honteuse sans devenir jamais un jeune homme. 192

Le commentaire d’Agamben dévoile un Pinocchio hybride, rebelle, « profane », qui devient le parfait porte-parole de l’univers de ces créatures de l’Irréparable (en-deçà ou au-delà de l’humain  : bêtes, anges, spectres, cyborgs…) qu’il appelle les « assistants ». Autant Kafka et Walser que les fables traditionnelles et les récits sacrés nous en envoient pour annoncer un règne mystérieux d’inachèvement et de désœuvrement  : ces créatures nous assistent pour rester ici, dans notre «  être quelconque ».

Du projet filmique de Frammartino restent quelques traces rares (sur le web et dans quelques affirmations du cinéaste, par exemple), qui pourront nous guider dans un repérage à travers ce chantier abandonné dont le contour demeure plutôt vague. Sans en oublier les implications générales qu’on vient de résumer, il faudra tout

Le travail de Marcheschi essaie de mettre en valeur cet aspect métamorphique et rebelle de 191

Pinocchio, dans une direction qui conviendrait parfaitement à Frammartino : « Pinocchio est triple : il est à la fois nature végétale, nature animale et nature humaine ; et il arrive à connaître toutes les trois natures, chose encore plus merveilleuse. Il le fait par un passage mouvementé de seuils, qui souligne son essence profonde de créature inscrite dans le monde, où elle expérimente la matière et la vie dans toutes ses formes vivantes » (Il naso corto, op. cit., p. 80).

Giorgio Agamben, « Assistants », in Profanations, Payot et Rivages, Paris, 2006, p. 29-38, p. 32. On 192

reviendra sur cette question de l'assistance et de ses figures lorsqu'on s’intéressera au travail de Pietro Marcello.

d’abord localiser ce projet sur un terrain de travail particulier, qui constitue une source d’inspiration déterminante pour la forme particulière acquise par cet engagement théorique. Le terrain en question est le territoire calabrais  : la pointe méridionale de la botte italienne, une étroite péninsule serrée entre la queue montagneuse des Apennins et les vagues méditerranéennes, où l’activité cinématographique de Frammartino évolue depuis une quinzaine d’années. Le film propose un Pinocchio déterritorrialisé par la Calabre et une Calabre déterritorialisée par Pinocchio.

Selon mon projet d'un Pinocchio à l’envers, Pinocchio part de la mer pour remonter à la montagne des hommes-arbres. C'est donc le territoire qui se présente d'une manière « pinocchièsque ». Je ne me suis jamais dit : « je veux faire un Pinocchio à l'envers, parce qu'il est l'homme occidental qui devient citoyen après avoir été paysan, en apprenant à devenir un 'vrai Italien'. Par conséquent, en le faisant à l'envers, on met en discussion ce qu'on est en Occident  ». Ces choses arrivent après: d'abord il faut travailler dans un lieu et avec les éléments qui appartiennent à ton intérieur (car ce Pinocchio qui nous apprend à devenir adultes et occidentaux, on le garde au- dedans de soi). Mais ça émerge car on le reconnaît dans de la trame d'un lieu, une, deux, trois, voire quatre fois, avant de décider de le faire…193

Suivant une certaine configuration géo-historique de l’univers méridional, le Pinocchio à l’envers de Frammartino se manifesterait par un trajet de remontée de la côte à l’arrière-pays montagneux d’un gamin grandi à côté de la mer. Le film marquerait ainsi une trajectoire de remontée de la côte – la zone la plus urbanisée et modernisée de la région : à la fois la plus aisée, mais aussi la plus ravagée et déracinée d’un point de vue paysager et culturel – vers les coins les plus ruraux et archaïques de la montagne. C’était le déplacement opposé (celui de la montagne jusqu’aux côtes, et parfois au-delà, vers l’Eldorado de l’Amérique) qui avait accompagné le phénomène prolongé de migration économique des Calabrais modernes, phénomène dont on ne voit pas encore l’épuisement. Tarda Primavera devient donc une sorte de contre- migration fabuleuse qui remonte le courant du fleuve de l’histoire et de la civilisation (d’un point de vue aussi bien chronologique que géographico-culturel).

Voir l’entretien dans les annexes. 193

Dans les zones reculées des Apennins calabrais, une culture bergère aux accents animistes survit encore, et le voyage du jeune protagoniste dévoilera son contenu initiatique lors de sa conclusion métamorphique. L’échappée de l’univers civilisé s’achèvera dans la participation à un ancien culte végétal où les humains se transforment en hommes-arbres.

Cette mise en discussion des frontières se passe toujours dans un lieu de montagne, à l'intérieur, dans un espace boisé, en profondeur. Il s'agit de régions introverties, comme la Calabre, où il y a de magnifiques villages médiévaux qui sont des merveilles de floraison spontanée, une forme naturelle hors du contrôle humain. Quand tu vas sur la côte, on méprise ça : on y trouve des imitations du Nord. Il y a eu une libération vers les côtes, mais il n'y a aucune idée de beauté, de narration, d’harmonie : là-bas rien ne peut pousser, on peut juste partir.194

Du gamin de la ville à l’homme-vert de la montagne ou encore de la séparation anthropogénique à l’enchevêtrement environnemental (mais aussi de la fuite désespérée du migrant au retour du fils prodigue), l’histoire de Pinocchio se boucle à l’envers, non sans bien sûr en retourner la signification.

1.2

Contre-migrations

Ce parcours semble instituer un certain effet de miroir entre l’écriture cinématographique et l’expérience de vie du réalisateur, selon un système d’échos souterrains qu’on essayera de faire remonter à la surface. Il y a un tournant important dans la carrière artistique de Frammartino, que marque la réalisation de son premier long-métrage et qui inaugure, en même temps, un contre-mouvement crucial. Ce tournant se dessine au cours d’un déplacement de Milan vers la Calabre, comme une espèce de retrait du Nord urbain en direction du Sud rural qui pourrait aussi être appréhendé comme une sorte d'ascension ascétique. Dans un tel déplacement, il parcourt à l’envers le trajet tracé par ses parents (et d’innombrables autres compatriotes) qui étaient autrefois partis du Midi pour s’installer dans les régions septentrionales (plus riches, plus « développées » par la modernité).

Ibid. 194

Né et formé dans la métropole milanaise, après des études en architecture (d’abord) et en cinéma (ensuite) , Frammartino établira dès le début des années deux mille son 195

atelier de réalisation dans le pays natal de sa famille – selon une logique contre- migratoire. La critique française d’ailleurs n’a pas hésité à remarquer l’importance créative du territoire gagné par un tel geste de déplacement, un territoire décalé par rapport aux centres institutionnels et infrastructuraux autant d’un point de vue géo- logistique qu'artistico-médiatique. Voici les mots de Macheret, au sein d'une réflexion consacrée au deuxième opus de Frammartino :

Mais un film qui puise sa forme, corps et âme, dans les terres de Calabre pouvait-il s’inscrire dans le paysage dévasté du cinéma national ? N’était-il pas voué, de fait, à se tenir à la pointe de la Botte, c’est-à-dire à part ?196

Dans cette contre-migration, on est donc face à un passage crucial de la capitale économique, médiatique et culturelle de l’Italie à un territoire rural et arriéré, aux rythmes et aux valeurs totalement différentes. Le contexte géo-anthropologique calabrais propose, en effet, un environnement nouveau (parce que très ancien), abrité de la saturation anthropocentrique de la modernité urbaine si bien représentée par la métropole européenne de Milan (poumon national, par ailleurs, de la télévision commerciale et de l'activité financière). Là, le réalisateur respire une autre manière d’habiter le monde qui alimentera, conséquemment, une autre manière de réaliser des images.

Frammartino est retourné au Sud pour des questions pratiques lors de la réalisation de son premier long-métrage, Il dono (2004), et il est difficile d’affirmer qu’il avait consciemment choisi cette région pour des raisons esthétiques ou politiques. Il

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