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L'activité littéraire de Dany Laferrière : médiatisation et posture d'auteur

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L’activité littéraire de Dany Laferrière. Médiatisation et

posture d’auteur

Mémoire

Nicolas Gaille

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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L’activité littéraire de Dany Laferrière. Médiatisation et

posture d’auteur

Mémoire

Nicolas Gaille

Sous la direction de :

Guillaume Pinson, directeur de recherche

Michel Lacroix, codirecteur de recherche

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iii

Résumé

À l’aide de la notion de « posture d’auteur », développée par Jérôme Meizoz, ce mémoire analyse l’activité littéraire de Dany Laferrière, c’est-à-dire autant ses romans que ses présences sur la scène publique (essentiellement des entretiens littéraires). Peu étudiés jusqu’ici, les entretiens littéraires révèlent pourtant un auteur habile qui maîtrise les codes médiatiques afin de promouvoir ses œuvres et son image d’auteur. Par ce savoir-faire intermédial (fait d’humour et d’érudition agréable), il concilie les logiques et les impératifs souvent contradictoires des sous-champs de grande production et de production restreinte. Cette médiatisation n’est pas sans produire un « imaginaire postural » dans les œuvres de Laferrière.

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iv

Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Médiatisation et posture d’auteur chez Dany Laferrière : un faisceau de questionnements ... 4

L’entretien littéraire comme genre ... 6

L’entretien littéraire au Québec. Travaux critiques et corpus ... 9

L’auteur au prisme de l’entretien littéraire ... 15

Chapitre 1. L’entretien télévisé et la posture d’auteur ... 17

Dany Laferrière et l’émission télévisée Contact. Actualisation du modèle de la visite au grand écrivain ... 18

Configurations singulières des stéréotypes associés à la figure de l’écrivain ... 21

L’érudition ... 25

L’humour ... 30

Une érudition agréable ... 38

Prolongements ... 40

Chapitre 2. La littérature incarnée. Figurations et performance de l’écrivain médiatique ... 48

Fictionnalisations de l’entretien littéraire et image d’auteur ... 49

Le refus des étiquettes ... 55

Disqualification des universitaires. Premier couple antithétique : l’écrivain et l’universitaire ... 56

Second couple antithétique : l’universitaire et le lecteur non universitaire ... 58

La littérature incarnée et l’« imaginaire postural » chez Laferrière. L’exemple des figurations de la « légendaire » Remington 22 ... 60

Performance et adaptation du discours ... 73

Conclusion ... 78 Bibliographie ... 87 Annexes ... 94 Annexe 1... 94 Annexe 2... 94 Annexe 3... 95 Annexe 4... 95 Annexe 5... 96

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v

Annexe 6... 96 Annexe 7... 97

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vi

Remerciements

Je remercie chaleureusement Guillaume Pinson, mon directeur de recherche, pour sa générosité inégalée, ses conseils éclairés et son accompagnement depuis le baccalauréat. Le plaisir que j’ai eu à collaborer, au cours des années, à Médias 19, s’explique en grande partie par le dynamisme intellectuel et l’ambiance de camaraderie qu’il a su instaurer. Ma reconnaissance va également à mon codirecteur, Michel Lacroix, pour ses commentaires fort éclairés.

Je tiens à remercier, pour la qualité de leur enseignement, les professeurs des séminaires que j’ai suivis pendant mes études de deuxième cycle : Olga Hel-Bongo, Jonathan Livernois et Andrée Mercier. Un « merci » particulier à Marie-Andrée Beaudet, toujours généreuse de son temps, avec qui je me souviens avoir eu des échanges passionnants. Son séminaire de maîtrise demeure pour moi un moment fort de mon parcours ; l’enthousiasme contagieux de Madame Beaudet, sa probité et sa curiosité intellectuelles, n’ont pas manqué de teinter positivement mes premiers mois à la maîtrise.

Je remercie également François Dumont pour sa générosité. Je le rencontrai un printemps afin d’obtenir quelques éclaircissements sur l’« affaire LaRue » et, non content de m’éclairer sur plusieurs points, il m’indiqua en plus des pistes de recherche stimulantes, mais sans réel rapport avec cette affaire : c’est ainsi que je sortis de son bureau avec un projet de doctorat.

Je remercie mes collègues de la revue Chameaux, où les projets, toujours menés de manière professionnelle, n’en sont pas moins agréables. Une pensée spéciale aux anciens membres du comité de rédaction, Adrien, Guillaume, Mélodie et Pierre-Olivier, constamment prêts à me conseiller lorsqu’interrogés, et qui ont bien voulu accepter ma candidature afin de faire partie de cette équipe.

Ce mémoire n’aurait pas été le même sans l’appui des mes collègues, fantômes hantant les corridors décrépits du De-Koninck et du Casault, toujours prêts à laisser un instant Gérald Godin, Pauline Julien, Christine de Pizan ou Raphaël Confiant afin de partager un café (Emmanuelle, Raphaëlle, Sarah et les autres).

Un merci se doit aussi d’aller à Benoît ainsi qu’aux amis sociologues de l’« École de Saint-Vallier » qui, pendant de nombreuses soirées, ont accepté d’écouter, sans (trop) rechigner, un littéraire parler de Bourdieu.

Je remercie mes parents pour leur soutien indéfectible.

Enfin, dans un tout autre registre, je tiens à remercier pour leur soutien financier le Département des littératures, la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Laval, le Fonds-Hubert-LaRue ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

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Introduction

Dany Laferrière, dès la parution de son premier roman, Comment faire l'amour avec

un Nègre sans se fatiguer (1985), a su occuper la scène médiatique québécoise. En raison

de cette présence, – constamment actualisée par la multiplication et la superposition des rôles assumés par Laferrière (écrivain, critique littéraire à la télévision, chroniqueur, cinéaste) au cours de sa carrière –, sa « posture d'auteur » s'est construite sur diverses scènes énonciatives. La posture, telle que théorisée par Jérôme Meizoz, est « la manière singulière d'occuper une position dans le champ littéraire. Connaissant celle-ci, on peut décrire comment une posture la rejoue ou la déjoue. […] Simultanément, elle se donne comme une conduite et un discours. C'est d'une part la présentation de soi, les conduites publiques en situation littéraire (prix, discours, banquets, entretiens en public, etc.) ; d'autre part, l'image de soi donnée dans et par le discours, ce que la rhétorique nomme l'éthos1 ».

Afin d'étudier les modalités de cette posture, ce que nous nous proposons de faire dans le cadre de ce mémoire, il importe donc de ne pas s'en tenir qu'à l'œuvre romanesque de Laferrière, mais d'inclure une multiplicité de productions discursives.

Les études universitaires qui se sont penchées sur Dany Laferrière ont d’ailleurs systématiquement ignoré un vaste corpus métalittéraire pour se concentrer plutôt exclusivement sur son œuvre romanesque. Ainsi, dans la première monographie portant sur l'œuvre de Laferrière, parue en 2003, Dany Laferrière. La dérive américaine, Ursula Mathis-Moser emprunte une approche biographique et poétique2. Elle y traite, entre autres,

des phénomènes d'hybridation générique, du temps, de l'espace, ainsi que de l'intermédialité dans l'« Autobiographie américaine » de Laferrière. Si l’ouvrage comporte une impressionnante bibliographie constituée notamment de multiples entretiens donnés par l’auteur, il ne questionne toutefois pas ces propos métalittéraires, n’effectue pas une analyse de ces discours (dans la perspective de la présentation de soi et de l’analyse de l’argumentation dans le discours de Ruth Amossy par exemple), mais les convoque pour appuyer, à la manière de preuves, des pistes interprétatives. Dany Laferrière. L'autodidacte

et le processus de création (2008), de Benjamin Vasile, est la seconde – et dernière à ce

1 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l'auteur, Genève, Slatkine Érudition,

2007, p. 18-20.

2 Les trois parties de l'ouvrage s'intitulent : « Essai d'une approche biographique », « Essai d'une poétique

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2

jour – monographie francophone portant sur Dany Laferrière et son œuvre. Vasile signale que « l'objectif de [son] étude est de comprendre comment se déploie le processus créatif tout en tenant compte de la configuration contemporaine de notre société.3 » En somme,

l'étude « tent[e] de nommer les facteurs participant au processus créatif, d'appréhender le fonctionnement de ses principes actifs, de définir les divers phénomènes et les processus secondaires qui conduisent d'une manière évolutive au résultat final de création.4 » Les

derniers ouvrages de Laferrière – Je suis un écrivain japonais (2008), L'Énigme du retour (2009), Tout bouge autour de moi (2010), Journal d'un écrivain en pyjama (2013) – puisque parus postérieurement à ces monographies, ne sont pas analysés par Mathis-Moser et Vasile.

Depuis le début des années 1990, plusieurs articles portant sur les œuvres de Dany Laferrière ont été publiés. Certains thèmes qui traversent les romans de Laferrière, comme l'exil, l'altérité et la sexualité, ont particulièrement retenu l'attention des universitaires. D'autres chercheurs se sont attachés aux rôles que jouent les stéréotypes dans la poétique de Laferrière, soit en montrant comment ce dernier critique, souvent sur le mode ludique, les stéréotypes raciaux5, ou alors en explicitant de quelle manière il reconduit certains

stéréotypes, notamment ceux sur les femmes dans Comment faire l'amour avec un Nègre

sans se fatiguer6. Enfin, d'autres articles ont comparé des œuvres de Laferrière avec celles

d'autres écrivains, comme Émile Olivier et Régine Robin, en les envisageant parfois à travers le prisme de l'écriture migrante7.

Une dizaine de mémoires et de thèses sur Laferrière ont été produits à ce jour. Parmi ceux qui entretiennent un rapport plus ou moins étroit avec notre projet de recherche, il faut

3 Benjamin Vasile, Dany Laferrière. L'autodidacte et le processus de création, Paris, L'Harmattan, 2008,

p. 13.

4 Ibid., p. 13.

5 Maria Fernanda Arentsen, « Le rôle – complexe – des stéréotypes dans le discours du narrateur migrant de

Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer », dans Dalhousie French Studies, vol. 79, Spring

2007, p. 93-110.

6 Notamment l'article de Lori Saint-Martin, « Une oppression peut en cacher une autre : antiracisme et

sexisme dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière », dans Voix et

images, Vol. 36, n° 2, 2011, p. 53-67.

7 Entre autres : Robert Berrouët-Oriol et Robert Fournier, « L’émergence des écritures migrantes et métisses

au Québec », dans Québec Studies, vol. 14, Spring/Summer 1992, p. 7-22 ; Anthony Purdy, « Altérité, authenticité, universalité : Dany Laferrière et Régine Robin », dans Dalhousie French Studies, vol. 23, Fall-Winter 1992, p. 51-59.

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3

d'abord mentionner le mémoire de Josée Grimard-Dubuc8, qui porte sur la représentation du

personnage de l'écrivain dans trois romans – notamment Comment faire l'amour […] – de Laferrière, en s'inspirant, entre autres, de l'approche sociocritique et des travaux précurseurs d'André Belleau sur les écrivains fictifs dans les romans québécois. Axé sur les questions d'autofiction, de référentialité et de vraisemblance, le mémoire de Geneviève Dufour9

constitue, à ce jour, une des seules études approfondies du roman Je suis un écrivain

japonais. La thèse de doctorat de Gaël Ndombi-Sow, intitulée « L'entrance des écrivains

africains et caribéens dans le système littéraire francophone. Les œuvres d'Alain Mabanckou et de Dany Laferrière dans les champs littéraires français et québécois10 »,

porte sur la relation entre le centre et la périphérie dans le système littéraire, ainsi que les « stratégies d'entrance » de Mabanckou et de Laferrière dans les « centres » français et québécois. Ndombi-Sow insiste sur la manière dont Laferrière, par la citation et l'intertextualité, réquisitionne les auteurs américains pour « surjouer » son appartenance géographique à l'Amérique. La thèse comporte également quelques pages sur l'importance des réseaux et de la camaraderie littéraires dans la trajectoire de Laferrière. La question de la médiatisation est traitée sommairement dans le dernier sous-chapitre de la thèse, « 7. 3. La sociabilité littéraire à l'ère d'internet et des médias » (p. 290-298). L'activité médiatique (presse, radio, télévision, médias sociaux) des deux auteurs y est ainsi analysée en neuf pages et ne constitue nullement une recherche approfondie sur le phénomène qui nous intéresse dans le cadre de notre mémoire11.

8 Josée Grimard-Dubuc, « Le romancier autofictif : analyse de la représentation du personnage de l’écrivain

dans trois romans de Dany Laferrière », mémoire de maîtrise, Université Laval, 2006, 99 f.

9 Geneviève Dufour, « Représentation de soi et surconscience du texte. Les seuils ambigus de la fiction dans

Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière », mémoire de maîtrise, Université Laval, 2010, 93 f.

10 Gaël Ndombi-Sow, « L'entrance des écrivains africains et caribéens dans le système littéraire francophone.

Les œuvres d'Alain Mabanckou et de Dany Laferrière dans les champs littéraires français et québécois », thèse de doctorat, Université de Lorraine, 2012, 345 f.

11 Enfin, mentionnons que quelques passages de la thèse semblent empreints d'une certaine forme de

prosélytisme à l'égard des auteurs étudiés que nous ne risquons pas de reconduire dans notre mémoire. Un exemple : « [m]ais on peut pousser les remarques plus loin et constater que le sacre de ces écrivains n'a pas encore atteint son paroxysme. Ils sont peut-être récipiendaires de prix littéraires prestigieux, leur réussite finale se jugera sûrement par l'accès de leur grande œuvre à une collection comme La Pléiade » (Gaël Ndombi-Sow, op. cit., p. 305).

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Médiatisation et posture d’auteur chez Dany Laferrière : un faisceau de

questionnements

Dans ces études, nous le constatons, les liens tissés entre le texte et le hors-texte demeurent généralement ténus, voire inexistants. L'étude de l'activité médiatique et littéraire de Laferrière, à travers le prisme de la notion de « posture », permettra enfin d'envisager de manière conjointe – et cohérente – le texte et son extérieur ; des pratiques discursives ainsi que des manières d'être et de paraître sur la scène publique. Il s’agira d'expliciter comment les prises de position dans le champ littéraire s'effectuent par les œuvres, mais également dans les pratiques extratextuelles, dans la promotion de soi et de ses œuvres. En outre, notre mémoire étudiera la médiatisation de Laferrière – de ses éléments factuels jusqu’à sa problématisation dans ses romans –, un aspect fondamental dans sa carrière, qui a été très peu analysé jusqu'ici.

Notre mémoire se base sur de précieux outils conceptuels développés en sociologie de la littérature, en sociocritique, ainsi qu'en analyse du discours et s'inscrit dans un contexte d'effervescence des études portant sur l'écrivain. Délaissé pendant les années fortes du structuralisme, l'écrivain est redevenu progressivement un objet d'étude privilégié par les chercheurs de différents domaines et courants critiques. Les dialogues féconds entre ces chercheurs débouchent souvent sur des ouvrages collectifs fort stimulants12. Parmi les

propositions théoriques qui ont retenu le plus l'attention et qui ont donné lieu à de multiples travaux, il faut mentionner, en sociologie de la littérature, la notion de « posture d'auteur », développée par Jérôme Meizoz, puis en rhétorique et analyse du discours, les travaux de Ruth Amossy sur « l'image d’auteur » et la « présentation de soi » ainsi que ceux de Dominique Maingueneau sur les « scénographies auctoriales » et la « paratopie »13.

12 Notamment, parmi les plus récents : Björn-Olav Dozo, Anthony Glinoer et Michel Lacroix (dir.),

Imaginaires de la vie littéraire, Rennes, PUR (Coll. Interférences), 2012, 371 p. ; Marie-Pier Luneau et Josée

Vincent (dir.), La fabrication de l'auteur, Québec, Nota bene, 2010, 523 p. ; David Martens et Myriam Watthee-Delmotte (dir.), L'écrivain, un objet culturel, Dijon, Éditions universitaires de Dijon (Coll. Écritures), 2012, 319 p.

13 Pour citer les travaux les plus importants de ces auteurs, en ce qui concerne les notions évoquées : Jérôme

Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l'auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, 210 p. ; Ruth Amossy, La présentation de soi, Paris, PUF (Coll. L'interrogation philosophique), 2010, 233 p. ; Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, 262 p.

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Ainsi, outre la sociologie du champ littéraire développée par Pierre Bourdieu14 (et

ses notions corollaires), quelques autres perspectives théoriques nous serviront afin de mener à bien notre recherche. L’AAD (analyse argumentative des discours)15 nous

permettra par exemple d’analyser finement les procédés argumentatifs à l'œuvre dans les différents discours de Laferrière. La notion de « posture d’auteur » développée par Meizoz, située au carrefour de disciplines et postulats théoriques différents, permet d’intégrer et d’actualiser certaines de leurs propositions afin de rendre intelligible un large pan des processus à l'œuvre dans la promotion et la mise en scène d'un auteur. La notion de posture permet ainsi de conserver les acquis de la sociologie des champs développée par Bourdieu tout en accordant une marge de manœuvre plus importante à l'écrivain. En envisageant le discours comme une performance susceptible de rejouer ou de renégocier la position de l'auteur, Meizoz fait sienne une proposition partagée autant par les analystes du discours que par les pragmaticiens.

À l’aide de ces approches, nous tenterons de répondre à certaines questions, par exemple : comment Laferrière use-t-il de l'ironie pour dénoncer la manière dont les critiques et les universitaires découpent la production littéraire en espaces nationaux ? Quelles manières d'être et de parler adopte-t-il à la télévision ? Comment représente-t-il, dans ses romans, l'écrivain ainsi que les autres agents de la vie littéraire (notamment l'intervieweur) ? Loin d'être anodines, ces questions révèlent comment un auteur se pense et pense la littérature, comment il entrevoit ses rapports avec l'institution littéraire et quelles sont ses stratégies afin de conserver ou d'augmenter son capital symbolique.

Nous porterons une attention particulière au contexte d'énonciation des entretiens littéraires ainsi qu’au rôle qu’y tient l’intervieweur. Ceux-ci influencent, immanquablement, la posture de Laferrière. Comme l’indique Galia Yanoshevsky, la présentation de soi d’un auteur, lors d’un entretien littéraire, s’effectue nécessairement dans une dynamique de coconstruction, l’intervieweur façonnant l’image de l’auteur par ses questions, ses présupposés, la manière avec laquelle il s’adresse à celui-ci : « il s'agit d'un jeu de forces entre deux personnes qui cherchent à représenter la personne de l'interviewé : l'interviewé entend se présenter, l'intervieweur le représenter, double processus simultané qui s'effectue en confrontant une image préexistante de l'écrivain avec celle qui se met en

14 Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, Paris, Seuil, 1998 [1992], 567 p.

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place au cours de l'échange. C'est dire que l'image préalable est sans cesse confrontée à l'image discursive de l'auteur que les deux partenaires cherchent, chacun de son côté, à ériger.16 » À cet égard, nous nous poserons une série de questions : par exemple, dans quel

cadre invite-t-on l'auteur à prendre la parole ? Quelles sortes de questions lui pose-t-on ? Quels sont les éléments de mise en scène qui régissent un entretien littéraire particulier ?

Dans le premier chapitre, nous nous pencherons sur certains entretiens télévisés et, dans une moindre mesure, sur des « causeries » devant public, filmées, puis diffusées sur le Web. Ces entretiens s’avèrent significatifs pour diverses raisons : ils peuvent constituer un moment clé dans la trajectoire de l’écrivain (Noir sur blanc), témoigner de son « savoir-faire médiatique » et de son aisance sur les plateaux de télévision (Tout le monde en parle), ou encore, déployer un riche imaginaire relié à la figure de l’écrivain en raison de leur dramaturgie (Contact). Nous analyserons, entre autres, les modalités de la posture de Laferrière telle qu’elle se donne à voir dans ces entretiens et viserons à expliciter de quelle manière, par quels attributs montrés (notamment l’humour et l’érudition), il incarne la figure de l’écrivain dans l’espace public.

Le deuxième chapitre portera, pour une large part, sur certains romans autofictifs et autobiographiques qui mettent en scène un personnage d’écrivain en situation médiatique (fictionnalisations d’entretiens littéraires, polémique). Il s’agira d’interroger la manière par laquelle Laferrière textualise ce rapport à la médiatisation – rapport constitué de tensions inhérentes à la logique du champ littéraire). Nous confronterons, en outre, un roman (Je

suis un écrivain japonais) et un entretien littéraire accordé à Ghila Sroka afin de voir

comment un même motif (le refus des étiquettes) se déploie différemment selon le genre pratiqué. Enfin, nous mènerons une réflexion sur l’imaginaire postural qui découle des œuvres de Laferrière, la dynamique intertextuelle présente dans ses romans, ainsi que sur la mise en récit d’un objet emblématique, la Remington 22, qui charrie un lot de représentations et de stéréotypes associés à la figure de l’écrivain.

L’entretien littéraire comme genre

À travers leurs différents travaux, les théoriciens de l’« entretien littéraire » ne se sont pas montrés enclins à employer une dénomination commune pour qualifier ce qui

16 Galia Yanoshevsky, Les discours du Nouveau Roman, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du

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s’avère pourtant une seule et même pratique. Marie-Ève Thérenty et Martine Lavaud ont recours, par exemple, au terme « interview d’écrivain », tandis que David Martens et Christophe Meurée préfèrent « entretien d’écrivain ». Parfois, un même théoricien emploie indépendamment différents termes : Galia Yanoshevsky utilise ainsi « entretien d’écrivain » dans son ouvrage Les discours du Nouveau Roman, mais dans un récent dossier de la revue Argumentation et analyse du discours qu’elle a dirigé, elle opte plutôt pour « entretien littéraire ». D’une manière analogue, Jean Royer parle, dans un même article, d’« entretien littéraire » et d’« interview littéraire »17. Les théoriciens, au

demeurant, ne se sont pas expliqués outre mesure sur ce qui a motivé ces diverses appellations18. Gérard Genette, avec la verve taxinomique qu’on lui connaît, a proposé,

dans Seuils, de distinguer la « conversation », généralement assez longue et sans lien direct avec une actualité culturelle, de l’« interview », plus courte et souvent liée à la parution d’une œuvre19. Cette distinction n’a toutefois pas été retenue par les théoriciens qui se sont

penchés sur l’entretien littéraire. En anglais, le terme « literary interview » fait généralement consensus.

L’instabilité du vocable, sa grande variabilité, n’a pourtant pas empêché les chercheurs de s’entendre sur un certain nombre de caractéristiques de l’entretien littéraire et, partant, sur une définition plutôt consensuelle. L’appartenance d’(au moins) un des participants au champ littéraire (idéalement un statut d’auteur) et les propos tenus (un entretien sur la littérature, le processus d’écriture, la biographie en lien avec le processus créatif) s’avèrent les critères décisifs et constitutifs de l’entretien littéraire. Masschelein et

al. formulent ainsi une définition admise, explicitement ou implicitement, par la plupart

des autres théoriciens et analystes de l’entretien littéraire : « personal interviews in both popular and more specialized literary media, such as are given by, or in some cases also conducted by, a literary author, that have some bearing on literature, its writing, or its experience20 ».

17 Jean Royer, « De l’entretien », dans Études françaises, vol. 22, n° 3, 1986, p. 117-124.

18 Martens et Meurée, dans leur article, se sont même trompés dans la retranscription du titre du dossier dirigé

par Yanoshevsky, en notant « l’interview littéraire », et non pas « l’entretien littéraire » (David Martens et Christophe Meurée, « Ceci n’est pas une interview », Poétique, n° 177, 2015, p. 116.)

19 Gérard Genette, « L’épitexte public », Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 316-340. 20 Masschelein et al., « The Literary Interview », Poetics today, Vol. 35, n° 1, 2014, p. 3.

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8

Cette définition préliminaire, englobante et assez large21, se double d’une série de

caractéristiques particulières qui font de l’entretien littéraire – et il s’agit d’un autre constat largement partagé – un genre hybride. Tributaire de l’entrevue comme mode d’accès privilégié (et généralisé) au savoir ainsi que de l’intérêt croissant porté envers les artistes et les écrivains, l’entretien littéraire s’avère une manifestation particulière de l’avènement de la « civilisation du journal22 ». Thérenty et Lavaud lient l’entretien littéraire à un

journalisme d’investigation qui supplante progressivement, à partir des dernières décennies du XIXe siècle, le journal des chroniques boulevardières. Il existe également, poursuivent-elles, une filiation entre l’entretien littéraire et d’autres dispositifs plus anciens, comme les traditions du portrait littéraire et de la visite au grand écrivain23. Les codes, formes et

impératifs de l’entretien littéraire proviennent à la fois des champs journalistique et littéraire. D’ailleurs, Masschelein et al. signalent, fort justement, que « regardless of how they feel about interviews, all writers have to face the fact that, in contemporary Western cultures, success – both literary and commercial – is increasingly determined by visibility

and media exposure.24 » L’intérêt croissant de notre société pour l’interview comme mode

d’accès privilégié à l’information – mais aussi, à l’« intériorité authentique » du sujet interviewé – est également souligné par Paul Atkinson et David Silverman. L’ « Interview society » dans laquelle nous évoluons réinvente selon eux une version romantique du sujet, capable de faire émerger son moi intérieur dans le processus interactionnel d’une interview25. Masschelein et al. abondent dans le même sens et mettent en garde envers une

prise en compte naïve de la parole de l’interviewé : « The problem with the interview society is its tendency to forget that the "self" that emerges in interviews is in fact a

21 Quoique nous pourrions nous demander ce qu’il en est, par exemple, des entretiens impliquant des éditeurs

littéraires qui parlent du processus de publication, de réécriture des œuvres littéraires, des traducteurs et des théoriciens littéraires.

22 Dominique Kalifa et al. (dir.), La civilisation du journal, Paris, Nouveau monde, 2011, 1762 p.

23 Martine Lavaud et Marie-Ève Thérenty, « Avant-propos », L’interview d’écrivain. Figures bibliques

d’autorité [en ligne], Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004. URL :

http://books.openedition.org/pulm/299. En ce qui concerne la filiation entre l’entretien littéraire et la visite au grand écrivain, les théoriciens ne s’entendent pas, ou à tout le moins, une équivoque subsiste. Masschelein et

al., ainsi que Richard Salmon (« Signs of Intimacy : The Literary Celebrity in the "Age of Interviewing" », Victorian Literature and Culture, Vol. 25, n° 1, 1997, p. 159-177.) ne font pas de la visite au grand écrivain

un précurseur de l’entretien littéraire, mais plutôt une des multiples formes (ou scénarios) que peut emprunter un entretien littéraire particulier, comme la conversation personnelle, la dernière entrevue, l’entretien dans le bureau de l’écrivain, le questionnaire, le livre-entretien, etc.

24 Masschelein et al., « The Literary Interview », art. cit., p. 3.

25 Paul Atkinson et David Silverman, « Kundera’s Immortality : The Interview Society and the Invention of

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9

construction. In the mass media (especially the press and television), the dramaturgy of interviews is intended to make the reader or viewer forget the commercial goals behind them26 ». Nous pourrions ajouter à cela, avec Galia Yanoshevsky, que l’entretien littéraire

permet aux écrivains de faire la promotion de leurs œuvres, « d’augmenter leur visibilité27 »

et leur capital sur le marché des biens symboliques – même si, comme l’indiquent Martens et Meurée, l’entretien littéraire demeure un genre assez peu légitime dans le champ littéraire28.

L’entretien littéraire au Québec. Travaux critiques et corpus

La (récente) vague d’intérêt accordée à l’entretien littéraire ne semble pas avoir atteint le Québec. Hormis l’article d’Adrien Rannaud, paru en 201429 et qui porte sur le

discours des femmes dans le recueil d’entretiens d’Adrienne Choquette, Confidences

d’écrivains canadiens-français30, rares sont les travaux critiques qui prennent comme objet

d’étude central les entretiens littéraires québécois. Les histoires littéraire et culturelle québécoises ne sauraient pourtant ignorer, longtemps encore, un vaste corpus d’entretiens littéraires. Celui-ci, avec le lot de nouveaux questionnements qu’il suppose, s’insèrerait d’ailleurs, de manière stimulante et cohérente, dans un ensemble de problématiques développées ces dernières années par ces disciplines31.

Pour trouver une visée analytique de l’entretien littéraire au Québec, il faut se reporter aux travaux fondateurs de Jean Royer, lui-même praticien du genre32. Dans les

préfaces et introductions de ses recueils d’entretiens ainsi que dans l’article « De

26 Masschelein et al., « The Literary Interview », art.cit., p. 9.

27 Galia Yanoshevsky, « L’entretien littéraire – un objet privilégié pour l’analyse du discours ? », dans

Argumentation et analyse du discours [En ligne], n° 12, 2014. URL : https://aad.revues.org/1622.

28 David Martens et Christophe Meurée, « Ceci n’est pas une interview », op. cit., p. 113.

29 Adrien Rannaud, « Poétique de la rencontre et "entravement" de la parole critique au féminin. La présence

et le discours des femmes dans les Confidences d’écrivains canadiens-français (1939), d’Adrienne Choquette », dans Études littéraires, Vol. 46, n° 1, hiver 2015, p. 191-208.

30 Adrienne Choquette, Confidences d’écrivains canadiens-français, Trois-Rivières, Éditions du Bien public,

1939. Les entretiens recueillis dans le volume ont d’abord paru, comme l’indique Rannaud, dans le journal Le

Mauricien au courant de l’année 1938.

31 Pour un bilan synthétique de rapports entre littérature, histoire littéraire et histoire culturelle, consulter la

contribution de Marie-Ève Thérenty, « Le renouvellement de l’histoire littéraire », dans Nadine Kuperty-Tsur (éd.), La critique au tournant du siècle. Mélanges offerts à Ruth Amossy, Leuven, Peeters, 2012, p. 117-135.

32 Royer s’inscrit ainsi dans une tradition qui remonte à Émile Zola et Maurice Barrès, celle de la critique

(avec, jusqu’à un certain point, une visée théorique) de l’entretien littéraire par des écrivains-journalistes. Voir à cet égard Martine Lavaud et Marie-Ève Thérenty, « Avant-propos », L’interview d’écrivain. Figures

bibliques d’autorité [en ligne], Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004. URL :

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l’entretien », Royer a tenté de porter un regard théorique sur ce genre. Pour lui, l’entretien littéraire est un lieu privilégié où se rencontrent écrivain et lecteur : « l’entretien reste, avec la critique, une des deux antennes de l’information littéraire. Et parce qu’il a pour rôle de brancher l’écrivain à son public lecteur, on peut dire que l’entretien devient en quelque sorte le paratonnerre de la littérature33 ». L’entretien littéraire, selon Royer, devient un

genre littéraire, dès lors qu’il se fait le réceptacle de trois pratiques du langage : « celle de la parole du corps dans l’espace ; celle de l’écrit, c’est-à-dire de la transcription des propos ; celle de l’écriture, qui produit un texte destiné à être lu34 ». Il inscrit également

l’entretien littéraire dans une tradition prestigieuse, remontant jusqu’aux philosophes grecs en passant par Luther (Propos de table) : si l’entretien, tel qu’on le connaît aujourd’hui, a acquis sa forme des enquêtes de Huret et des entretiens de Frédéric Lefèvre, il conserve toutefois des liens serrés avec d’autres modèles où la conversation, le dialogue, sont employés comme outils privilégiés d’accès à la connaissance. La fonction remplie aujourd’hui par l’entretien littéraire, poursuit-il, s’apparente à celle des préfaces auctoriales dans les siècles précédents, il s’agit d’une adresse au lecteur.

Quelques passages des textes réflexifs de Royer sur l’entretien trahissent parfois une conception quelque peu romantique de la littérature – conséquence, sans doute, du tiraillement entre les deux rôles qu’il occupe simultanément, chercheur et praticien35. Il

emprunte la posture de l’amoureux de la littérature qui aime partager sa passion et ses coups de cœur avec le plus grand nombre. Ainsi mentionne-t-il, à propos de ses recueils d’entretiens : « Ce sont des guides de lecture à l’intention d’un large public. Ce sont des livres qui veulent allier le plaisir de la littérature à la connaissance de la littérature. J’ai choisi d’être un "écouteur", un témoin attentif de mon époque. J’aimerais aussi devenir, par ces entretiens, un "excitateur" pour le vaste public lecteur.36 » Cette scénographie du

passeur passionné, présente chez de nombreux intervieweurs, postule également, souvent

implicitement, le primat de la proximité et de l’authenticité comme mode d’accès privilégié au savoir. Royer indique d’ailleurs, dans son article « De l’entretien », que « pour la

33 Jean Royer, « De l’entretien », art.cit., p. 122. 34 Ibid., p. 121.

35 Il faut dire aussi que le support de publication de ses textes réflexifs, le plus souvent des préfaces à ses

livres d’entretiens, accentue cette tendance.

36 Jean Royer, « Préface. La passion de la littérature », dans Écrivains contemporains. Nouveaux entretiens,

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réussite d’un livre-entretien [avec un écrivain], il faut une connivence de longue date, sinon une amitié indéfectible entre l’intervieweur et l’interviewé37. » Nous verrons aussi plus loin

dans le chapitre comment ce motif est employé par Ghila Sroka, dans son recueil

Conversations avec Dany Laferrière, afin d’asseoir son autorité. Parfois empreints d’une

certaine forme de prosélytisme envers le genre, les travaux de Royer demeurent néanmoins, à ce jour, la réflexion la plus pertinente et perspicace sur la pratique de l’entretien littéraire au Québec.

Les entretiens rassemblés dans un recueil sous forme de livre, selon diverses modalités (par exemple, la sélection d’entretiens accordés par un écrivain à différents intervieweurs et indexés à la production de l’écrivain, ou encore, la sélection d’entretiens menés par un seul intervieweur avec plusieurs écrivains), constituent une mince part, mais néanmoins prestigieuse, de l’ensemble des entretiens littéraires québécois. Souvent tirés hors de leur premier contexte de publication pour s’inscrire dans la durée du livre, ces entretiens acquièrent, dans une certaine mesure, le prestige symbolique associé à l’objet-livre. L’écriture en question38, pour prendre cet exemple, reprend des entretiens menés, à

l’origine, à la chaîne culturelle de Radio-Canada. Le livre L’écrivain devant son œuvre39 est

constitué de multiples entretiens menés par Donald Smith et parus, préalablement, dans la revue culturelle Lettres québécoises. Nous ne pouvons passer sous silence la production de Jean Royer, poète et journaliste. Ses recueils d’entretiens (Pays intimes 1966-1976 ;

Écrivains contemporains 1976-1989 ; Marie Uguay. La vie la poésie ; Poètes québécois ; Romanciers québécois et Écrivains contemporains. Nouveaux entretiens40), parus entre

1976 et 1999, interrogent une centaine d’auteurs québécois et accompagnent la production littéraire québécoise du dernier quart du XXe siècle. Les entretiens du dernier recueil,

Écrivains contemporains. Nouveaux entretiens, avaient été publiés, auparavant, en version

abrégée dans le quotidien Le Devoir. Par la masse impressionnante de sa production ainsi que par la qualité et la légitimité de son travail dans le champ littéraire québécois (les cinq volumes des Écrivains contemporains sont par exemple édités à l’Hexagone de 1982 à 1989), Royer s’avère sans doute l’intervieweur québécois le plus marquant de la fin du

37 Jean Royer, « De l’entretien », art.cit., p. 120.

38 André Major (dir.), L’écriture en question, Montréal, Leméac, 1997, 297 p.

39 Donald Smith, L’écrivain devant son œuvre, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1983, 358 p.

40 Afin d’alléger les notes en bas de page, les références complètes de ces ouvrages se retrouvent dans la

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XXe siècle. Il nous semble par ailleurs opportun de signaler – sans pour autant spéculer sur

les causes de ce fait – que Dany Laferrière, malgré une œuvre déjà non négligeable à l’époque (neuf romans), ne figure pas parmi les 47 auteurs que Royer a interviewés pour son ouvrage paru en 1999, Écrivains contemporains. Nouveaux entretiens.

La grande majorité des entretiens littéraires se situent toutefois dans la presse, dans les quotidiens et les revues culturelles. L’entretien littéraire dans la presse, motivé par l’actualité culturelle (par exemple la publication récente d’une œuvre) ou par des motifs qui en sont indépendants, constitue une pratique largement répandue, et il serait illusoire de dresser un portrait, même sommaire, de ses diverses manifestations dans le champ culturel québécois (et, de surcroît, dans une perspective historique). Mentionnons seulement quelques cas de figure. Les « enquêtes littéraires », par exemple, héritées d’un modèle de journalisme français ainsi que, plus particulièrement, des enquêtes de Jules Huret, se sont parfois retrouvées dans les pages de quotidiens : c’est le cas, cité plus haut, des Confidences

d’écrivains canadiens-français, enquête menée par Adrienne Choquette et publiée, sur une

période de quelques mois, dans le mensuel Le Mauricien, avant de faire l’objet d’une publication en recueil. Les revues culturelles et littéraires, ont pour la plupart accueilli diverses formes d’entretiens avec des acteurs du champ littéraire, le plus souvent des écrivains. Lettres québécoises (1976-...) peut ainsi, dans un numéro donné, publier quelques entretiens, certains très courts, tenant sur une ou deux pages, et d’autres plus étoffés. Certaines revues universitaires d’études littéraires ont exploité le genre de l’entretien littéraire. Voix et images a ainsi fourni, au fil des années, une quantité impressionnante d’entretiens fouillés qui, le plus souvent, précèdent un dossier dédié à l’écrivain

interviewé41. Jean Morency et Jimmy Thibeault ont ainsi interviewé Dany Laferrière dans

le cadre d’un dossier qui lui était consacré à l’hiver 2011. L’entretien s’ouvre sur des questionnements d’ordre génétique (les première et troisième questions possèdent d’ailleurs la même structure : « Aviez-vous déjà une idée précise de ce que serait votre œuvre […]. Ou est-ce que le projet de l’ "Autobiographie américaine" vous est venu en cours d’écriture ? » ; « Cette opposition entre deux mondes s’est-elle imposée en cours d’écriture

41 Il serait d’ailleurs intéressant de vérifier dans quelle mesure ces intervieweurs-universitaires (qui ne sont

pas, la plupart du temps, des intervieweurs de métier), spécialistes de l’œuvre de l’écrivain, influent sur le déroulement de l’entretien (quels types de questions, une complicité particulière qui se tisse (ou non), etc.), quelles différences majeures y a-t-il (s’il y en a) entre ces entretiens et ceux, plus habituels, destinés aux revues culturelles et à la presse.

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ou est-ce que vous saviez, dès le départ, qu’elle marquerait votre œuvre ?42 »), pour ensuite

aborder, notamment, des considérations concernant la narration, la temporalité, les thèmes et motifs récurrents dans l’œuvre de Laferrière, l’hybridité générique, le lectorat et la réception de prix littéraires (Médicis).

Le média radiophonique, surtout pendant les quatre dernières décennies du XXe

siècle, a également mobilisé l’entretien littéraire de manière constante. La radio de Radio-Canada, avec ses émissions à dimension métalittéraire, c'est-à-dire les émissions qui produisent un discours sur la littérature (portraits d'écrivains, entretiens littéraires, critique littéraire), a joué à cet égard un rôle central. Les séries d’émissions sur la littérature, rares encore dans les années 1930 et 1940, sont diffusées plus régulièrement à la fin des années 1950, et constituent, à partir des années 1960, un des lieux majeurs et légitimes de critique littéraire. Ignoré par l'histoire littéraire43, ce corpus a pourtant mobilisé un impressionnant

ensemble d'acteurs marquants et n'a pas manqué d'entrer en résonance avec les autres points névralgiques de la vie culturelle de l'époque (par exemple, il est frappant de constater que presque tous les cofondateurs de Liberté occupent diverses fonctions à Radio-Canada pendant ces années). Dans des émissions comme Des livres et des hommes (1966-1979) et

Book-Club (1971-1983), réalisées par les écrivains Fernand Ouellette et Gilles

Archambault, des dizaines d'écrivains sont interviewés par Gilles Marcotte, Wilfrid Lemoine, Jacques Godbout et André Major. L’effervescence de l’entretien littéraire radiophonique s’est, dans une large mesure, amoindrie dans les dernières années de la décennie 1990 à la suite de la fermeture de la chaîne culturelle de Radio-Canada. La radio d’État a toutefois continué de produire certaines émissions littéraires, comme en témoigne l’émission Recto verso (2000), pour prendre cet exemple, qui actualisait de manière originale le scénario de la visite au grand écrivain : une intervieweuse se rendait sur les lieux de travail d’un écrivain pour s’entretenir avec lui de sa pratique de l’écriture.

42 Jean Morency et Jimmy Thibeault, « Entretien avec Dany Laferrière », dans Voix et images, Vol. 36, n° 2,

2011, p. 15.

43 Si l'histoire de la littérature radiophonique québécoise (radiothéâtres, radioromans, etc.) a été menée,

comme en témoignent les ouvrages de Pierre Pagé (Répertoire des œuvres de la littérature radiophonique

québécoise, 1930-1970, Montréal, Fides, 1975 ; Radiodiffusion et culture savante au Québec, 1930-1960. Les cours universitaires à la radio, le Service de Radio-Collège, le théâtre de répertoire international, Montréal,

Maxime, 1993 ; Histoire de la radio au Québec. Information, éducation, culture, Montréal, Fides, 2007) et de Renée Legris (Histoire des genres dramatiques à la radio québécoise. Sketch, radioroman, radiothéâtre

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La série télévisée Contact, animée par Stéphan Bureau et diffusée sur la chaîne Télé-Québec, a mis en scène, durant les années 2003-2010, un nombre non négligeable d’écrivains et de penseurs. La durée de l’émission (60 minutes) ainsi que le format singulier – des entretiens menés sur une durée de quelques jours où Bureau et son interlocuteur parcouraient des lieux importants pour celui-ci, dans une visée d’attestation biographique (paysages d’enfance, lieux de travail, bibliothèques fréquentées) ou alors imaginaire (lieux mis en scène dans leurs œuvres) – font de Contact une des ressources les plus stimulantes pour l’étude des présentations de soi des écrivains et des intellectuels dans un contexte télévisuel. Les émissions de « critique culturelle » ou de critique littéraire, comme La bande

des six, à Radio-Canada, ou encore Rature et lit, emploient souvent la forme de l’entretien

littéraire (souvent assez bref) en l’entremêlant d’un discours critique – parfois polémique – ou d’un compte rendu des « actualités culturelles ». Ces émissions favorisent aussi, dans une certaine mesure, l’échange et le dialogue entre les écrivains invités. Les talk-shows se sont également avérés des lieux susceptibles d’accueillir des écrivains ; pensons aux émissions de Denise Bombardier, comme Noir sur blanc, ou encore, pour prendre un exemple contemporain, Tout le monde en parle.

Enfin, signalons les films documentaires qui, dans une mesure moins importante, ont également mis en scène des entretiens avec des écrivains. Les films de Marcel Jean,

État critique (1992) et Penser pour écrire (1998), par exemple, donnent à voir des

écrivains, des intellectuels et des critiques qui réfléchissent à leur pratique – les interventions et questions de l’intervieweur sont toutefois, la plupart du temps, coupées au montage. Ce bref parcours de l’entretien littéraire au Québec, scandé selon le support de production (livres, journaux et revues, radio, télévision, cinéma) ne se veut évidemment pas exhaustif ; il s’agit plutôt d’indiquer, sommairement, la malléabilité du genre, sa prolifération dans divers contextes de production. Ainsi, loin d’inviter les écrivains à uniformiser leur présentation de soi, ces passages d’un support à l’autre, lorsqu’effectués (tous les écrivains ne pratiquent pas l’entretien littéraire à travers une multitude de supports), demandent à l’écrivain une négociation complexe, une adaptation : les impératifs et les contraintes génériques de l’entretien radiophonique ne sont pas ceux du recueil d’entretiens, les destinataires (réels et implicites) divergent selon qu’il s’agisse d’un passage à un talk-show populaire ou d’un entretien fouillé publié dans une revue littéraire.

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L’auteur au prisme de l’entretien littéraire

Avant d'entreprendre directement l'analyse de l'entretien littéraire qui nous occupe, il importe d'expliciter la manière par laquelle nous abordons ce genre, et le traitement que nous faisons de la figure d'auteur. D'aucuns trouvent dans les entretiens littéraires accordés par les écrivains des « pistes », ou à tout le moins des « indices », précieux auxiliaires pour expliquer des choix scripturaux effectués par les écrivains. Ces discours d'écrivains mobilisés par les commentateurs, souvent amenés en surcroît, comme une dernière preuve attestant de la justesse de l'interprétation – d'autant plus convaincante qu'elle s'appuie sur l'autorité de l'auteur –, trahissent une conception singulière de l'œuvre littéraire : l'auteur sait non seulement ce qu'il a voulu dire, mais aussi ce qu'il y dit. D'autres – mais ce sont souvent les mêmes –, traitent les différentes manifestations de l'épitexte (correspondance, entretiens littéraires, journaux intimes) comme des véhicules privilégiés menant à l'obtention de données factuelles susceptibles de dire la « vérité » du sujet. Documentés, les éléments biographiques mis en avant – idiosyncrasies, goûts, enfance heureuse ou douloureuse, filiations littéraires postulées – s'avèrent, par leur accumulation, un ensemble de signes (cohérent) pointant vers « une problématique existentielle ». Dès lors, l'analyste s'efforce de montrer comment, dans ses œuvres littéraires, l'écrivain « textualise » les socialisations (problématiques) qui ont formé sa vie44. Ces manières de traiter l'entretien

littéraire semblent faire l'économie d'une part importante de sa dynamique singulière – c'est pourquoi nous ne les réemploierons pas dans le cadre de ce mémoire. Il s'agira plutôt pour nous de considérer l'entretien littéraire comme un genre discursif à part entière, fait de stratégies complexes, déployées tant par l'intervieweur que par l'interviewé, et où se construit, par cette interaction, une image d'auteur. Les discours tenus dans les entretiens littéraires participent donc pleinement du « jeu littéraire », ne peuvent s'y soustraire, et doivent être considérés, au même titre que des œuvres fictionnelles, comme des « prises de position », telles que l'entend Pierre Bourdieu dans sa conceptualisation du champ

44 Chemin poursuivi (depuis quelques années déjà) par le sociologue Bernard Lahire, notamment dans son

ouvrage Franz Kafka : éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte, 2010, ainsi que dans l'ouvrage qu'il a dirigé, Ce qu'ils vivent, ce qu'ils écrivent, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2011. Le premier livre, rappelons-le, a donné lieu à un échange de textes riches en remarques acérées (Bernard Lahire, « À propos d'un texte de Pierre Popovic », dans Spirale, n° 238, 2011, p. 11-12), Lahire n'ayant pas été satisfait du compte rendu qu'en avait fait Pierre Popovic (Pierre Popovic, « Les neuves saintes bévues de la sociologie littéraire », dans Spirale, n° 235, 2011, p. 65-67.)

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littéraire45. L'attention que nous portons à l'auteur est donc bien éloignée de ce qui a été

appelé le « biographisme sauvage46 » ; notre démarche s'arrime plutôt à un courant qui

considère désormais l'auteur « comme une complexe construction historique, juridique mais aussi paratextuelle et textuelle47 ». Dans la même veine, David Martens et Myriam

Watthee-Delmotte proposent de traiter l'écrivain comme un objet culturel, « constitué par un faisceau de discours et d'images48 » provenant, d'une part, du travail des écrivains

eux-mêmes (autoreprésentation), et d'autre part, des autres domaines qui façonnent, à leur manière, la figure de l'écrivain, comme le cinéma et les médias, pour prendre ces exemples (hétéroreprésentation).

45 « Aux différentes positions, nous dit Bourdieu, correspondent des prises de position homologues, œuvres

littéraires ou artistiques évidemment, mais aussi actes ou discours politiques, manifestes ou polémiques, etc. […] En phase d'équilibre, l'espace des positions tend à commander l'espace des prises de position. C'est dans les intérêts spécifiques associés aux différentes positions dans le champ littéraire qu'il faut chercher le principe des prises de position littéraires. […] Chaque prise de position (thématique, stylistique, etc.) se définit (objectivement et parfois intentionnellement) par rapport à l'univers des prises de position et par rapport à la problématique comme espace des possibles qui s'y trouvent indiqués ou suggérés ; elle reçoit sa

valeur distinctive de la relation négative qui l'unit aux prises de position coexistantes auxquelles elle est

objectivement référée et qui la déterminent en la délimitant. » (Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, Paris, Seuil, [1992] 1998, p. 379-382.)

46 Alain Brunn, L'Auteur, Paris, Flammarion, 2001, p. 42, cité par Michel Lacroix, « Introduction. ''Un texte

comme les autres'' : auteurs, figurations, configurations », dans Dozo et al. (dir.), Imaginaires de la vie

littéraire, Rennes, PUR (Coll. Interférences), 2012, p. 7.

47 Michel Lacroix, « Introduction. ''Un texte comme les autres'' : auteurs, figurations, configurations », dans

Dozo et al. (dir.), Imaginaires de la vie littéraire, op.cit., p. 7.

48 David Martens et Myriam Watthee-Delmotte (dir.), L’écrivain, un objet culturel, Dijon, Éditions

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Chapitre 1. L’entretien télévisé et la posture d’auteur

Très tôt dans sa carrière, Dany Laferrière a actualisé les potentialités de présentations de soi (et de promotion de soi et de son œuvre) offertes par la télévision. Il a ainsi multiplié les apparitions au petit écran, évoluant dans différents contextes où il dut occuper des rôles variés : critique littéraire à La bande des six (Radio-Canada), chroniqueur à l’émission Bazzo.tv (Télé-Québec), et même, présentateur météo dans une émission humoristique à la chaîne TQS. Mais surtout, il y a été de nombreuses fois interviewé. Ce sont ces entrevues qui nous intéresseront ici, circonscrites à quelques cas marquants : ses présences au talk-show Noir sur blanc (1985), à l’émission-documentaire Contact (2006), puis à Tout le monde en parle (2006 et 2011). Nous explorerons également, très succinctement, le genre des « causeries » – vaste territoire – devant public, filmées et destinées ainsi à un second public, les internautes.

Ces choix s’expliquent avant tout par leur importance et signification particulières. Les nombreuses participations49 de Laferrière à Tout le monde en parle, émission populaire

bénéficiant d’un rayonnement important dans la vie culturelle québécoise contemporaine, indiquent la position singulière qu’il occupe dans le champ littéraire (auteur légitime, gagnant de prix littéraires et étudié à l’université, tout en étant très médiatique). Noir sur

blanc (faisant suite à la publication de son premier roman) parce qu’il s’agit en quelque

sorte de son entrée en scène (remarquée) dans l’œil du grand public et dans la sphère médiatique. Enfin, l’émission Contact (décrite comme « rendez-vous télévisuel unique avec de grands penseurs et créateurs de notre temps50 ») en raison du caractère étoffé de

l’émission (50 minutes, tournées sur une durée de quelques jours). Mais surtout, ces entrevues ont été sélectionnées, d’une part, pour offrir un éventail assez varié de dispositifs médiatiques sur lequel se déploient les présentations de soi de Laferrière (entrevues sur un plateau avec d’autres invités, avec l’intervieweur seul ou encore chez l’écrivain lui-même) et d’autre part, en raison de leur exemplarité. En effet, la posture de Laferrière qui se dégage de ces émissions, excepté dans Contact, s’avère éloquente en ce qu’elle concentre les grands axes posturaux qui ont accompagné l’activité littéraire de l’écrivain depuis ses débuts. Dans Contact, nous retrouvons des investissements symboliques importants ainsi

49 Depuis 2005, Laferrière est invité presque à chaque année sur le plateau de Tout le monde en parle. 50 [En ligne] Contact : l’encyclopédie de la création, URL : http://www.contacttv.net/s_indez.php.

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qu’un regard rétrospectif de l’écrivain sur son parcours. Nous verrons aussi comment, par le dispositif de l’émission et l’angle d’approche adopté par l’intervieweur, Stéphan Bureau, la présentation de soi de Laferrière se fait sous une tonalité « grave », sérieuse, qui rompt avec l’humour qui accompagne d’ordinaire ses prises de parole. Pour cette raison, une première partie sera dédiée à restituer la dynamique de Contact, tandis que les deuxième et troisième parties seront constituées d’entrevues, où deux caractéristiques fondamentales de la posture de Laferrière sont mobilisées avec éloquence : l’érudition et l’humour.

Dany Laferrière et l’émission télévisée Contact. Actualisation du modèle

de la visite au grand écrivain

Contact : l’encyclopédie de la création est une série d’émissions diffusée, d’abord,

à Télé-Québec, puis rediffusée à ARTV au début des années 2010 et, ultérieurement, au Canal Savoir. La plupart de ces émissions sont également offertes en format DVD. La série a connu plusieurs réalisateurs mais Stéphan Bureau est toujours demeuré l’intervieweur, tout en restant engagé dans le processus de réalisation et de production de l’émission. Le format de l’émission n’a jamais connu de changement substantiel : il s’est toujours agi d’un entretien mené par Stéphan Bureau avec une personnalité, un intellectuel ou un artiste, entrecoupé de très courts passages narratifs énoncés par Bureau, le tout tenant sur une longueur d’environ 50 minutes. La plupart des invités sont des écrivains (Paul Auster, Victor-Lévy Beaulieu, Carlos Fuentes, Mavis Gallant, Jacques Godbout, Benoite Groult, Marek Halter, Marie Laberge, Mario Vargas Llosa, Amin Maalouf, Antonine Maillet, Jean d’Ormesson, Daniel Pennac, Éric-Emmanuel Schmitt, Philippe Sollers, Jorge Semprun, Michel Tournier, Michel Tremblay, Élie Wiesel, etc.), mais on y trouve également des chanteurs populaires (Dan Bigras, Gregory Charles, Richard Desjardins, Claude Dubois, Diane Dufresne, Gilles Vigneault), des intellectuels (Jacques Attali, Élisabeth Badinter, Boris Cyrulnik, Françoise Giroud, Julia Kristeva, Michel Onfray, Michel Serres, Simone Veil, etc.), des cinéastes et metteurs en scène (Denys Arcand, François Girard, Robert Lepage, etc.), ainsi que quelques autres artistes et chefs cuisiniers. L’émission, on le constate, ratisse large, avec beaucoup d’interviewés qui appartiennent à la culture populaire ou moyenne, et d’autres qui détiennent un capital symbolique assez élevé dans leurs champs respectifs (Denys Arcand, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Godbout, Julia Kristeva, Michel Serres, Philippe Sollers, Michel Tournier, etc.).

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Les entretiens de Contacts se déroulent dans les maisons des interviewés, leurs bureaux, ou encore dans des lieux symboliques forts qui entretiennent des liens étroits avec leurs parcours ou leurs œuvres. Quoi qu’il en soit, c’est bien Stéphan Bureau qui se déplace afin de croquer l’interviewé dans son élément naturel, environnement qui fait alors office de couche signifiante supplémentaire, puisqu’il agit souvent comme un révélateur de l’interviewé. Il s’avère donc pertinent d’envisager les émissions de cette série qui mettent en scène des écrivains comme des actualisations, par les moyens audiovisuels, du modèle de la visite au grand écrivain qui « s’enracin[e], nous explique Olivier Nora, dans des traditions qu’elle prolong[e] en les dénaturant : celle de la visite du souverain éclairé dans un cas ; celle de l’exercice académique de l’Éloge dans l’autre.51 ». La visite au grand

écrivain « marque le passage spectaculaire de l’espace littéraire à l’espace humain, de la médiation du texte à l’immédiateté, du rapport imaginaire avec une œuvre à la rencontre réelle avec un homme52 ». Richard Salmon abonde dans le même sens et ajoute que les

objets montrés et décrits par l’intervieweur prétendent cerner la nature profonde de l’individu ; les objets trahissent en quelque sorte l’homme véritable, tapi sous le masque de l’écrivain reconnu, de la figure publique : « The revelatory capacity of objects allows insights, not merely into the wordly success of the celebrity, but, more importantly, into the (supposed) inner nature of the creative mind.53 »

Bien que dans Contact le récit de la visite soit amputé d’une de ses parties structurantes (l’étape de sa transcription – la visite étant souvent, comme l’indique Nora, prétexte à création littéraire), elle recèle néanmoins certaines caractéristiques propres au modèle générique54. L’intérêt marqué pour les lieux et les objets, par exemple, ne laisse

aucun doute dans l’entretien avec Laferrière. Un segment de l’entretien s’avère ainsi consacré à sa machine à écrire, la fameuse Remington 22 mise en scène dans plusieurs de ses romans, sensée dévoiler un pan du processus de création de l’écrivain :

[Passage narratif] Dans sa petite maison de Montréal, la Remington de légende qui a vu naître les premiers romans est toujours à ses pieds comme un talisman.

51 Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris,

Gallimard, 1986, p. 569.

52 Ibid., p. 571.

53 Richard Salmon, « Signs of Intimacy : The Literary Celebrity in the "Age of Interviewing" », Victorian

Literature and Culture, Vol. 25, n° 1, 1997, p. 167.

54 Nora lui-même indique que « l’évolution du journalisme, les nouvelles techniques du son et de l’image ont

imposé au rituel traditionnel un renouvellement de son mode d’expression » (Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », op.cit, p. 580).

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Mais c’est sur un ordinateur sans âme qu’il fait danser, lentement, ses deux doigts.

Stéphan Bureau : [Dans le bureau de Laferrière, en pointant la Remington] À l’époque c’était la redoutable Remington.

Dany Laferrière : [En prenant la Remington] Oui, il y avait une grosse Remington avant, la machine a eu une importance capitale dans l’écriture de mes livres et dans le fait même que je sois devenu écrivain. Je pense que s’il n’y avait pas de machine je ne serais pas devenu écrivain. Parce que je n’aime pas l’écriture à la main, quand j’écris à la main j’ai tendance à écrire de manière trop fleurie. Et c’est avec la machine, en étant très distant face à la machine, en glissant une feuille dans le tambour comme ça et en voyant la feuille se remplir de signes noirs et toute la musique, pour moi, c’est de la musique, littéralement. Je n’ai aucune oreille musicale, la seule oreille que j’ai c’est celle d’une machine à écrire.55

Nous ne sommes pas loin du fétichisme inhérent à la plupart des récits de visite au grand écrivain, aux gestes et motivations qui structurent ce genre : « traquer l’essence du génie dans le cabinet de travail, nous dit Nora, humer la trace de l’écrivain et y relever ses empreintes.56 » Fait particulier ici, c’est Laferrière lui-même qui renchérit sur la

fétichisation de l’objet. Nous verrons que loin d’être circonscrite à cet exemple, cette

attitude d’acquiescement – voire de surenchère – envers les schémas mis en place par

l’intervieweur caractérise la plupart des entretiens de notre corpus.

Le parti pris interprétatif de Bureau est explicité dès les premiers instants de l’entretien ; il s’agit essentiellement d’expliquer l’œuvre en puisant dans la biographie de l’auteur. Le parcours de Laferrière fait office de « genèse » de l’œuvre et justifie la structure de l’entretien en trois parties (Montréal, Miami, Port-au-Prince) :

Pour se retrouver dans ce labyrinthe construit par l’auteur, nous avons remonté le fil de sa vie, à partir des trois pôles qui le définissent : Dany Laferrière dit avoir le cœur à Port-au-Prince, le corps à Miami, et l’esprit à Montréal. Miami, une parenthèse de douze ans, deux degrés de l’exil pour le romancier qui fuit le Québec, l’hiver et le succès, afin de s’isoler pour cracher son œuvre.57

De fait, Laferrière n’hésite pas à investir ce schéma interprétatif et mobilise des éléments de son parcours afin d’expliquer certaines caractéristiques de son œuvre. Le romancier signale ainsi que s’il n’a pas donné dans le folklore, c’est en raison des

55 Stéphan Bureau, Dany Laferrière [entretien télévisé avec Dany Laferrière], Contact : l'encyclopédie de la

création, 51 minutes, 2008. Voir l’annexe 1.

56 Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », op.cit, p. 573.

57 Stéphan Bureau, Dany Laferrière [entretien télévisé avec Dany Laferrière], Contact : l'encyclopédie de la

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