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Fictionnalisations de l’entretien littéraire et image d’auteur

D’emblée, ce que nous pouvons observer dans les fictionnalisations d’entretiens littéraires127, c’est que les journalistes sont désagréables, ou à tout le moins, importunent le

narrateur-écrivain. Le narrateur de Je suis un écrivain japonais se montre ainsi réfractaire lorsque contacté pour mener une entrevue : « – Cela prendra une journée, pas plus. – Une journée de ma vie… Je n’ai pas tout ce temps-là à donner à quelqu’un que je ne connais

127 Nous reprenons ici la définition de Martens et Meurée : « Par entretiens fictionnels, nous désignons les

entretiens dont le dispositif ressortit à une fictionnalisation assumée comme telle (insertion de bribes d’interviews dans un roman, situations d’interlocution fictives, avec ou sans référents réels). » (David Martens et Christophe Meurée, « On n’est jamais si bien servi que par soi-même. L’entretien fictionnel d’Émile Zola à Claude Simon », dans Myriam Boucharenc (dir.), Roman et reportage, Limoges, Pulim, 2015, p. 83.)

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même pas.128 » Dans L’énigme du retour, la mésentente entre le narrateur et l’intervieweuse

est mise en scène sans ambiguïté. L’entretien (une conversation enregistrée) s’amorce sur de mauvaises bases : le narrateur, ayant oublié l’entretien, arrive en retard à celui-ci et se bute à une journaliste qui ne semble pas enthousiasmée par l’œuvre de Laferrière :

J’avais complètement oublié ce rendez-vous. Je me répands en excuses. La jeune journaliste me demande froidement si elle peut enregistrer notre conversation. Je fais oui tout en sachant que le principe d’une conversation, c’est de ne laisser aucune trace. Elle travaille pour un de ces hebdos gratuits qui traînent sur les comptoirs de cafés du coin. […] La machine enregistre. En fin de compte vous n’écrivez que sur l’identité ? Je n’écris que sur moi-même. Vous l’avez déjà dit, ça. Ça n’a pas l’air d’avoir été entendu. Vous avez l’impression qu’on ne vous écoute pas ? Les gens lisent pour se chercher et non pour découvrir un autre. Paranoïaque ? On ne l’est jamais assez. Pensez-vous que vous serez un jour lu pour vous-même ? C’était ma dernière illusion avant de vous croiser. Vous me paraissez différent dans la réalité. Je ne me rappelle pas qu’on se soit déjà rencontrés dans un livre. Elle ramasse son matériel avec cet air ennuyé capable de vous pourrir une journée ensoleillée.129

On le constate, l’ambiance carabinée du départ ne se résorbe pas au fil de l’entretien, bien au contraire, elle empire. L’écrivain réitère parler avant tout non d’identité, mais de lui-même. La répétition de ce propos, d’ailleurs pointée sèchement par la journaliste (« vous l’avez déjà dit ça »), n’y fait rien ; les gens ne veulent rien comprendre. Laferrière se moque alors quelque peu de la journaliste, peu subtile sur les distinctions réalité / fiction (« Vous me paraissez différent dans la réalité. Je ne me rappelle pas qu’on se soit déjà rencontrés dans un livre »). L’énonciation de la scène – les paroles de la journaliste et du narrateur sont livrées sans distinction typographique – redouble l’impression d’ennui profond de l’exercice. Si le narrateur de Comment faire l’amour laisse poindre une complicité entre lui et l’intervieweuse Miz Bombardier – complicité qui s’accentuera nettement dans l’entrevue réelle qui aura lieu après la sortie du roman –, il n’en demeure pas moins qu’il présente l’entretien comme une « joute », voire même un affrontement, où il s’agit de briller, de parer les coups à l’aide de répliques bien trouvées :

Miz Bombardier se tourne maintenant vers moi : « J’ai lu votre roman, j’ai bien ri, mais vous n’aimez pas les femmes, m’a-t-il semblé ?

R. : Les Nègres aussi.

Miz B. sourit J’avais gagné la première manche.130

128 Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, op. cit., p. 169. 129 Dany Laferrière, L’énigme du retour, op. cit., p. 32-33.

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La nature de la relation intervieweur et interviewé (le romancier) expliquerait en partie cette tension dans la mise en scène fictionnelle de l’entretien – tension présente dès l’origine du genre comme le mentionnent Martens et Meurée : « Dès les origines du genre, le romancier entretient des rapports problématiques avec l’intervieweur. Si tous deux font acte de narration, ils diffèrent du point de vue de la factualité de leur discours. C’est précisément sur ce point qu’achoppe leur rencontre.131 » La fictionnalisation d’un entretien

donnerait alors au romancier l’occasion de rééquilibrer un rapport de forces ; c’est du moins ce qu’avancent Martens et Meurée, en se demandant la raison de cette mise en scène : « Dans ce qui se profile comme un geste consistant, pour l’auteur de fictions, à recouvrer l’absolue maîtrise de son discours, pourquoi mobiliser l’entretien comme forme alors que la place dévolue à l’intervieweur est réduite à une peau de chagrin ? Celui-ci représente en effet, au sein de ce genre, un espace journalistique qu’il s’agit, le plus souvent, de décrédibiliser pour construire en contrepoint la valeur du discours proprement littéraire.132 »

Ne se trouvant pas au centre des entretiens fictionnels dans Comment faire l’amour et Je

suis un écrivain japonais, la visée de disqualification est facilement identifiable dans L’énigme du retour.

L’entretien fictionnel s’insère, chez Laferrière, dans un ensemble problématique qui le dépasse. L’entretien avec Miz Bombardier prend corps dans les rêves (ou les divagations) du narrateur. Il vient alors de publier son roman (celui qu’il rédige dans

Comment faire l’amour, Paradis du dragueur Nègre) qui obtient un grand succès sur la

scène culturelle de Montréal : critiques élogieuses de Jean-Éthier Blais, Gilles Marcotte et Réginald Martel, bon vendeur en librairie, intérêt des personnalités publiques et culturelles pour ce jeune auteur mystérieux. L’entretien fictionnel prend alors place dans cet imaginaire du succès (quête de la célébrité et conquête de l’Amérique) qui traverse

Comment faire l’amour (mais aussi Cette grenade). Il est d’ailleurs frappant de constater

qu’un imaginaire médiatique prégnant se déploie dès le premier roman de Laferrière et ajoute, au portrait plus ou moins stéréotypé de l’écrivain misérable (nous y reviendrons plus loin dans ce chapitre), l’anticipation du succès médiatique. Cette juxtaposition, il importe

131 David Martens et Christophe Meurée, « On n’est jamais si bien servi que pas soi-même. L’entretien

fictionnel d’Émile Zola à Claude Simon », art. cit., p. 82.

132 Ibid., p. 86. Les auteurs parlent dans le même article d’une « hostilité sourde entre intervieweurs et

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de souligner ici, est rare dans l’histoire littéraire : le mythe de l’écrivain misérable (actualisé dans le personnage du narrateur de Comment faire l’amour) joue habituellement sur l’authenticité, la pureté, quitte à n’être découvert que longtemps après la mort.

Le désir et la mise en scène de la reconnaissance par les instances critiques sont recoupés dans plusieurs romans par la reconnaissance (aux deux sens du terme, estime pour l’œuvre et visage reconnu) des lecteurs – surtout des lectrices. À quelques nuances près, on peut d’ailleurs appliquer à Laferrière ce passage de L’écrivain imaginaire portant sur Jacques Poulin : « Les romans de Poulin problématisent l’écriture du point de vue de la lecture. Le jugement du personnage-écrivain sur lui-même et son travail passe par le lecteur, ou plutôt la lectrice.133 » À plusieurs reprises dans les œuvres de Laferrière, en

effet, sont mises en scène des rencontres avec des lecteurs et des lectrices qui disent alors à l’écrivain ce qu’ils pensent de son œuvre. Le lecteur est souvent un « fâcheux » ; ainsi en est-il de ce poissonnier dans Je suis un écrivain japonais : « Le poissonnier, un Grec, me touche l’avant-bras en me remettant le saumon bien ficelé dans un papier brun. / – Êtes- vous en train d’écrire un second livre ? / J’ai écrit quatorze livres, mais lui, il en est resté au premier. Cela fait vingt ans qu’il me pose la même question. Ma réponse ne l’intéresse pas. Déjà passé à un autre client.134 » Rencontre tout aussi improductive au début de L’énigme

du retour : « Un homme m’aborde dans la rue. / Vous écrivez toujours ? Parfois. / Vous

avez dit que vous n’écririez plus. C’est vrai. / Alors pourquoi écrivez-vous maintenant ? / Je ne sais pas. / Il est parti, l’air offensé.135 » La lectrice, en revanche, a souvent quelque

chose d’intéressant à dire, l’écrivain l’écoute tout ouïe – sans doute est-ce aussi parce que ces lectrices s’engagent parfois dans un jeu de séduction avec le narrateur-écrivain. Dans cet extrait de Je suis fatigué, le ton devient plus sérieux (malgré l’aspect quelque peu invraisemblable de l’anecdote) et la conversation entre l’écrivain et sa lectrice plus développée (elle tient d’ailleurs sur tout un chapitre, intitulé « La lectrice ») : Laferrière aborde une femme d’une cinquantaine d’années dans un parc qui lui confie qu’elle a lu tous ses livres. Après quelques remarques convenues (par exemple, le lecteur participe lui aussi à la construction de l’œuvre), la femme lui révèle qu’elle a longtemps aimé les très bons vins mais que, devenue incapable de s’en offrir, elle pensait au suicide ; c’est que le vin

133 Roseline Tremblay, L’écrivain imaginaire, op. cit., p. 221. 134 Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, op. cit., p. 17. 135 Dany Laferrière, L’énigme du retour, op. cit., p. 25.

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donnait un style à sa vie. Mais en lisant le premier roman de Laferrière, où le narrateur y est souvent décrit en train de boire du mauvais vin, elle comprend que « l’élégance est en nous et qu’il n’y a que cela qui compte.136 » L’écrivain-narrateur fait ainsi jouer l’idiosyncrasie

et la sensibilité de la lectrice face à un autre discours sur son œuvre, celui des journalistes. Nous verrons que dans l’entretien « J’écris comme je vis », une dynamique similaire a lieu, mais c’est alors contre l’universitaire, qui fait office d’instance négative, que se dresse la relation privilégiée écrivain/lecteur (non universitaire).

Dans Je suis un écrivain japonais, l’entretien – ou plutôt le projet d’entretien, la cuisine de l’entretien étant davantage mise en scène que l’entretien lui-même – s’inscrit dans un contexte de médiatisation croissante dû à un titre (polémique) de roman proposé par le narrateur-écrivain, Je suis un écrivain japonais. Il s’agit d’une véritable inflation

paratextuelle puisque le roman lui-même n’est qu’au stade de projet, seul le titre a été

choisi, comme le rappelle le narrateur à son interlocutrice : « [le narrateur] – Tu sais que le livre n’est pas encore écrit. [Midori] – Son impact est là… Peut-être que les gens seront déçus si tu l’écris. » Les situations loufoques, dans ces circonstances, on le constate, ne manquent pas de poindre. L’éditeur du narrateur, qui a conclu une entente avec le narrateur basé sur le titre prometteur avancé par celui-ci, est interloqué par un documentaire sur ce livre passé à la télévision suédoise :

– La télé était allumée, et subitement votre visage en gros plan en face de moi… – Mais qu’est-ce que je foutais à la télé à Stockholm ? Je ne connais même pas cette ville.

– C’est cela la vie moderne mon vieux. On est connu dans des endroits qu’on ne connaît pas soi-même… C’était un reportage de la télé japonaise. Vous marchiez dans un parc à Montréal. J’avais vraiment l’impression d’halluciner quand j’ai entendu parler de votre roman Je suis un écrivain japonais. […] Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Je n’ai même pas encore reçu le livre qu’il est déjà traduit, et en japonais. Je suis l’éditeur ou quoi ?

– Rassurez-vous, je ne l’ai pas encore écrit non plus. Ces japonais peuvent faire un reportage sur un livre qui n’est pas encore écrit. C’est ce qui leur donne cette avance sur nous. On fait pitié avec nos livres écrits, publiés, commentés et peu lus – trop d’étapes.137

Le narrateur-écrivain dans ce roman se trouve constamment confronté à l’image de sa personne qui circule dans l’espace public. Je suis un écrivain japonais met en scène la

136 Dany Laferrière, Je suis fatigué, op. cit., p. 129.

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tension entre le désir de se « fondre » dans la masse des gens (il souhaite atteindre une forme d’anonymat) et la (nécessaire) médiatisation de son livre et son image d’auteur. Ainsi propose-t-il cette idée concernant la réalisation d’un portrait que son interlocuteur veut faire de lui pour une émission documentaire : « ce serait encore plus intéressant, dit-il à son interlocuteur, si on ne me voyait pas… Juste les lieux138 ». Traqué de toutes parts (par les

touristes japonais qui s’agglutinent devant son appartement, par la police ainsi que par M. Tanizaki), le narrateur « enten[d] vivre cette fois comme Basho. Sous un bananier. Mais l’hiver est trop rigoureux. Je dors ici et là. Parfois devant la bouche d’aération d’un building du centre-ville – un vent chaud dans le dos. D’autres fois dans le métro. Si on ne dort pas deux fois de suite à la même station de métro, on arrive à ne pas se faire remarquer.139 »

Il s’agit aussi de tourner en dérision le découpage « identitaire » ou « national » de la littérature. Argument récurrent chez Laferrière, la disqualification de cette organisation des productions littéraires se fait ici grâce aux moyens du discours fictionnel. L’aspect loufoque de la polémique induite par le titre de son éventuel roman s’avère ainsi très prégnant ; les « identitaires », de quelque endroit qu’ils soient, se ressemblent au fond fondamentalement aux yeux du narrateur-écrivain par la prise en compte du territoire dans la classification des œuvres. Le clin d’œil au contexte québécois est assez clair lorsqu’il est question du « roman de la terre » prôné par les conservateurs pour édifier la littérature et le pays (japonais) :

– Je l’ai fait [(choisir ce titre)] pour sortir précisément de ça, pour montrer qu’il n’y a pas de frontières… J’en avais marre des nationalismes culturels. Qui peut

m’empêcher d’être un écrivain japonais ? Personne.

– Justement, c’est là que le débat est devenu intéressant. Il paraît qu’un avocat de Tokyo a déclaré qu’on pouvait empêcher la sortie de ton livre. […] Si tu vas là-bas, fais gaffe, ils n’ont pas beaucoup d’humour sur cette question… Quelques éditeurs nationalistes, qui publient surtout des romans de la terre, ont signé un manifeste dernièrement pour protester contre, non seulement, la sortie de ton livre au Japon, mais n’importe où dans le monde.140

138 Ibid., p. 174. Il est intéressant de noter que l’intermédiaire habituel entre l’écrivain et le journaliste,

l’attaché de presse ou l’agent littéraire, n’est ici pas représenté (ni ailleurs dans l’œuvre de Laferrière). Ce gommage permet au narrateur d’investir le rôle de celui chargé de négocier les termes de l’entretien et accentue cette tension entre le vouloir de l’écrivain et le « produit (collectif) final » de la représentation de sa figure. L’agent littéraire, notons-le, s’avère d’ailleurs assez peu représenté dans le roman québécois.

139 Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, op. cit., p. 202-203. 140 Ibid., p. 198-199.

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Il importe maintenant d’examiner cette idée, tant elle est prégnante chez Laferrière, à la lumière de l’entretien littéraire : comment se décline cette vision de la littérature dans l’entretien littéraire et qu’est-ce que cela révèle du travail de présentation de soi de Laferrière ?