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Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain Robbe-Gillet : analyse comparative de "La maison de rendez-vous" et de "L'homme qui ment"

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Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain

Robbe-Grillet

Analyse comparative de La maison de rendez-vous et de L'homme qui

ment

Mémoire

Alexandre Martel

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Alexandre Martel, 2016

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Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain

Robbe-Grillet

Analyse comparative de La maison de rendez-vous et de L'homme qui

ment

Mémoire

Alexandre Martel

Sous la direction de :

Julie Beaulieu, directrice de recherche

Richard St-Gelais, codirecteur de recherche

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Résumé

Alain Robbe-Grillet, d’abord connu en tant que romancier, a dès le début des années 1960 partagé son temps entre le cinéma et la littérature. Après avoir fourni le scénario de L’année dernière

à Marienbad, il est passé derrière la caméra et a réalisé une dizaine de films qui, tant par leur forme

que leur propos, poursuivent les recherches esthétiques entreprises dans sa pratique littéraire. Plus encore, il nous semble que le début de cette aventure cinématographique marque un tournant dans son œuvre. Alors que le point de vue qui portait les premiers romans — point de vue que les critiques ont rapproché de celui d’une caméra —, marquait déjà la dimension intermédiale de son œuvre, il apparaît que son passage dans la chaise du réalisateur a été le germe d’une radicalisation de sa pratique. Ainsi, les romans et les films qui ont suivi possèdent une portée intermédiale beaucoup plus large. De fait, c’est l’ensemble de la narration qui s’y trouve remise en question par la mise en évidence des spécificités de chacun des médias et par la transposition de procédés propres à la littérature dans le film, et vice versa. C’est par une étude comparative de La maison de rendez-vous (1965) et de L’homme qui ment (1968) que nous montrons en quoi consiste la relation intermédiale que Robbe-Grillet établit entre les disciplines, en plus de mettre en évidence les mécaniques qui, ancrées dans la matérialité des médias, fondent le roman et le film.

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Tables des matières

Résumé ... iii

Tables des matières... iv

Remerciements ... v

Introduction ... 1

Chapitre I : De l’intermédialité comme outil de connaissance ... 7

Fluxus et les intermédias ... 8

De l’intermédialité à la transmédiation ... 10

Fabula et syuzhet ... 14

Coprésence et influences ... 17

Chapitre II : L’esthétique robbe-grilletienne ou du « caractère inhabituel du monde qui nous entoure » ... 21

De l’influence de l’humanisme sur la littérature ... 22

Robbe-Grillet contre l’humanisme ... 24

Le personnage ... 28

La description ... 37

Le temps ... 44

Chapitre III : Le personnage-narrateur et son rôle dans La maison de rendez-vous et L’homme qui ment ... 49

De la non-fiabilité du personnage-narrateur ... 50

Détournement de la narration ... 59

La star ... 69

Chapitre IV : Traitement de l’espace et du temps à la lumière des contraintes matérielles des deux arts ... 72

De la simultanéité de la perception ... 72

Réorganiser la discontinuité ... 84

Conclusion ... 90

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Remerciements

Je tiens à remercier Julie Beaulieu et Richard Saint-Gelais qui, par leurs nombreux encouragements et leurs précieux commentaires, ont permis à ce mémoire de voir le jour. Je voudrais également remercier René Audet de m’avoir donné la chance de vivre du travail universitaire pendant presque trois ans. Finalement, toute ma gratitude va à ma femme Emilie qui a longuement bercé Odile les nuits durant lesquelles je terminais ce travail.

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Introduction

Pour un créateur, l’exploration d’une autre forme d’art représente le germe potentiel d’une révolution esthétique. La rencontre avec d’autres moyens, d’autres signes, d’autres mécaniques, peut obliger un artiste à voir son travail premier sous un autre angle et lui faire prendre conscience des spécificités inhérentes à chacun des médiums qu’il utilise. Dans la carrière d’Alain Robbe-Grillet (1922-2008), son passage derrière la caméra, pour la réalisation de L’immortelle, semble marquer un point tournant dans sa pratique. Effectivement, à partir de 1965, soit à la suite des parutions de son premier film à titre de réalisateur et de son recueil d’Instantanés, il abandonne complètement les relents de réalisme qui parcouraient toujours son travail et chasse pour de bon le nuage de la psychologie qui jetait encore son ombre sur son projet esthétique. Plus exactement, on sent que Robbe-Grillet passe d’une critique ciblant précisément le roman réaliste à une remise en question plus générale et plus acerbe, interrogeant les fondements mêmes de la littérature fictionnelle. Que ce saut dans le septième art n’ait été qu’accessoire ou au contraire déterminant dans l’indéniable radicalisation de son travail, nous verrons à préciser son réel impact à la lumière des autres facteurs qui auraient pu enclencher cette mutation stylistique. Au cours de la présente étude, nous tenterons donc d’observer cette transformation et de voir les répercussions qu’elle a eues sur le travail cinématographique et romanesque qui en a découlé.

Comme la majorité des travaux portant sur Alain Robbe-Grillet ont été publiés avant 1990, il en ressort que certaines avenues théoriques nouvelles, défrichées au cours des 25 dernières années, n’ont pas encore été empruntées pour parcourir les œuvres de celui qu’on a longtemps appelé le pape du nouveau roman. De plus, les œuvres de Robbe-Grillet ont trop souvent été abordées selon une approche strictement disciplinaire. Il n’est toutefois pas question de déprécier la pertinence méthodologique d’une telle démarche; d’une certaine manière, elle est préalable à une entreprise comme celle que nous nous apprêtons à entamer. Si la première vague de travaux s’appliquait souvent à isoler la production littéraire de la production cinématographique, il semble approprié de croiser les médiums dans un cas comme celui qui nous préoccupe. De fait, Robbe-Grillet n’a pour ainsi dire jamais mené ses deux carrières en vase clos : ses romans et ses films explorent les mêmes préoccupations, tant esthétiques que thématiques. Envisager ses fictions comme autant de briques d’un même édifice me permettra vraisemblablement de considérer les stratégies qui les sous-tendent en regard d’un parti pris esthétique qu’il faudra cerner au plus près. Il

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apparaît donc primordial, pour bien saisir l’ensemble des ramifications du projet robbe-grilletien, d’établir un dialogue entre les arts et de ne pas supposer que l’un soit le parent pauvre de l’autre. La notion d’intermédialité, en ce qu’elle rejette la hiérarchie supposée par les théories traditionnelles de l’adaptation, nous semble bien épouser la problématique qui est la nôtre. Étant donné la relative nouveauté de ce concept dans le milieu universitaire et le désintérêt relatif manifesté à l’égard du travail de Robbe-Grillet au cours des dernières années, leur conjugaison m’apparaît féconde et porteuse d’une perspective neuve qui permettra une réévaluation d’une des œuvres littéraires et filmiques parmi les plus riches de la deuxième moitié du XXe siècle.

Tout un pan de l’œuvre de Robbe-Grillet a été abondamment étudié et analysé jusqu’au tournant des années 1980 : nous parlons évidemment ici des romans Les gommes, Le voyeur, La

jalousie et Dans le labyrinthe, puis du film L’année dernière à Marienbad. Les livres qui suivirent,

ceux auxquels les critiques ont accolé l’appellation de « nouveau nouveau roman »1, n’ont en

rétrospective reçu que relativement peu d’éclairage théorique ou bien n’ont été lus qu’à l’aune des titres précédemment cités. En effet, outre une poignée d’articles parus au moment de sa sortie, La

maison de rendez-vous est un roman pratiquement absent des études robbe-grilletiennes. Un livre

de Jacques Dhaenens datant de 19702 en a bien souligné la portée fétichiste et la réification que

subissent ses personnages, mais l’ouvrage ne prétend à aucune visée structurelle ou intermédiale. Jean Ricardou3 et Richard Saint-Gelais4 se sont également penchés sur l’œuvre, mais leurs

réflexions constituent, en ce qui concerne la visée de ce projet, beaucoup plus un bloc de départ sur lequel s’appuyer qu’un mur bouchant l’horizon critique. Il nous faut également mentionner les travaux de de Johan Faerber et de Christian Milat, notamment Pour une esthétique baroque du nouveau

roman et Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle (codirigé par Milat et Roger-Michel

Allemand), qui, sans avoir le même objet d’étude, s’inscrivent dans une mouvance de relecture du nouveau roman dont nous nous réclamons. Nos conclusions et notre propos nous semblent néanmoins assez différents pour que nous n’ayons pas à en tenir compte. En ce qui a trait aux études cinématographiques, les travaux portant sur L’homme qui ment sont à peu près inexistants.

1 Terme introduit par Françoise van Rossum-Guyon lors du colloque Nouveau roman : hier, aujourd’hui, tenu à

Cerisy-la-Salle en 1971.

2 Jacques Dhaenens, La maison de rendez-vous d’Alain Robbe-Grillet : pour une philologie sociologique, Paris, Lettres

modernes, 1970, 50 p.

3 Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau Roman, Paris, Seuil (coll. Tel Quel), 1971, 271 p.

4 Richard St-Gelais, Châteaux de pages : la fiction au risque de sa lecture, LaSalle, Hurtubise (collé Brèches), 1994,

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Hormis les ouvrages généraux consacrés au cinéma de Robbe-Grillet, qui se penchent généralement plus sur Marienbad ou Trans-Europ-Express, il n’y a à notre connaissance qu’Approche du récit

filmique d’André Gardies5 qui se consacre exclusivement au film de 1968. Cette imposante analyse

se range cependant dans l’importante lignée des écrits sémiologiques qui tendent à faire du film un objet du discours plutôt qu’une construction visant la représentation. L’approche qui sera préconisée dans le mémoire à venir sera tout autre. Finalement, un mémoire intitulé « Le bricolage textuel et filmique d’Alain Robbe-Grillet : La Maison de rendez-vous et L’Homme qui ment »6 est le seul travail

proposant une entreprise analogue à celle exposée ici. Bien que les objets d’étude soient les mêmes, les approches, elles, différerent puisque c’est à la lumière des théories des arts visuels et des écrits de Jacques Derrida que Larissa J. Fitzgerald analyse les deux œuvres.

Le présent mémoire consistera donc essentiellement en une analyse comparative de deux œuvres de cette période charnière qu’est la deuxième moitié des années 1960, soit un roman, La

maison de rendez-vous (1965), et un film, L’homme qui ment (1968). Nous nous proposons de

décortiquer, d’entrechoquer et de mettre en lumière certains traits esthétiques qui caractérisent le travail de Robbe-Grillet, et plus précisément la manière dont ces œuvres traitent les personnages et la fiction en général. Nous tenterons d’identifier ce qui les éloigne et ce qui les rapproche tout en mettant l’accent sur les moyens employés par l’auteur pour parvenir à dire ou à montrer la même chose. Par exemple, les deux œuvres mettent en scène un protagoniste aux contours évanescents qui demeure, en fin de parcours, insaisissable. De fait, le point de vue adopté par la figure centrale ne s’institue pas comme une focalisation constante et claire : sa perception est au contraire mouvante et, par le fait même, ce qui nous parvient par son biais résulte d’une confusion entre plusieurs niveaux de réalités, plusieurs degrés de vérité. Ainsi, La maison de rendez-vous se déroule dans ce qui semble être un délire, alors que l’incertitude du narrateur et même l’incertitude quant à son identité font obstacle à une reconstruction logique des événements. Les différentes scènes surviennent parallèlement dans diverses manifestations médiatiques (revues, théâtre, tableaux, sculptures, etc.) et dans ce qui nous apparaît être une temporalité circulaire et réversible. Le ressassement des épisodes donne effectivement lieu à de multiples variantes. Boris, le personnage

5André Gardies, Approche du récit filmique : sur L’homme qui ment d’Alain Robbe-Grillet, Paris, Éditions Albatros, 1980,

216 p.

6 Larrisa J. Fitzgerald, « Le bricolage textuel et filmique d'Alain Robbe-Grillet : La Maison de rendez-vous et L'Homme qui

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principal de L’homme qui ment, n’est guère plus consistant. Racontant perpétuellement la disparition d’un dénommé Jean, il se perd dans un dédale de mensonges et de remaniements narratifs au point de se confondre avec le sujet même de ses histoires. Boris se métamorphose donc momentanément en Jean, le raconteur devenant le raconté. Le spectateur se retrouve avec le défi de reconstituer ce qui pourrait faire office d’histoire « véritable », sans pourtant détenir les outils et les informations qui lui permettraient d’effectuer une telle tâche. Les personnages diffèrent néanmoins dans leur nature, la matérialité du cinéma et de la littérature imposant des contraintes différentes, ne serait-ce que parce que le personnage filmique est actualisé par le corps du comédien portant le rôle. Ce type de nuances formelles influence grandement le rendu et les effets induits par la focalisation instable, dépendamment du contexte médiatique dans lequel elle s’inscrit. C’est ce que nous nous proposons d’étudier.

La remise en cause de la vérité romanesque ou cinématographique, typique de l’esthétique robbe-grilletienne, nous amènera à réfléchir sur sa conception du personnage et du narrateur qui s’inscrit en faux contre le rôle qui leur est assigné dans le roman et le cinéma traditionnels. En effet, Robbe-Grillet s’efforce dans son travail de démonter la notion même de personnage qui, à l’apogée du roman réaliste du XIXe siècle, constituait très souvent le pivot de toute entreprise romanesque.

Partant de cette idée, notre analyse se fera en deux étapes. En prenant comme objet les personnages-narrateurs que nous avons déjà identifiés, à savoir Boris et le narrateur de La maison

de rendez-vous, nous tenterons d’un côté de voir comment Robbe-Grillet prive ses protagonistes de

ce qui, dans la conception populaire héritée de la tradition du XIXe siècle, distingue le sujet de l’objet.

C’est ce qu’on appelle communément la profondeur : un personnage, comme un être de chair, a plus à offrir que son apparence. Pour obtenir l’adhésion du lecteur, le personnage doit de façon générale posséder un passé, une intériorité, un caractère défini et stable. Nous verrons comment et pourquoi les personnages-narrateurs que l’on retrouve dans les œuvres à l’étude sont privés de ces attributs, tout en identifiant les conséquences que cette redéfinition du personnage entraîne dans la réception de l’œuvre. De l’autre côté, nous déterminerons en quoi cette remise en question de la notion de personnage influence l’acte narratif. En effet, les personnages-narrateurs de La maison de

rendez-vous et de L’homme qui ment sont à la fois des personnages dépourvus des caractéristiques qu’on

leur accorde habituellement et des narrateurs brimés dans leur rôle. Le livre et le film que nous étudierons, de toute évidence, mettent en place des dispositifs qui amènent le lecteur ou le spectateur à considérer le narrateur comme non fiable. Il nous semble que ceci a pour effet de

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redéfinir le rôle joué par le narrateur dans une œuvre fictionnelle; de celui qui raconte une histoire dont il est le passeur, il devient celui qui construit un discours qui, de bien des manières, lui échappe. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur les moyens employés par Robbe-Grillet pour mettre à mal le temps et l’espace. Tout comme il déconstruit le personnage en l’évidant de ce qui en constitue normalement la substance, il s’efforce de bâtir autour de ses protagonistes des environnements temporels et spatiaux désarticulés qui réduisent, voire annulent la portée réaliste des œuvres. L’espace, dans un contexte littéraire, nous est en grande partie transmis par l’usage de la description. Alors qu’elle sert d’ordinaire à dépeindre l’espace et les corps pour mieux les « faire voir » au lecteur, Robbe-Grillet l’utilise au contraire pour brouiller l’image mentale que tente de se construire le lecteur. En exploitant les limites matérielles de la description littéraire, et en transposant cette technique dans un contexte cinématographique, il ne tente d’aucune manière d’établir une représentation fidèle de la réalité. Bien au contraire, c’est pour affirmer l’autonomie des œuvres par rapport au monde, ou pour mettre en évidence la construction qu’est tout objet artistique, qu’il reconfigure les espaces dans des agencements kaléidoscopiques faisant disparaître les objets sous la multitude des détails qui les constituent.

Dans une certaine mesure, la temporalité subit un traitement analogue. En effet, les œuvres de Robbe-Grillet ne s’inscrivent pas dans une temporalité que l’on pourrait se figurer comme une ligne droite. En ce sens, elles s’opposent à la plupart des romans qui, même pour ceux qui reposent sur des constructions temporelles complexes, se déroulent dans le sillon d’un temps continu s’écoulant d’un point A vers un point B. Cela ne signifie toutefois pas que les structures de ces livres proscrivent les allées et venues le long de l’axe temporel, bien au contraire. Chacune de leurs péripéties est néanmoins inscrite sur un point de cet axe; les analepses et les prolepses se font ainsi, comme la terminologie l’indique, en reculant ou bien en avançant par rapport au point de référence que constitue le présent. Le temps chez Robbe-Grillet est tout autre : loin d’être linéaire, il se fait circulaire, si bien que la chaîne causale des événements se voit bouleversée. Les différents épisodes sont sans cesse répétés et, au fil des répétitions, ils sont modulés par ceux qui les précédent, non pas dans l’histoire à proprement parler, mais dans les pages du livre.

Pour être à même de bien identifier les différentes caractéristiques de l’esthétique robbe-grilletienne que nous venons de mentionner, nous commencerons par définir les grandes lignes de ce qu’a été le nouveau roman à travers la plume et la caméra de Robbe-Grillet. Nous verrons plus

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précisément en quoi son travail s’oppose radicalement à la tradition du roman réaliste qui, par le biais d’une certaine frange de la critique française, s’est vue instituée comme l’aboutissement de l’évolution romanesque. Nous nous pencherons également sur la portée critique de ces choix esthétiques dans la mesure où ils viennent démonter certains présupposés philosophiques qui étaient devenus des gages de réalisme et de qualité littéraire.

Mais, tout d’abord, pour être à même de bien mener notre étude, il faudra nous pencher sur la question de l’intermédialité. De fait, nous nous proposons d’analyser chacune des deux œuvres non seulement en tenant compte de leur matérialité pour ensuite pointer leurs spécificités, mais aussi en identifiant ce qu’il y a de cinématographique dans l’écriture romanesque de Robbe-Grillet, et vice versa. En posant les deux médiums comme étant distincts, il nous sera possible d’éviter le gommage des particularités de chaque pratique qu’impliquent parfois les équivalences holistiques d’une approche purement sémiologique. Bien qu’on ne fasse pas violence au roman en le rangeant sous l’égide du discours, le film, quant à lui, possède une dimension représentative beaucoup plus intense qu’on ne peut ignorer, c’est-à-dire qu’il constitue une « perception ou [une] image qui offre l’apparence sensible d’un être dont elle est un équivalent.7 » Nous observerons ainsi comment le

projet esthétique de Robbe-Grillet se plie aux exigences des deux médias tout en travaillant de part et d’autre à des effets similaires.

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Chapitre I : De l’intermédialité comme outil de

connaissance

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous importe de préciser ce que nous entendrons par intermédialité, notion aux contours plutôt indéfinis s’il en est une. Si certains y voient « une pensée de l’être non plus entendue comme continuité et unité, mais comme différence et intervalle »8, ou

bien une notion qui « étudie […] comment textes, images et discours ne sont pas seulement des ordres de langage ou de symbole, mais aussi des supports, des modes de transmission, des apprentissages de codes, des leçons de choses »9, force est d’admettre que le concept, de par la

vastitude des territoires culturel et intellectuel qu’il embrasse, connaît presque autant d’emplois qu’il y a de chercheurs. Nous tâcherons de tabler sur une définition plus pratique que celles que nous venons de citer, laissant quelque peu de côté le halo métaphysique recouvrant parfois le terme qui, à vrai dire, ne cadre pas très bien avec le travail de Robbe-Grillet qui se veut à la fois l’affirmation de la matérialité artistique et la négation de la transcendance de l’objet. Puisqu’elle « permet une multitude de mélanges, allant de l’adaptation filmique à l’adoption du sérialisme à titre de modèle de composition, en passant par la mise en coprésence de divers médias dans un même milieu »10, la

relation intermédiale, plurivoque par définition, revêt maints masques qui, par leur complémentarité, marquent le dynamisme dialectique qui la caractérise. Comme le mot fut employé pour servir de multiples visées, il nous apparaît primordial de débuter en passant sous notre loupe ce qui semble être les principales variantes du phénomène intermédial en regard de ses développements historiques.11 Certes, le terme, dont la paternité reviendrait à Samuel Taylor Coleridge, poète anglais

8 Sylvestra Mariniello, « Présentation », Cinémas : revue d'études cinématographiques, vol. X, n°2-3 (printemps 2000),

p. 7.

9 Éric Méchoulan, D'où viennent nos idées? Métaphysique et intermédialité, Montréal, VLB Éditeur (coll. Le soi et l'autre),

2010, p. 37.

10 François Harvey, Alain Robbe-Grillet : le nouveau roman composite. Intergénéricité et intermédialité, Paris,

L'Harmattan, 2011, p. 154.

11 Ce chapitre doit beaucoup aux articles « Four models of Intermediality » de Jens Schröter et « L'intermédialité, une

nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l'exemple de la vision et de la télévision » de Jürgen E. Müller. Les différentes catégories d'intermédialité y ont été d'ailleurs été puisées.

- Jürgen E. Müller, « L'intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l'exemple de la vision et de la télévision », Cinémas : revue d'études cinématographiques, vol. X,

n°2-3 (printemps 2000), p. 105-134.

- Jens Schröter, « Four models of intermediality », dans Bernd Herzogenrath (dir.), Travels in intermedia[lity].

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dont la vie active chevaucha les XVIIIe et XIXe siècles, fut d’abord prisé dans les cercles

d’avant-garde des arts visuels anglo-saxons des années 1960, mais c’est sa récupération par les chercheurs du tournant des années 1990 qui l’ouvrit à de nouveaux horizons. Et quoique tous s’entendent en apparence sur les principes généraux balisant la notion, il en va tout autrement en ce qui concerne son application, voire son objet d’étude véritable.

Fluxus et les intermédias

Quoique l’« intermedium » de Coleridge, employé par ce dernier dans le cadre de son analyse de l’œuvre du poète élisabéthain Edmund Spenser, sans trop se préoccuper d’en asseoir les jalons théoriques, puisse être considéré la première occurrence en contexte littéraire, on ne pourrait, de l’avis général, le considérer comme l’authentique point de départ de son usage critique. Sans véritable écho académique pendant plus d’un siècle, la pensée de Coleridge à ce sujet a tout de même le mérite de suggérer, pour la première fois semble-t-il, qu’il est préférable de s’attarder à l’endroit où s’inscrit réellement une construction médiatique donnée plutôt que d’oblitérer ce qui la différencie des modèles conceptuels institutionnalisés : « Narrative allegory is distinguished from mythology as reality from symbol; it is, in short, the proper intermedium between person and personification. »12 Ainsi, pour lui, l’allégorie narrative se trouverait à l’intersection même de la

représentation d’une personne réelle et du résultat du procédé de personnification; elle consisterait en une forme hybride possédant certaines caractéristiques de ses différentes matrices, tout en acquérant une certaine autonomie. C’est cette idée d’un phénomène inédit poignant de la rencontre de deux sources dont les flots deviennent inséparables que récupéra Richard « Dick » Higgins en 1965 dans son célèbre article « Statement of intermedia ».

Selon Higgins, le monde de l’art a connu, depuis le milieu des années 1950, une révolution médiatique sans précédent. Il entrevoyait, dans les pratiques naissantes de l’avant-garde, une mouvance vers le décloisonnement des médias utilisés par les artistes. Récusant les tendances modernistes du début du siècle qui préconisaient l’étanchéité des arts, confinés dans les sphères de leurs spécificités respectives, l’intermedia de Higgins représente un retour en amont des différenciations critiques des médias qui demeuraient avant tout, pour lui, arbitraires. Ces médias

12 Samuel Taylor Coleridge, The Complete work of Samuel Taylor Colerdige, vol. IV, New York, Harper and Brothers,

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traditionnellement établis, loin d’être des écrins dans lesquels toute œuvre se devrait de s’insérer, deviennent donc dans la pensée higginsienne de simples bornes en fonction desquelles les nouvelles constructions médiatiques doivent se positionner :

For the last ten years or so, artists have changed their media to suit this situation, to the point where the media have broken down in their traditional forms, and have become merely puristic points of reference. The idea has arisen, as if by spontaneous combustion throughout the entire world, that these points are arbitrary and only useful as critical tools, in saying that such-and-such a work is basically musical, but also poetry.13

Cette première théorisation de la notion d’intermédialité est venue de pair notamment avec les créations expérimentales du groupe Fluxus14, duquel Higgins faisait partie. Par l’abattement des

murs isolant chacun des médias dans son territoire propre, chute qui a entraîné avec elle les contraintes liées aux moyens d’expression et ce qui est tenu pour légitimement exprimable pour ces derniers, les artistes gravitant autour de Fluxus en sont arrivés à confectionner de « nouveaux » médias en fusionnant des formes préexistantes. Il va sans dire qu’ils ne désiraient toutefois pas tomber dans le piège de supplanter les médias classiques par un autre canon, soit celui des formes intermédiatiques : « intermedial works are ''not governed by rules; each work determines its own medium and form according to its needs'' »15 C'est ce que Jens Schröter, dans son article « Four

models of intermediality » nomme l'« intermédialité synthétique »16 : c’est-à-dire l’union de deux

médias institutionnalisés se soldant par une synthèse inédite. Bien entendu, malgré les intentions initiales des créateurs, certaines structures intermédiatiques ont maintenu une constante homogénéité et sont depuis considérées comme des archétypes de l’art conceptuel contemporain. Pensons notamment à la poésie graphique qui, en amalgamant art lyrique et art visuel, utilise les mots pour construire une image, ou aux célèbres happenings, comme le 18 happenings in 6 parts d’Alan Kaprow, dont l’héritage se décline de nos jours dans de multiples performances incluant le public dans le déploiement de l’œuvre.

13 Dick Higgins, « Statement on intermedia », dans Wolf Vostell (dir.), Dé-coll/age (Décollage) *6, Francfort/New York,

Typos Verlag/Something Else Press, 1967, non paginé.

14Fluxus est un mouvement d’art contemporain né dans les années 1960 sous l’influence des enseignements de John

Cage. On comptait notamment dans ses rangs Dick Higgins, Yoko Ono, La Monte Young et George Maciunas.

15 Bernd Herzogenrath, citant Dick Higgins, « Travels in intermedia[lity]. An introduction », dans Bernd Herzogenrath

(dir.), Travels in intermedia[lity]. Reblurring the boundaries, Hanover, Dartmouth College Press, 2012, p. 2.

16 Jens Schröter, « Four models of intermediality », dans Bernd Herzogenrath (dir.), Travels in intermedia[lity]. Reblurring

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En dépit de ces quelques rebroussements, il demeure que la pensée de Fluxus prend aux yeux de certains des allures radicales, ne serait-ce qu’en raison du projet politique qui s’y rattache. En effet, si Higgins et son entourage ne péchaient pas par excès de nuance, c’est avant tout parce qu’ils s’ingéniaient à vouloir refonder la dynamique médiatique de la société occidentale qui, selon eux, voue l’être humain à une aliénation systématique. Ce qu’ils désignaient comme les « monomédias », à savoir les médias traditionnels que sont peinture, littérature, sculpture, architecture, etc., étaient autant de prisons privant l’individu « d’une existence de type holistique. »17 La trop grande accoutumance aux médias établis et acceptés par les institutions

condamnerait le spectateur à une vie engluée par un somnambulisme que seul le choc intermédial, par son caractère inusité, arriverait à reconfigurer pour atteindre à nouveau une pleine conscience perdue à l’usage.

De l’intermédialité à la transmédiation

Malgré le fait qu’Higgins et Robbe-Grillet aient des préoccupations communes quant à ce que Barthes appelait la responsabilité de la forme18, la portée politique et sociale de ce genre

d’intermédialité ne peut s’appliquer sans heurts à une œuvre aussi férocement désengagée politiquement que celle que nous étudions. De plus, cette définition pose deux problèmes conceptuels qui ont été soulevés par Jean Schröter et Jürgen E. Müller. Premièrement, comme le souligne Schröter, Higgins s’acharne à vouloir distinguer l’œuvre intermédiatique de l’œuvre multimédiatique, nuance difficile à recevoir en raison de son caractère arbitraire. On entendrait par œuvre mutlimédiatique une création qui se contenterait de juxtaposer les médias dans un environnement donné. La création deviendrait intermédiatique lorsque les différents médias agencés ne seraient plus saisissables en tant que phénomènes distincts; pour sortir de la multimédialité, il serait primordial que la fusion soit d’une cohérence interdisant l’identification des éléments empruntés à des formes préexistantes, fondus qu’ils seraient dans l’intermédia en résultant. De plus, leurs perceptions se devraient d’être concomitantes, c’est-à-dire qu’on ne pourrait qu’en apprécier la globalité indivisible. Cette idée pose toutefois problème au moment où on la confronte à la réception réelle des œuvres de Fluxus. Par exemple, lorsqu’une personne se trouve devant un poème

17 Dick Higgins, Horizons : The Poetics and Theory of the Intermedia, Carbondale, Souhtern llinois University Press,

1983, p. 1. Traduction de l'auteur.

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graphique, il lui est pratiquement impossible de tirer une expérience simultanée de la dimension linguistique et de la dimension picturale de l’œuvre : « Either one can interpret them as images, there by having to view the thickness, color, size, style, of the letters, or one can read the text, there by making the mentioned parameters superfluous, unimportant, or even disturbing. »19 Il en résulte que

la mission salvatrice que s’étaient donnée les artistes de Fluxus se bute à une impasse de nature conceptuelle et matérielle puisque, comme le démontre cet exemple, on ne peut avoir une perception totalisante de la forme intermédiatique telle qu’ils la cautionnent.

Dans un autre ordre d’idées, l’intermédialité synthétique se fait par trop réductrice, selon Müller, puisqu’elle ne s’attarde qu’à ce qui s’instaure entre les catégories médiatiques établies, sans porter de regard sur les interactions intermédiatiques qui peuvent avoir cours « à l’intérieur d’un contexte médiatique spécifique »20. En nuançant de la sorte le projet d’Higgins, Müller cerne l’objet

d’étude de l’intermédialité dite formelle ou transmédiale, soit la présence de procédés propres à un média dans une entité médiatique étrangère. Cette façon d’envisager l’intermédialité ne se veut toutefois pas complétement antinomique à celle que préconisait Higgins : dans les deux cas, la dimension ontologique particulière à chacun des médias et qui fonde leur spécificité est mise de côté au profit d’une indifférenciation, irréversible dans un cas, momentanée dans l’autre, qui autorise à placer sur un pied d’égalité les moyens d’expressions artistiques, du moins du point de vue esthétique, et de les comparer entre eux. L’approche intermédiale ainsi entendue permettrait de relever des parentés entre des œuvres tirées de sphères distinctes et d’identifier de cette façon des procédés esthétiques qui, puisque détachables de leur média d’origine, seraient par essence transmédiaux :

From now on one would not have to talk of two definable existences – here photography, there film - with a common ontological reference; rather, on a quasi transmedial level aesthetic conditions of proximity would emerge in which for example a film could resemble a musical composition much more closely than another film, and a photograph more closely a painting than another photograph... Abstractable apriori of media, general differentiations between 'photography', 'film', 'theater', 'painting', 'literature', etc., thus can be thought of as revocable in the use of aesthetic means.21

Il faut donc supposer que certaines structures ou procédés qui semblaient à tout prix devoir être assimilés aux formes artistiques les ayant vu naître pour perdurer auraient au contraire un certain

19Jens Schröter, loc. cit., p. 19. 20 Ibid., p. 20-21.

21 Lars Henrik Gass, « Bewegte Stillstellung unmöglicher Körper : Über 'Photographie' und 'Film' », montage/av, vol. II,

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potentiel d’autonomisation qui leur permettrait de s’ancrer dans divers médias. Ils possèderaient donc, dans une certaine mesure, une « existence » virtuelle qui précéderait toute actualisation médiatique. Pour citer un exemple tiré de l’article « ''J’aime le scénario, mais comme tu t’amuses à raconter, il faut bien que j’intervienne un peu, tu comprends?'' » écrit par Lise Gauvin et Michel Larouche, « l’omniprésence des verbes de perception : ''on voit'', ''on distingue'' »22 amène le roman

moderne à inclure, à la manière de l’écriture scénaristique, le point de vue du spectateur embrassant ce qui vient à lui par le biais de l’écran ou, dans ce cas-ci, ce qui lui est nommé par le texte dans la diégèse. Cette appropriation de la posture spectatorielle par l’art littéraire prend dès lors des allures intermédiatiques : c’est que ce regard, que la matérialité du cinéma admet et impose, se métamorphose en trait purement esthétique du moment où on le sort de son milieu d’origine. Ce qui, d’une part, est issu des limites techniques de la caméra, devient d’autre part, une fois isolé de son terreau technologique, une potentialité esthétique qui ouvre la narration romanesque à un autre champ de possibles. De ce fait, il importe de distinguer ce qui relève du procédé, c’est-à-dire ce qui peut faire l’objet d’une médiation entre différentes formes, des médias eux-mêmes. Ceux-ci demeurent étanches l’un à l’autre sauf, comme nous le verrons plus loin, par le truchement de la représentation.

Ce type de procédé possède toutefois un statut ambigu. C’est qu’il doit être détachable de son média de provenance tout en en conservant certains traits nous permettant d’en retracer la source. Schröter décline ce problème de cette manière :

— Il faut que le procédé soit assez media-unspecific pour qu’il puisse être fonctionnel dans un autre environnement médiatique tout en n’abandonnant pas ce qui le rend identifiable;

— Il faut que le procédé soit assez media-specific pour que le média d’accueil puisse faire référence au média originel.

Ces deux facettes de ce qui semble être un paradoxe dans l’esprit de Schröter ne nous apparaissent pas, au final, irréconciliables puisque ce questionnement sur la singularité des procédés ne consiste en fait qu’en un déplacement du fardeau de la spécificité médiatique au niveau structurel inférieur. Si l’on peut admettre qu’il est possible pour un média donné d’être reconfiguré selon des paradigmes

22 Lise Gauvin et Michel Larouche, « ''J'aime le scénario, mais comme tu t'amuses à raconter, il faut bien que

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venant d’un autre média, sans néanmoins perdre ce qui lui permet d’être reconnaissable aux yeux du public, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les procédés? Un film, même échafaudé selon des principes de la musique sérielle, demeurera toujours, pour qui le regarde, un film. Un film expérimental soit, mais à tout coup un film, une suite d’images projetées sur un écran. Malgré le fait qu’il soit sans nul doute difficile d’identifier clairement les différents procédés à l’œuvre dans une construction médiatique sans avoir recours à une lecture analytique, il reste que le spectateur typique pourra les ressentir; lors d’une représentation théâtrale reprenant des procédés cinématographiques, il aura une drôle d’impression qui se traduira par une pensée du genre : « c’est comme dans un film ». Alors que l’œuvre qui transforme la structure d’un média n’en change pas l’aspect mais modifie son impact sur le récepteur, le procédé peut changer de forme tout en conservant le même pouvoir. Il en est ainsi pour cette pièce hypothétique qui, en adoptant des procédés cinématographiques, demeure un objet théâtral tout en touchant différemment le public. De l’autre côté, quiconque viendrait dire que la prise en compte du point de vue spectatoriel dans un roman fonctionne selon la même mécanique que sa contrepartie cinématographique ne pourra bien évidemment pas être pris au sérieux; c’est plutôt du côté de l’incidence qu’il faudrait nous attarder. Dans les deux cas, l’inclusion du regard du public, qu’elle revête la forme d’un verbe de perception ou de la captation d’une scène par une caméra, produit chez le récepteur une réaction similaire — à des degrés divers, nous sommes bien tenus de l’avouer —; celui qui reçoit l’œuvre se fait montrer et non raconter ce qui se déroule dans la fiction. Cela change immanquablement la relation établie entre le lecteur et le narrateur; on obtient un sentiment d’objectivité que les critiques ont, à tort ou à raison, rapproché de l’expérience filmique. Ce qui importe donc dans la transmédiatisation d’un procédé relève en première instance des contraintes et des potentialités du média d’accueil. Pour qu’une figure esthétique, développée par un art, soit viable sous une autre égide, il suffit simplement que ce nouvel environnement possède les capacités techniques pour l’adapter. Ainsi, la littérature peut tenir compte de la vision spectatorielle parce que la langue comporte des verbes de perception. Si nous revenons à cette idée de l’inclusion du point de vue dans le roman, c’est que, pour nous, cet emprunt est constitutif de la pratique robbe-grilletienne et fonde la dimension intermédiatique de son travail, comme celui de plusieurs écrivains associés aux divers mouvements de la modernité littéraire. Ce roman du XXe siècle, dont on a pu dire qu’il « cherche à montrer

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beaucoup plus qu’à dire »23 procède dans une certaine mesure de la mise à mort du regard absolu,

condamné pour mieux embrasser la narration cinématographique, celle par qui la scène « est nécessairement photographiée d’un certain point de vue » au point où ce point de de vue devient « inséparable de son essence »24.

Fabula et syuzhet

Cette conception du procédé en tant que virtualité autonome des médias dans lesquels ils peuvent s’ancrer évoque pour nous le célèbre couple formaliste de la fabula et du syuzhet. Principalement défini par Tomachevski dans son essai sur la thématique, la fabula, ou fable dans les traductions françaises, serait « l’ensemble des événements liés entre eux qui nous sont communiqués au cours de l’œuvre. »25 Cette accumulation des péripéties, qui se voudrait être le

déroulement « réel » de l’histoire tant dans son enchaînement et sa durée que dans son ordre, serait alors transmise au lecteur par le biais du syuzhet, ou sujet, qui lui « est bien constitué par les mêmes événements, mais […] respecte leur ordre d’apparition dans l’œuvre et la suite des informations qui nous les désignent. »26 Cette idée, reprise par André Gaudreault et Philippe Marion dans leur article

« Transécriture et médiatique narrative : l’enjeu de l’intermédialité »27, recouvre un terreau très

fécond pour qui s’intéresse à l’intermédialité à la lumière de la matérialité des arts. En étudiant le phénomène de l’adaptation – le terme de transécriture est privilégié par les auteurs pour contrer les connotations négatives de l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires — et les facteurs qui conditionnent les paramètres et les résultats d’un tel processus, Gaudreault et Marion visent à éclaircir la dimension contraignante de tout domaine d’expression : « Lorsqu’un sujet, dans l’autre sens du mot “sujet” bien entendu, lorsqu’un sujet, donc, décide de s’exprimer, il doit toujours aller au-devant d’une sorte de résistance spécifique au domaine d’expression qu’il s’est choisi. En se matérialisant, la pensée humaine fait toujours l’expérience d’une mise en contingences. »28 Ainsi,

toute rencontre entre l’idée et la matière qui accueillera l’énonciation affecte toujours des allures de

23Claude-Edmonde Magny, L'âge du roman américain, Paris, Éditions du Seuil, 1948, p. 59. 24Ibid., p. 99.

25 Boris Tomachevski, « Thématique », Théorie de la littérature, Paris, Éditions du Seuil (Tel Quel), 1965, p. 268. 26 Id.

27 André Gaudreault et Philippe Marion, « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de l'intermédialité », dans André

Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), La transécriture. Pour une théorie de l'adaptation, Québec, Nota bene, 1998, p. 31-52.

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combat, où l’informe pensée doit s’imbriquer dans le moule rigide du média. Ce « corps à corps entre l’idée et le matériau », serait de toute évidence une empoignade singulière, qui différerait selon les caractéristiques de la fabula, qui correspond ici à l’idée, et celles du média qui la reçoit. Par conséquent, certaines fabulas seraient prédisposées à mieux se fondre dans les contraintes techniques d’un média donné. À titre d’exemple, on pourrait prendre à partie une intoxication au LSD qui, de par sa dimension hautement subjective et principalement visuelle, est plus à même d’être rendue par un film que par une œuvre architecturale.

Le passage de l’immatérialité de la fabula à la pleine matérialité du média ne se fait donc pas sans heurts; il ne se produit pas instantanément non plus. Il y a, chemin faisant, plusieurs étapes qui peuvent être pointées dans ce processus et qui ponctuent la transformation qui s’opère. Mieux, ces bornes marquent des points de rencontre, puisque la fabula ne devient pas média à proprement parler : elle se médiatise. De même qu’il est impossible « de se référer à cette fabula [...] sans avoir recours à un média »29, le média, considéré comme « le support expressif, le véhicule sémiotique,

abstrait lui aussi, dans la mesure où il ne serait, ici, considéré que comme pure virtualité »30, n’est de

son côté envisageable que par le truchement d’un couplage avec le discours. Le roman existe en tant qu’entité conceptuelle désincarnée, mais le lecteur ne peut le confronter que dans sa forme actualisée. Ces deux virtualités s’opposent en ce sens que, si la fabula peut être conçue comme transparente, en admettant que ce qu’elle contient n’est que l’événement pur précédant la coercition médiatique, le média penche plutôt du côté de l’opacité, fatalité due aux exigences de la matière : « Le but du récit de fiction classique est certes de conquérir les esprits en tentant de faire oublier son statut d’artefact, mais le média et les moyens d’expression qu’il mobilise font résistance. »31

Conséquemment, ce sont deux idéaux désincarnés qui prennent chair l’un dans l’autre par le mélange de leur teinte respective, qui s’actualisent par le croisement de leur faisceau pour former « le syuzhet […], produit de l’incarnation in média du substrat narratif. »32 Cette résistance ne se

manifeste pas de manière identique chez les combattants. Chacun des médias se défendrait de la

fabula envahisseuse en employant des armes qui lui sont propres : « chaque média résiste à

29 Ibid., p. 40 30 Ibid., p. 43. 31 Ibid., p. 47. 32 Ibid., p. 43.

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accueillir les récits des autres. Et en cette résistance consiste la spécificité des médias. »33

Gaudreault et Marion affinent plus loin la notion formaliste de syuzhet. De fait, la collision entre la

fabula et le média ne se fait pas sans intermédiaire. Ils se rencontrent plutôt à travers le syuzhet, qui

pour sa part se composent des deux structures. Le syuzhet donc, en ce qu’il constitue le phénomène tangible qui fait œuvre, serait formé du syuzhet-structure et du syuzhet-texte. La fabula, devant les contraintes élémentaires du média, doit être structurée pour être par la suite utilisée dans un travail de production textuelle34 qui fournira l’objet artistique. La différence entre les deux en est une de

degré. Alors que le syuzhet-structure prend en compte « les contraintes techniques propres à chacun des médias [qui] imposent un certain gabarit », le syuzhet-texte « est en symbiose avec le média dans la mesure où il ne peut faire autrement que d’être coulé dans celui-ci ».35

Ces considérations théoriques amènent Gaudreault et Marion à statuer que toute adaptation, quel que soit le média d’origine de l’œuvre, se voit nécessairement contenue par les limites matérielles du média d’accueil. La représentation de l’espace, pour ne citer qu’un exemple, change obligatoirement selon qu’elle se retrouve dans les pages d’un roman ou dans les plans d’un film puisqu’au cinéma,

les différents aspects de l’objet (forme, couleur, taille, matière, situation...) ne sont nullement fragmentés. Ils se dissolvent dans l’unité de la synthèse immédiate qu’ils constituent. La description au contraire, n’obtient pas cette immédiate perception de l’ensemble. […] Assemblant des qualités analytiques bien délimitées, elle propose une synthèse différée. Chacune des composantes reste donc, pour une large part, individualisée, soulignée, indépendante, au cours du mouvement même de l’élaboration de l’objet.36

Ce gouffre doit son évidence aux conditions physiques liées à la conception des œuvres; comme la représentation littéraire de l’espace doit s’effectuer par le biais du temps – tout ce qu’exprime la littérature est subordonné au défilement discursif des mots sur la page – il en résulte que tout se discerne par saccades. La succession des différentes impressions ne trouve pas son équivalent au cinéma, car celui-ci impose la simultanéité perceptive, à moins d’emprunter, par une série de très gros plans, une technique s’approchant de (mais non identique à) la description romanesque. Il nous apparaît dès lors que ces considérations théoriques peuvent rappeler l’intermédialité transmédiale au sens où, tout comme la fabula, qui doit faire face à la matérialité de son média d’accueil et s’y

33 François Harvey, op. cit., p. 154.

34 Texte est employé au sens large, sémiotique, du terme. 35 François Harvey, op. cit. p. 45.

36 Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Paris, Éditions du Seuil (Tel Quel), 1967, p. 71. L'auteur lui-même

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conformer pour être traduisible par l’objet médiatique, il en va de même pour le procédé, que nous pourrions également appeler virtualité esthétique. Ces virtualités esthétiques ne font en un sens pas moins l’objet d’une adaptation lors de leur passage d’une forme d’art à une autre. Il se trouve que, comme nous l’avons signalé précédemment, un procédé tiré d’une discipline artistique doit s’acclimater à son nouveau milieu pour arriver à induire le même effet chez le récepteur. Du reste, l’étude des œuvres de notre corpus nous semble requérir une telle approche, misant à la fois sur les limites des formes médiatiques employées par Robbe-Grillet et sur les multiples virtualités esthétiques qui fondent l’ensemble du projet de son nouveau roman et qui s’actualisent différemment dans les livres ou dans les films, parfois empruntant les façons de faire de l’art concurrent. Là réside à notre sens l’originalité de l’art robbe-grilletien : loin de se contenter d’adapter des procédés propres à une forme pour les insérer dans une autre, il s’appuie sur les traces que laisse toute entreprise intermédiale dans son processus même. Contrairement au récit classique, les romans et les films de Robbe-Grillet tablent sur la mise en évidence de l’opacité du média par l’exploitation de ses contraintes, qui deviennent du coup moteurs de création. Le lecteur ou le spectateur n’oublie jamais qu’il est confronté à un objet sémiotique; ce qui est dit n’efface jamais les techniques qui sont employées pour le dire. Tout au contraire, ce qui est énoncé se retrouve instrumentalisé par les moyens d’expression mis en cause. Une distance s’installe, le jeu intermédial se brouille et ce n’est plus seulement l’entreprise textuelle qui est dénudée, mais également les glissements transmédiaux qui organisent les points de vue kaléidoscopiques fondant une esthétique propre à Robbe-Grillet.

Coprésence et influences

Si l’on peut voir dans la notion d’intermédialité la création de nouveaux médias par la combinaison de formes déjà existantes, tout comme on peut l’étudier sous l’angle de la contamination d’un média donné par des procédés à valeur transmédiale, quelque chose d’aussi simple qu’une référence à la photographie dans un poème peut être également entendu comme un fait intermédial. Si ce genre de citation médiatique produit un sens et qu’il nous informe sur les médias hôte et visiteur, il y a à parier qu’il nous en apprendra sur les voies de traverses que l’œuvre trace entre le macromédia – le média d’accueil – et le média cité ou le micromédia. À cet égard, l’on pourrait s’en remettre à la définition de l’intermédialité qu’établit Michel Fournier dans sa

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communication « D’un tribunal intermédiatique, ou : sida, témoignage et intermédialité »37 :

« J’appellerai donc intermédiatique ces références qui font appel soit à un autre média, soit à des produits d’autres médias, en tant que leur provenance devient significative. » Il ne suffit donc pas qu’une toile soit incluse dans le décor d’un film pour qu’il y ait rapport intermédial. Il faut en plus que cette présence nous renseigne sur le caractère interne des médias qui s’y trouvent confrontés et que « des différences matérielles ou idéelles entre […] [l]es objets présentés »38 génèrent du sens. Tout

média, lorsque versé au compte d’une autre forme, coule une part de ses spécificités dans son nouvel environnement et hérite de celles son milieu d’accueil, les deux entités se métamorphosant sous la force du contact. Nous nommerons par conséquent, à la suite de Müller et de Schröter, ce type d’interaction intermédialité transformationnelle.

Blow up39 de Michelangelo Antonioni, de par la nature de son sujet, figure souvent dans les

études se réclamant de cette approche. De fait, en plus d’être une transécriture d’une nouvelle40 de

Julio Cortázar, le récit porte sur le travail d’un photographe qui capte malgré lui sur pellicule ce qui semble être un meurtre. Penchons-nous succinctement sur une des séquences clés du long-métrage pour mieux exposer ce que nous entendons par intermédialité transformationnelle. Cette scène célèbre nous montre Thomas, le photographe en question, en train de matérialiser le fruit du labeur de sa journée. Plus précisément, il développe une série de clichés pris dans un parc, à l’insu des amants qui y figurent, série interrompue par la femme qui l’a surpris derrière son appareil. Ce dernier jette son dévolu sur le grand format; il tire quelques photos, puis les suspend à une poutre horizontale traversant ce qui lui sert de salon. En examinant de plus près une des épreuves, quelque chose attire son attention. Pour y voir plus clair, il procède à une série d’agrandissements successifs (a blow up) qui lui donnent à croire qu’il a assisté à un meurtre. C’est alors qu’il tente de reconstituer, à l’aide de plusieurs de ses tirages et de leurs recadrages, ce qui s’est déroulé dans le parc cet après-midi-là. Il cherche à recréer le défilement temporel en alignant les images les unes à côté des autres; il s’acharne à reconstruire l’espace du jardin en recouvrant également le mur adjacent à la

37 Michel Fournier, « D'un tribunal intermédiatique, ou : sida, témoignage et intermédialité », colloque « La nouvelle

sphère intermédiatique », Musée d'art contemporain de Montréal, 5 mars 1999.

38 Éric Méchoulan, « Intermédialité : Le temps des illusions perdues », Intermédialités, n°1 (printemps 2003), p. 11. 39 Michelangelo Antonioni, Blow up, Grande-Bretagne/Italie/France, Metro Goldwyn-Mayer/Premier Productions, 1966,

110 minutes, couleur.

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poutre. Il raccorde ainsi les regards et retisse la trame du récit qu’il avait manqué : un fusil apparaît dans les bosquets, un cadavre se dévoile derrière un arbre.

Si cette séquence est digne d’intérêt c’est que, comme nous l’avons mentionné ci-haut, l’interaction entre la photographie et le cinéma, et la distance qui les sépare, sont à même de nous renseigner sur les spécificités des deux arts. La photographie, de par ses particularités techniques, instaure un cadre circonscrit par la discontinuité et la discontiguïté, c’est-à-dire la coupure et l’extraction d’un morceau d’espace, de ce qu’elle offre à l’œil. De fait, le cliché se veut « une empreinte travaillée par un geste radical, qui la fait tout entière d’un seul coup, le geste de la coupe, du cut, qui fait tomber ses coups à la fois sur le fil de la durée et dans le continuum de l’étendue. »41

De surcroît, l’acte photographique « guillotine la durée »42 puisqu’il installe son résultat

photochimique en dehors du temps; il évacue l’avant et l’après, abolit le mouvement temporel pour le fixer dans la saisie. Il en va de même pour ce qui a trait à l’espace. La coupe photographique sépare une parcelle du monde de ce à quoi elle est reliée, elle « soustrai[t] d’un coup tout un espace ''plein'', déjà rempli, à un continu. »43 D’un autre côté, la nature même du cinéma lui permet de recréer cette

continuité et cette contiguïté à partir du matériau photographique. En effet, un film reproduit le déroulement temporel et ne nie pas, du moins dans ce qu’admet la diégèse, son hors-champ44. Au

contraire, le spectateur sait très bien que ce qui quitte le cadre de l’objectif ne cesse pas d’exister et qu’il suffirait d’un mouvement de la caméra pour le montrer de nouveau; l’espace n’est aucunement déconstruit puisque le dispositif lui-même en suppose la globalité et que, du reste, le champ se prolonge toujours dans le hors-champ, ne serait-ce qu’en raison du regard des comédiens qui porte hors de ses limites.

Cette incompatibilité initiale entre cinéma et photographie se résout toutefois lors de la séquence que nous avons décrite. Le temps et l’espace photographique, versés au compte de la fiction filmique, perdent de leur radicalité et glissent, par le biais des actes de Thomas, vers leurs correspondants cinématographiques. De fait, Thomas applique une pensée cinématographique au lot

41 Philippe Dubois, L'acte photographique et autres essais, Paris, Nathan (Nathan-Université), 1990, p. 153. 42 Ibid., p. 155.

43 Ibid., p. 169.

44« L'impression d'analogie avec l'espace créé que produit l'image filmique est donc assez puissante pour en arriver

couramment à faire oublier, non seulement la planéité des images, mais par exemple, s'il s'agit d'un film noir-et-blanc, l'absence de couleurs […] et aussi à faire oublier, non le cadre, qui reste toujours présent dans notre perception, plus ou consciemment, mais le fait qu'au-delà du cadre, il n'y a plus d'image. » Jacques Aumont et al., Esthétique du film, Paris, Nathan (Cinéma), 1999, p. 15.

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d’épreuves qu’il examine. En les alignant sur la poutre, il retisse le fil temporel que l’obturateur avait défait, il recolle les pièces du puzzle par ce qui s’apparente à une chronophotographie primitive, à un montage qui réinsère le récit dans les cadres qui l’avaient d’emblée exclu. Puisque le récit, et non les traces de récit que toute photographie peut contenir, suppose la durée, il advient que c’est par son inscription dans un régime cinématographique, et donc par sa relation intermédiale avec ce dernier que la photographie y accède. Il en va de même pour la contiguïté de l’espace qui, par un raccord de regard, les yeux de la femme de la photographie se dirigeant vers le mur du salon où en est accrochée une autre représentant le buisson qu’elle épiait, se reconstitue grâce aux possibilités d’une technique cinématographique, le mouvement de caméra.

De surcroît, cette scène, qui comme nous l’avons vu amène les deux médias à se rassembler autour du fossé les séparant, permet du même coup de questionner la fiction qui les met en relation. Parce que ce n’est rien de moins qu’un récit de fiction que Thomas compose par la redisposition de ses clichés – le film repose d’ailleurs sur cette ambiguïté : le meurtre a-t-il véritablement eu lieu? —; tout remaniement de la vie réelle, ne serait-ce même que pour se rapprocher de la réalité, demeure une construction lacunaire, artificielle et conséquemment mensongère. Comme le dit Philippe Dubois, la photographie n’accède au temps qu’elle a rejetée qu’en « recousant du dehors et après coup le temps coupé, c’est-à-dire en faisant de cette reconstitution une fiction, un métafantasme. »45 Les œuvres de notre corpus contiennent, à notre

avis, le même type de rapports intermédiaux. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer, pour La maison

de rendez-vous, la présence de magazines ou de la scène de théâtre et, pour L’homme qui ment,

l’importance accordée à la photographie. Il nous semble cependant que l’intermédialité transmédiale soit plus à même de rendre compte de ce qui distingue les œuvres sur lesquelles nous avons jeté notre dévolu puisque, chez Robbe-Grillet, le roman et le film se font souvent terrain d’échanges entre les deux arts sans que l’on puisse pour autant dénoter la présence, par exemple, du cinéma dans la fiction romanesque. C’est ce à quoi nous nous attarderons, notamment dans les deux dernières sections.

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Chapitre II : L’esthétique robbe-grilletienne ou du

« caractère inhabituel du monde qui nous

entoure »

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Avant d’appliquer les considérations précédentes à nos sujets d’étude, nous aimerions nous pencher sur les implications théoriques des positions esthétiques qui ont jalonné le parcours du nouveau roman. Puisque nous désirons étudier les différentes actualisations médiatiques des virtualités esthétiques fondant le roman et le cinéma de Robbe-Grillet ou, autrement dit, comment ses idées sur l’art et l’écriture s’incarnent dans des œuvres concrètes, il convient de bien comprendre ce que représentent lesdites virtualités en termes de ruptures et de constructions stylistiques. Nous pourrons dès lors mieux saisir les parcours qu’elles tracent dans les œuvres. C’est dans cette optique que nous explorerons le rejet des conventions du roman réaliste et les nouvelles conceptions du personnage, de la description et de l’écriture qui en découlent. La portion de l’analyse qui suit, quoique quelques-uns des propos puissent être rapprochés d’autres pratiques littéraires, ne s’applique, à proprement parler, qu’aux écrits de Robbe-Grillet. C’est que la communauté du nouveau roman, suivant ce que Ricardou nomme « la thèse du groupe négatif », se définit par le « refus des conceptions établies » et que « les œuvres, elles, restent respectivement incomparables. »47 Il nous apparaît toutefois que l’ensemble des œuvres de Robbe-Grillet tisse un

réseau qui, malgré une évolution certaine, nous autorise à porter des jugements généraux. Si dans cette section nous mettons en évidence sa pratique romanesque plus que sa production cinématographique, c’est simplement qu’elle nous apparaît comme le point de départ de tous ses questionnements esthétiques. Nous tenterons également de souligner une certaine filiation entre l’écriture romanesque de Robbe-Grillet, qui repose évidemment sur les possibilités qu’offre la langue française, et ce que des sémiologues comme Christian Metz ou Umberto Eco ont appelé le langage cinématographique.

Le nouveau roman représente avant tout une lecture critique d’une certaine histoire du roman, ou du moins une réévaluation de l’avis général que partageait l’institution critique de la

46 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard (NRF Idées), 1963, p. 23.

47Jean Ricardou, « Terrorisme, théorie », dans Jean Ricardou (dir.), Robbe-Grillet : Analyse, théorie. Colloque de

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France d’après-guerre à ce sujet. La grande critique française, très attachée aux chefs-d’œuvre réalistes et naturalistes du XIXe siècle, voyait dans les livres de Balzac, de Zola et de Flaubert le

stade abouti de l’évolution littéraire; il suffisait donc aux romanciers de reconduire cette forme accomplie pour favoriser la perspicacité psychologique de la narration et l’épaisseur dramatique des personnages. Comme le disait Robbe-Grillet en 1956 : « La seule conception romanesque qui ait cours aujourd’hui est, en fait, celle de Balzac. »48 Rejetant d’emblée cette idée de momifier le roman

dans une forme datant de près d’un siècle, les nouveaux romanciers se sont donné comme mission — officielle pour Butor et Robbe-Grillet, plus officieuse pour les autres — de doter la deuxième moitié du XXe siècle d’un roman traduisant mieux le monde d’alors. Ainsi, cette entreprise a pris des allures

d’opposition catégorique et non de filiation : on est aujourd’hui, au premier abord, tenté d’y voir une volonté de faire tabula rasa et de rebâtir à neuf. De fait, le terme « nouveau roman » sous-entend l’objectif de supplanter le type romanesque en place pour en faire de l’« ancien roman ». Il faut néanmoins nuancer cette première impression qui n’est, somme toute, pas tout à fait fidèle au véritable projet esthétique des nouveaux romanciers.

De l’influence de l’humanisme sur la littérature

Définissons d’abord les deux pôles constituant l’opposition que nous voulons exploiter. D’un côté, Robbe-Grillet s’insurgeait contre la prépondérance de l’humanisme, philosophie datant d’au moins cinq siècles, dans les pages du roman dit moderne. À vrai dire, et ce, dès son apparition dans la Florence renaissante, la philosophie humaniste a vu ses idées se répandre dans plusieurs sphères de l’Europe occidentale. Les milieux intellectuels et artistiques français, notamment, en sont venus à célébrer l’homme et à réclamer pour tous la dignité à laquelle tout être humain aurait droit. Plus encore, c’est au bonheur que pouvait désormais prétendre l’individu puisque « l’humanisme est un mode de réflexion qui prend comme fin la personne humaine et son épanouissement; c’est une mise en valeur de l’homme. »49 Cette conception de l’existence, qui se veut une attaque frontale contre les

régimes sociaux traditionnels s’appuyant sur une hiérarchie de droit divin et sur une relativisation de la valeur de la vie en regard du rôle social, a eu un impact crucial qui a traversé les siècles et recouvert de son incluence un pan majeur de l’activité humaine. Le « propre de l’humanisme,

48 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 17.

Références

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