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Le personnage-narrateur et son rôle dans La maison de rendez-vous et L’homme qui ment

ment

La redéfinition de l’entité narrative que constitue le personnage marque sans contredit un des traits caractéristiques de la pratique robbe-grilletienne. Il serait d’ailleurs possible, en faisant ressortir les attributs que l’on peut retrouver chez plusieurs personnages de Robbe-Grillet, d’arriver à établir le gabarit du protagoniste type. Là n’est toutefois pas le but de notre étude; nous voulons rester fidèle à la volonté de Robbe-Grillet de battre en brèche cette conception du personnage définissable. Il reste que certains motifs qui reviennent de manière récurrente dans plusieurs des œuvres de Robbe-Grillet nous intéressent en raison de leur nature intermédiale, c’est-à-dire des relations qu’ils établissent entre les médias ainsi que de leur coprésence dans les univers médiatiques distincts que sont le cinéma et la littérature. Nous tenterons, après les avoir identifiés et décrits, de vérifier si ces motifs engendrent les mêmes effets indépendamment de leur milieu médiatique, si ces effets sont dissemblables ou bien encore si nous pouvons remonter à deux sources différentes en partant d’effets pourtant similaires. En d’autres mots, nous essaierons de voir si Robbe-Grillet expérimente avec les diverses applications possibles de certains préceptes théoriques que nous avons détaillés dans le chapitre précédent ou bien si, au contraire, les fins ont pour lui préséance sur les moyens utilisés pour y parvenir. Nous pourrons conséquemment poser un regard neuf sur une œuvre peu étudiée dans les dernières années et jeter des ponts entre les deux pratiques médiatiques qui nous préoccupent.

Dans les deux œuvres à l’étude, le premier véritable personnage rencontré par le lecteur/spectateur est le personnage-narrateur. À ce titre, les premières pages de La maison de

rendez-vous nous laissent présager un roman narré à la première personne par lequel un narrateur

homodiégétique nous transmettrait ce dont il a été témoin, ce à quoi il pense : « La chair des femmes a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mes rêves. Même à l’état de veille, ses images ne cessent de m’assaillir. » (RDV – 11). Toutefois, cette impression s’infirme rapidement et le narrateur perd le contrôle de ses rêveries érotiques; il en arrive à faire le récit d’une histoire dans laquelle il ne semble au premier abord pas impliqué. S’ensuit la description de plusieurs scènes où le regard prime, au point que le narrateur devient hétérodiégétique, mais non pas omniscient, quoiqu’il

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apparaisse pouvoir remanier à sa guise les paramètres encadrant son récit. D’ailleurs, la diégèse s’ouvrira à quelques endroits pour lui permettre d’y entrer à nouveau, mais ce sera toujours, nous le verrons, de manière suspecte et inconstante. Dans L’homme qui ment, les premières images de la première séquence nous donnent également à voir le narrateur, mais, si l’on peut dire, en creux. À savoir que le personnage qui prendra plus loin la parole en voix off nous est d’abord montré en tant que manque, qu’il est paradoxalement présent par son absence. Il est le fugitif, celui que recherchent les militaires projetés sur l’écran. Rapidement, il se matérialise devant l’objectif puis, quelques minutes plus tard, il se fait entendre : « Je vais vous raconter mon histoire ». C’est donc comme simple personnage qu’il se présente en premier lieu pour ensuite revêtir les habits du narrateur. De toute évidence, ces deux entrées en scène nous introduisent auprès des personnages-narrateurs de deux manières opposées. Alors que dans le roman le narrateur s’impose immédiatement par une prise de parole d’une subjectivité incontestable, par l’aveu de ses fantasmes sexuels, pour ensuite se retirer à l’arrière-plan d’une bonne partie du livre, Boris est au départ présent uniquement en tant que trace – tant dans l’esprit des soldats que sur le sol de la forêt —, et c’est au fur et à mesure que le film progresse que la caméra le détecte et s’y attache. Il existe en premier lieu par son corps, présence écranique inattaquable s’il en est une, pour ensuite réquisitionner la parole et ainsi occuper les deux moyens d’expressions qu’offre le cinéma. À quelques nuances près, ces deux introductions nous semblent tabler sur les spécificités de chacun des deux médias en cause pour aboutir au même résultat global, soit la remise en question de la fiabilité normalement attribuée au narrateur.

De la non-fiabilité du personnage-narrateur

Le roman ne peut généralement avoir recours à autre chose qu’au texte et à sa mise en page pour actualiser l’ensemble de ses manifestations. En effet, la tradition romanesque relègue l’image au paratexte et le corps de l’œuvre ne les désigne que très rarement, si ce n’est à des fins expérimentales. L’exemple le plus connu à ce titre est probablement Nadja, récit dans lequel André Breton refuse la description sous prétexte que la photographie la rend caduque. Reste que les photographies que l’on retrouve dans les pages de Nadja ne sont jamais que des prolongements du texte et qu’elles ne véhiculent une signification narrative qu’en fonction de ce dernier. Ainsi, dans presque la majorité des cas, la totalité des informations contenues dans un roman nous est transmise par le biais du texte. Pour reprendre les termes employés par Genette dans Figures III, le texte narratif est toujours discours, en ce sens qu’il est émis par une instance, le narrateur, et ce

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discours se veut distinct, mais non pas isolé, « des événements qu’il relate » et de « l’acte qui le produit »113. Alors que le roman traditionnel tente généralement de gommer les décalages qui

peuvent naître entre le discours narratif et ce qu’il raconte, ou à tout le moins d’intégrer ces débalancements à la trame du récit, Robbe-Grillet mise au contraire sur le dynamisme qu’induisent ces différences. Nous y reviendrons.

Tel qu’évoqué ci-haut, la tradition romanesque pousse le lecteur à accorder d’entrée de jeu sa confiance au narrateur de manière à ce que l’acte de lecture se déroule sans écueils. Cette confiance, en ce qu’elle régit la réception de l’œuvre, fait partie des paramètres de ce que les théoriciens ont appelé le pacte de lecture. Ainsi, chaque lecture ferait l’objet d’une entente plus ou moins formelle entre l’auteur et son lecteur, « [f]ondée sur un ensemble de conventions tacites nées de l’usage »114. Parce que le texte s’inscrit toujours dans un contexte à la fois synchronique et

diachronique, il en résulte que les attentes du lecteur sont forgées en partie par les œuvres qui lui sont contemporaines et en partie par « les productions littéraires antérieures. »115 Ces attentes sont

d’ailleurs prises en compte par le livre, que ce soit pour les satisfaire ou au contraire pour les décevoir. Dans le cas du roman, la pratique dominante veut que le narrateur, en tant qu’intermédiaire entre le lecteur et le monde fictif, soit digne de confiance. Cette posture de réception concorde avec la majorité des expériences de lecture que vivent les gens quoiqu’il soit possible, comme le fait par exemple Pierre Bayard dans certains de ses ouvrages comme Qui a tué Roger Ackroyd?116, de se

camper volontairement dans une posture opposée et de douter de tout ce qui est transmis par le texte.

Il arrive toutefois que l’auteur intègre à même la narration des signes incitant le lecteur à remettre en question le lien de confiance qu’il entretenait, souvent inconsciemment, avec le narrateur. Un des plus célèbres exemples de ce type de pratique demeure sans contredit les jeux narratifs que déploie Diderot dans Jacques le fataliste et son maître. Ce roman met de fait en place divers dispositifs qui minent l’autorité du narrateur ou, à tout le moins, en subvertissent le rôle traditionnel. Ainsi, et ce, dès les premières pages du livre, le narrateur se targue d’être tout puissant

113Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil (coll. Poétique), 1972, p. 72.

114 Frank Wagner, « Des coups de canif dans le contrat de lecture », Poétique, nº 172 (novembre 2012), p. 387. 115Ibid., p. 388.

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et de pouvoir modifier le récit à sa guise, d’être en mesure de retarder la poursuite de l’histoire en s’adressant directement au lecteur : « Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. […] Qu’il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. »117 Dans cet extrait, Diderot met au jour le véritable pouvoir détenu par le

narrateur, ainsi que l’arbitraire qui fonde toute entreprise romanesque. Alors que le lecteur le perçoit normalement comme un simple passeur, le narrateur de Diderot revendique une approche interventionniste de la narration et fait savoir qu’il n’en tient qu’à lui de saboter le récit dont il tient les rênes. Cette mise en évidence de la mécanique narrative, qui demeure habituellement voilée aux yeux du public, en modifie sans contredit la réception. Le reste du roman, à la lumière de ces déclarations, sera conséquemment perçu par le lecteur comme un écrit fictif sans prétention réaliste, comme un jeu littéraire dont les règles sont redéfinies au fil des humeurs du narrateur. Il devient dès lors difficile d’accorder crédit à tout ce qui nous est rapporté et on finit par s’y perdre; le narrateur, à cet effet, ne cesse d’inclure des événements parfaitement invraisemblables à son récit et de s’éloigner de la trame principale à coup de nombreuses digressions.

Le narrateur de La maison de rendez-vous voit lui aussi remise en cause l’autorité qui lui incombe normalement, mais de manière beaucoup plus subtile. Nous avons affaire ici à une question de types de discours, les premières pages du roman s’inscrivant dans un cadre qui modifie la façon que nous avons de percevoir le reste du livre. Le roman s’ouvre, comme nous l’avons déjà dit, sur la description des fantasmes du narrateur. Ce dernier nous fait part de son obsession pour le corps féminin et une grande partie des motifs qui reviendront hanter le récit sont évoqués pour la première fois dans cet aveu érotique : la sandale, la nuque couverte de duvet blond, les mannequins, les jupes fendues, le chien noir, les servantes eurasiennes, la prison romaine, etc. Puis, il nous entretient d’hallucinations dont il est la proie, visions qu’il nous décrit comme des rêveries éveillées qui perdurent dans le temps et l’espace : « Un simple lit à colonnes, une cordelette, le bout brûlant d’un cigare m’accompagnent pendant des heures, au hasard des voyages, pendant des jours. » (RDV – 12) Cette description des songes charnels, qui se trouve en quelque sorte en exergue du véritable récit, laisse alors place à celle d’une fête chez Lady Ava, fête qui sera reprise tout au long du texte.

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Ce qui nous semble ici intéressant est que rien ne permet au lecteur de détecter un changement dans le régime de la narration, rien ne lui indique que le point focal est passé de l’intériorité du narrateur à l’extériorité d’une soirée factuelle. La formulation employée pour embrayer de l’une à l’autre ne nous donne pas d’indices à ce sujet : « Souvent je m’attarde à contempler quelque jeune femme qui danse […]. Je préfère qu’elle ait les épaules nues, et aussi, quand elle se retourne, la naissance de la gorge. » (RDV – 12). Il est difficile d’affirmer que nous quittons le domaine de l’imagination du narrateur, d’autant plus que la proposition se distingue lexicalement des autres phrases décrivant les lubies du narrateur par l’utilisation du verbe « préférer », mot marquant davantage la subjectivité que de simples verbes de perception. Alors qu’il regarde une fille danser, il « préfère » qu’elle soit en partie dénudée. Le choix du verbe laisse ici planer un doute : le narrateur intervient-il sur la réalité en y surperposant son fantasme comme il nous expliquait pouvoir le faire un peu plus tôt? : « Une fille en robe d’été qui offre sa nuque courbée […] je la vois aussitôt soumise à quelque complaisance, tout de suite excessive. » (RDV – 11) Les choix lexicaux de Robbe-Grillet renforcent ici l’impression voulant que le texte mélange rêve et réalité; il refuse d’utiliser des verbes qui indiqueraient clairement le statut de ce qui nous est raconté. Il suffirait par exemple que le narrateur « imagine » la soumission de la jeune femme en robe d’été pour que les doutes se dissipent et que les fantasmes soient départagés des épisodes dont il nous fait part par la suite. Mais il n’en est rien, et « voir » quelque chose demeure plus concret que « préférer » voir ou ne pas voir, selon le cas. Le lecteur est donc tout porté à croire qu’il se trouve toujours devant les chimères du narrateur jusqu’à ce que, dans un élan typiquement robbe-grilletien, l’accumulation de détails et de mots nous fasse perdre de vue le point de départ du texte et ce qu’il semblait raconter au premier abord.

À ce titre, les deux avertissements au lecteur participent également à cette indifférenciation de la vérité, vérité bien entendu fictive, et de la fabulation. Alors que le premier affirme la dimension fictive du roman, toute ressemblance avec la Hong Kong réelle relevant du hasard, le deuxième prétend au contraire que le livre se veut fidèle à la réalité des lieux décrits. Ce renversement n’est toutefois pas permanent, le livre oscillant perpétuellement entre les pôles du registre équivoque dans lequel il s’inscrit. Que ce soit par l’interruption de la narration pour parler de ce qui semble être un hôpital psychiatrique (RDV – 187-188), ou par les détails du mobilier qui ne sont jamais identiques, ou encore par les hésitations du narrateur sur la meilleure façon de relater un épisode, la nature incertaine du récit ne s’efface jamais vraiment. Nous reviendrons un plus loin sur les techniques

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employées pour parvenir à cet effet. Ce que nous voulions mettre en lumière, c’est que la confiance qui lie généralement narrateur et lecteur est, dans le cas qui nous préoccupe, mise à mal par des procédés relevant spécifiquement de la littérature. De fait, si une ambiguïté recouvre l’ensemble du roman et que le lecteur ne peut accorder sa confiance au narrateur comme il l’aurait fait dans le cas d’une œuvre de Balzac, c’est parce que, matériellement, le livre ne fait pas la distinction entre le fantasme et le récit factuel. Que ce soit par la constance du ton employé, qui ne permet pas l’établissement d’un pacte de lecture clair, ou bien par le choix des mots, qui ne souligne pas davantage le changement de registre narratif, ou encore, comme le note Daniel P. Deneau118, par le

recours équivoque à diverses formes de représentations (magazine, théâtre, sculpture) pour brouiller les frontières entre le rêve et le réel, le lecteur est laissé à lui-même dans sa quête de sens.

Le concept du pacte de lecture, souvent utilisé dans des contextes exclusivement littéraires, peut tout aussi bien s’appliquer à une œuvre narrative appartenant à une autre discipline. Le public cinématographique, tout comme son pendant littéraire, est influencé par des décennies de films narratifs classiques reposant sur la confiance tacite que le spectateur accorde à ce qui narre ou montre le récit. Dans une volonté intermédiale, Robbe-Grillet transpose ses préoccupations sur la fiabilité du narrateur dans son œuvre cinématographique. Nous retrouvons donc la même remise en question dans L’homme qui ment, mais cette fois arrimée à une des spécificités du matériau filmique, à savoir la coprésence de la bande-son et de la bande-image. Déjà, chacune des deux bandes prises séparément amène le spectateur à se méfier de ce qui lui est présenté. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, le film s’ouvre sur un bataillon traversant la forêt à la recherche de Boris, le personnage-narrateur. Les militaires finissent par le repérer : les grenades explosent autour de lui, les chiens sont à ses trousses. Puis Boris tombe sous les balles, touché semble-t-il mortellement. Le plan nous le montre en pleine nuit, s’affalant dans un bosquet, sa main gauche retenant le sang de la plaie. Mais alors qu’il repose dans ce qui devrait être son dernier sommeil, le décor s’éclaircit, comme si le jour arrivait. Boris se réveille, se lève, nettoie son costume et reprend sa marche à travers les bois. Tout ce qui précède revêt, à la lumière de ce segment, les apparences du rêve. C’est ce que le film, d’un point de vue narratif, semble vouloir dire. Toutefois, rien ne nous autorise à l’affirmer d’un point de vue cinématographique. De fait, nous avons vu les grenades tomber autour de Boris dans une mise en scène tout à fait réaliste; nous avons également pu voir les militaires et Boris

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réunis dans un cadrage unique, l’unité du plan assurant la contiguïté spatiale des personnages et par le fait même l’effet de réel du plan.119 Plus encore, la mort et le réveil se déroulent à l’intérieur d’un

seul plan-séquence. Normalement, une coupe, ne serait-ce que pour passer à un plan plus serré, nous aurait permis de diviser visuellement les deux séquences et d’accepter facilement qu’il ne s’agissait que d’un rêve. Robbe-Grillet choisit plutôt d’articuler dans le plan ce moment charnière ce qui a pour conséquence de brouiller considérablement les frontières entre la fabulation du personnage et ce qui lui arrive dans les faits.

Une fois le songe consommé, le spectateur peut s’attendre à suivre Boris dans ce qui devrait être le monde « réel », mais rien n’est moins certain. Cette fois-ci, c’est la bande-son qui alimente le scepticisme : on entend des bruits de pas sur un plancher et des cordes pincées se mélangeant aux sons de l’eau d’un ruisseau et d’un pic martelant un arbre. D’un point de vue cinématographique, ce monde, succédant à celui rêvé par Boris, ne souscrit pas plus aux codes de la représentation réaliste puisque les sons sont incompatibles avec les images qui nous sont offertes. S’ensuit donc ce constat, à savoir que le « Grand Imagier » et le « Haut parleur » du film, pour reprendre les terminologies de Laffay120 et de Lacasse121, ne sont pas fiables et qu’ils refusent de travailler de

119Selon les règles du réalisme bazinien, le réalisme ne serait conservé que par l’interdiction du montage accessoire,

c’est-à-dire du montage non nécessaire à la compréhension du récit. Ainsi, pour que l’on puisse unir des personnages autour d’une seule action, il faut qu’un plan nous les montre ensemble sous peine de perdre l’adhésion du spectateur : « Par exemple, il n’est pas permis au réalisateur d’escamoter par le champ, contre-champ, la difficulté de faire voir deux

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