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Traitement de l’espace et du temps à la lumière des contraintes matérielles des deux arts

arts

Les narrations mises en place par Robbe-Grillet dans les œuvres à l’étude ne bouleversent pas seulement les protagonistes des récits qu’elles portent. En effet, puisque toute parole s’ancre d’emblée dans un contexte du moment qu’elle est émise, il advient que le discours narratif robbe- grilletien joue également avec deux autres constituants fondamentaux du genre romanesque, soit le temps et l’espace. Cette remise en question de ces bases de la représentation réaliste s’inscrit dans la volonté, déjà signalée au cours de l’étude, de déchirer le voile de la fiction; tout comme il déconstruit ses personnages, Robbe-Grillet met de l’avant une conception désarticulée du temps et de l’espace. Cela lui permet de faire des structures de ses œuvres des architectures kaléidoscopiques où plusieurs strates se superposent et où la logique sous-tendant la perception humaine du temps et de l’espace est fortement remise en question. Du reste, les applications de ces concepts nous semblent une fois de plus profondément ancrées dans les contraintes matérielles qui caractérisent les deux disciplines artistiques qui nous intéressent, que ce soit par la façon dont le médium d’accueil transforme un procédé qui lui est étranger, ou simplement par l’exploitation des potentialités qui leur sont propres. Nous nous pencherons principalement sur le cas de la description, procédé par lequel l’espace romanesque est représenté, et sur la possibilité de la transposer à l’écran, pour ensuite examiner les techniques employées par Robbe-Grillet pour mettre à mal la contiguïté et la continuité.

De la simultanéité de la perception

Nous l’avons déjà dit, mais nous nous devons de le souligner à nouveau : c’est en partie à sa pratique descriptive que Robbe-Grillet doit sa célébrité, autant du côté de ses détracteurs que de ceux qui l’encensent. Il s’agit, en quelque sorte, d’une de ses signatures : on ne saurait concevoir un de ses romans sans ces longs passages comptant plusieurs pages et qui, par leur trop-plein, nous font voir trop peu. Mais qu’en est-il de ses films? Quiconque étudie cette dimension de son œuvre est contraint de s’imaginer à quoi pourrait ressembler une description transposée dans un cadre cinématographique. Plus encore, on en vient à se demander si une telle chose peut même exister.

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C’est que la description, qui demeure un procédé langagier, et donc, essentiellement littéraire, doit beaucoup à la manière dont elle est reçue par le lecteur. De fait, la description d’un objet, contrairement à sa représentation picturale ou cinématographique, ne peut rendre compte d’une facette primordiale du sens de la vue. Pour se couler dans le sillon de la langue, une chose doit être décomposée en plusieurs mots qui se rapporteront à chacune de ses parties ou caractéristiques. En aucun cas tous ces aspects ne pourront être perçus simultanément, comme ils le sont lorsqu’ils frappent la rétine de celui qui regarde. Ce n’est donc pas le passage du réel à la représentation en tant que tel qui disloque les objets et les lieux, mais bien les contraintes matérielles du texte : « Si je tente la description de l’arbre, il me faut très vite reconnaître que je pénètre dans un tout autre domaine. Au fourmillement simultané de formes, mouvements, dispositions, couleurs, s’oppose la nécessité de la file indienne. C’est l’une à la suite de l’autre sur la ligne d’écriture que les caractéristiques désignées de l’arbre devront irrémédiablement se succéder. »136 Ainsi, on parlera

peut-être de la forme de l’arbre, puis de ses couleurs, puis de ses textures, mais jamais le livre ne pourra le faire voir d’un seul coup dans son entièreté. À une autre échelle, il en va de même pour la place publique qu’on ne pourra embrasser dans toute son opulence : on nous nommera d’abord la fontaine, puis les bancs qui l’entourent, enfin les boutiques qui la bordent et les gens qui s’y trouvent. Par conséquent, la littérature procède par accumulation quand il est question de représenter des entités visuelles. Cette contrainte langagière pousse en quelque sorte l’écrivain à modifier le monde sensible et l’espace en les inscrivant dans la durée discursive, en le subordonnant au temps supposé par l’enfilade des mots. En effet, la description littéraire implique toujours une temporalisation de l’espace puisque celui-ci se dessine à mesure que les mots se succèdent sur la page alors que le rapport qu’entretient l’être humain avec le visible relève pour la plupart du temps de l’instantanéité, l’œil pouvant saisir immédiatement une multitude de choses.

Ces considérations se trouvent notamment à la base de la réflexion qui fonde le célèbre

Laocoön de Gotthold Ephraim Lessing. Pour Lessing, qui tentait de délimiter les champs d’activité

respectifs de la poésie et de la peinture, cette contrainte du matériau littéraire le rend propre à représenter l’action se déroulant dans le temps. La description à proprement parler, à savoir la mise en détails d’objets inanimés ou de scènes figées, se devait d’être délaissée par le poète au profit du

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peintre qui, par le biais de de la représentation picturale, serait beaucoup plus à même de rendre compte de l’espace et des objets de manière réaliste :

Voici comment je raisonne : s’il est vrai que les moyens et les signes employés dans l’imitation par la peinture et par la poésie, sont de nature différente, l’une se servant de figures et de couleurs dans l’espace, et l’autre de sons articulés dans le temps; s’il est incontestable que tout signe doit avoir de l’analogie avec l’objet désigné, il s’ensuivra nécessairement que les signes coexistans dans l’espace ne pourront exprimer que des objets qui coexistent, ou dont les parties coexistent ainsi, et que les signes que se succèdent dans le temps, ne seront propres qu’à rendre les objets qui se succèdent, ou dont les parties se succèdent aussi dans le temps.

Les objets du premier genre s’appellent corps. Les corps et leurs propriétés visibles seront donc le domaine propre de la peinture.

Ceux du second genre s’appellent, en général, actions : donc les actions seront l’objet propre de la poésie.137

Quoique quelque peu réducteur et anachronique — personne aujourd’hui ne doute de la capacité ni du droit de l’écrivain d’exprimer les corps autant que les actions —, la réflexion de Lessing nous informe tout de même sur les spécificités des deux arts qui l’intéressaient et, par le fait même, sur leurs dispositions dites naturelles. Comme nous l’avons dit, la poésie, et par extension la littérature dans son ensemble, ne peut traiter de l’espace qu’en l’inscrivant dans la durée alors que l’art pictural, qui s’accommode de la simultanéité, doit passer par la représentation spatiale pour parler du temps. Que ce soit par l’incorporation des moments successifs dans un seul cadre, comme Memling le fait dans Les scènes de la passion du Christ, ou bien en peignant ce que Lessing appelle « l’instant prégnant », c’est-à-dire la représentation de l’instant « le plus fécond qu’il est possible, et tel qu’il fasse comprendre le mieux possible ce qui précède et ce qui suit »138, le temps pictural demeure figé

dans l’instant. Qu’il soit déployé dans l’espace ou bien synthétisé dans le geste en devenir ne change rien; le temps n’est, en peinture, accessible qu’à travers une construction spatiale. De là, il n’y a qu’un pas à faire pour passer de la peinture à la photographie. Même si les matériaux diffèrent, il reste que les deux arts sont apparentés tant par leur format que par leur champ d’action. Mais qu’en est-il du cinéma, de cet art pictural dans lequel un nouvel appareillage a su insuffler le temps que les cadres de la toile et du cliché excluent par définition?

D’abord, il nous faut dire que la portée temporelle du cinéma ne l’astreint pas aux contraintes qu’impose le temps littéraire au roman. De fait, le temps filmique est tout autre et, bien qu’il suppose le défilement des plans et des photogrammes, tout comme le temps littéraire implique l’enfilade des

137 G.E. Lessing, Du Laocoon ou des limites respectives de la poésie et de la peinture, Paris, Antoine-Augustin

Renouard, 1802, p. 124-125.

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mots, il n’en demeure pas moins que chacun desdits photogrammes est composé de plusieurs éléments s’offrant simultanément au spectateur. De plus, comme le soulignent André Gaudreault et François Jost, le temps y reste toujours tributaire de l’espace puisque le photogramme, en tant qu’unité de base du film, est par essence spatial alors que le temps, simple conséquence de leur défilement, n’y est pas inscrit à proprement parler : « Et, puisque le photogramme vient avant la

succession des photogrammes, la temporalité au cinéma doit effectivement s’appuyer sur l’espace

pour arriver à s’inscrire au sein du récit. Le temps n’y est en devenir que lorsque l’on opère le

passage entre un premier photogramme (qui est déjà espace) et un deuxième (qui est, lui aussi, déjà

espace). »139 Il nous faut donc conclure que la description, dans son acceptation littéraire, est

étrangère au photogramme, voire au plan, car l’immédiateté de ce qu’ils nous montrent ne laisse pas de place au défilement qui fonde l’acte descriptif. Toutefois, le problème de la description au cinéma pourrait se poser à un niveau supérieur de l’architecture narrative, à savoir dans l’articulation des plans constituant la séquence. Le démantèlement d’un espace en plusieurs plans procède effectivement de la même mécanique que la description littéraire, le tout naissant de l’accumulation de ses parties. Cette façon de faire équivaut néanmoins à récuser une des spécificités du cinéma puisque, comme le dit Metz, la décomposition d’un lieu ou d’un objet en plusieurs plans marque « l’unique cas où les consécutions écraniques ne correspondent à aucune consécution diégétique. […] Dans le syntagme descriptif, le seul rapport intelligible de coexistence entre les objets que nous présentent successivement les images est un rapport de coexistence spatiale. »140 Dans cette

optique, décrire au cinéma reviendrait à un choix et non à une nécessité : alors que la représentation romanesque se fait par à-coups parce que le matériau linguistique ne laisse pas d’autre option à l’écrivain, le cinéaste qui veut décrire un objet en le morcelant par le montage doit nier, pour un instant, la dimension diégétiquement temporelle de l’enfilade des plans. Du coup, il refuse d’exploiter ce qui fonde une des spécificités du cinéma, alors que l’écrivain table au contraire sur une des contraintes propres à la littérature. Nous avons donc affaire à une différence de nature entre les deux procédés, quoique leurs effets soient sensiblement les mêmes. Par conséquent, le fait que Robbe- Grillet choisisse d’imposer des particularités littéraires à un matériau cinématographique nous pousse à voir un signe d’intermédialité dans sa pratique filmique.

139André Gaudreault et François Jost, Le récit cinématographique, Paris, Nathan (Nathan-Université), 1990, p. 79. Les

auteurs soulignent.

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Plus encore, il nous faut souligner que le cinéma peut décrire autrement que par cet emprunt à la technique littéraire. Nous pourrions d’une certaine manière affirmer que le film, de par sa dimension plastique, ne saurait être aussi purement narratif que peut l’être la prose dans sa forme la plus radicalement minimale. Le film montre à mesure qu’il narre, les deux actes se retrouvant souvent entrelacés, de sorte qu’une séquence nous montrant un personnage en train d’agir nous le décrit également : on voit le décor autour de lui évoluer, on voit son visage, son corps et ses vêtements bouger, on voit la lumière changer, etc. Le cinéma, puisqu’il prend toujours l’empreinte visible de ce qui possède une existence réelle, rend l’action indissociable de ce que Gardies, à la suite de Philippe Hamon, nomme le descriptif. Selon sa taxinomie, la description ne représenterait qu’une des actualisations possibles du descriptif, qui lui constitue « un mode d’être des textes »141.

Nous ne pourrions donc pas considérer le film narratif comme une longue description quoique les particularités techniques du cinéma inscrivent nécessairement les œuvres dans le giron du descriptif. Nous ne parlerons dès lors de description que quand nous détecterons un signe d’intermédialité dans la décomposition d’un objet par la prise de vue et la juxtaposition des images par le montage. Comme nous l’avons mentionné dans le deuxième chapitre, le propre de la description robbe- grilletienne est d’induire chez le lecteur un état de confusion dû à la surabondance de détails. Nous tenterons donc de déterminer si ses films arrivent au même résultat ou si nous devons plutôt cerner les effets inédits qu’il produit en nous appuyant sur les spécificités et les contraintes du langage cinématographique.

André Gardies ne voit pas dans le geste descriptif une banale représentation de l’objet. Il est pour lui, au contraire, un acte créateur : « En ce sens, décrire c’est moins “rendre visible” que “rendre lisible”. Le geste descriptif ne montre pas le monde, il le construit; mais, ce faisant, il donne le sentiment de me le donner à voir. »142 Dans un même ordre d’idées, nous avions précédemment

désigné ce phénomène par le terme « accumulation », l’amoncellement de détails se succédant dans le temps faisant naître l’objet global dans la conscience du lecteur ou du spectateur. Ce qui est décrit demeure néanmoins virtuel, sans incarnation matérielle; dans un contexte romanesque, la chose ne nous est jamais montrée dans son entièreté. Selon Gardies, le roman induirait l’impression de l’exhiber, mais cette impression constituerait sa propre limite, de sorte que l’objet n’est, dans les faits,

141 André Gardies, Décrire à l’écran, Québec/Paris, Nota bene/Méridiens Klincksieck, 1999, p. 57. 142 Ibid., p. 66.

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jamais vu. Prenons par exemple le pousse-pousse qui revient ponctuellement dans les pages de La

maison de rendez-vous : nous ne le voyons jamais dans sa totalité, mais la mise en place de

plusieurs de ses détails en trace les contours dans notre esprit :

Entre les deux hautes roues, dont les rayons de bois sont peints en rouge vif, la capote de toile noire qui surmonte en auvent le siège unique masque complètement le client assis sur celui-ci; à moins que ce siège, qui, de l’arrière, demeure invisible lui-même à cause de la capote, ne soit vide, occupé seulement par un vieux coussin aplati dont la molesquine fendillée, usée par endroit jusqu’à la toile, laisse échapper son kapok par une déchirure dans l’un de ses angles (RDV – 16-17).

Évidemment, le pousse-pousse n’apparaît pas véritablement au terme de la description, mais il n’en demeure pas moins que nous pouvons en bâtir une représentation mentale qui se remodèle au fur et à mesure qu’avance le passage, chacun des éléments s’ajoutant aux précédents. À ce titre, rien dans ce qui nous est dit en premier lieu des roues ou de la capote ne nous laisse présager l’état dans lequel se trouve la voiture. C’est en terminant la description sur une gradation accentuant la décrépitude du coussin, qu’on découvre aplati, puis fendillé, puis usé jusqu’à la toile, enfin troué, que peu à peu se précise la condition d’un pousse-pousse qui n’existait pas avant d’être décrit. On peut donc effectivement affirmer que la description construit l’objet sur deux plans, à savoir celui de sa constitution (les roues, la capote, le coussin puis le pousse-pousse entier) et celui de son état (d’apparemment bien entretenu, au départ, les roues sont après tout peintes, il se montre au final usé). Ainsi, l’objet littéraire mue constamment dans l’esprit du lecteur durant la description et ne se fixe qu’en raison de l’arrêt de l’acte descriptif.

En apparence, le Grand Imagier de L’homme qui ment nous décrit la forêt de la même manière en présentant une série d’inserts : d’abord des arbres décharnés, puis des conifères, une rivière, une roche, etc. L’effet produit n’est toutefois pas le même que dans le cas du pousse-pousse, car la forêt n’émerge pas de la somme des images. Contrairement à l’exemple précédent qui construisait petit à petit l’objet dans la conscience du lecteur, cette suite de plans montre différents éléments d’une forêt que le spectateur connaît déjà puisque Boris y court depuis quelques minutes. Alors que la description du pousse-pousse échafaudait progressivement l’objet pour lui donner existence dans le livre et dans la conscience du lecteur, la forêt de L’homme qui ment, dans la mesure où l’action s’y déroule depuis le début, est présente dans l’esprit du spectateur dès l’ouverture du film. Robbe-Grillet emploierait donc ici la description avec une visée inverse, c’est-à-

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dire qu’il essaierait plutôt de déconstruire la forêt. En séparant les éléments qui la composent en des plans distincts, imitant ainsi l’enfilade constituante de la description littéraire, il les isole et atténue le lien de contiguïté qui dominait jusqu’alors dans les plans généraux. Et puisque ces différents éléments ne sont jamais réunis par la suite dans un seul plan, la représentation de la forêt se voit fractionnée et le spectateur, de son côté, interloqué. Il advient également que l’insert, en tant que gros plan, accorde nécessairement une importance accrue à ce que contient son cadre. Enchaîner des gros plans d’arbres et de feuillages alors que la séquence précédente prenait place en ville permettrait au spectateur de saisir un changement de lieu significatif pour le déroulement narratif; il serait en droit de s’attendre à ce que les choses mises en évidence en viennent à jouer un rôle central dans ce qui suivra. Il en va autrement dans le cas qui nous intéresse, car ces inserts n’apprennent rien au spectateur et n’introduisent aucun élément nouveau.143 Robbe-Grillet souligne

donc des objets anodins, sans valeur narrative et sans incidence dramatique; ce faisant, il morcelle l’espace et, plutôt que de le construire, il en montre les interstices et les sutures qui nous sont normalement cachées. Le spectateur, qui tente de comprendre ce qu’on lui montre, se retrouve donc avec des hypothèses interprétatives qui sont, au final, sans destination. L’espace filmique s’affiche dès lors comme tributaire du montage puisque le cinéma, en tant qu’art reposant sur l’occultation de la discontinuité et de la discontiguïté de son matériau de base, trouve dans la coupe la possibilité de feindre l’unité de lieu.

La maison de rendez-vous connaît également ses moments d’égarement et de

désorientation lorsqu’une longue description est entamée par le narrateur. La technique employée par Robbe-Grillet comporte cependant une dimension supplémentaire à celle que nous venons d’étudier. En plus d’isoler des éléments sans réelle importance et de les valoriser pour briser l’unité de l’espace, il accumule également les détails pour que l’étendue de la description nous fasse perdre son point de départ. Parfois même le nombre d’informations données, dans ce cas-ci lors de la description d’un dessin de magazine, annule tout effet de réalisme traditionnellement attribué à la description littéraire :

Sous une inscription horizontale en grands idéogrammes aux formes carrées, qui occupe tout le haut de

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