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UN PEINTRE ET SES MODÈLES JACQUES THÉVENET

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Academic year: 2022

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UN PEINTRE ET SES MODÈLES JACQUES THÉVENET

Par ses portraits, par les nombreux livres qu'en trente ans il eut la chance d'illustrer, Jacques Thévenet se trouve fort étroite- ment lié à la littérature, à la poésie, au théâtre, à la musique.

Claudel, Gide, Giono, Carco, Honegger, Saint-Exupéry, Arthur Ru- binstein, tels furent certains de ses modèles, tous ressemblants, et pas seulement par les traits. Nous les reconnaissons de façon plus intime. Mais qu'est-ce qu'un modèle ? Ou plutôt, que devient l'homme, célèbre ou obscur, emprunté ou fat, au moment qu'il doit poser, sinon tout le temps qu'il pose, se sachant examiné, scruté, peut-être même destiné à une exposition ?

Comme il faisait de moi un croquis à la plume à Villefranche- sur-Mer, en 1926, Jean Cocteau, à son habitude, ne cessait de par- ler. De parler pour moi, pour lui, pour les fenêtres ouvertes sur le port, de parler de cette voix péremptqire, haut perchée, heu- reuse et juste que Paris a perdue à tout jamais.

— L'artiste et le modèle vivent ensemble. Pas du tout super- ficiellement et, parce que cela saute aux yeux je dis une bêtise, mais de façon profonde, un peu dans le ton « songe à la douceur d'aller là-bas vivre ensemble... ». Ils n'en ont absolument pas le sentiment et ne doivent l'avoir en aucun cas, à moins d'être alertés, ce qui, en général, fiche la séance en l'air... j'allais dire : crève le portrait ! Et alors tout finit en propos de Parisiens. Nous connaissons bien cela ; par exemple : la mort d'un académicien est toujours une bonne nouvelle... Je te jure que ce n'est pas de moi. Reprenons. Pendant un temps plus ou moins long, juste le temps nécessaire, artiste et modèle vivent ensemble comme nous venons de le faire. Ils perçoivent les mêmes bruits, se sentent tra-

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UN PEINTRE E T SES MODÈLES 191 versés par les mêmes impressions et sont reliés l'un à l'autre comme un poste émetteur à un poste récepteur. Une séance de pose c'est aussi une sorte d'interview pendant laquelle celui dont on exécute (j'ai toujours eu peur de ce mot) le portrait, répond à son insu aux questions non formulées mais terribles de celui qui peint.

Peu à peu il n'y répond plus, et de naturel, ou timide qu'il était les premiers jours, le voilà qui devient « poseur », c'est bien le cas de le dire (1). Le grand secret est de teraiiner en une seule fois, et cela m'arrive. Tiens, te voilà, tu peux t'emporter ! A tout à l'heure, n'oublie pas que nous dînons ensemble.

Je demande à Jacques Thévenet ce qu'il pense de cette façon de voir. Et de peindre.

— Je suis de l'avis de Cocteau sur presque tous les points. De toute façon, il est exact que nous nous installions pour vivre en- semble un certain temps, modèle et peintre. Mais il ne faut pas le dire, sinon on risque d'effaroucher je ne sais quoi, de mettre quelque chose en défiance. En ce qui me concerne, j'irais plus loin quant à l'organisation de cette existence en commun. Il s'agit de vivre ensemble dans l'atmosphère habituelle (le peintre ac- ceptant, subissant celle du portraituré) et de poser dans un climat qui ne dépayse à aucun moment celui qui va voir surgir son sosie. Ou alors, c'est un autre que l'on a devant soi, quelque per- sonne déplacée. Voilà pourquoi j'ai peint Paul Claudel sur la scène du Théâtre Français, pendant les répétitions de l'Annonce, Giono à Manosque, chez lui, et Arthur Rubinstein devant un piano.

J'ajoute que la conversation doit être banale, coutumière, de prime saut, et renaître d'elle-même. Il faut que le modèle se laisse voir en toute simplicité au lieu de disparaître derrière des raison- nements ou des réminiscences, parfois, hélas ! des suggestions 1 C'est ici que je ne suis pas tout à fait d'accord avec Cocteau. Je suppose qu'un quidam m'ait choisi comme artiste, mettons M. Joli- bleu pour rester dans le ton ; eh bien, nous aurons beau vivre ensemble, secrètement je chercherai à faire un bon Thévenet, tan- dis que le modèle ne souhaitera que de me voir réussir un in- comparable Jolibleu !

Cette remarque de Thévenet ainsi que les idées et le ton de Cocteau me reviennent toujours à l'esprit quand je m'arrête pour regarder, pour contempler plutôt, dans la rue ou dans une gale- rie, quelque portrait. Et je songe alors à ce que me racontait un

(1) « J'ai lu une bonne page du sculpteur Rodin (car il sculpte aussi dans l'écriture) où il disait que les modèles, quand ils ont posé dans les Acadé- mies, prennent d'eux-mêmes une attitude tout à fait fausse, et que ce faux nous vient du théâtre, véritable école et conservatoire de mensonge. Ces nobles vérités finiront par mettre en fuite, je l'espère bien, tous ces ama- teurs pourris qui régentent maintenant les beaux-arts. » (ALAIN, Propos, tome second, LV. Editions de la Nouvelle Revue Française, Paris, 1920).

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vieux monsieur (homme de loi ou médecin) d'avant 1914, qui ve- nait nous chercher, mon frère et moi, le dimanche matin, au parloir du lycée de Belfort, où les internes, en uniforme de Petit Chose, attendaient leurs correspondants. Il avait, disait-on, connu Daguerre dans sa jeunesse et parlait avec malice des rivalités de petites villes entre artistes peintres et photographes, dont la plu- part se ressemblaient encore au début de ce siècle, soit par le pantalon en velours à côtes et la barbichette, soit par le feutre et la lavallière. Cet accoutrement, dans lequel certains membres de l'Académie des Beaux-Arts ne craignaient pas de se faire voir, faisait trembler les bourgeois pour leurs filles. Notre correspon- dant belfortain avait un ami qui était à la fois peintre et photo- graphe, comme Nadar, dont le fameux Panthéon, on l'a bien vu à la Bibliothèque nationale, est en fait un musée. Un beau di- manche il nous conduisit dans la pièce vitrée où le personnage travaillait au milieu des accessoires qui ont fait rêver surréalistes et cinéastes : appareil à soufflet, lanterne d'agrandissement, pied d'atelier à crémaillère, plantes vertes, guéridons divers et photo- graphies retouchées de jolies femmes, destinées sans doute à lais- ser croire que le maître avait une vie privée brillante. Lui-même, déjà emmitouflé de drap noir, s'apprêtait à photographier en pied un officier en grande tenue qui n'en finissait pas de chercher un port de tête et de bras digne de son grade, de sa prestance et de ses décorations. Poire en main et pipe Gambier en bouche, l'artiste pestait et vaticinait en attendant de prononcer le fameux « ne bougeons plus ! » des temps révolus :

— Nous voici à une époque où la question se pose de savoir si le portrait peint sera toujours supérieur à la photographie parce qu'il prolonge la présence réelle par des couleurs vivantes tout en transmettant des émotions. Le portrait a quelque chose de plus

« en chair et en os » que la photographie, mais qui sait si nos deux arts ne se fonderont pas un beau jour en un seul, quand sera mise au point la photographie en couleurs. En attendant, mon colonel, cessez de vous agiter ainsi. Vous avez l'air d'un automate ou d'un mime. N'oubliez pas qu'une photographie qui nous fera honneur à tous deux, exige beaucoup plus d'immobilité que la peinture à l'huile.

Je raconte la scène à Thévenet de façon à l'amener à parler de ses modèles. Claudel, par exemple, comment était-il quand il posait ?

— En réalité, il ne posait pas. Et souvent, je me disais qu'il était déjà peint, dans l'espace. C'est moi qui tournais autour de

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U N P E I N T R E E T S E S M O D È L E S 193 lui, au théâtre, tandis qu'il écoutait les acteurs. Nous ne cessions de nous transporter de l'orchestre à la scène, et j'ai fini par le peindre d'après des notes et des croquis. De temps à autre, il venait jeter un coup d'œil sur ce que j*avais fait et, de son doigt énergique, appuyait sur l'esquisse qui était apparemment à sa convenance. Mais il aurait admirablement pu poser, et même des heures entières. C'était un homme puissant et impassible, tassé, robuste, tout rempli d'activité intérieure, et dont le regard était extraordinairement lumineux, pénétrant et beau. Du plus, ce qui est rare et réconfortant, il comprenait la peinture avec profon- deur et en parlait à la Claudel, je ne saurais mieux dire. Qui ne se souvient de ce qu'il écrivit en 1940, quand le Prado se transporta à Genève ? Ecoute, à propos d'une des Maja de Goya, ceci, qui est d'un vrai peintre : « Ce n'est pas le visage seul c'est tout le corps que la coquette tourne, darde vers nous et l'on dirait que l'artiste l'a tout entière caressée et enveloppée, non seulement de la pointe de son pinceau de maître, mais d'un souffle lumineux — s'il est vrai que, comme d'eau celle d'un blanchisseur chinois, il y a des moments où la bouche d'un créateur est remplie pour le pro- jeter d'un amidon de lumière, et la lumière lui sort par tous les pores. »

— S'il s'exprimait de cette façon tandis qu'il se voyait observé et capturé, en quelque sorte, les séances devaient être pittores- ques, encore que ce langage laisse loin derrière lui la banalité quotidienne.

— Claudel, comme Fargue, qu'il appréciait beaucoup, dès qu'il ouvrait la bouche, transformait tout en vision et portait la moin- dre remarque à une température poétique élevée. Des formules martelées d'un gros sourire, d'une exactitude inattendue et bou- leversante, des phrases fulgurantes appliquées comme un fer rouge sur tel ou tel aspect du moment.

— Sans risque de distraire ou d'enchanter le peintre ?

— Pas du tout, car il faisait, si j'ose dire, ressemblant...

— Claudel définit en effet quelque part dans son étude sur le Prado, la « piété minutieuse de ces enlumineurs du Moyen-Age qui dressaient honnêtement procès-verbal de cette physionomie en toute loyauté que le donateur ou la donatrice consacrait à Dieu... ». L'idée est réjouissante et je la reprends pour savoir si certains modèles ne préfèrent pas, en toute loyauté, le procès- verbal à l'interprétation, même non pareille, même sublime ?

— Ce sont ceux-là, précisément, qui choisissent la photo- graphie. Ils sont contre l'œuvre d'art, jugée vieillotte, pour l'exac- titude agressive, celle devant laquelle le sang ne fait qu'un tour.

Ils veulent une ressemblance de document, non de sentiment. Ils

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ne cachent pas qu'ils n'ont pas de temps à perdre, en tout cas pas plus que la société, qui va ventre à terre. Ah 1 ce qu'on les étonnerait en leur révélant, d'une part, que le temps ne compte pas plus en peinture que les intentions. D'autre part que c'est au modèle à ressembler à son portrait, comme si ce n'était pas la moindre des choses. Anatole France disait naguère fort bien :

« Chaque génération d'hommes cherche une émotion nouvelle de- vant les ouvrages des vieux maîtres. Le spectateur le mieux doué est celui qui trouve, au prix de quelque heureux contre-sens, l'émotion la plus pure et la plus forte ». Ces idées circulent tou- jours, mais elles ont passé de la clarté à l'amphigouri.

— Il suffira que la mode subodore, un beau matin, qu'il est temps de le décréter, pour que le peintre des portraits prenne rang à côté des grands cyclistes et des chanteurs illustres. Et les dames ou demoiselles « dans le vent », qui passent des heures entières chez le coiffeur, consentiront probablement à perdre quelques instants dans un atelier. Car le portraitiste est aussi un témoin de son temps. Mais ce temps dont il est partout question, c'est peut-être d'abord des visages. Des visages connus ou non, qui disent vie de société, sentiments, politique, science, conflits, scandales et même lutte pour des temps meilleurs. Seul le vrai peintre, qui connaît toujours et de mieux en mieux son modèle, peut, dans un tableau, raconter sa vie profonde aux spectateurs présents ainsi qu'aux spectateurs futurs. Il n'est que de considérer la place tenue par l'art dans les émissions de télévision, et le ton

de celles-ci, pour être convaincu. Au fond, ce sont les modèles ¡1 qui manquent le plus, ou qui se refusent, pour des raisons de

modernité. Heureusement, il y en aura toujours qui seront capa- bles de défendre la peinture les armes à la main, comme Carco par exemple. Comment se comportait-il ?

— Lui aussi, à la manière de Claudel, et plus que Claudel sur un autre plan, il était réceptif en matière de peinture. Je dis plus parce qu'il pensait peinture en collectionneur et parfois en mar- chand de tableaux, mais n'en faut-il pas, de sa combativité et de son goût ? J'avais devant moi, en le peignant, trois Carco dans le même individu. Celui que tout le monde connaissait et que nous aimions, pour commencer. Puis le poète, distingué par la critique et notamment par Alphonse Séché, dès 1912...

— Qui peut-être chantonnait, bercé par les pinceaux : Quand tu regardais dans ce petit miroir Où se reflétait ton visage

Ton beau visage d'enfant sage Que voulais-tu déjà savoir Qui ne fût point à ton image, Chaste, tendre et si douce à voir ?

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— Enfin vient l'amateur d'art pour qui le tableau est aussi une valeur, qui sait que Paris est une ville où la peinture se sent chez elle et doit faire parler d'elle. Le portrait que j'ai fait de lui a fini par lui ressembler dans cette conception, si j'ose dire, et Segonzac m'a souvent fait part de son désir de l'acquérir pour une satisfaction personnelle, que nous comprenons. Une sorte de rumeur naît en effet de cette toile pour laquelle l'attachement s'explique. Ce Carco a d'ailleurs été peint dans des conditions particulières. Nous nous trouvions à l'auberge du Cabouillet, à l'Isle Adam, à deux pas de chez lui. Je peignais, il fredonnait, le temps passait joyeusement. Nous vivions ensemble, c'est le cas de le dire. Cocteau a bien vu cela. Or, nous étions en 1940 et l'avions oublié. Il y a vraiment des instants où la sensation exerce un pouvoir suprême. Et voilà que nous nous apercevons brus- quement que la rue, la bonne rue notre voisine, s'était couverte de barbelés. Une vraie tignasse. Le moment était venu de filer.

Nous nous sommes retrouvés chez moi, dans la Nièvre, à Mont- quin, avec tout ce qu'il faut pour peindre.

— C'est à Montquin, également que fut peint Honegger. Le plus calme des modèles, je suppose. Du moins c'est l'impression qu'il donne sur la toile.

— Honegger était un homme libre avant tout. Libre et paisible.

Un homme que la manière de travailler d'un"autre artiste et, en l'occurrence, de son portraitiste, ne dérangeait absolument pas dans ses songeries. Il lisait et, selon un rythme de lui seul connu, bourrait sa pipe.

— En s'abandonnant, ne se disait-il pas que c'était au peintre, à qui il servait de modèle, à avoir l'esprit en état d'alerte et l'œil au guet ?

— De toute évidence, nous devons avoir un peu d'esprit. Di- sons le minimum, mais du meilleur. Car au fond, même s'il est en confiance, le modèle ne se livre pas tout à fait. Aucun modèle ne se livre ; personne ne se livre corps et âme. Pas plus dans un atelier qu'ailleurs. Aussi bien, on risquerait de se tromper sur la sincérité et, devant le peintre, c'est l'instant qui domine. Pour- quoi ? Parce qu'il s'agit en vérité d'une petite cérémonie. Réduite à deux personnages, bien sûr, et relativement silencieuse, mais cérémonie quand même. A nous de faire sortir l'énigme de sa coquille, comme un écailleur. A nous de pressentir, d'interroger, d'apprivoiser la personnalité. On peut même avoir le trac de part et d'autre.

— Est-ce que le modèle souhaite, sans souffler mot, que le peintre « attrape » la ressemblance coûte que coûte, même si la laideur demande à en être ?

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— Nous le souhaitons nous aussi, seulement il arrive presque toujours que nous ne soyons pas d'accord sur le terme. De plus, certains modèles, tout en acceptant l'immobilité, se refusent par crispation, ou je ne sais quoi, comme d'autres se refusent à l'hypnose. Et alors nous ne vivons plus ensemble, aucune pré- sence palpitante n'entre plus dans l'œuvre peinte, ni celui qui croit se prêter au dialogue, ni celui qui' tâtonne, palette en main, et voit fuir ce qu'il regarde.

— Mais un homme comme Roger Allard, autre exemple, sa- vait, lui, qu'il se trouvait chez un vrai peintre et qu'il devait adopter, face au chevalet, l'attitude d'un vrai modèle. Le genre existe-t-il ?

— Le genre existe. Et Allard, qui fut un remarquable critique, pour qui la peinture n'avait aucun, absolument aucun secret, était un modèle qui pouvait se permettre de parler, et de parler de tout comme Cocteau, sans troubler la séance. Au contraire. Il proposait même ses idées. N'oublions pas, puisque c'est le mo- ment, que, fermé à toute esthétique excentrique, à toute révo- lution picturale venue de l'extérieur, ennemi cordial d'André Lhote, poète difficile qui rimait comme Malherbe et Banville, c'est lui qui a fait exactement ce qu'il fallait pour établir le sérieux de l'art de Marie Laurencin, de Boussingault, de Jean Marchand.

De plus, il savait parler peinture en termes non seulement élé- gants, mais simples, à la Diderot, à la Baudelaire, non pas pour agacer ou parader, mais pour définir et donner à voir. Il recon- naissait au premier coup de pinceau, au premier vers, celui qui était né pour peindre ou pour écrire, pour demeurer dans la tradition ou pour lui ajouter quelque chose. Et même quand nous avions quitté l'atelier, dans la rue ou au café, sa conver- sation apportait sans cesse quelque richesse, quelque nouveauté, au peintre. D'abord il avait une façon touchante d'évoquer le temps disparu des « rois de la Bohème, des artistes-peintres et des rêveurs... » Puis il disait que ceux qui arrivent masqués chez le portraitiste se retirent psychanalysés sans le savoir. Car le peintre transperce et voit paraître l'âme sur la peau. Il professait aussi que l'on peut énoncer quelque proposition ou son contraire de la même façon doctorale et convaincante. Par exemple : le portrait, ce sont deux types qui se défient. L'un pense : tu ne m'auras pas, et l'autre se dit : on verra bien ! Mais ce sont aussi deux êtres qui sympathisent. Celui qui pose comprend soudain le rôle et le sens des valeurs, et celui qui peint s'initie, selon le modèle, à la gynécologie, à la police, à la navigation à voiles.

Nous bavardons ainsi cependant que Thévenet fait défiler de- vant mes yeux une quarantaine de gouaches, les meilleures qu'il

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U N P E I N T R E E T S E S M O D È L E S 197 ait peintes, et qui toutes provoquent ce petit choc bien connu au fond de soi, parent éloigné du coup de foudre, mais de même essence. D'où vient-il ? Du peintre, c'est indéniable et inexplica- ble. Nous connaissons tous ce coin de Paris, et déjà il ne nous dit plus rien du tout. Peint, il nous bouleverse et chaque fois il nous bouleversera. Tout est là.

Thévenet est de ceux qui abordent la nature sans l'intention de la soumettre systématiquement à une formule préconçue. Ils la voient telle que nous la voyons et passent au procès-verbal, mais en y ajoutant ce que leur vie intérieure leur -suggère et qui est proprement l'art.

— Nous ne sommes pas pour autant ennemis des règles, pré- cise-t-il, ni dépourvus d'idéal. Nous obéissons simplement à notre curiosité, à notre désir de possession des choses que nous admi- rons ou que nous aimons. Nous ne confondons pas non plus le style et l'écriture. Le style est générateur d'une expression per- sonnelle, susceptible d'un entendement universel. L'écriture crée seulement une singularité formelle, parfois pittoresque, mais d'un effet de surprise transitoire. Valéry pensait avec raison que les dieux donnent aux poètes le premier vers et que le reste est affaire d'obstination et de travail. Je ne suis pas seul à le penser et nous savons tous que les plus grands ont toujours été des arti- sans supérieurs. C'est la technique qui compte surtout, pourquoi ne pas le dire ? Un sentier de forêt peint par un artiste modeste est aussi « ressemblant » quç celui que nous admirons chez Corot. Pourquoi ? « Parce qu'entre un chef-d'œuvre et une croûte, écrivait Gauguin à Emile Bernard, il n'y a qu'une toute petite différence. » Tout comme pour les visages : la ressemblance, pre- mière et dernière qualité d'un portrait. C'est dans cet état d'es- prit que j'ai peint Arthur Rubinstein, sur sa demande : ce qui est toujours excellent, car l'intimité créatrice se prépare de cette manière. Il avait vu mon Giono à son bureau, un tableau dans lequel je m'entends encore dire au modèle : « Ne t'occupe pas de moi. Tu vas, tu viens, tu prends la pose... Et ne crois pas que nous soyons devenus des étrangers. » A quelque temps de là, Madame Rubinstein m'avait prié de passer à l'hôtel Royal Mon- ceau, où ils s'étaient installés avec un piano de location. Tout le temps de nos séances, je vis Rubinstein au travail, comme au Conservatoire. « Quand je me présenterai au Théâtre des Champs Elysées, me dit-il, je sais qu'il y aura dans la salle cinquante pia- nistes qui jouent aussi bien que moi. Il faut donc faire bon effet. » Voilà de la très haute conscience professionnelle. Et dans ce domaine, je pense comme les peintres du X Ve siècle, qui se souciaient uniquement de la qualité du métier.

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Contrairement à l'opinion actuellement répandue et bien qu'homme du métier, Thévenet pense que la peinture devrait être moins en vogue et que, comme le souhaitait Stendhal pour la littérature, les seules personnes pour qui elle est faite acceptent de bien vouloir s'en occuper.

Nous évoquons encore Gide et Saint-Exupéry, qu'il a peu connus, mais bien vus. Gide était simple, sans aucun rapport avec ce que l'on disait de lui. Quant à Saint-Ex, il a gardé de lui l'impression d'un homme délicieux, le nez en trompette, toujours simultanément émerveillé et déçu. Mais il a encore quelques mots à dire concernant le portrait :

— C'est l'individualisme opposé au collectif, à la termitière.

Les peintres, parce que les temps actuels détestent et pourchas- sent l'individu, s'éloignent trop du portrait. On le regrette, car c'est là un très grand art, et passionnant. Chaque visage porte un masque, qui est celui de la vision quotidienne, banale et bour- geoise. Ce masque, le peintre doit l'arracher pour découvrir le visage réel et tout ce qu'il exprime alors profondément. La face humaine est à redécouvrir, a écrit Mauriac, et à travers elle celui qui l'a pétrie et en qui croyait Cézanne.

On apprend toujours beaucoup de choses chez un peintre et il y a encore un autre Thévehet. Avant la guerre, on écrivait sou- vent au sujet de Vuillard, poète de la vie quotidienne profonde et de la lumière des chambres où les destinées s'écoulent dans la lenteur, que seul Péguy semblait pouvoir mettre l'accent sur la sorte de spiritualité qui était à l'origine de cet art. Que de ré- flexions de cet ordre doivent se présenter à l'esprit des amateurs et des lecteurs en présence des paysages de Thévenet dont les correspondances se trouvent immédiatement chez les romanciers.

Et cela saute aux yeux, si l'on peut s'exprimer ainsi en parlant de l'état d'âme dans lequel nous laissent Le Lys dans la Vallée, Ma- dame Bovary, les proses de Charles-Louis Philippe, de Colette ou de Mauriac. C'est assez dire que ce peintre parle un langage qui ne tourne pas vainement et insolemment autour des choses, mais les interpelle. Pour lui, en fin de compte, un arbre est un arbre avec le vent dedans, comme pour le poète. Enfin ce langage sou- vent dramatique, toujours fraternel, Comme si l'artiste — tel le romancier devant ses personnages — s'effaçait devant les siens, nous met en communication directe, voire en état d'effusion, avec ces choses du monde, si négligées aujourd'hui, que Gide a nom- mées une fois pour toutes les nourritures terrestres.

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U N P E I N T R E E T S E S M O D È L E S 199 Ecriture naturelle, aussi claire que le pain, l'eau, l'œil des bra- ves ou la hache du bûcheron, qui va son chemin et rencontre le beau. Aussi bien les ouvrages illustrés par Thévenet à la demande et à la convenance de la bibliophilie (Les Thibault de Roger Mar- tin du Gard, L'Immoraliste de Gide, Lucienne de Jules Romains, Regain de Giono) prouvent ses affinités avec le romanesque. Loin de se retirer en un coin de son cerveau, ou de proposer des tours de peinture comme il y a des tours de cartes, Thévenet fait partie de la vie chaude, frissonnante, nourricière, tout comme on fait partie d'un troupeau, d'un régiment, d'une noce. Sans compter qu'une finesse naturelle et son honnêteté d'artiste le mettent en mesure d'expliquer pertinemment, sinon vivement, aux abstrac- teurs de quintessence, qu'on éprouve autant de volupté, autant d'orgueil, à voir et à peindre les choses telles qu'elles sont, c'est- à-dire dans le champ de notre sensibilité, qu'à les déformer afin qu'elles ressemblent à d'autres choses, ou à les projeter sans des- sein selon les caprices de l'inconscient (encore faut-il avoir un inconscient bien doué) ou encore à les transférer, au sens que la psychanalyse donne à ce dernier terme.

Thévenet, comme d'autres, ne connaît pas l'angoisse étudiée de tant de créateurs égarés qui cherchent « ce qu'il faut peindre » dans la hâte de prendre la tête d'une insurrection. On est tenté de lui dire qu'il se tient à côté des couleurs naturelles, si surpre- nantes, à côté de la signification du spectacle de la vie, à la façon d'une sentinelle à côté de sa guérite. Pas de toile où il ne nous restitue ce frisson particulier, ce petit tremblement d'âme que nous ressentons à nous retrouver dans une demeure provinciale où la vie s'était révélée une affaire excellente. C'est un raconteur avisé et passionné quî sait mettre en contact, pour le meilleur et pour le pire, comme on dit, la chose peinte et les sentiments qu'elle doit éveiller. Ce peintre du Nivernais, du Berry, de la Provence, de Londres et de Venise, occupe encore, pour le régal de celui qui aime les tableaux, un des plus jolis ateliers de Paris, où il tient peinture ouverte et reçoit ses amis en chantant, comme autrefois.

C'est une sorte de poste d'observation tout en clartés et reflets, entre les toits du boulevard Saint-Michel, la cime des arbres du Luxembourg et les dessous des nuages célèbres de l'Ile-de-France.

Nacelle joyeuse, qui s'enrichit chaque jour d'œuvres, disons fran- çaises par l'inspiration, les sources, et dont l'avenir parlera mieux que moi, car c'est toujours ainsi que cela se passe.

ANDRÉ BEUCLER

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