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IL faut plaindre les peuples qui n'ont pas pour les encadrer une

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L E DESTIN

DE LA POLOGNE

I

L faut plaindre les peuples qui n'ont pas pour les encadrer une solide ossature de montagnes et que des mers ne bornent pas ; i l faut les plaindre surtout si leur territoire se trouve sur la route des grandes migrations ethniques et si leur domaine est assez enviable pour attirer les convoitises. Tel a été le sort du peuple polonais.

S'il est, en Europe, l'un de ceux qui ont le sens le plus vif de leur personnalité historique, si, en un mot, i l constitue une nation, i l est aussi l'un de ceux dont les frontières ont été le plus instables. L a masse principale de la nation a toujours été solidement appuyée aux Karpathes, implantée dans les bassins de l'Oder et de la Vistule, autour des grandes villes de Cracovie, Varsovie, Poznan, Lublin ; durant des siècles elle a été conquérante vers l ' E s t ; elle portait, parmi les populations de la plaine moscovite, de la Russie blanche, de l'Ukraine, la civilisation occidentale et le catholicisme romain.

A u contraire, du côté de l'Ouest, les Allemands repoussent ou absorbent les populations slaves. L e long de la mer, dans les plaines, est passé le flot de la poussée germanique. Les Allemands ont fait œuvre de conquête et de colonisation sur les côtes de la Baltique, parmi les populations clairsemées de la Lithuanie et de la Lettonie.

Les Chevaliers teutoniques et les Porte-glaives mènent parmi les païens du Nord ou parmi les schismatiques une croisade à laquelle viennent parfois s'associer des chevaliers occidentaux en quête d'aventures et de beaux coups d'épée. Ce caractère à la fois chrétien et guerrier achève de s'altérer au moment où le Grand-maître de l'Ordre teutonique saisit l'occasion de la révolution luthérienne pour séculariser l'ordre et se faire duc de Prusse. Par là le noyau de la nation polonaise se trouve séparé de la mer dont les

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bords se germanisent. A u Moyen âge, Polonais et Allemands se trouvent souvent associés pour arrêter la poussée des peuples de la steppe et de la lointaine Asie. E n 1241, à la bataille de Liegnitz, leurs forces combinées sont écrasées par les hordes mongoles. Après la Réforme et les sécularisations, Allemands et Polonais sont presque toujours en opposition. Sobieski sauve la Chrétienté en arrêtant les Turcs sous les murs de Vienne. Ce grand souvenir n'empêche pas l'impératrice Marie-Thérèse de s'associer à Frédé- ric II de Prusse et à Catherine de Russie pour le premier partage de la Pologne (1772).

Pour comprendre les malheurs des Polonais, i l faut se garder de confondre leur E t a t féodal avec une nation plus homogène et mieux délimitée dans ses frontières linguistiques et culturelles comme la France. L a Pologne historique se composait d'un noyau très compact de populations slaves et catholiques, vivant en symbiose avec un nombreux élément juif. L a noblesse polonaise, très dyna- mique, a occupé des territoires où, sans être les plus nombreux, les Polonais constituaient l'élément le plus cultivé et socialement le plus important ; le nombre de ces grands propriétaires terriens allait diminuant à mesure que l'on s'éloignait du noyau central.

Il faut avoir v u une ville comme Wilno pour comprendre ce qu'a été, parmi des populations moins évoluées, le rayonnement du polonisme ; on y comptait encore vers 1930 à peu près un quart de Polonais, un quart de Lithuaniens, un quart de Juifs, un quart de Russes Blancs. Conquérant et colonisateur d'un côté, le polo- nisme était de l'autre repoussé, conquis et même partiellement assimilé.

Si le noyau de résistance polonais a peu changé de place, les frontières de l ' E t a t ont été souvent déplacées. Loi*s des trois par- tages de la Polono-Lithuanie à la fin du x v me siècle, Frédéric I I , dès le premier, annexe la Poméranie polonaise, Dantzig, et réalise son ambition de joindre la Prusse proprement dite avec le B r a n - debourg. Marie-Thérèse s'adjuge la Galicie pour se consoler de la perte de la Silésie que le roi de Prusse lui a volée ; la haute Vistule sépare seule son lot de la vieille cité des rois de Pologne, Cracovie. L a Russie se contente des terres situées à l'Est de la Dùna et du Dniepr qui étaient pour l ' E t a t polono-lithuanien des sortes de confins militaires avec de peu nombreux éléments de population polonaise. A u deuxième partage (1793), les Prussiens s'avancent jusqu'au cœur du pays en s'adjugeant Poznan qui

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devient Posen et Thorun qui devient T h o r n . L a zone autrichienne ne s'accroît pas et les Russes, en occupant de vastes territoires — bassin du Pripet et du Dniestr par où ils ont une frontière com- mune avec la Galicie autrichienne, — n'acquièrent que des Marches où s'était exercée l'expansion polonaise. Même au troisième et total partage de 1795, les Russes qui atteignent le Niémen où ils entrent en contact avec les Prussiens, partagent avec eux toute l a ' L i t h u a n i e avec Wilno, mais n'entament pas les terres où la population est en grande majorité polonaise. Gracovie devient autrichienne et la frontière entre la Pologne autrichienne et la Pologne prussienne passe un peu au sud de Varsovie. L a Pologne n'existe plus comme état indépendant.

Elle renaît en 1807 par la volonté de Napoléon, après la défaite de la Prusse et de la Russie (traité de Tilsitt), sous la protection française et s'agrandit en 1809 aux dépens de l'Autriche (traité de Presbourg). Elle englobe Poznan, Thorun, Varsovie, Cracovie, c'est-à-dire presque toute la Pologne ethnographique à l'exception des terres entre Cracovie et le San. L a Pologne du Congrès de Vienne garde à peu près les mêmes limites à l'Est jusqu'au Niémen moyen et à la haute Vistule, mais elle perd Thorun et Poznan sur lesquels la Prusse met la main. Cracovie devient ville libre sous la protection de l'Autriche. L a Pologne du Congrès est sous la surveillance des alliés vainqueurs et le Tsar en est le souverain.

Cette fois, ce sont des populations purement polonaises sur les- quelles met la main la Russie. E t Kosciusko mourant en 1817 jette son cri désespéré : « Dieu est trop haut, la France est trop loin ! » Ce qui restait à la Pologne d'indépendance nominale disparaît après l'insurrection de 1831.

* * *

L a Pologne est à la fois une entité historique et une réalité ethnographique. Selon qu'on la considère sous l'un ou l'autre de ces aspects, son destin apparaît sous trois formes différentes : celle du x v ie siècle, c'est-à-dire la Pologne au temps de sa plus grande expansion, avant-garde de l'Occident catholique jusqu'au Dniepr et au delà du Niémen ; ou celle de 1815 à 1919, c'est-à-dire partagée entre ses trois voisins et politiquement annihilée. Reste une troisième solution, la seule juste et la seule raisonnable, la solution ethnographique, à la condition qu'il s'agisse non pas d'une

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théorie raciale d'apparence scientifique, comme celle dont le racisme hitlérien entendait se prévaloir, mais bien de la volonté des peuples librement exprimée et de leur droit de disposer d'eux- mêmes selon leurs affinités et sans contrainte. Par malheur ce n'est pas, ou du moins ce n'est pas complètement, ce droit qui fut appliqué aux Polonais par les traités de 1919. D u côté de l'Ouest, la Commission interalliée que présidait le général Le Rond, s'est efforcée, en Silésie, de délimiter les cantons à majorité polonaise pour les englober seuls dans la nouvelle Pologne. D u côté de la Poméranie et du fameux « corridor de Dantzig », afin d'assurer à la Pologne un accès à la mer, i l lui fut attribué en Poméranie des territoires où l'élément polonais n'était pas en majorité et où la population plus ou moins germanisée ne souhaitait pas l'incor- poration à la Pologne. D u côté de l'Est, ce fut pire encore. L a Russie en révolution avait abandonné ses alliés en pleine guerre et signé le traité de Brest-Litovsk ; pratiquement elle n'existait plus comme puissance européenne, occupée qu'elle était à combattre les forces

« blanches » et à appliquer ses doctrines communistes. L a fron- tière du nouvel E t a t polonais engloba de vastes territoires qui avaient jadis appartenu à la grande Pologne historique, mais qui n'étaient peuplés que par une minorité de Polonais. D u côté du Nord, Wilno devenait polonaise au grand mécontentement des Lithuaniens. D u côté de l'Est la Pologne englobait de vastes étendues de territoires de la Russie Blanche et de la Volhynie.

D u côté Sud, la Galicie, détachée de l'empire d'Autriche en liqui- dation, devenait polonaise bien que, à l ' E s t du San, elle fût peuplée en majorité d'Ukrainiens. Même d'ardents patriotes polonais comme Roman Dmovski estimaient que, du côté de l'Est, la Pologne portait trop loin sa frontière. « Pour le moment, disait Dmovski, ces territoires échappent au communisme, mais c'est une frontière qu'il faudra reviser lorsque la Russie aura un gouvernement stable. »

L a Pologne ainsi reconstruite reste fragile. Non seulement l'entente avec la Lithuanie qui existait avant les partages ne se renouvelle pas, mais les deux pays, ressuscites en même temps par la victoire de l'Occident, non seulement ne s'épaulent pas mais se regardent en ennemis et n'ont l'un avec l'autre aucun rap- port. Les Lithuaniens intriguent partout contre la Pologne, comme si l'indépendance de leur E t a t pouvait se concevoir sans celle de leur voisine et comme s'ils n'avaient pas les mêmes ennemis ! Une première fois, en 1920, la Pologne assaillie par ses voisins

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fut près de succomber et ne fut sauvée que grâce à l'arrivée du général Weygand dont la présence provoqua un sursaut d'énergie et déclencha une contre-attaque qui repoussa les ennemis loin de Varsovie, Les Polonais, parfois présomptueux et imprudents, sont capables d'héroïsme.

Après cette crise, l'Etat polonais est à peu près stabilisé. Mais, de toute évidence, i l ne peut vivre entouré d'ennemis qu'avec le soutien de la France et de ses alliés, dans le système européen tel que les traités de 1919 venaient de le construire. Or, le gouverne- ment de Varsovie ne tarda guère à contrecarrer la politique de Paris. A v a n t comme après la guerre de 1914, i l existait parmi les patriotes polonais deux tendances : les uns, plus occidentaux, plus libéraux, étaient pour la plupart originaires soit de Posnanie et formés à la vie politique par la lutte contre l'oppression prus- sienne, soit des provinces russes et qui avaient salué avec satisfac- tion l'alliance franco-russe dont ils espéraient voir sortir une évolution libérale de l'empire des Tsars. Ceux-là n'hésitèrent pas ; dès la déclaration de guerre, ils comprirent que la victoire de la France et de ses alliés pourrait offrir à la Pologne une occasion unique de résurrection ; ils travaillèrent donc et combattirent pour la France et l'Angleterre dans la mesure de leurs possibilités et se montrèrent loyaux à l'égard du Tsar. On comptait parmi ceux-là des hommes comme Dmovski, Erasme Piltz, Maurice Zamoïski, Marian Seyda, Chlapowski et tant d'autres. U n autre groupe, au contraire, composé surtout de Polonais de Galîcie, resta ou se mit au service de l'empire austro-hongrois et forma des « légions polonaises » qui combattirent bravement les Russes jusqu'au jour où, après la révolution, la Russie signa l a paix. A la tête de ce groupe se signalaient Joseph Pilsudski, d'origine lithuanienne, qui avait milité et souffert dans le parti socialiste et ourdi des complots contre le gouvernement russe, et un jeune officier destiné à une brillante et néfaste carrière, Joseph Beck. Ces « orien- tations » différentes étaient la conséquence naturelle de la situation des Polonais partagés entre trois empires ; malheureusement leurs conséquences survécurent à la construction de l ' E t a t polonais libéré par la victoire des alliés.

Quelques mois après la constitution de la Pologne libre, un coup d'Etat militaire, organisé par Pilsudski, faisait de l'ancien cons- pirateur, devenu le populaire maréchal Pilsudski, le chef réel de l ' E t a t et instituait « le régime des colonels » à la place du gouverne-

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ment parlementaire, à la vérité trop démagogique, que l'influence des alliés avait fait instaurer. L e gouvernement français, fatigué des aventures orientales, avait l a faiblesse de ne pas exiger le retour à un régime plus conforme aux préférences occidentales et américaines. L e colonel Beck ne tardait pas à devenir le prin- cipal conseiller diplomatique du maréchal Pilsudski et bientôt son ministre des Affaires étrangères. I l allait avoir les plus lourdes responsabilités dans les origines de la guerre de 1939 et dans la catastrophe finale.

N i le maréchal Pilsudski, chef du gouvernement, n i l'officier d'artillerie Beck devenu sans préparation son ministre des Affaires étrangères n'ont eu — le second encore moins que le premier — la juste compréhension de ce que pouvait être la politique d'un E t a t qui n'était pas une grande puissance et qui avait besoin de s'affermir et de s'organiser. L a Pologne était née à l'indépendance par la victoire des alliés et en particulier de la France ; entre ses deux ennemis séculaires, l a Russie et l'Allemagne, elle ne pouvait espérer vivre et se fortifier que si les traités de 1919 restaient intangibles et l'équilibre des forces inchangé. Elle ne pouvait pré- tendre mener sa politique à elle et pour elle. C'est ce que ni Pilsudski ni Beck ne comprirent. « I l ne faut jamais s'incliner devant per- sonne », disait le maréchal. Quant à Joseph Beck, ses Souvenirs, écrits dans l'exil, après la guerre et la catastrophe, et récemment publiés (1) montrent que, même après la catastrophe, i l n'a rien compris à l a situation, n i aux circonstances qui ont amené la guerre mondiale et la ruine de sa patrie. I l ne se rend pas compte que l a Pologne, née de l a victoire des Alliés, est inséparable d u sys- tème politique auquel elle doit sa résurrection. Beck a été attaché militaire en France, où i l n'a pas laissé de bons souvenirs, et dont l a politique démocratique et européenne l'offusque. II ne l u i par- donne n i la confiance qu'elle met dans la Société des Nations, ni ses sympathies actives pour la Tchécoslovaquie. Ainsi s'affirme l'opposition entre la politique que préconisaient Dmovski et ses amis et celle de Pilsudski et de Beck. Selon ces derniers, la Pologne n'a à se préoccuper d'aucune solidarité avec les peuples slaves ; l'ennemi, c'est le Russe et c'est le Tchèque.

A défaut de l'empire austro-hongrois qui s'est fragmenté selon les lignes de fracture ethnographique, c'est avec l'Allemagne que

(1) C o l o n e l J o s e p h B e c k . Dernier rapport. Politique polonaise 1 9 2 6 - 1 9 3 9 . E d i t i o n s d e l a B a c o n n i è r e , N e u c h â t e l . . — C o m t e S z e m b e c k , Journal 1933-1939, P i o n , 1952.

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Beck cherche à s'entendre. Il ne voit pas que le seul fait de détenir une partie de la Poméranie, qui sépare la Prusse de l'Allemagne, et de la Silésie, désigne au premier chef la Pologne parmi les ennemis du Reich. Sans doute ne peut-on faire confiance à Hitler, mais Joseph Beck croit possible de trouver, même avec l u i , des accom- modements, peut-être même un accord contre la Russie. Beck sait que le système français et anglais comporte de soutenir en Europe centrale la Petite Entente ; lui qui a cependant un traité d'alliance avec la France, cherche à se rapprocher des Hongrois que les traités de 1919 ont fort maltraités et qui ne peuvent qu'en sou- haiter la destruction, des Roumains qu'il voudrait détacher des Tchèques, des Croates qui ne se résignent pas à former un même Etat avec les Serbes, avec les Slovaques dans la mesure où ils cherchent à se séparer des Tchèques, avec les Suédois qui ne peuvent rien pour lui. Que ces combinaisons sentimentales et chimériques ne puissent lui assurer aucune sécurité ni aucun avantage et qu'elles soient précisément à l'opposé de ce que la France — qui est en réalité avec l'Angleterre son seul appui — lui demande, i l n'en tient aucun compte. Quand, après Munich, la faiblesse de la poli- tique britannique et française laisse Hitler détruire l ' E t a t tchécos- lovaque, Beck prend part allègrement à la curée pour annexer à la Pologne quelques milliers de Polonais de l'ancienne Silésie autrichienne qui s'étaient trouvés englobés dans l ' E t a t tchécoslo- vaque. Il monte au Capitole après cet exploit et l'opinion polonaise l'encense ! Mais la Roche tarpéienne n'est pas loin.

Beck, dans ses Souvenirs, répète plusieurs fois que la mésin- telligence entre lui et la France vient de la manière de comprendre le problème russe. I l ne veut pas voir que, si la France cherche à amener la Russie à la Société des Nations, c'est précisément pour sauver la Pologne et prévenir cette entente russo-allemande qui sera toujours néfaste à la Pologne. Lorsque Louis Barthou, en 1934, vient à Varsovie et couvre de fleurs le maréchal Pilsudski, i l dit dans sa réponse à une allocution polie de Beck : « Rien ne sépare la Pologne et la France, tout les unit. » Ce qui les sépare ce sont les susceptibilités de Beck qui entend être traité « en partenaire et non en satellite ». Il est à regretter que la France ait trop scru- puleusement ménagé l'amour-propre polonais et ait accepté d'abord le coup d'Etat de Pilsudski, ensuite la longue présence de Beck à la tête de la politique polonaise. E n 1937, cependant, l'ambassa- deur Léon Noël, à qui les Polonais demandaient d'importantes

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fournitures et des crédits pour l'armée, profita de la circonstance pour négocier, d'accord avec Paris, et obtenir que Beck quitterait la chancellerie si notre ministre des Affaires étrangères en for- mulait le vœu. Quand le général Smigly-Ridz, le successeur de Pilsudski à la tête de l'armée polonaise, vint à Paris, i l fut reçu avec les glus flatteuses démonstrations de confiance et d'amitié et obtint tout ce qu'il demandait (fin d'août 1936). A u cours d'un déjeuner au quai d'Orsay le général aborda lui-même la question :

« E t Monsieur Beck ? » demanda-t-il spontanément au ministre des Affaires étrangères, M . Y v o n Delbos. Contrairement au scénario prévu, le ministre se contenta de répondre : « Je le connais, je le rencontre à Genève ; c'est un homme intelligent. » Puis i l changea de conversation (1). Il ne fut plus question du départ de Beck et il eut toute licence pour conduire la Pologne, et la France avec elle, à la ruine.

On connaissait le rôle de Beck et ses responsabilités dans les événements de 1939. On sait maintenant, après la publication de son livre posthume, que ses complaisances à l'égard de l'Allemagne et ses défiances envers la France et la Grande-Bretagne, étaient l'effet de ses illusions et de ses affinités personnelles. Ce fut une fois de plus l'accord de l'Allemagne et de la Russie qui acheva la ruine de l'indépendance polonaise. E t ce furent la France et l'Angle- terre qui, par une fidélité méritoire à leurs engagements, mar- chèrent à son secours.

* * *

L a poussée de l'Europe centrale et de la chrétienté occidentale, dont les Polonais étaient l'avant-garde, s'exerçait depuis Charle- magne en direction de l'Est, à la rencontre de la poussée asiatique : c'était le fameux Drang nach Osten. Les peuples de la Russie en avaient tiré plus d'avantages que d'inconvénients, car ils devaient à l'Occident au moins autant qu'à Byzance leur civilisation ori- ginale. L a folle entreprise de Hitler, qui prétendait trouver dans les plaines de l'Ukraine un Lebensraum supplémentaire pour son peuple, l'écrasement final de ses armées par les Russes, en même temps que par les alliés occidentaux, a produit un véritable ren- versement de l'Histoire. C'est l'Est qui, reprenant l'offensive,

» (1) L é o n N o ë l , Mon Ambassade à Varsovie. L'agression allemande contre la Pologne.

1 v o l . i n - 8 ° . F l a m m a r i o n , p . 142-145.

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s'avance dans la direction de l'Ouest, et refoule le germanisme en en Allemagne du Nord aussi bien que dans le bassin du Danube.

C'est là un fait d'une importance capitale, dont la politique de toutes les nations doit tenir compte et dont l a Pologne d'aujour- d'hui est à la fois victime et bénéficiaire.

D u côté de l ' E s t l a nouvelle Pologne perd, au profit de l a Russie, toute la zone d'expansion historique de l'ancienne Pologne. Ces

« Marches », où la classe dirigeante et possédante était polonaise, appartiennent maintenant à la Lithuanie, à la Russie Blanche et à l'Ukraine, c'est-à-dire à l ' U . R. S. S. Wilno, Grodno, Brest-Litovsk, Lwow échappent à la Pologne. Cependant le nouveau territoire russe s'arrête à la limite des pays où la population polonaise est non seulement en majorité, mais presque sans mélange.

E n revanche, au Nord et à l'Ouest, la Pologne de 1945 englobe des terres où l a population était en grande majorité allemande ou germanisée. N o n seulement elle récupère le fameux « corridor » de 1919 avec la Poméranie polonaise et son port de Gdynia, mais encore Dantzig. L'ancienne Prusse devient polonaise, à l'excep- tion du Nord qui, à partir d'une ligne tracée de Suwalki au Frische Hafî est annexée par la Russie avec Kcenigsberg qui devient Kaliningrad, symbole éclatant d'un prodigieux retournement-de l'Histoire. L a Pologne s'agrandit de l a Poméranie occidentale, y compris les bouches de l'Oder avec Szecszsin (Stettin). la Silésie et toutes les terres jusqu'à l'Oder et à son affluent l a Neisse, c'est- à-dire à une ligne presque droite du Sud au Nord, de la frontière tchèque à la mer Baltique. L a Pologne nouvelle ainsi constituée apparaît sur la carte avec une forme massive, carrée, bien déli- mitée, avec 416 kilomètres de côtes. Ces terres étaient, au Moyen âge, peuplées par des tribus slaves assez clairsemées que l'on désignait sous le nom de Polabes. L e progrès de leur christianisa- tion et de leur germanisation, c'est toute l'histoire de la poussée allemande vers l'Est. L a Pologne a été, avec l a dynastie des Piast, le premier élément qui ait constitué un E t a t indépendant du Saint-Empire Romain Germanique (fin du xe siècle). Elle est tantôt alliée avec lui contre les dangers venus de l'Est, tantôt en lutte contre lui pour son autonomie. L e centre de ce groupement était le premier évêché catholique de Gniezno (Gnesen) non loin de Poznan. Que ces populations entre l'Elbe et la Vistule aient été originellement slaves, personne ne le conteste, pas plus que n'est contestable leur germanisation. L a Réforme luthérienne, dont le

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caractère est essentiellement allemand, a achevé de germaniser ces populations, celles notamment de la Prusse orientale, comme la Warmie et la Mazurie, qui parlent encore des idiomes slaves.

A v a n t la guerre de 1914 un seul petit noyau de population slave, en Lusace, faisait parfois entendre un vœu d'autonomie au moins culturelle, mais non pas au nom du polonisme. E n maints cantons, les populations rurales continuèrent de parler un idiome slave, tandis que les villes germanisées ne gardaient plus que dans leurs noms déformés le souvenir de leur lointaine origine.

Ces vestiges d'un passé bien oublié n'ont en rien contribué à déterminer la résolution des « Trois » qui, à Téhéran et à Y a l t a , d'abord, à Pptsdam ensuite décidèrent de reconstituer la Pologne et en tracèrent à grands traits les frontières. C'est à la conférence de Téhéran, en novembre 1943, où se rencontrèrent le Président Roosevelt, Winston Churchill et le maréchal Staline, que ce dernier parla pour la première fois de la ligne Curzon, tracée en 1919, comme de la frontière qui devrait, après la fin de la guerre, séparer la Pologne reconstituée de la Russie. A la Conférence de Y a l t a (janvier-février 1945), la question fut de nouveau abordée entre les mêmes personnages. Il fut convenu que, en échange des ter- ritoires qui reviendraient à la Russie à l'Est de la ligne Curzon et où vivait une minorité de Polonais, la Pologne recevrait d'amples compensations territoriales aux dépens de l'Allemagne. Il s'agis- sait, à ce moment, d'abord de terminer la guerre et de donner à la Russie qui avait subi et brisé le formidable assaut des armées de Hitler, des compensations réparatrices. Il s'agissait, pour le Pré- sident des Etats-Unis surtout, d'obtenir de la Russie l'engage- ment, lorsque l'Allemagne serait hors de combat, de prendre part à la guerre contre le Japon dont les Américains redoutaient une longue résistance. Après la capitulation sans conditions de l'Alle- magne, le protocole de Potsdam, le 2 août 1945, autorisa les Polo- nais à englober dans leur frontière provisoire et à occuper les pro- vinces allemandes à l ' E s t de la ligne Oder-Neisse.

Le gouvernement de Moscou, en prenant pour sa frontière occidentale la ligne Curzon, faisait preuve d'une modération rela- tive et respectait les limites ethnographiques. Il concédait même aux Polonais, à l'Ouest de la ligne Curzon, certains territoires qui ne faisaient pas partie du royaume du Congrès de Vienne en 1815, par exemple la région de Bialystock. Mais ces mêmes principes de respect pour le caractère des peuples et pour leurs droits, i l les

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violait sans scrupule, en s'attribuant le Nord de la Prusse avec Koenigsberg et en faisant céder à la Pologne de vastes étendues de terres enlevées à l'Allemagne, qui dépassaient de beaucoup les frontières attribuées à la Pologne par les traités de 1919 et qui étaient devenues la cause de la guerre de 1939. Roosevelt, à Y a l t a , et M . Truman à Potsdam se rendirent-ils compte de la gravité, et, pour l'avenir, du danger de l'annexion à la Pologne d'une telle étendue de terres peuplées d'Allemands ? Les deux présidents américains s'abstenaient de toute objection devant les exigences russes. Leur attitude explique aussi celle de M . Churchill, bien qu'il discernât mieux les dangers de pareilles décisions. M . Churchill parlant comme chef de l'opposition, le 5 juin 1946, à la Chambre des Communes, a déclaré : « Une Pologne libre devait recevoir des compensations aux dépens de l'Allemagne à la fois sur la Baltique et à l'Ouest, même jusqu'à la ligne de l'Oder et de la Neisse orien- tale. » Mais i l lui arriva aussi de protester dans son langage imagé :

« C'est une folie de gaver l'oie polonaise de tant de nourriture allemande. Vous allez la faire crever d'indigestion et que devien- dront les dix millions d'Allemands de Prusse Orientale ? » Staline répondit cyniquement : « N'ayez pas de crainte pour les transferts de population ; partout où entrent nos troupes les Allemands s'en- fuient » (1). A Potsdam, on était au lendemain même de la lutte, il pouvait paraître naturel que la Pologne, principale victime de la guerre déclenchée par Hitler, et que la Russie, attaquée par lui en 1941, reçussent aux dépens de l'Allemagne des compensa- tions territoriales. Hitler lui-même avait proclamé que les riches plaines de l'Ukraine appartiendraient aux soldats allemands qui allaient les conquérir. On revenait au vieux droit des temps bar- bares, mais l'Allemagne ne récoltait que ce qu'elle avait semé.

N i Roosevelt, ni même Churchill, ne se faisaient une idée très nette de ce que représentait, dans l'esprit des Russes, la conception

« démocratique » et de ce que pourrait devenir l'indépendance d'une Pologne occupée par les armes russes derrière le rideau de fer.

M . Molotov, commissaire du Peuple aux Affaires étrangères de l ' U . R. S. S. résumait dans sa déclaration du 17 septembre 1946, à Paris, la façon dont, à Y a l t a et à Potsdam, les trois puissances avaient décidé de confier à l'administration de l ' E t a t polonais les provinces allemandes à l'Est de la ligne Oder-Neisse, reconnais-

(1) P i e r r e et R e n é e G ö s s e t , La Deuxième guerre mondiale, p. 407.

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sait que « la fixation définitive de la frontière occidentale de la Pologne doit être remise jusqu'à la Conférence de la Paix. » Or, peu de temps après, un journaliste de Y United Press reçu par le généralissime Staline à Moscou lui demandait « si l'Union Sovié- tique considère la frontière occidentale de la Pologne comme définitive », et recevait la réponse : « Oui » au cours de la même décla- ration, M . Molotov ajoutait que le gouvernement français a également donné son accord à la décision relative aux frontières de la Pologne.

L a propagande polonaise et russe a essayé de trouver à cette annexion de terres allemandes à la Pologne des arguments his- toriques. Il est inutile de s'attarder à discuter des origines. L a seule raison valable aux yeux du droit des gens tel que les pays civilisés le conçoivent et l'enseignent, c'est la volonté des peuples libre- ment exprimée. Jamais les habitants de Koenigsberg n'ont demandé à devenir russes ; jamais les paysans ni les citadins de la Prusse, de la Poméranie ou de la Silésie telle que les traités de 1919 l'ont délimitée, n'ont demandé à devenir Polonais. Les annexions de 1945, si elles sont définitives, constituent un attentat contre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes qui devrait être sacré pour tous les pays civilisés.

Que les Polonais ne s'en préoccupent guère, on le comprend, car eux-mêmes ont été souvent victimes des abus de la force et leurs voisins n'ont jamais tenu compte de leurs préférences. Que les Russes qui ne sont pas parvenus au même stade de civilisation que l'Occident et qui ont confisqué l'indépendance de tant de peuples qui étaient autant et plus qu'eux-mêmes civilisés, pra- tiquent la conception du droit de la force, on ne saurait s'en étonner.

Alexandre Ie r, au Congrès de Vienne, répondait à Talleyrand qui invoquait le droit des gens : « Les convenances de lUSurope sont le droit. » Il y a aujourd'hui dans l ' U . R. S. S. et même dans toute l'Europe des hommes nombreux qui sont prêts à proclamer que les convenances de Staline sont le droit. Les doctrines de l'hitlé-

risme, reprises et aggravées par le communisme oriental, réussiront- i elles à s'imposer à l'humanité chrétienne ?

C'est à la France que revient l'honneur d'avoir fondé le droit nouveau, le droit humain. I l est né de la solennelle protestation des députés d'Alsace et de Lorraine, en 1871, à l'Assemblée de Versailles au nom des populations françaises annexées à l'Alle- magne. Cette protestation du droit, la France a eu l'impérissable gloire de la maintenir pendant quarante-trois ans et de ne jamais

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recourir à la force pour la faire valoir. Attaquée en 1914, elle a triomphé avec ses alliés ; elle s'est contentée du retour de ses enfants séparés de la mère patrie, sans demander l'annexion d'un pouce de terre qui' ne soit pas française. Cet exemple créait le principe du droit que la France ne saurait abandonner. Quelles qu'aient été les fautes, et même les crimes de leurs mauvais bergers, quels que soient même les entraînements auxquels se sont laissé emporter ces peuples, c'est justice de comprendre les souffrances des populations privées de leur patrie, arrachées à leur foyer.

Nos patriae fines et dulcía linquimus arva. Nos patriam fugimus.

Le temps ne mord pas sur la protestation du droit victime de la force, et c'est l'honneur des hommes. L a France, plusieurs fois dans l'Histoire, a eu pitié des Polonais ; elle ne peut pas ne pas regretter de les voir bénéficier aujourd'hui d'une politique de mépris du droit, dont ils ne sont pas responsables, mais qui, dans l'avenir, pourra se retourner contre eux.

Les nouvelles frontières, allègue-t-on, n'englobent pas de nom- breuses populations germaniques, car elles ont émigré en grand nombre. Il est nécessaire de préciser par quelques chiffres. Les provinces de l'ancienne Allemagne annexées à la nouvelle Pologne, dont l'étendue est de 104.000 kilomètres carrés, comptaient, au dernier recensement par le Reich, 8.200.000 habitants sur lesquels il y avait, selon les Allemands, 350.000 Polonais, et, selon les Polonais, plus de 1 million. L a différence provient surtout de ce que les Allemands ne comptaient pas comme Polonais les Kachoubes de Poméranie et les Mazures de Prusse orientale qui parlent des dialectes slaves parents du polonais. Une émigration saisonnière amenait chaque printemps dans les terres du Reich environ 200.000 ouvriers agricoles polonais. Dans ces provinces, les plus pauvres de l'Allemagne, la densité de la population n'atteignait que 77 par kilomètre carré. Devant l'avance des armées russes les popu- lations allemandes s'enfuirent en masse vers l'Ouest. On estime qu'au moment où, après le protocole de Potsdam, la Pologne prit en charge ces territoires, i l n'y restait plus que 4 millions d'habitants, soit 49 par kilomètre carré. U n recensement de no- vembre 1946 donne 5.107.000 habitants, (sans compter le terri- toire du Nord annexé par la Russie avec Koenigsberg), dont 4.237.000

Polonais. Parmi ceux-ci sont compris 1.300.000 personnes venues d'au delà de la ligne Curzon devenue la nouvelle frontière polono- soviétique. Il est vraisemblable que, dans les campagnes surtout,

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d'assez nombreuses familles ayant des noms d'origine slave ont trouvé avantageux de se déclarer polonaises. Si de nombreux Alle- mands ont fui spontanément devant la terreur russe, le transfert d'un grand nombre d'autres a été organisé et brutalement exécuté.

L e protocole de Potsdam qui prévoit ces transferts de population, spécifie qu'ils devront être réalisés dans des conditions humaines, comme s'il était possible d'humaniser une opération cruelle en elle- même. Les Russes, d'ailleurs, ne s'en sont guère préoccupés.

Ces transferts de populations, cette pratique de déracinement et de transplantation des peuples, constituent une innovation dont notre époque n'a pas lieu d'être fière. On allègue qu'en regroupant les populations de même race on diminue les raisons de guerre ; mais cette notion même de race est, elle aussi, récente dans la forme du moins que lui ont donnée les théoriciens du racisme et les hommes comme Hitler qui l'ont pratiquée. Le racisme engendre le crime dont le national-socialisme allemand a donné au monde l'effroyable spectacle par la destruction des Juifs. L a théorie du Lebensraum ne donne pas lieu à de moins criants abus. M . Schu- macher, chef des socialistes de l'Allemagne occidentale, disait à Hanovre le 22 octobre 1946 : « L'Allemagne et l'Europe ne peuvent pas vivre sans le grenier que constituent les territoires à l'Est de l'Oder et de la Neisse parce que chaque peuple a besoin d'espace pour pouvoir respirer. » Misérable argument qui pourrait servir à justifier toutes les conquêtes spoliatrices ! E n réalité les régions sablonneuses enlevées à l'Allemagne sont parmi les plus pauvres de l'Europe et leurs habitants ont toujours émigré vers les villes.

L'Allemagne a reçu, comme fugitifs, transférés ou émigrés, plus de douze millions de personnes, dont quatre en Allemagne orien- tale et huit en Allemagne occidentale venues de la Prusse russifiée, des provinces annexées à la Pologne, de Tchécoslovaquie et même de Hongrie. E t i l en arrive chaque jour. Cette masse de population flottante est difficile à réenraciner et difficile à nourrir dans un pays dont les industries ne font que commencer à reprendre une activité exportatrice et qui est obligé d'importer des produits ali- mentaires. Une telle Allemagne est évidemment pour l'Europe un élément d'instabilité et d'insécurité (1).

L a spoliation et l'expulsion peuvent être présentées comme des moyens de ne pas faire vivre sur un même territoire les vie-

U t S u r ce p o i n t n o u s r e n v o y o n s à l ' a r t i c l e de M . J e a n de P a n g e d a n s La Revue d u 15 m a i 1952.

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limes et les bourreaux. L a Pologne n'a-t-elle pas perdu 6 millions d'hommes (passant de 32 millions en 1932 à 26 millions en 1946) dont 644.000 seulement par faits de guerre, le reste dans les camps d'extermination et les chambres à gaz. I l parut équitable, après tant de souffrances, de donner au peuple polonais une compensa- tion sous la forme d'un espace vital, en transférant les populations allemandes qui y étaient enracinées. M . W . Churchill, dans un discours du 15 décembre 1944 approuvait de telles mesures et M . Georges Bidault, quelques jours après, le 21 décembre, ne les condamnait pas. Le gouvernement de l'Allemagne orientale, l u i - même d'inspiration soviétique, admettait officiellement la nou- velle frontière qu'il considérait comme intangible et en laquelle i l voyait un instrument de paix. Plus tard cependant M . Bidault, dans un discours prononcé à Moscou le 9 avril 1947, attirait l'attention sur le danger pour l'avenir d'une Allemagne à la fois territoriale- ment réduite et surchargée de populations flottantes. L a nou- velle frontière n'est pas juridiquement définitive puisqu'aucun traité ne l'établit, mais en fait i l ne saurait être question d'y toucher, si ce n'est par consentement mutuel. Il ne faut pas méconnaître les dangers qui en résultent. E t i l convient d'affirmer hautement que de telles pratiques sont le signe douloureux d'un effroyable recul de la civilisation et de l'avènement d'une barbarie technique et scientifique bien pire que les pratiques instinctives des peuples primitifs.

* *

A la Conférence de Y a l t a , à la fin des discussions difficiles sur le sort de la Pologne, i l fut entendu que « le gouvernement de Lublin (c'est-à-dire le gouvernement communiste de la Pologne) sera tenu de s'élargir en admettant dans son sein des représentants du

« gouvernement » de Londres et de procéder aussi rapidement que possible à des élections libres au suffrage universel et au scrutin secret ». (1). Comme on allait se séparer, le Président Roosevelt eut un scrupule : « Aussi rapidement que possible, demanda-t-il, qu'est-ce que cela signifie exactement? — Moins d'un mois», répondit Molotov. C'est vingt-trois mois après, dans une Pologne occupée

(1) P i e r r e et R e n é e G o s s e t . La Deuxième Guerre mondiale, p. 407 et s u i v a n t e s . L e G o u v e r n e m e n t de L o n d r e s est c e l u i q u ' o n t créé les P o l o n a i s e n e x i l , s o u s l a p r é s i d e n c e de M . M i k o l a j c i k .

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par les armées russes, sous un régime de terreur, après l'élimina- tion du parti paysan, qu'eurent lieu un semblant d'élections. Bien entendu le « gouvernement » de Londres n'était pas représenté dans le gouvernement de la Pologne et ses partisans étaient pour- chassés comme ennemis publics. Staline et Roosevelt ne parlent pas le même langage. A Y a l t a , Staline, un soir, demande brusque- ment : « Mais enfin qu'est-ce qu'un gouvernement démocratique ? Est-ce que tous les partis sont représentés au sein du gouverne- ment conservateur britannique ou du gouvernement démocratique américain ? » (1) Jamais plus tragiquement que de nos jours les mêmes mots n'ont servi à désigner des idées plus opposées.

Une transformation sociale profonde s'est opérée en Pologne du fait de la guerre et de l a passagère mais singulièrement efficace occupation hitlérienne. Les Polonais étaient avant tout un peuple de terriens : au sommet une aristocratie de grands propriétaires qui avaient fait la Pologne historique et conduit son expansion dans les contrées voisines ; ils formaient l'armature de l ' E t a t , de la Société, de la diplomatie ; cosmopolites, surtout depuis les exodes qui suivirent les partages du x v me siècle et les révoltes du x i xe, polyglottes, artistes, ils représentaient brillamment une nation de haute culture européenne, avant-garde de l'Europe civi- lisée et chrétienne. A la base une classe nombreuse de paysans, petits propriétaires ou tenanciers, laborieux, prolifiques, attachés à leurs coutumes traditionnelles, à leur religion et à leur clergé catholique. Dans les villes et les bourgs, vivaient une autre popu- lation, les Juifs qui, presque seuls, exerçaient le commerce, les affaires, les professions dites libérales, telles que médecin, avocat, e t c . , ils constituaient l a classe moyenne. L e régime national-socia- liste allemand entreprit la destruction de toute cette population juive ; i l acheva presque complètement cet exécrable forfait sans précédent dans l'histoire. A l'exception de quelques milliers qui purent s'enfuir et dont l a plupart sont aujourd'hui réfugiés en Israël et de 120.000 environ qui restent encore en Pologne, toute la popu- lation juive — 3 millions et demi d'êtres humains — a disparu et avec eux la classe moyenne. L'ancienne noblesse a été détruite ou dispersée par les Allemands d'abord, par les Russes ensuite, ou bien elle est redevenue paysanne.

L e nouveau gouvernement de la Pologne restaurée, quel qu'il

(1) Ibid., p . 408.

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soit, se trouvait en face d'une lourde tâche, œuvre de reconstruc- tion matérielle et sociale sans précédent. Isolé à l'Orient de l ' E u - rope, victime de la barbarie hitlérienne, sans contacts avec l'Occi- dent, i l ne pouvait recevoir d'aide que de P U . R . S . S . , qui imposait ses institutions et ses accointances soviétiques. Libérée par les armées russes, occupée par elles, la Pologne n'avait pas le choix ; elle ne pouvait vivre et entreprendre sa restauration qu'avec l'aide de la Russie ; elle payait sa vie de sa liberté et sa reconstruc- tion de son indépendance. Le gouvernement communiste a achevé tout de suite sa révolution sociale par la collectivisation des terres. Le gouvernement de la Pologne ressuscitée, de 1919, à 1939, avait commis l'erreur de ne pas procéder à une réforme agraire et de ne pas répartir les trop grands domaines entre les cul- tivateurs afin de créer une classes de paysans propriétaires. Le système communiste a, au contraire, instauré le régime des K o l - khoses, et pris des mesures rigoureuses pour que ne puisse se former une classe de petits propriétaires. Cette entreprise n'est, du reste, pas achevée, car elle se heurte à la résistance des paysans. Le gou- vernement a jusqu'ici hésité à employer les moyens atroces par lesquels le communisme russe a réalisé la destruction des Koulaks.

Toute société humaine est en gestation d'une classe moyenne ; quand elle ne se développe pas par le travail, notamment par le labeur prolongé de l'homme qui cultive la terre, elle est engendrée par l'enrichissement, souvent par la concussion, des fonctionnaires de l'Etat omnipotent.

L a Pologne d'entre les deux guerres était un pays où prédomi- nait l'économie agricole ; l a nouvelle s'équipe, à l'instar de la Russie et par les mêmes procédés, pour devenir un pays industriel. Sous l'impulsion soviétique et avec le concours de techniciens russes, l'exploitation des mines s'est intensifiée et les industries de trans- formation se multiplient. Les anciennes provinces allemandes, en particulier la Silésie, étaient déjà des centres industriels prospères.

Avec l'économie soviétique et même avec celle de l'Allemagne orien- tale, l'économie polonaise cherche des débouchés pour son indus- trie et des centres d'approvisionnement pour sa vie matérielle dans les régions de l'Europe Sud-Orientale et en Asie. L e port de Stettin est aménagé pour devenir le débouché de l'industrie et de l'agri- culture non seulement de la Pologne occidentale, mais aussi de l a Tchécoslovaquie qui y dispose d'une zone franche. Gdansk (Dantzig) et Gdynia draineront le commerce de l a Pologne centrale et orien-

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taie et même de la Roumanie par le canal presque achevé du D a - nube à la Vistule par le Pruth. A u témoignage de tous ceux qui ont pu visiter la Pologne récemment, une intense activité s'y mani- feste dans toutes les branches du labeur humain.

Le peuple sait que son pays n'aurait pas subi un nouveau par- tage si la Russie ne s'était pas associée à Hitler par l'accord d u 23 août 1939 pour une curée définitive. I l a v u , ensuite, le retour victorieux des armées russes et l'expulsion des Allemands. Il n'ou- blie pas que l'arrêt volontaire de l'armée russe sur la rive droite de la Vistule était calculé pouf laisser aux Allemands le temps d'achever à Varsovie la destruction et le massacre et i l n'a pas d'il- lusions sur la fraternité slave dont la solidarité communiste lui cache pour le moment la précarité. Mais la seule issue est celle que les événements lui imposent et que rien ne peut remplacer, car l'Occident est loin, l'Amérique plus loin encore, et les groupements polonais émigrés ne représentent qu'un régime déchu et qui a, dans la genèse de la guerre, de très lourdes responsabilités. I l cherche

"donc à s'accommoder de la situation présente, i l se lance dans la voie d'une expansion compensatrice à l'Ouest dont i l entend dire qu'elle est une récupération et dont i l sait qu'elle le venge de ses ennemis allemands. Sans doute les gens qui, réfléchissent et qui pensent à l'avenir se demandent si les nouvelles frontières ne seront pas pour eux une source d'inquiétudes, d'insécurité et peut-être de malheurs futurs. Les paysans que le gouvernement veut installer de force sur des terres allemandes abandonnées ne s'y résignent souvent qu'avec appréhension. Nous ne saurions, en ces quelques pages, entrer dans le détail, mais i l est notoire que la Pologne nou- velle donne une impression de vitalité étonnante. Malgré les liens habilement dissimulés qui la ligottent, elle manifeste ce sentiment de solidarité nationale qui a toujours sauvé son âme dans ses désas- tres matériels et qu'elle doit à l'Eglise catholique qui a toujours été son refuge dans le malheur et le principe de ses résurrections.

* * *

L e peuple polonais, serré entre la Russie byzantine et les pro- vinces luthériennes de l'Allemagne orientale, doit à sa religion catholique romaine sa cohésion nationale et ce dynamisme ethnique qui l'a fait survivre à tous les partages et surnager dans les pires

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tempêtes. Qui donc a dit : « L a Pologne qui n'a jamais su vivre libre a toujours su admirablement ne pas mourir ? » De ses malheurs sont pour une part responsables certains défauts du caractère de son peuple, notamment son instabilité imprévoyante ; mais sa vita- lité elle la doit à sa foi et à son église. Il s'agit ici d'un catholicisme de masse qui englobe plus de 90 pour 100 des Polonais, qui forme la solide armature de la nation, traditionnellement associé à l'Etat et attaché à la papauté. Dans ses vingt-quatre diocèses, le clergé est nombreux, obéissant à ses chefs, étroitement uni à la vie du peuple et à ses souffrances ; i l a perdu dans la guerre et la résistance à l'Allemagne environ trois mille prêtres et, i l est resté si inti- mement lié à la vie populaire que, dans la mise au pas brutale des satellites par Moscou, i l a réussi à assurer le respect relatif et provi- soire de son indépendance et de son activité sacerdotale. C'est une curieuse et significative histoire que nous ne pouvons exposer ici en détail et dont i l faut cependant dire un mot pour expliquer la place de la nation polonaise dans l'Europe d'aujourd'hui (1).

L a forte organisation religieuse, solide élément de la vitalité nationale polonaise, et d'autre part le dynamisme conquérant du communisme devenu entre les mains de Staline le puissant instru- ment de la domination universelle de la Russie et du panslavisme, constituent deux forces qui, provisoirement, malgré des heurts fréquents, se tolèrent : situation de fait qui résulte des circonstances et où aucune concession doctrinale ou spirituelle n'a été faite ni d'un côté n i de l'autre. L a Russie ne renonce pas à sa doctrine et à sa propagande matérialiste et athée ; le catholicisme polonais ne renonce pas à sa foi et à son apostolat. Quelques concessions ont été nécessaires de part et d'autre : l'Eglise polonaise s'abstient de combattre l ' E t a t et de critiquer publiquement ses actes ; l ' E t a t respecte la liberté du culte, de l'apostolat et notamment de la presse catholique. L'Eglise donne son concours à la restauration et à la polonisation des provinces « récupérées » sur l'Allemagne ; là où l'Etat et le peuple voient une reconquête nationale, l'épis- copat et l'Eglise voient en outre une reprise sur Luther. L ' E t a t développe rapidement ses écoles (2) ; les évêques multiplient les efforts d'apostolat catholique par l'enseignement et par la presse quotidienne et surtout hebdomadaire qui a pris un essor extraor-

(1) V o y e z le n u m é r o d u 4 m a i de l a Documentation Catholique et le n u m é r o de j a n v i e r de l a r e v u e Esprit.

(2) L e n o m b r e des écoles atliées est m o n t é d e p u i s 1947 d e 5 à 463.

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dinaire dans un Etat qui professe que la disparition de toute reli- gion est écrite dans les lois de l'histoire. C'est même sans doute cette conviction théorique, que les faits démentent, même en Rus- sie, qui donne aux dirigeants du communisme doctrinal la patience nécessaire à une tolérance de fait.

Le résultat de cette double tendance a été la « déclaration com- mune » du 14 avril 1950 qui, toujours sur le terrain positif des faits et des nécessités de la vie a stabilisé, au moins pour un temps, les rapports qui s'étaient établis en fait entre l'Eglise et l ' E t a t et a fonctionné depuis deux ans non sans difficultés, ni sans débats, mais sans rupture. Le gouvernement reconnaît le Pape comme

« l'autorité compétente et suprême de l'Eglise dans les affaires con- cernant l a foi, la morale et la jurisprudence ecclésiastiques ». L'épis- copat s'engage à prêcher, « conformément. aux enseignements de l'Eglise, » le respect de la loi et de l'autorité de l ' E t a t et « à en- courager les fidèles à accroître leurs efforts pour reconstruire le pays et accroître le niveau "de vie. »

Le Saint-Siège naturellement n'a pas reconnu l ' E t a t de fait créé par l'occupation polonaise à l'Est de l'Oder-Neisse (Odra- Nysa en Polonais) qui n'est pas sanctionné par un traité de paix, mais i l a autorisé le clergé polonais à administrer ces provinces aux lieu et place des évêques et des prêtres qui ont suivi leurs ouailles réfugiées au delà de la frontière nouvelle. L e clergé polonais, dans un puissant effort, s'attache à organiser la religion catholique dans ces provinces qui étaient catholiques jusqu'au x v ie siècle. Quatre grands séminaires ont été créés. Ces territoires sont habités aujour- d'hui par plus de sept millions de catholiques, au milieu desquels plus de trois mille prêtres exercent le sacerdoce. Ainsi la polonis'a- tion et la catholicisation de ces provinces allemandes et en majorité protestantes se trouvent liées par l'action de l'Eglise catholique et l'action de l ' E t a t communiste dont les tendances cependant sont si différentes.

Bien entendu, les déclarations episcopales provoquent de la part de la presse communiste des protestations et des manifesta- tions d'athéisme officiel. D'autre part une partie des catholiques se plaignent d'excès de zèle de la part de certains prêtres. L ' e n - thousiasme patriotique des Polonais en présence de l a résurrection de leur patrie cache-t-il aux catholiques polonais l'asservissement aux volontés de Moscou et la menace qui en résulte pour la reli- gion si étroitement associée à l a vie nationale ? Ou bien, espèrent-

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ils que cette expérience, est de nature à prendre une signification plus générale ? I l est impossible d'en juger. Sans doute l'une et l'autre idée coexistent dans la fièvre d'une vie retrouvée.

L a situation générale a un autre aspect que nous avons montré. Ce sont les millions d'Allemands déracinés, arrachés à leurs foyers, qui flottent comme des épaves, malheureux et aigris, à la surface de la société allemande, dont ils compromettent la sta- bilité et contrarient le désir de paix. De quelque côté que l'on envi- sage le problème on n'aperçoit que dangers et inquiétudes pour l'avenir. On se demande si la Pologne ne serait pas plus heureuse, plus libre et moins menacée de dangers futurs, si elle se contentait de vivre dans ses limites ethnographiques. L a Russie l u i impose cette frontière de l'Ouest qui englobe des provinces hier allemandes ; n'est-ce pas afin de la tenir plus sûrement dans sa dépendance de satellite ? L a Pologne, en face des inéluctables revendications d'une Allemagne qui un jour sera réunifiée, ne peut se passer de la force militaire russe et paie de son indépendance sa sécurité et son inté- grité jusqu'à ce qu'un jour, peut-être, pressée de s'assurer cette alliance germanique dont elle attendrait l'empire du monde, la Russie ne s'entende avec l'Allemagne, par un accord analogue à celui du 23 août 1939, pour un nouveau et définitif partage de la Pologne.

Le destin de la nation polonaise sera-t-il donc toujours instable et précaire, et son indépendance sera-t-elle toujours une source de conflits ? L a satisfaction relative que donne aux Polonais pa- triotes — et ils sont tous patriotes — la nouvelle frontière de l'Ouest se comprend, mais on ne saurait non plus ignorer les plaintes des Allemands chassés de chez eux et de tous les Allemands en face du Reich mutilé. Si la frontière Oder-Neisse devient définitive, les Nations-Unies auront le devoir d'aider l'Allemagne à reclasser ces populations flottantes, pourvu qu'elle renonce à toute modification de ses frontières par la guerre. Etroitement associée à la Russie * et dans sa dépendance, la Pologne deviendrait l a pointe offensive de PU.R'.S.S. et de l'Eurasie vers l'Occident et l'Atlantique.

L'équilibre nécessaire à la paix ne pourrait être rétabli que par la coopération active de l'Occident et de l'Amérique. A u contraire la véritable indépendance d'une Pologne forte assurerait l a paix et la sécurité générale. Ainsi, comme au x v i ne siècle et comme en 1939, la paix du monde dépend dans une large mesure du destin de la Pologne.

RENÉ PINON.

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