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Les enjeux éthiques du pluralisme juridique : le libéralisme politique est-il la solution?

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Les enjeux éthiques du pluralisme juridique : le libéralisme politique est-il la solution?

OST, François

OST, François. Les enjeux éthiques du pluralisme juridique : le libéralisme politique est-il la solution? In: Pour un droit pluriel . Genève : Helbing & Lichtenhahn, 2002. p. 201-220

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:91631

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Les enjeux éthiques du pluralisme juridique:

le libéralisme politique est-il la solution?

François OsT

Introduction

Le collègue et l'ami auquel cette étude est dédiée s'est révélé, durant toute sa canière académique, un défenseur aussi résolu qu'inspiré du pluralisme juridique. Sa finesse d'analyse juridique et sa lucidité sociologique y décou- vrent le contrepoint éclatant des aveuglements de la dogmatique; on peut croire aussi que son indépendance d'esprit et sa passion démocratique trouvent dans cette créativité des forces sociales spontanées, qui s'organisent en marge des institutions établies, des raisons toujours nouvelles de manifester sa confiance dans le mouvement de la vie.

Déjà dans son ouvrage pionnier de 1979, Pour une théorie de la connais- sance juridique, la thèse est affirmée avec force: «on assiste à un renverse- ment de la théorie classique des sources ( ... ). Un contenu nmmatif finit par s'imposer en fait et l'expérience montre que ce n'est ni toujours, ni néces- sairement celui qui emprunte la fmme légale»'. Vingt ans plus tard, la théo- rie est reprise dans sa Sociologie empirique du droit: dans les pratiques so- ciales et les représentations qui y sont liées, 1' auteur ne voit pas nécessairement des formes dégradées des règles juridiques officielles, mais des «faits nor- matifs», des normes à part entière, tantôt spontanées, tantôt organisées, cons- titutives d'autant d'ordres juridiques distincts; le pluralisme juridique est donc radical, il ne présuppose plus la suprématie nécessaire de l'ordre juridique officiel et la subsidiarité des autres2.

1 J.F. PERRIN, Pour une théorie de la connaissance juridique, Genève, Librairie Droz, 1979, p. 119-120.

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François OsT

Dans le compte rendu élogieux que j'ai eu le plaisir de faire de ce livre, je te1minais en soulevant certaines questions éthiques posées par le plura- lisme juridique ainsi judicieusement mis en lumière; par exemple: de quels critères éthiques disposons-nous pour faire le tri entre ces pratiques concur- rentes, ainsi que ces prétentions au droit et au juste, pas nécessairement convergentes? Ou encore: disposons-nous d'un code de valeurs collectives (supposant quelque chose comme une approximation de l'universel) pour hié- rarchiser ces normes éventuellement en conflit, et ce, autrement qu'en ap- plication d'un rapport de forces3?

Ce sont ces questions éthico-politiques que je voudrais reprendre ici, dans le prolongement de la discussion entamée avec J.F. Perrin. En ramenant les choses à l'essentiel, je poserai, d'entrée de jeu, la question en ces te1mes:

sur quel type de modèle éthique pourrait prendre apui la société ouverte, en réseau, pluraliste et multiculturelle qui est devenue la nôtre?

Remarquons, tout d'abord, que moralistes et politologues font, eux aussi, le constat du pluralisme normatif. Dans son ouvrage Sphères de justice, M. Walzer insiste sur l'autonomie des «sphères de justice» correspondant à la spécificité des biens à répartir (richesses, pouvoir, connaissances, travail, temps libre, considération sociale, affection familiale, grâces religieuses) et dont chacune relève de logiques distinctes. Il montre que la tyrannie com- mence avec la «conversion», lorsque le monopole d'un bien dans une sphère entraîne l'accaparement automatique de biens dans une sphère distincte4 Boltanski et Thévenot, qui parlent, quant à eux, de «cités» (depuis la cité

«inspirée» jusqu'à la cité «industrielle», en passant par les cités «de l'opi- nion», «domestique», «marchande» et «civique»), distinguent également des échelles de grandeur ou de justification spécifiques prévalentes dans chacun de ces mondes de signification auxquels conespondent des institutions et des pratiques qui continuent de cohabiter dans nos sociétés complexes5

Paul Ricoeur, qui souligne la pertinence de ces deux séries d'analyse, articule à son tour la question critique qu'elles soulèvent: on n'échappe pas, en effet, à la nécessité d'établir, à un moment ou un autre, une hiérarchie entre les biens, les cités, les sphères de justice et les principes de justifica-

J.F. PERRIN, Sociologie empirique du droit, Helbing et Lichtenhahn, Bâle et Francfort-sur- le-Main, 1997, p. 66, 117 et 142.

F. OsT, Compte rendu de J.F. PERRIN, Sociologie empirique du droit, in R.l.E.J., 1998.40, p. 185.

4 M. WALZER, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de 1 'égalité, trad. par P. Engel, Paris, Seuil, 1997.

L. BoLTANSKI et L. THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gal- limard, 1991.

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tion, ne serait-ce, par exemple, qu'en vue d'établir le budget de l'État qui traduit nécessairement des orientations et des priorités6. Mais comment, dans une société pluraliste, dégager les linéaments de quelque chose comme un

«bien commun»? Est-il encore imaginable de viser une sphère globale sus- ceptible d'arbitrer le jeu des différentes sphères patticulières de justice? Existe- t-il une «septième cité» englobant les six autres?

À ces questions, nous pouvons d'emblée écarter deux types de réponse qui signifieraient la régression à la domination de la collectivité sur l'indi- vidu, soit sous la forme de sociétés hiérarchiques prémodernes, soit sous la forme d'États modernes autoritaires. On trouve parfois, dans les écrits de certains auteurs «communautariens» purs et durs, des traces d'une nostalgie pour les sociétés prémodernes du premier type: communautés homogènes, stables et hiérarchisées communiant dans un code de valeurs saturant et in- conteste. La modernité n'a pas manqué, par ailleurs, d'États autoritaires visant à une homogénéité en deça du fait pluraliste, qu'il s'agisse de réaliser les fantasmes d'un <<Reich de mille ans», le programme des lois scientifiques de l'histoire interprété par une classe éclairée, ou encore de se confonner aux commandements théocratiques de l'une ou l'autre «guene sainte». Un trait commun, parmi d'autres, réunit ces tragiques expériences historiques:

la quête violente de la «pureté», signe inéfutable du refus de la complexité moderne et de ses diverses formes d'hybtidation.

Si 1' on écarte ces deux premières réponses (qui sont du reste plutôt une façon d'éliminer la question que d'y répondre), on est alors confronté à un troisième modèle, à vrai dire totalement dominant, depuis la fin de l'antago- nisme Est-Ouest et ce qu'on a appellé «la mort des idéologies»: le libéra- lisme politique, dont l'œuvre de J. Rawls, universellement discutée, consti- tue une formulation complète et nuancéeS. C'est le bien-fondé de cette réponse libérale, et son aptitude à prendre en charge notre question, que je me pro- pose de discuter dans cette comte étude.

6 P. RicoEUR, «La pluralité des instances de justice», in Le juste, Paris, Éd. Esprit, 1995, p.

121 et s.

7 À vrai dire, un tel modèle est quasi absent de la discussion académique; ce n'est pas à dire pour autant qu'il ne trouve pas d'écho dans l'imaginaire de groupes et de sectes. Pour une version dme du communautarisme, cf. A. MACINTYRE, After virtue. A study in Moral The01·y, Londres, Duckworth, 1981.

8 J. RAwLs, Théorie de la justice, trad. parC. Andard, Paris, Seuil, 1987; In., Justice et dé- mocratie, trad. parC. Andard et al., Patis, Seuil, 1993; ln., Libéralisme politique, trad. par C. Andard, Paris, P.U.F., 1995; ID., Le droit des gens, trad. par B. Guillarme, Paris, Éd.

Esprit (10/18), 1998.

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1. Le libéralisme politique

On se contentera ici de quelques observations générales, en vue de nous concentrer, dans les paragraphes suivants, sur la discussion des thèses libé- rales. On pourrait partir de l'idée que le libéralisme politique tente de ré- pondre au «paradoxe du législateur» que J.-J. Rousseau exprimait en ces tetmes: «Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes et qui n'en éprouvât aucune; qui n'eût aucun rappmt avec notre nature et qui la connût à fond; ( ... ) il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes»9Comment réaliser ce prodige politique d'une auto-régulation (désintéressée) des affaires communes? En dissociant, aussi radicalement que possible, la sphère des valeurs privées de celle des normes publiques; en séparant les communautés morales (diverses et potentiellement en conflit, comme le démontraient à suffisance, aux yeux de Hobbes et de Kant notam- ment, les guerres de religion) de la société politique. Au prix de cette double dissociation, le libéralisme pense pouvoir produire une régulation politique impartiale («au-dessus des passions») qui s'accompagne de principes de justice structurant une société de coopération volontaire, une société «bien ordon- née».

Ce faisant, le libéralisme politique (dont Kant est un des protagonistes majeurs) imprimait une révolution copernicienne à la théorie éthique qui, depuis Aristote, avait toujours fait prévaloir le «bien» (perspective «téléolo- gique» relative à telle ou telle forme d'excellence que la cité se propose de privilégier) sur le <~uste» (système de règles de distribution en cas de diffé- rend réel ou potentiel; point de vue fmmel, relevant d'une perspective «déon- tologique»). Désormais, on ne penserait plus la morale de la cité dans le prolongement naturel des morales communautaires et de leurs valeurs pri- vées; on inverserait 1' ordre des priorités et on affirmerait le primat du juste sur le bien. Et de même, en ce qui concerne l'agent moral individuel, on affirmait le primat du sujet sur ses fins (comprenons: le moi libre l'emporte sur toutes les formes particulières de bien qu'il pourrait ou qu'on pourrait lui assigner pour fin; le sujet reste toujours libre de s'affranchir de tous ses attachements).

Au terme de ces renversements se profile donc un modèle politique à deux niveaux: d'une part, un ensemble d'individus, libres et égaux, adoptant les valeurs de leur choix et poursuivant les styles de vie que bon leur semblent;

de l'autre, une sphère politique neutre et impartiale garantissant cette auto-

9 J.J. RoussEAU, Du contrat social, Paris, Éd. Bordas, 1972, p. 107.

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Les enjeux éthiques du pluralisme juridique

nomie privée et limitant son action à détenniner les règles du juste partage des avantages et des charges de la vie sociale. Le libéralisme politique en- tend ainsi honorer plusieurs promesses, constitutives de l'imaginaire politi- que moderne: la neutralité de la puissance publique (qui parvient à produire du bien commun sans préjuger des préférences individuelles ni intervenir dans le champ de leurs croyances), l'émancipation des individus (émancipés de toutes les tutelles inhérentes à leurs communautés d'appartenance respecti- ves), la garantie des droits individuels (également reconnus à tous, quelles que soient leurs caractéristiques particulières).

Cet ensemble de prémisses conduit un auteur comme J. Rawls à formu- ler une monumentale «théorie de la justice» dégageant des principes pour une société «bien ordonnée»; des principes auxquels tout individu, auquel on demande simplement d'être «rationnel» (poursuivre une priorité détenninée de «biens premiers» et adapter son action en conséquence) et «raisonnable»

(tenir sa parole) devrait nécessairement souscrire. Rawls imagine à cet effet une version très sophistiquée du contrat social: une vaste négociation dans la «position originelle sous voile d'ignorance» qui conduit immanquablement, selon lui, à un accord unanime sur des principes de justice qui visent à réa- liser pour chacun le «maximin» (le maximum d'avantages même dans l'hy- pothèse où on occuperait, dans la vie réelle, la situation la plus désavanta- geuse). On ne s'étonnera pas de trouver, dans 1 'ordre hiérarchique, le principe d'égale liberté, suivi de celui d'égalité des chances, le principe de «diffé- rence» (assurant une certaine forme de solidarité sociale) ne venant qu'en troisième position, limité et conditionné par le respect intégral des deux précédents 10

Les libéraux ne sont pas loin de croire qu'ils ont ainsi résolu le «para- doxe du législateur» de Rousseau, et trouvé, dans le champ politique, un mécanisme comparable à la «main invisible» régulatrice du marché, selon Adam Smith. On voudrait montrer cependant que, tout comme les choses sont sans doute plus complexes pour le marché (la main invisible deman- dant parfois, si 1 'on ose dire, un sérieux «coup de pouce»), de même, en ce qui concerne le domaine politique, le libéralisme politique recèle certaines illusions qui compromettent son aptitude à répondre adéquatement à notre question.

10 Parmi les innombrables commentaires de l'œuvre de Rawls, cf. J.-M. FERRY et J. LACROIX, La pensée politique contemporaine, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 31 et s.; Individu et jus- tice sociale. Autour de John Rawls, Paris, Seuil (Coll. Points), 1988; P. RicoEUR, «Une théorie purement procédurale de la justice est-elle possible?», in Le juste, op. cit., p. 71 et s.; In.,

«Après théorie de la justice de John Rawls», ibidem, p. 99 et s.

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2. Les

objections communautariennes

Il impm1e tout d'abord de préciser la nature des objections communautariennes au libéralisme politique. Mis à part quelques auteurs hostiles à la modernité libérale comme telle, ainsi A. Maclntyre, ou qui combattent les solutions substantielles auxquelles elle conduit (ainsi Sandel à propos de l'avortement)l1, les critiques que nous étudierons se situent toutes à l'intérieur même de cette modernité: c'est qu'il ne s'agit pas tant de valoriser une communauté my- thique à l'état pur, introuvable dans le monde contemporain, mais plutôt de soumeth·e la conception libérale à la critique et de souligner ce qui demeure en elle d'implicitement communautarien.

Ainsi Walzer souligne-t-il qu'il serait paradoxal d'en appeler à la tradi- tion pour s'opposer au libéralisme, alors que précisément ce libéralisme constitue notre tradition occidentale depuis plusieurs siècles. L'enjeu n'est donc pas d'en appeler à une communauté prélibérale ou antilibérale, mais plutôt, selon la suggestion de M. Oakeshott, de rechercher , au cœur même des valeurs libérales, les indices de communauté qui s'y cachent12, et ce non en vue de les occulter encore plus, mais, au contraire, de les valoriser. Cons- cient, lui aussi, qu'il n'y a pour nous pas d'autre monde possible que celui qui a surgi de l'émancipation de la liberté moderne, Walzer s'attache à re- trouver le réel idéal moral qui était à sa source et qui, dans la culture contemporaine, s'est dégradé sous la forme d'un subjectivisme radicalisé et d'un relativisme mou13Le libéralisme présente en effet, selon Walzer, cette curieuse propension à occulter ses idéaux fondateurs et même à les auto- détruire, donnant toujours à penser que le sujet ne s'épanouira qu'à pousser toujours plus loin son affranchissement à l'égard de tout ce qui pounait res- sembler à une contrainte collective14.

Dans ces conditions, les critiques communautariennes, dont on sait main- tenant qu'elles sont internes à la tradition libérale, emprunteront l'une ou l'autre des voies suivantes. Il s'agira tantôt d'intenoger les positions affichées par

11 M. SANDEL, Democracy's Discontent, Cambridge (Ma), Harvard University Press, 1996, p. 101.

12 M. W ALZER, «La critique communautarienne du libéralisme», in Libéraux et communauta- riens, textes réunis par A. Berten et al., Paris, P.U.F., 1997, p. 325.

13 Ch. TAYLOR: «le m'étais assigné la tâche de réhabiliter, de dévoiler par une nouvelle for- mulation les biens enfouis - et ainsi de permettre à ces sources de redevenir actives, de réinsuffler de l'air dans les poumons à demi affaissés de l'esprit» (Les sources du moi. La formation de l'identité moderne, trad. par Ch. Mélançon, Patis, Seuil, 1998, p. 649. Cf.

aussi ID., Le malaise de la modemité, trad. par Ch. Mélançon, Paris, Le Cerf, 1994, p. 78).

14 M. W ALZER, «La critique communautarienne du libéralisme», op. cit., p. 324.

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les auteurs libéraux et de montrer qu'elles sont contestables ou intenables (ainsi leur individualisme méthodologique, ou encore l'atomisme anthropo- logique qu'ils postulent, ou encore l'instmmentalisme de la raison pratique qu'ils envisagent); tantôt, selon une seconde fonne de critique, il s'agira de mettre au jour les positions occultées, sous-jacentes aux théories libérales, et souvent beaucoup plus communautariennes qu'elles ne le reconnaissent.

La critique à laquelle Ricoeur soumet la Théorie de la justice de Rawls est très illustrative de cette seconde approche: pour lui, en effet, «un sens moral de la justice fondé dans la Règle d'or- "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te soit fait"- est toujours déjà présupposé par la justifica- tion purement procédurale du principe de justice ( ... ). L'extraordinaire cons- truction de Rawls empmnte sa dynamique sous-jacente au principe même qu'il prétend engendrer par sa procédure purement contractuelle». C'est donc précisément cette «circularité de l'argument» qui conduit à rechercher une

«fondation éthique du concept de justice»15

Suivant tour à tour ces deux pistes, nous développerons la discussion en cinq paragraphes, en pattant des objections les plus empiriques pour aboutir aux mises en question philosophiques les plus radicales, relatives au primat prétendu du juste sur le bien.

§ 1. Objections sociologiques: les promesses non tenues.

On se souvient que le libéralisme s'accompagnait de trois promesses: neu- tralité de l'Etat, émancipation et égalité des personnes. Sans s'appesantir ici sur la faisabilité de la première, on notera, à la suite de très nombreux ana- lystes, que nos sociétés libérales restent en défaut d'honorer les deux autres.

C'est plutôt un «individualisme négatif» qu'elles ont engendré, où le repli sur soi et la peur d'autrui prennent la place de l'égale liberté annoncée, pro- duisant ainsi, pour beaucoup de ses membres, une «société d'insécurité» où les sujets isolés restent en manque de lien social. Dès lors par exemple que l'Etat renonce de plus en plus à reconnaître des «statuts» fixes aux person- nes, la reconnaissance sociale ne peut plus procéder que du regard d'autmi;

mais, comme le montre bien A. Honneth, gagner une telle reconnaissance est une tâche éreintante et toujours recommencée qui s'accompagne de la peur, largement ressentie, de l'indifférence ou du mépris, équivalents mo- dernes du bannissement16.

15 P. RicoEUR, «Une théorie purement procédurale de la justice est-elle possible ?», in Le juste, op. cit., p. 73.

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Dans les sociétés contemporaines, les individus agissent et se représen- tent comme libres de toute allégeance, mobiles, solitaires, s'éloignant sans cesse les uns des autres. Ils semblent participer, explique M. Walzer, à ce que les physiciens appellent un mouvement «brownien»: mouvement instable et aléatoire qui dissocie sans cesse les éléments en présence. Non moins de quatre mobilités affectent les Américains aujourd'hui, note-t-il: mobilité géographi- que, sociale, matrimoniale et politique (loyauté aléatoire à 1' égard des pattis, électorat volatil, instabilité institutionnelle)l7. De ces mobilités, le libéralisme apparaît comme l'aval théorique, lui qui valorise l'aptitude du sujet à s'ana- cher à toutes les déte1minations qui pounaient enh·aver sa quête permanente d'auto-épanouissement. L'accent ainsi placé sur la réalisation de soi pounait bien avoir 1' effet inverse de fragilisation des identités des sujets, explique cependant Ch. Taylor. Cela se vérifie notamment à propos des liens fami- liaux: alors pourtant que la famille apparaissait, dans 1 'univers libéral, comme une des demières cellules constitutives d'identité et productrices de lien so- cial, la subordination du maintien des engagements à l'impératif catégorique de l'auto-réalisation des partenaires a pour effet de fragiliser la famille nu- cléaire elle-même18. Ainsi semble se vérifier l'observation prospective de Tocqueville qui notait, dès le XIXe siècle, que l'individualisme aurait pour effet d'enfermer l'individu tout entier «dans la solitude de son propre cœum19

Par ailleurs, alors pourtant que les possibilités de choix offerts aux citoyens et que la diversité des styles de vie n'ont jamais été aussi larges qu'aujourd'hui, cette liberté personnelle n'est cependant pas nécessairement synonyme de bonheur accru, notamment parce qu'elle ne s'est pas accompagnée de l'éga- lité économique. «Désassociés» des groupes qu'ils ont quittés ou auxquels ils ne sont que très superficiellement rattachés, les individus sont ainsi plus directement exposés aux risques sociaux: que l'on songe, par exemple, à la situation précaire des mères élevant seules de jeunes enfants, des chômeurs,

16 A. HoNNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 2000. Dans le même sens, J. DE MUNCK (Les métam01phoses de l'autorité, Éd. Autrement, coll. «Mutations», n° 198, octobre 2000, p. 35-36) note que «la question du mépris vient aujourd'hui au premier plan de la plainte sociale ordinaire, notamment à travers la problématique renouvelée de la victime.

Elle prend la place qui était celle de l'excès de subordination dans l'ancienne économie de l'autorité» (et l'auteur d'évoquer notamment la problématique très contemporaine du mobbing, harcèlement moral [au sens de non-communication, d'isolement] dans le milieu professionnel).

17 M. WALZER, «La critique communautarienne à l'égard du libéralisme», op. cit., p. 321.

18 Ch. TAYLOR, Legitimation crisis, p. 283, cité par J.-M. FERRY et J. LACROIX, La pensée po- litique contemporaine, op. cit., p. 137-138.

19 A. de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, t. II, Paris, Gallimard, 1986, p. 145.

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des sans-domicile, des personnes isolées20. Walzer parle de «désassociation»;

R. Castel, étudiant la précarisation de la condition salariale (minée notam- ment par la flexibilité des embauches), parlait, quant à lui, de «désaffiliatiom>21 .

Tout cela génère, en définitive, un sentiment largement partagé de frus- tration et d'impuissance, l'impression de perdre la maîtrise des forces qui gouvernent nos existences: «le triomphe d'une conception volontariste de la liberté a paradoxalement coïncidé avec un sentiment grandissant d'impuis- sance»22. Sandel, qui fait cette observation, la relie au relâchement des en- gagements communautaires et à la perte du sens de la liberté comme parti- cipation à l'auto-gouvernement de la cité. Cela se vérifie notamment en matière de prise en charge des risques sociaux par la collectivité: alors que le déclin des liens de solidarité familiale et nos modes de vie atomistiques rendent cette prise en charge indispensable, ce même imaginaire individualiste compro- met la possibilité de légitimer les mécanismes institutionnels et les prélève- ments financiers qui la réalisent. En résulte une véritable crise de légitima- tion de l'Etat providence qui, aux Etats-Unis tout au moins, s'est traduite par un démantèlement partiel des mécanismes de solidarité sociale. Lorsque la récession économique et la crise budgétaire ont rendu plus douloureux les sacrifices exigés par la solidarité sociale, l'Etat libéral s'est trouvé dépourvu du capital de confiance nécessaire pour les imposer. Conçu comme cadre neutre en vue de l'exercice des libertés individuelles, et donc simple addi- tion des préférences de chacun, 1 'Etat libéral ne peut honorer de manière durable les principes de justice dont il se réclame. Il en vient ainsi à miner ses propres fondements, à défaut de garantir la reconnaissance et l'égalité de ses membres23Comme l'avait bien perçu Durkheim, la simple associa- tion des intérêts individuels ne peut engendrer un ordre social. Pour y remé- dier il faudrait que l'Etat inculque chez ses membres un attachement civi- que («patriotisme», dans le langage des communautariens américains) et un sens de la solidarité communautaire par un discours activement mobilisateur qui ne serait pas en accord avec son engagement de neutralité. Il faudrait également qu'il manifeste activement son soutien au réseau des associations composant la société civile et susceptible de réactiver, par leurs discours et leurs pratiques, des segments de solidarité; mais une telle politique violerait également la politique de désengagement dont s'autorise l'Etat libéral.

20 M. WALZER, Traité sur la tolérance, trad. par Ch. Hutner, Paris, Gallimard, 1998, p. 150- 151.

21 R. CASTEL, Les métamo1phoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

22 M. SANDEL, Democracy's Discontent, op. cit., p. 202.

23 En ce sens, cf. A. BERTEN et al. Libéraux et comlmlllautariens, op. cit., p. 244 et 250.

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§ 2. Objections juridiques: l'inflation des droits.

Ces premières critiques sociologiques se prolongent, au plan juridique, par une mise en question des droits individuels qui sont l'expression normative de l'individualisme libéral. Pas question, bien entendu, de nier l'absolue nécessité de la défense des droits fondamentaux ni de disqualifier les pro- grès que leur reconnaissance progressive engendre; on rappellera que la dis- cussion ici menée entend se situer à l'intérieur et non à l'encontre de la modernité libérale. L'enjeu est plutôt de dénoncer une certaine hypertrophie des droits individuels, concommitante d'un déclin du droit objectif et de statuts garants de solutions plus générales, stables et mieux assurées; de dénoncer aussi l'affaiblissement corrélatif du politique (conçu comme lieu d'expres- sion de revendications collectives) au profit du juridique, lui-même réduit à la scène du judiciaire (le juge comme récepteur de la plainte individuelle et dispensateur de dommages-intérêts compensatoires). L'individu libéral, qui s'avance en société muni de ses droits individuels conçus comme des «atouts», selon la suggestion de Dworkin, s'imagine être en mesure de «coupem la partie et de remporter la mise; le problème est qu'une telle représentation est à la fois illusoire (nous ne disposons pas d'atouts à abattre à tous les coups) et tendanciellement asociale (quelle vie sociale serait la nôtre si une telle procédure devenait la règle des interactions?). Il se fait pourtant que l'ima- ginaire des droits est à ce point prégnant aujourd'hui, que tout se passe comme si le «moi désengagé»- l'expression est de Sandel- était devenu une réa- lité concrète, les individus se comportant réellement comme le postule cette figure, et comprenant de moins en moins les contraintes auxquelles la vie en société les assujettit néanmoins24

Dans un article resté célèbre, Marchel Gauchet écrivait en 1980: «les droits de l'homme ne sont pas une politique»25; revenant sur le sujet, vingt ans plus tard, il pouvait titrer: «quand les droits de l'homme deviennent une politique»26

Malgré la mise en garde de 1980 annonçant que le règne des droits et de l'in- dividu en lieu et place de celui de la loi et de la souveraineté populaire con- duirait à l' «impuissance collective» ou« l'irnpouvoir »,les droits de l'homme sont transcrits aujourd'hui au cœur même de la vie sociale, comme l'axe central de la politique des Etats libéraux. En résultent paradoxalement à la fois un

24 M. SANDEL, «La république procédurale et le moi désengagé», in Libéraux et communau- tariens, op. cit., p. 274.

25 M. GAUCHET, «Les droits de l'homme ne sont pas une politique», in Le Débat, n°3, 1980.

26 M. GAUCHET, «Quand les droits de l'homme deviennent une politique», in Le Débat, n° 110, mai-août 2000, p. 258 s.

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accroissement de la démocratie (plus personne n'en conteste l'idéal, même dans les relations internationales) et son évidement. A la fois sans cesse évoquée et de plus en plus fantomatique, la démocratie semble payer la montée en puis- sance des droits par une éclipse de la puissance de gouverner, un retrait du politique, un affaiblissement de l'imaginaire socio-histmique compris comme volonté de construire ensemble l'histoire collective27Tout l'espace semble être en effet désormais occupé par «l'homme des droits des droits de l'homme»:

un individu «détaché-en-société», l'atome de l'état de nature, isolé parmi ses pareils28. Au regard de celui-ci la force transcendante des collectifs paraît dis- qualifiée de même que se sont usés les discours politiques qui parlaient de dette ou de fidélité à l'égard de la nation, de la classe ou de l'avenir commun.

Mais peu importe, semble-t-il, dès lors que le discours des droits de l'homme- dont M. Gauchet note qu'il est «en phase avec l'espace indivi- duel que dessine 1 'économie des réseaux»29 - sert de substitut à ces discours devenus obsolètes et comble la vacance cognitive et normative du politiqué0

Ce discours apparaît aujourd'hui comme le seul outil disponible pour guider le travail de la société sur elle-même; un outil particulièrement économique, au demeurant, permettant des ajustements pragmatiques et des réparations ponctuelles sans besoin d'une vision d'ensemble du sociaP1Mû par un dis- cours protestataire et une logique d'action ponctuelle «à l'indignation», cette politique des droits de l'homme se dispense d'un système d'explication de l'état de choses global générateur de dommages, de même qu'il ne s'embar- rasse pas d'un programme politique d'ensemble, volontariste et prospectif, en vue de les transformet: En ce sens, l'idéologie des droits de l'homme imprime une simplification radicale du jugement collectif, bien dans la ligne du discours médiatique qui contribue du reste efficacement à l'entretenit·32

Tournant le dos à un authentique gouvernement de la société par elle-même, ce discours n'apporte qu'une maîtrise illusoire du tout; la politique qu'il engendre ne peut être que celle d'un «impouvoir». Et Gauchet de conclure:

«il s'ensuit un irrésistible alignement du processus politique sur le modèle d'un marché autorégulé, soustrayant «démocratiquement» la résultante à quelque composante ou acteur que ce soit. Le dernier mot de l'égale liberté des citoyens serait-il <<Une communauté que personne ne gouverne plus?»33

27 M. GAUCHET, ibidem, p. 261.

28 Ibidem, p. 266.

29 Ibidem, p. 262.

30 Ibidem, p. 268.

31 Ibidem, p. 269 et p. 273.

32 Ibidem, p. 276.

33 Ibidem, p. 286.

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Ce diagnostic sévère nous paraît devoir être nuancé sur un point: s'il est vrai que les droits de l'homme sont devenus l'étalon principal de l'action publique et la norme organisatrice de la conscience collective, alors il faut admettre aussi que c'est encore dans leur langage- comme cela arrive à toute représentation promue au rôle ambigu d'idéologie sociale dominante- que s'exprime le jeu des représentations non individualistes inspirées par une conception plus communautaire du social. On en veut pour preuve le fait que c'est à l'aide des catégories des droits fondamentaux que les peuples, les minorités et autres groupements revendiquent aujourd'hui un droit d'action, notamment en ce qui concerne l'exercice collectif de leurs droits culturels.

En atteste également ce1iaine jurisprudence relative à la «dignité humaine»

qui n'hésite pas à interdire des comportements jugés attentatoires à celle-ci, alors même qu'ils bénéficient de l'accord des «intéressés-préjudiciés» (on fait allusion à la question controversée du «lancer de nains») - témoignant ainsi de ce que la défense des droits de 1 'homme peut revêtir une portée collec- tive, voire universelle, bien au-delà de la protection des intérêts individuels34

§ 3. Objections anthropologiques: l'introuvable sujet pré-social.

La critique doit être menée plus avant, en direction cette fois de la concep- tion anthropologique sous-jacente à la théorie des droits dont nous venons de parler. L'homme qu'a en vue la théorie libérale est un individu sans at- taches: un soi désengagé ou désencombré (unencumbered selj)3S, pur esprit (ghost), citoyen de nulle part. Sans doute partage-t-il certaines convictions, de même qu'il est engagé dans ce1iaines entreprises collectives, mais ces convictions, engagements et participations ne sont jamais que des attributs qu'il a librement choisis (et dont il peut se dégager à tout moment), et non des éléments constitutifs de son identité36. Telle est, par exemple, la nature du négociateur dans la position originelle: un individu toujours déjà libre, égal et rationnel parfaitement en mesure de détenniner les fins qu'il entend poursuivre et les valeurs auxquelles il adhérera, et susceptible d'adopter les moyens nécessaires en vue d'y satisfaire. Il y a toujours «priorité du moi sur

34 P. MARTENS, «Encore la dignité humaine: réflexions d'un juge sur la promotion par les juges d'une norme suspecte», in Les droits de l'homme au seuil du troisième millénaire.

Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Btuxelles, Btuylant, 2000,p.562 s.

35 Selon l'expression de M. SANDEL, «La République procédurale et le moi désengagé», op.

cit., p. 255 et s.

36 M. SANDEL, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. par J.-F. SPITZ, Paris, Seuil, 1999, p. 106.

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ses fins», affirme J. Rawls37, et cette thèse étaie l'idée centrale de la Théorie de la justice, selon laquelle il y a «pri01ité du juste sur le bien»: qu'il s'agisse de l'individu ou du collectif, dans les deux cas l'élément formel (la règle de juste répartition, le soi comme capacité a priori de se détenniner) l'emporte sur les conceptions morales substantielles. Cet être sans racines est donc un individu pré-social, qui se produit lui-même et qui n'entre en société que parce que, et dans la mesure où, il le veut bien.

Sans guère de difficultés, les communautaristes font valoir qu'une telle conception est irréaliste, et que l'individu qu'elle vise est nécessairement introuvable. Il n'y a pas d'être humain extra-social, pas plus que d'individu sans langage, explique C. Castoriadis38Toujours sommes-nous déjà sociali- sés, déterminés par les contenus culturels hérités de notre tradition. Loin d'être des «at11ibuts» que nous choisissons à partir d'une liberté a priori et d'une identité vierge, nos appartenances nous ont déjà constitués avant même que nous en prenions une conscience claire. C'est donc à partir d'elles et parfois contl·e elles (mais jamais en dehors d'elles) que nous avons à constituer notre identité, au bénéfice d'un lent travail herméneutique sur nous-mêmes39De même, il n'existe aucune liberté extra-sociale, mais seulement une longue entreprise de libération qui consiste tantôt dans le fait d'assumer certains des contenus culturels hérités, tantôt dans le rejet de ceux-ci. L'individu-subs- tance, défini dans ses déterminations essentielles en-dehors et avant toute in- sertion sociale, est donc une fiction mais, c'est pourtant sur cette «absur- dité», poursuit Castoriadis, que s'appuie la philosophie politique contemporaine à la suite de l'économie politique dominante; c'est elle aussi que présuppose l'idée de démocratie comme «simple procédure», ainsi que le pseudo-individualisme contemporain40

Admettons cependant un instant que les hommes soient tels que Rawls les imagine et qu'ils se soient accordés sur une conception idéale de la justice.

Encore faudra-t-il, dans la suite de l'histoire, faire vivre les institutions mi- ses en place, et appliquer les règles de justice en respectant leur esprit. Cette fois encore la théorie libérale se verra contrainte de faire appel à de «purs en- tendements jmidiques», des être idéaux disposant d'une connaissance patfaite des principes et qui ne s'en écarteront pas, et ce indépendamment de leur his- toire singulière et du contexte social dans lequel ils seront plongés: «cette

37 J. RAwLs, Théorie de la justice, op. cil., p. 601-607.

38 C. CASTORIADIS, «La démocratie comme procédure et comme régime», in La montée de l'insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996, p. 222.

39 A. BERTEN et al., Libéraux et communautariens, op. cit., p. 15-16.

40 Op. cit., p. 222.

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fiction de 1' homo juridicus est aussi dérisoire et inconsistante que celle de l'homo economicus», conclut Castoriadis41. Bien entendu, les êtres réels sont tout différents, et la théorie politique est bien obligée de les prendre tels qu'ils sont, façonnés par leur communauté, et travaillés de passions multiples. Rous- seau, pourtant défenseur du contrat social, ne l'ignorait nullement, lui qui re- grettait que les hommes ne fussent pas avant les lois ce qu'ils devaient de- venir grâce à elles42, et qui multipliait les artifices en vue de les amener progressivement à partager les lumières de la raison politique: ainsi par exem- ple le recours fait «en secret» par le législateur aux traditions et aux coutu- mes «qui sont le véritable esprit des lois»43. Ainsi donc, toute entreprise po- litique (et la démocratie y échappe moins qu'aucune autre) est inséparable d'une paideia, d'une éducation qui se donne progressivement les individus auxquels elle prétend. Il est illusoire de croire que la démocratie puisse dis- poser d'individus démocratiques «ready made», tout prêts à la faire fonctionner et à la défendre contre ses adversaires44. Oublieuse du fait, souligné par Aris- tote, que «la polis est antérieure à l'individu»4S, le libéralisme politique n'arrive pas à penser le fait que l'individuation est inséparable de la socialisation. Du même coup il ne peut donner une représentation crédible de la constitution de l'individu. Sa représentation du social est-elle plus convaincante?

§ 4. Objections politiques: une société asociale.

Pour les libéraux, la société est nécessairement seconde et dérivée. A l'ori- gine, c'est l'individu qui prévaut, sorte de Robinson décidant de quitter l'in- sularité de son état de nature pour entrer en société en vue de garantir sa sécurité. Le seul véritable récit de la modernité politique est celui, abstrait, formel et toujours recommencé, de la sortie de l'état de nature en vue de produire l'artifice (pour parler comme Hobbes) du Commonwealth, le monde des institutions susceptibles d'assurer la coexistence pacifique des libertés.

La «position originelle» de Rawls n'est, de ce point de vue, que l'avatar ultime de cette fiction fondatrice censée jeter les bases d'une société bien ordon- née. Dans tous les cas il n'y a «obligations sociales» que conditionnellement consenties par les individus originaires, et ce dans la stricte mesure de leur calcul rationnel d'intérêt.

41 Ibidem, p. 232.

42 J.-J. RoussEAU, Du contrat social, op. cil., p. 109.

43 Ibidem, p. 126.

44 C. CASTORIADIS, op. cil., p. 234.

45 Politique, 1253 a 18.

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Cette conception ne manque pas de susciter plusieurs problèmes. Tout d'abord, on peut faire remarquer, avec Ch. Taylor, que s'il est vrai que nous ne pouvons être libres que dans une société libre, alors nous avons un de- voir de soutenir ce type de société. Notre appartenance à celle-ci cesse alors d'être conditionnelle, et nos droits, plutôt que d'apparaître prioritaires, sont conélatifs des obligations qu'engendre notre participation à cette société46.

Mais la pensée libérale répugne à ce langage de la participation et éprouve les plus nettes réserves à l'égard de l'invocation des obligations, des dettes ou de la fidélité à l'égard de la chose publique. Tout se passe comme si le pouvoir était toujours placé en extériorité par rapport aux individus, tel un monstre toujours menaçant auquel on ne saurait s'identifier sans danger (est- ce un hasard si Hobbes donne au Commonwealth, le nom d'un monstre bi- blique: le Leviathan?). Or le propre de la démocratie n'est-il pas l'auto- gouvernement? D'où vient alors cette méfiance systématique à l'égard du politique?

Sans doute est-ce dû à l'incapacité de se représenter, dans le langage li- béral, l'espace public de la démocratie, le lieu de la construction dialoguée du bien commun. Certes, il est question de société politique chez les libé- raux, mais celle-ci s'entend exclusivement de communautés coopératives, fruits de l'accord (toujours limité et provisoire) des individus rationnels. En revan- che, nulle place pour les communautés constitutives, les seules pomiant à exister réellement, avec leur histoire, leur tradition, leurs projets et leurs uto- pies47. Les libéraux n'ont de cesse que de s'anacher à de telles sociétés his- tmiques concrètes, dont les pesanteurs (contenus culturels hérités, Sittlichkeit) leur paraissent toujours une entrave potentielle de l'autonomie du moi. Dès lors que, comme l'affitme Rawls, <<nous sommes à nous-mêmes nos propres sources de prétentions valides»48, le moi désengagé ne saurait se compromettre dans des fmmes de citoyenneté trop déterminées.

On pounait encore dire que parce qu'elle préfère l'exercice d'une ratio- nalité monologique à la délibération intersubjective, cette pensée libérale n'anive pas à penser la communauté politique comme une véritable plura- lité: en fait de société politique elle n'engendre qu'un «sujet grand format»49,

46 Ch. TAYLOR, cité par J.-M. FERRY et J. LACROIX, La pensée politique contemporaine, op.

cil., p. 121.

47 M. SANDEL, «La république procédurale et le moi désengagé», op. cil., p. 263.

48 J. RAwLs, Justice et démocratie, op. cil., p. 112.

49 J.-M. FERRY, «Une idée moderne de la «communauté». Linéaments d'un «communautarisme méthodologique»», in La démocratie continue, sous la dir. de D. Rousseau, Paris, 1995, p. 118.

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modèle indéfiniment agrandi de l'individu rationnel de l'origine. Cette ob- servation se vérifie parfaitement à propos de la position originelle de Rawls.

Peut-être s'est-on étonné de ce que la négociation sous voile d'ignorance finisse par engendrer un accord à la fois unanime et permanent? Mais ce prodige s'explique si on comprend qu'il y a, dans la position originelle, non pas une multitude de négociateurs, mais la démultiplication d'un seul et même sujet abstrait, taillé sur mesure pour aboutir nécessairement aux conclusions rationnelles recherchées. Aussi bien, comme l'observe Sandel, on ne négo- cie pas sous le voile d'ignorance, on reconnaît le bien-fondé d'une conclu- sion. On ne se livre pas, collectivement, à un acte de volonté (on ne négocie pas, on ne discute pas, on ne s'accorde pas, entre plusieurs, sur une propo- sition), on pratique individuellement un exercice de pensée qui consiste à s'accorder avec une proposition, dont on reconnaît la validité50L'opération est solitaire et cognitive, bien plus que collective et nonnative. Autrement dit, c'est la spécificité du politique qui est manquée: on ne peut, dans ce système, que souscrire aux axiomes d'un modèle rationnel soustrait par avance aux vicissitudes du débat historique.

§ 5. Objections philosophiques: priorité du juste sur le bien?

Il est temps de porter maintenant la critique au cœur de la position libérale:

en ce point où est affirmée la primauté du juste sur le bien. Toutes les objec- tions convergent pour rejeter, ou à tout le moins dialectiser, cette affirma- tion: on ne peut poser de façon crédible un juste abstrait indépendamment d'une conception déterminée du bien, et encore moins prioritairement à lui.

Sans doute la modernité libérale s'est-elle historiquement constituée à partir du rejet du primat accordé au bien religieux; l'horizon du monde théologico- politique a cessé d'opérer comme référence notmative commune. Mais ce n'est pas pour autant que la modernité a rejeté toute espèce de bien consti- tutif: une certaine conception de la dignité de la personne humaine n'a cessé de l'inspirer, comme une auto-transcendance ou un idéal régulateur. C'est une des thèses centrales de Taylor: il n'y a pas abandon de la conception du bien, mais transformation de celle-ci51Il est vrai, cependant, que le libéra-

50 M. SANDEL, Le libéralisme et les limites de la justice, op. cit., p. 193-195. Et l'auteur d'ajou- ter : «Le secret de la position originelle - et la clef de sa puissance de justification - ne réside pas dans ce que les partenaires y font mais plutôt dans ce qu'ils y appréhendent. Ce qui compte ce n'est pas ce qu'ils choisissent mais ce qu'ils voient, pas ce qu'ils décident mais ce qu'ils découvren()).

51 Ch. TAYLOR, Les sources du moi, op. cit.

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lisme présente une étonnante faculté d'oubli ou d'occultation des valeurs qui l'inspirent de smte que les mots nous manquent pour les dire et que nos cadres de référence axiologiques sont devenus problématiques.

On peut également soutenir - c'est une formulation moins positive de l'objection- que si la justice s'est imposée comme valeur dominante, c'est

«à défaut» pour une conception morale plus riche de pouvoir encore jouer ce rôle. Ce serait en raison du délitement du sens de la solidarité et de l'af- faiblissement des attachements communautaires que, par défaut, la justice occuperait le premier rang, avec mission d'arbitrer des conflits devenus ir- réductibles. Sandel, qui présente ainsi l'objection, en déduit que si primat de la justice il y a, il ne faudrait pas automatiquement en déduire un progrès en matière de moralité publique52

Si l'on s'en tient à la première ligne de l'argumentation, plus positive et mieux dans la ligne de notre propos (dégager de l'intérieur même du libéra- lisme les forces communautariennes qui le travaillent plutôt que de viser une communauté pré- ou extra- libérale), on peut montrer comment les normes publiques du libéralisme présupposent nécessairement des valeurs substan- tielles, et ce non pas seulement dans leur contenu historique et contingent, mais dans leur principe même.

Prenons par exemple le principe de libetté, pivot de la justice au sens libéral.

L'essentiel, pour un libéral, est la liberté de choix, aucune valeur substan- tielle ne devant biaiser ou peser sur cette liberté première et principielle. Mais, demande Taylor, cette affirmation n'est-elle pas auto-contradictoire, car si vraiment tout se valait, quelle serait l'utilité du libre choix?53 L'indifférence des biens susceptibles d'être poursuivis ne traduirait-elle pas leur insignifiance?

Lorsque le choix est valorisé pour lui-même ne dégénère-t-il pas en relati- visme mou? N'est-ce pas au contraire parce qu'il y a des choses plus impor- tantes que d'autres que la liberté prend tout son sens? Loin donc de s'exer- cer, du point de vue de Sirius, dans un désert normatif, c'est au sein d'un horizon axiologique contrasté et déjà signifiant qu'opère la liberté. Des va- leurs fortes guident nos choix et la hiérarchisation de nos préférences; et ces valeurs elles-mêmes, loin d'être le fruit de notre seule volonté, se constituent dans ce que Taylor appelle des «réseaux d'interlocution»54

52 M. SANDEL, Le libéralisme et les limites de la justice, op. cit., p. 63.

53 Ch. TAYLOR, cité par J.-M. FERRY et J. LACROIX, La pensée politique moderne, op. cit., p. 114-115.

54 Ch. TAYLOR, Les sources du soi, op. cit., p. 57.

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Ce qu'on vient d'établir pour la liberté vaut aussi pour la doctrine des droits en général: quel sens auraient-ils, en effet, si on les concevait (et les exerçait) indépendamment d'une conception déterminée du bien qui préci- sément valorise la forme de vie digne reconnue à des êtres gratifiés de di- verses capacités susceptibles d'exprimer et de développer leur autonomie?

Et l'égale dignité elle-même, doit-on considérer qu'elle repose sur la simple tolérance à 1 'égard des différences qui nous distinguent, ou, de façon beau- coup plus convaincante, ne faut-il pas soutenir que c'est, malgré ces diffé- rences, la considération des propriétés qui nous unissent et des valeurs que nous pattageons qui la justifie55? Ici encore, on ne fera pas 1 'économie de l'élucidation d'un horizon normatif partagé, dont les dispositifs libéraux procéduraux s'efforcent de formaliser les intuitions. Ainsi, s'il est clair que, dans une société pluraliste, nous sommes rarement du même avis, du moins parvenons-nous à exprimer nos désaccords de façon mutuellement compré- hensible et à les traiter à l'aide de négociations, de compromis, et patfois même d'avancées principielles. Ainsi la lutte pour la défense des droits ci- vils de Martin Luther King, si elle ébranlait cettainement les acquis d'un certain establishment, s'exprimait néanmoins dans le langage de la grande tradition constitutionnelle américaine, actualisée et révisée en fonction de l'approfondissement même de ses propos idéaux56

De nombreux commentateurs de Rawls se sont aussi attachés à démon- trer que son principe de différence (préoccupé de ce que les inévitables dif- férences sociales et économiques profitent au moins marginalement aux plus défavorisés) était bien trop déterminé pour relever de la seule justice libé- rale. Il s'agit, au contraire, d'un principe de pattage, qui présuppose un bien moral antécédent entre les personnes concemées; il relève d'une conception intersubjective et non pas individualiste du soi, et implique un concept de communauté véritablement constitutive (de l'identité de ses membres) et pas seulement coopérative, comme Rawls le soutient57. D'où viendrait en effet cet élan impératif? Quelle force le soutiendrait dans la durée? Qui détermi- nerait les limites de la communauté solidaire?

55 Ch. TAYLOR, La liberté des modernes, textes choisis par Ph. De Lara, Paris, P.U.F., 1997, p. 261 s.

56 M. W ALZER, «La critique communautarienne du libéralisme», op. cit., p. 17.

57 Cf. notamment M. SANDEL, «La république procédurale et le moi désengagé», op. cit., p. 267; In., Democracy's Discontent, op. cit., p. 17.

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Toute l'action de l'Etat libéral peut dès lors être relue et réévaluée à l'aune de ce recentrement. Il apparaîh·a alors qu'elle est nécessairement moins neutre qu'elle ne l'affirme: on a beaujeu de montrer que, tantôt son action favorise par exemple des groupes d'intérêt ou des associations qui promeuvent des objectifs en accord avec ses propres valeurs (ainsi les syndicats associés à certaines décisions publiques, les églises, les associations humanitaires et autres organisations non gouvemementales favorisées par des mesures fiscales)58,

tandis que, parfois au contraire les modes d'intervention étatiques, h·op ex- clusivement axés sur la protection de 1 'action individuelle, s'avèrent de facto ethnocidaire: en étouffant progressivement l'expression collective des com- munautés culturelles, ils dénatureraient, voire détruiraient les identités cul- turelles traditionnelles, comme celles des minorités indiennes au Canada et aux Etats-Unis par exemple59

La question de 1' attitude à adopter à 1' égard des partis liberticides cons- titue également un bon révélateur des valeurs profondes de nos démocraties libérales. Longtemps on a cru, dans la logique des principes de neutralité et de tolérance, que des régimes libéraux devraient pouvoir s'accommoder de l'expression publique de thèses liberticides visant à renverser le régime lui- même. C'était la force de la démocratie, soutenait-on, de tolérer à sa marge des partis et des groupes anti-démocratiques. On croyait précisément la dé- mocratie assez forte pour absorber ces expressions divergentes et même les convertir (les «neutraliser» elles aussi) par la seule vertu du principe de dis- cussion publique qui est à son fondement. Inshuit par les démentis histori- ques tragiques du

xxe

siècle, le droit positif actuel a abandonné cette illu- sion, et consacre, tant en droit interne que dans plusieurs instruments intemationaux, le principe selon lequel il n'y a «pas de liberté pour les en- nemis de la liberté»60Les justifications (et aussi les limites) données à ce principe consacrent toutes 1 'idée que pour défendre la justice libérale il faut, dans certaines circonstances extrêmes, promouvoir directement (on veut dire en abandonnant la neutralité de l'action publique) une conception détermi- née du bien. Par elle-même cette justice libérale n'est pas en mesure de pro- duire ou même de soutenir le bien dont elle s'autorise. On fait alors l'expé- rience, pénible sans doute dans la mesure où elle conduit à l'abandon de certaines illusions, de ce qu'une tolérance radicalisée s'avère contradictoire

58 M. W ALZER, «La critique communautarienne du libéralisme», op. cit., p. 328.

59 A. BERTEN et al., Libéraux et communautariens, op. cit., p. 249.

60 F. OsT, «Quelle liberté pour les groupements liberticides ? Six questions pour un débat», in Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ?, sous la dir. de H. Dumont, P. Mandoux, A. Strowel et F. Tulkens, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 449 s.

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et même auto-destructrice, et on assiste, en ces moments de tension extrême, à une défense de la démocratie substantielle sans le secours de l'appareil formel de la démocratie procédurale61Une limite est mise au principe de discus- sion, au nom d'un principe de résolution, en vue de préserver les conditions même de son maintien62Tout comme les autorités économiques sont par- fois contraintes d'intervenir directement sur les marchés en vue de préser- ver la concurrence contre elle-même (on sait que, livrée à ses seules forces, elle conduit à la fmmation d'oligopoles et finalement à un monopole), de même il arrive que les autorités démocratiques doivent parfois intervenir de dans le débat afin d'assurer sa poursuite (en écartant ceux qui jouent double jeu, revendiquant la libetté d'action démocratique en vue de la supprimer demain). Et de même que la main invisible d'Adam Smith doit parfois se manifester visiblement, de même le divin législateur de Rousseau, dont les libéraux auraient bien voulu qu'il restât invisible et sans passion, doit-il parfois redescendre sur terre et manifester explicitement la passion démocratique qui l'anime.

3. Pour ne pas conclure

Tout ceci, on l'aura compris, ne constitue pas une invitation à régresser en deçà de la modemité libérale. Celle-ci constitue notre monde et notre tradi- tion. Nous n'avons d'autre choix que de dégager à l'intérieur d'elle-même les correctifs «communautariens» qui permettent d'approfondir ses propres exigences et de revivifier ses idéaux constitutifs. Quelque chose comme une dialectique du juste et du bien se dessine alors, dont l' «éthique reconstructive»

de J.-M. Ferry63, ou l' «Universalisme réitératif» de M. Walzer64 foumissent aujourd'hui une approximation stimulante. Des chantiers s'ouvrent, bien dans la ligne de l'esprit de discussion qui caractérise celui que ces lignes ont tenté d'honorer.

61 F. Osr, ibidem, p. 450-459; Ph. GÉRARD, «La protection de la démocratie contre les grou- pements liberticides», ibidem, p. 84 s.

62 G. de SrEXHE, «Qu'est-ce qui est et n'est pas démocratique ? La démocratie comme logi- que et comme projet», ibidem, p. 114.

63 J.-M. FERRY, L'éthique reconstructive, Paris, Éd. Le Cerf, 1996.

64 M. W ALZER, «Les deux universalismes», in Esprit, décembre 1992, p. 114 et s.

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