• Aucun résultat trouvé

L'Histoire dans la plume

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'Histoire dans la plume"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02811493

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02811493

Submitted on 24 Jun 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

L’Histoire dans la plume

Stéphane Lapoutge

To cite this version:

Stéphane Lapoutge. L’Histoire dans la plume. Histoire de l’Ecriture et Ecriture de l’H(h)istoire, 2016.

�hal-02811493�

(2)

Stéphane Lapoutge : L’Histoire dans la plume

Raconter l’Histoire, l’écrire, est à n’en pas douter un exercice des plus périlleux et jonché d’obstacles pour celui qui s’y adonne de manière scrupuleuse. Or, raconter l’Histoire, l’écrire hors l’espace-temps du moment de l’événement, c’est-à-dire hors sa contemporanéité, n’est-ce pas nécessairement l’écrire en comblant des vides, voire en les créant, et précisément par l’exercice même de la mise en discours, exercice qui consiste à décrire et/ou à raconter des histoires ? Cette première distinction aporétique, matérialisée présentement par la majuscule pour évoquer ce qui fait mémoire pour une communauté, et sans majuscule pour se situer dans le domaine de la narratologie, constitue le centre névralgique de ce que nous explorerons dans notre exposé. L’approche que nous proposons ici demeure de nature heuristique, et nous ne convoquerons que ce qui nous paraît problématique dans ce processus, et non ce qui relève des activités de l’historien. Notre questionnement portera donc, sans nous appesantir outre mesure, sur l’épistémologie du domaine ; elle ciblera et discutera conséquemment quelques-uns des facteurs qui, au sein de l’historiographie, nous semblent offrir quelques limites, cela sans occulter ce qui se situe en filigrane de notre intension : le rapport Homme/Parole/Monde. Nous alimenterons notre propos par des références à des auteurs emblématiques des domaines que nous associerons et qui nous permettront d’argumenter notre point de vue autour de la problématique suivante : « En quoi l’historiographie, en tant qu’elle procède de la dichotomie territorialisation versus déterritorialisation, ne construit-elle qu’un artefact en pointillé du réel révolu ? ». Autrement dit, nous nous intéresserons aux actions inhérentes à la mise en récit de l’Histoire, celles-ci produisant, selon nous, des déplacements qui transmutent, c’est-à-dire qui convertissent les événements, les lieux et les personnages réels en les déportant dans un lieu surréel, en ce sens que l’écriture/la parole modifie le monde et le rapport que nous entretenons avec lui. Le discours historique donc, empreint de la trace de celui qui le produit, et intrinsèquement réduit à ses propres choix - ceux de la langue exactement - ne peut, selon nous, que transformer la matérialité complexe du monde hors la langue en une certaine virtualité, processus que nous pouvons d’ores et déjà nommer « transfert ». Ainsi, nous aborderons des notions telles que celles de mimesis et de diegesis par lesquelles nous distinguerons deux types d’actes de langage : les actes performatifs et les actes constatifs, décrits par John Langshaw Austin. De là, nous tenterons d’approcher le concept d’Histoire autrement que dans son acception la plus commune, globalement comme domaine que l’on réduit à la seule discipline des sciences humaines.

(3)

Comme indiqué en préambule, nous nous attacherons à inventorier, de manière non exhaustive, un ensemble d’écueils qui, pour le profane, éveillent un certain scepticisme autour des procédures de mise en récit des faits et événements de l’Histoire. Le premier de ces obstacles relève de la polysémie du lexème /histoire/ et des domaines qu’il recouvre.

Signalé dans ce diagramme, le terme /histoire/ recouvre différentes réalités : d’une part, il s’agit d’une science humaine, une science sociale qui puise son objet d’étude dans le passé ; d’autre part, il s’agit d’un récit d’événements réels ou fictifs. Pour autant l’historiographie ne fait pas l’Histoire, elle ne pourra jamais être la vérité du passé révolu ; en revanche elle en fera autre chose et cette autre chose sera précisément une histoire d’Histoire puisqu’elle déroulera son récit sur la structure d’éléments qu’elle jugera saillants et signifiants. Elle procède donc partiellement, et conformément à ce qu’une certaine convention impose et attend d’elle, de manière arbitraire quant à la sélection des traits qu’elle estimera pertinents pour se faire discours : « [L’historiographie] a le statut ambivalent de faire l’histoire et pourtant elle raconte des histoires […] »1.

Puisqu’elle raconte des histoires, elle met en scène le réel révolu, elle le théâtralise par les procédés du transfert : transfert d’informations à propos des actants, de leurs actions et des espaces-temps dans lesquels cet ensemble se déploie. Se faisant, elle désacralise les actions, les personnages, les espaces- temps parce qu’elle les communique en les transmutant, en les dématérialisant par le transfert des voix, des lieux et des actions. Mais comme elle les place dans l’espace du récit, elle les poétise dans l’univers de la narration. Elle rend donc lisible ce qui fut visible, car elle explique et interprète en même temps la substance qu’elle déplace. En ce sens, elle comble des vides, voire en crée, puisque l’historien est justement l’actant absent du passé révolu. Et c’est précisément de cette absence que semble naître l’a priori indispensable distanciation que l’historien réclame pour plus d’objectivité, ou de justesse :

L’opération historique consiste à découper le donné selon une loi présente qui se distingue de son

« autre » (passé), à prendre de la distance par rapport à une situation acquise et à marquer ainsi par un discours le changement effectif qui a permis cette distanciation, […], elle présentifie une situation vécue2.

1 Michel DE CERTEAU, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Editions Gallimard, Folio histoire n° 115, 2002, p.112.

2Ibid. p. 118.

HISTOIRE

SCIENCE SOCIALE

NARRATION RECIT

(4)

Or, nous pensons justement qu’explication et interprétation, qui résultent de la distance spatiotemporelle entre le temps des faits et événements et le temps de leur mise en récit, gouvernent la part de subjectivité du récit historique, celle-ci consistant alors en une mise en réseau du donné, comme si la parole de l’historien se faisait médiatrice pour combler un ensemble de zones poreuses selon une démarche dont les contours ont valeur didactique : « […] le moment de l’interprétation est celui où l’historien apprécie, c'est-à-dire attribue sens et valeur. Ce moment se distingue de celui de l’explication qui établit des connexions causales entre événements »3.

L’historiographie est alors une écriture qui endeuille ; elle disloque, elle dépèce, elle fractionne la réalité : les lieux sont temporalisés, les actions sont immobilisées, les héros de chair sont héros de papier. Par le prisme de l’écriture, elle concatène des situations multidimensionnelles dans des situations unidimensionnelles. Elle procède donc logiquement selon la dichotomie territorialisation versus déterritorialisation puisque : « […] la majorité des événements sont des faits sociaux totaux au sens de Marcel Mauss ; à vrai dire, la théorie du fait social total veut dire tout simplement que nos catégories traditionnelles mutilent la réalité »4. Pour Marcel Mauss5, que nous paraphrasons ici, un fait social total est quelque chose de pluridimensionnel contenant nécessairement des dimensions économiques, culturelles, religieuses, symboliques, juridiques ; en tant que tel, il n’est pas réductible à une seule de ces catégories. En outre, l’historiographie est un discours référentiel construit autour de la non personne il, selon la terminologie d’Emile Benveniste, et l’historien est le porte-parole, le porte- plume des je absents, si bien que le texte qu’il produit ne sera jamais que le signifié d’un proto texte enchâssé dans la trame narrative. Ce détail demande que soit éclairée ici la notion de texte telle que nous l’appréhendons pour nos besoins immédiats. A l’instar de Roland Barthes6 pour qui tout fait signe, Roland Posner7 nous dit en d’autres termes que tout est texte. Ainsi, le réel est à voir comme un texte, ce que nous venons de nommer proto texte ; c’est un déjà-là qui, en faisant l’objet d’une conversion en langue, se transmute en sa forme symbolique, à savoir forme qui fait sens pour une communauté, une culture : le réel devient effectivement artefact. Ainsi l’historien capture de lointains murmures, il en domestique les voix dans un discours rapporté : il renouvelle l’Histoire dans son histoire conformément aux idéaux de la société qu’il façonne et qui le façonne. Il métamorphose l’objet du monde en un objet de savoir, et par la re-présentation qu’il en propose, il le transforme en un objet symbolique, cela par le biais d’une forme esthétique : « Le temps esthétique de la représentation inscrit l’expérience réelle d’un événement historique dans la mémoire qui fonde la dimension symbolique de la temporalité […] »8. Il y a donc écart entre le réel et le symbolique. Le réel historique se dissipe partiellement et logiquement, conformément à ce que la mémoire, ici nécessairement à

3Paul RICOEUR, Temps et récit 1, Paris, Editions du Seuil, Points Essais n° 227, 1991, p.212.

4Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, Point Histoire, 1995, pp.54, 55.

5Marcel MAUSS, Essais sur le don, Paris, PUF, 2012.

6Roland BARTHES, L'Empire des signes, Paris, Editions du Seuil, 2005.

7Roland POSNER, Sémiotique de la Culture et Théorie des Textes, Etudes littéraires, vol. 21, n° 3, 1989, p. 157-175.

8Bernard LAMIZET, La médiation culturelle, Paris, Editions l’Harmattan, 1999, p. 135.

(5)

comprendre comme mémoire collective, en a retenu et fait pour l’inscrire dans ses croyances, dans son idéal collectif, en somme dans sa culture. Car l’historien, comme tous les acteurs de la société qu’ils fondent et qui les fondent, est : « […] porteur de la représentation symbolique collective d’une temporalité qui a, elle-même, transformé un événement singulier en expérience collective constitutive de la mémoire culturelle »9.

Pour que cette mutation soit efficiente, il doit y avoir restructuration par le langage : la matérialité de l’événement réel, marquée par l’espace-temps et les différents actants qui y jouent un rôle, est re- modelée dans et par la matérialité de la parole pour devenir immatérialité de l’événement ou du fait historique. L’événement historique que l’historien révèle hors le passé se situe dans le hors-cadre de la présence et c’est par la mise en parole que l’identité de l’historien se meut en celle d’historien narrateur dont l’activité consiste alors à présentifier, c’est-à-dire actualiser dans son présent le passé révolu. Ce nouveau territoire peut donc contenir des traces de l’identité de l’Être historien. En ce sens, il devient un protagoniste de l’événement narré puisqu’il s’approprie cet événement par ce qu’il en a expérimenté intellectuellement et ce qu’il en restitue, comme le fera le lecteur à sa façon, qui achèvera ledit événement par l’acte de lecture, quand bien même De Certeau nous rappelle que : « Le public n’est pas le véritable destinataire du livre d’histoire […] »10.

Le réel expérimenté par ceux qui ont fait l’Histoire se transforme bien, par l’entremise de l’historien, en un savoir que lui-même et ses destinataires peuvent alors éprouver d’une certaine manière. Ils ne pourront jamais éprouver que ce savoir qui résulte des itinéraires sélectionnés, c’est-à-dire faits de découpages et de recompositions :

Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu’ils tracent à leur guise à travers le très objectifs champ événementiel (lequel est divisible à l’infini et n’est pas composé d’atomes événementiels) ; aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout ; aucun de ces itinéraires n’est vrai, n’est Histoire11.

Ainsi, la prospective de l’historiographie consiste bien à atteindre par la parole le réel de cet autre total historique – comprenons ici personnages, actions et espaces - extralinguistique, historicisé, c’est- à-dire narrativisé dans et par l’univers linguistique. Par l’écriture de l’Histoire, il y a donc effacement des rapports aux temps, aux espaces, aux événements, aux personnages et simultanément l’historiographie devient un territoire de refoulement par cette opération qui consiste à prendre la, en place de. Et le refoulement régente le principe même de transfert des données historiques vers le présent de l’instance narratrice.

9Bernard LAMIZET, op. cit. p. 135.

10Michel DE CERTEAU, op. cit., p.87.

11Paul VEYNE, op. cit., p.57.

(6)

Le second obstacle que nous voulons maintenant mettre en exergue concerne la nature même du récit historique. Empruntons ici à De Certeau la question que nous posons nous-même à ce stade de notre démonstration : « Qu’est-ce que fabrique l’historien lorsqu’il devient écrivain ? »12. La question est vaste puisqu’elle interroge directement la relation entre l’Être au langage et l’Être au monde dans ce qu’il envisage comme procédé pour ce va-et-vient entre réalité extralinguistique et surréalité linguistique : « Le discours historique ne suit pas le réel, mais il ne fait que le signifier, ne cessant de répéter c’est arrivé, sans que cette assertion ne puisse être jamais autre chose que l’envers signifié de toute la narration historique »13. Pour recevoir et concevoir cette relation, l’historiographie use de stratagèmes dont le premier consiste à déplacer l’Histoire dans la contemporanéité de son écriture, en la modelant au regard des lois inhérentes à un autre modèle, celui du discours, conformément aux règles intrinsèques du système linguistique qui décide de les réorganiser. Ainsi, ce paradoxe : les événements historiques, réels, ne se déroulent jamais de manière linéaire. Or, écrire l’Histoire, écrire tout simplement, consiste justement à plaquer cette non linéarité sur la structure même des langues orales, fondamentalement linéaires. En conséquence, l’historiographie n’a pas d’autre perspective que de comprimer et élaguer le réel du passé pour le réduire, par la linéarité, à l’espace physique de la page blanche, et en proposer ainsi un certain contenu : « Le discours historique, lui, prétend donner un contenu vrai (qui relève de la vérifiabilité) mais sous la forme d’une narration »14. En conséquence, et comme nulle langue ne peut imiter le réel, sur quel modèle l’historiographie se fonde-t-elle ? Est-elle mimesis ou diegesis ?

Si l’historiographie est mimésis, alors elle opère en toute logique selon des procédés définis par Aristote15 dans la Poétique ; elle procèderait alors de l’imitation : la réalité serait ainsi retranscrite par mimétisme, selon des effets de vraisemblance : or justement, aucune écriture, aucune langue, ne peut calquer la réalité extralinguistique ; aucune action ne peut être décrite totalement à partir des procédés linguistiques, quand bien même un ensemble d’éléments permet de recomposer des cadres spatiotemporels - déictiques, temps, modes et aspects verbaux, etc. - en y incluant des actants nécessaires : toute action, tout événement que l’Être au monde peut expérimenter ne pourra jamais survivre intégralement dans et par l’Être au langage. C’est là une des raisons pour lesquelles

12Michel DE CERTEAU, , op. cit., p.123.

13Roland BARTHES, Le discours de l’histoire, in Social Science Information VI, 4, 1967, pp. 65-75.

14Michel DE CERTEAU, , ibid., p.129.

15ARISTOTE, Poétique, Librairie Générale de France, Paris, 1990.

HISTORIOGRAPHIE

MIMESIS DIEGESIS

(7)

l’historien n’a pas d’autre latitude que d’opérer des choix qui ne feront pourtant pas l’objet d’un traitement linguistique isomorphede la réalité, si l’on peut dire :

Si l’histoire est ce mélange de données et d’expériences, si elle est connaissance documentaire, lacunaire et rétrodictive, si elle se construit par le même va-et-vient d’inférences par lequel un enfant construit peu à peu sa vision du monde qui l’entoure, on voit quelle est alors, en droit, la limite de l’objectivité historique : elle correspond aux lacunes de la documentation et à la vérité des expériences16.

Il semble donc évident que l’expérience, si elle est communicable, l’est nécessairement par des effets de falsification extérieurs à l’historien, mais en fait extérieurs à tout Être au langage. Ces effets nous renvoient ainsi directement à la relation entre le langage et la réalité, relation organisée par l’Homme de parole. Est-ce à dire alors que pour évacuer les obstacles de l’historiographie, il faudrait que l’historien soit le regardeur intra historique, omniscient, et donc contemporain des événements narrés, pour être au plus près de la vraisemblance ? comme nous l’avons pu exprimer dans un de nos articles traitant du contemporain :

Tout discours qui rend compte d’un événement passé ou futur n’est donc que réjection ou projection momentanée, parcellaire et discontinue de ces deux temps majeurs - passé et futur - dans le présent.

Produire un discours contemporain sur la base de ce qui fut ou ce qui sera revient, selon Emile Benveniste17, à construire une « temporalité rétrospective » ou une « temporalité prospective 18.

Cette question de nature philosophique nous rappelle que le langage est le vecteur qui organise notre relation au Monde. Mais en tant que fait humain, que système fondamentalement symbolique, le langage - la langue - tronque la réalité extralinguistique que nous pensons puisque nous exprimons nos pensées par ce même médium ; celui-ci se présente donc comme un obstacle, du fait même qu’il est une médiation consistant à relayer le réel et la forme symbolique de ce réel dans sa propre substance :

Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé. Les vérités de l’expérience philosophique ou spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est langue et qu’elle symbolise19.

En conséquence, le langage - la langue - n’a pas cette capacité à épuiser le réel et l’historiographie se trouve par là même enfermée dans ce principe : elle doit donc découper un réel insaisissable, hors d’atteinte, pour tenter de donner un certain sens à la partie de réel qu’elle modélise en langue, c’est-à-

16Paul VEYNE, op. cit., p.210.

17Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Editions Gallimard, 1974, p.76.

18Stéphane LAPOUTGE, Le contemporain ou la conjonction des ego, his et nunc, in (D)écrire le contemporain, Revue Inter-ligne, Automne 2012.

19Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Editions Gallimard, 1966, p.6.

(8)

dire cette partie de réel qu’elle perçoit et qu’elle pense ; elle tente donc de combler un espace entre le réel signifiant et le surréel signifié et cet espace n’est ni plus ni moins que celui de la signification, c’est-à-dire le réel re-présenté. Ainsi, la langue, et son corollaire qu’est l’historiographie, servent d’outil à la mise en scène d’un réel séquencé :

L’objet de l’étude n’est jamais la totalité de tous les phénomènes observables en un temps et en un lieu donnés, mais toujours certains aspects seulement qui en sont choisis ; selon la question que nous nous posons, la même situation spatiotemporelle peut contenir un certain nombre d’objets différents d’étude […]20.

Au bout du compte, la présence de l’Être au langage en temps et espace ne suffit pas pour faire de l’événement historique un discours isomorphe au réel, puisqu’il ne pourra(it) se dédouaner d’explications nécessaires à l’information qu’il veut communiquer. Alors l’historiographie s’apparenterait davantage à la diegesis, c’est-à-dire au récit d’événements. Si tel est le cas, elle est aussi partiellement fiction : « Même s’ils sont le produit de recherches, d’observation et de pratiques, ces textes demeurent des récits qu’un milieu se raconte »21. L’historien, Être au monde et Être au langage serait donc aussi écrivain. De fait, l’écriture serait le corollaire de son activité d’historien.

Mais il se peut aussi que cela soit l’inverse et donc que l’écriture oriente les choix de l’historien, faisant du produit texte qu’il propose une histoire d’Histoire, ce qui nous renvoie à la notion d’intentionnalité. L’historiographie imiterait donc la narration fictive en tous points. Dans ce que retient l’historien de l’Histoire, c'est-à-dire dans l’histoire qu’il raconte de l’Histoire, les événements s’organisent autour d’actants agissant présents dans des espaces. En ce sens, la narration historique s’échafaude selon les procédés de fiction narrative. Mais à l’inverse de cette dernière, les événements narrés ont été vrais dans le passé. L’intrigue de la narration historique n’est alors que réjection de l’intrique historique. Ainsi, le prétendre faire l’Histoire se transmute en une prétendue narration de l’Histoire dont l’implicite dépasse les règles de la fiction narrative grâce à ou à cause de ce qui fut vrai. C’est pourquoi l’historiographie crée : « […] un discours performatif truqué dans lequel le constatif apparent n’est en fait que le signifiant de l’acte de parole comme acte d’autorité »22.

La généalogie du discours historique vacillerait-elle entre discours performatif et discours constatif ? A en croire Barthes, elle ne prend pas la forme d’un discours performatif et elle serait à peine un discours constatif. Nous allons maintenant distinguer la nature de ces deux types d’acte de langage en nous référent à John Langshaw Austin, philosophe du langage auquel nous devons la théorie des actes de langage, décrite dans Quand dire c’est faire 23.

20Paul VEYNE, op. cit., p.54.

21Michel DE CERTEAU, , op. cit., p.248.

22Roland BARTHES, Le discours de l’histoire, in Social Science Information VI, 4, 1967, p.74.

23John Langshaw AUSTIN, Quand dire c'est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, trad. G. Lane : How to do things with Words.

(9)

Nous proposons à ce stade de notre démonstration de synthétiser les propos de l’auteur - en les commentant - et renvoyons à la référence bibliographique signalée ci avant.

Le discours performatif vise à faire ré-agir le destinataire. Or le discours historique ne peut susciter de réaction de la part de son lecteur. Le lire n’engendre en lui aucune réaction, telle celle que l’on peut attendre à la suite d’un stimulus de nature performative contenu dans une forme injonctive par exemple. En référence aux actes de langage, tels qu’ils ont été décrits par Austin, l’énoncé performatif vise à modifier le monde par la ré-action de celui à qui il s’adresse. Or, la lecture du discours historique ne peut plus rien modifier d’un monde révolu, ce discours constituant la seule/une trace d’un donné antérieur. De plus, il ne peut nullement modifier le présent, et encore moins le futur, auquel cas il serait discours prophétique. La seule dimension performative que l’on peut reconnaître au discours historique est à chercher dans la valeur refuge qu’on lui octroie ou qu’il s’octroie en en imitant simplement les procédés pour en escompter les mêmes effets. En ce sens alors, le discours historique est une herméneutique, non plus au service de l’Histoire, mais à celui de l’histoire d’Histoire. Mais il semble évident que tout discours, y compris historiographique, usant des procédés propres à la narration, soit naturellement subjectif en certains lieux, si bien que l’historien, Être au langage, construit dans et par la langue qu’il actualise à sa façon, qu’il éclaire de son identité, une métaphore du monde réel dissipé, comme un monde ré imaginé. Car les mots ne sont pas les objets du monde ; à peine les remplacent-ils : « L’aporie, que l’on peut appeler aporie de la vérité en histoire, est rendue apparente par le fait que les historiens construisent fréquemment des récits différents et opposés autour des mêmes événements »24.

Si l’historiographie est une diégèse, comme tout semble l’indiquer, alors le discours constatif semble plus approprié à son exercice. Un discours constatif est une description du monde, un discours qui fait le constat de et qui s’adapte au monde sans le modifier. L’historiographie donc présentifie quelques traits de l’Histoire par le prisme de catégories qui sont ou doivent être nécessairement restreintes. En conséquence, elle est quelque chose qui ne saurait être la copie conforme de cette autre chose du passé : elle en crée à peine un double imparfait, en ce sens que : « […] le passé, conçu comme la somme de ce qui est effectivement arrivé, est hors de la portée de l’historien »25. De fait, dans la restitution du passé transmuté dans et par le système symbolique qu’est la langue, il y a dilution du réel passé dans le présent du récit. L’Histoire est déterritorialisée pour être re-territorialisée dans la

24Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Editions du Seuil, 2000, p.311.

25Paul RICOEUR, Temps et récit 1, Paris, Editions du Seuil, Points Essais n° 227, 1991, p.176.

HISTORIOGRAPHIE

ACTE CONSTATIF

ACTE PERFORMATIF

(10)

trame livresque. Elle est métamorphosée en une sorte de non-lieu d’elle-même, ce qui permet alors à l’histoire d’Histoire d’égrener un ensemble de topoï, dont certains issus de la présence de l’historien qui endosse pleinement son rôle de médiateur :

[…] elle demeure fondamentalement un récit et ce qu’on nomme explication n’est guère que la manière qu’a le récit de s’organiser en une intrique compréhensible […] ; autrement dit, expliquer, de la part d’un historien, veut dire « montrer le déroulement de l’intrigue, le faire comprendre26.

Alors, si l’historiographie ne peut échapper aux procédés de la narration fictive auxquels elle adjoint le donné révolu, réel à un moment, pour témoigner d’un passé que l’on tient pour vrai et qu’elle ne peut pas/plus atteindre, du moins par ce moyen alors fin en soi, on peut supposer que l’Histoire est le prolongement du mythe dans et pour les sociétés contemporaines qui doivent se convaincre, au même titre que les sociétés d’antan grâce au mythe, de ce qu’elle organise la sociabilité dans les temps diachronique et synchronique : « L’histoire est l’ensemble des faits constitutifs du lien social dans la durée de leur succession et leur déroulement »27. En outre, si l’historiographie respecte une épistémologie certaine, elle est en même temps traversée par le phénomène de transfert exhumé par le travail de l’historien, par les sources, les documentations, les témoignages qu’il ravive. L’Histoire incarne alors la fonction de mémoire qui inscrit les sujets d’une société dans une continuité, dans une sociabilité dont ils sont porteurs et qui constitue exactement la dimension collective de l’appartenance.

En, ce sens :

La mémoire est, en effet, une pratique symbolique, puisqu’elle est une représentation. La mémoire ne saurait être considérée comme une accumulation de faits ou événements réels, ni comme un ensemble de traces réelles de faits ou d’événements du passé. La mémoire est un ensemble de représentations : elle est le langage qui confère la dimension et la consistance symboliques d’une représentation à des faits, à des objets ou des événements dont je suis porteur28.

Ainsi, les faits ou événements réels du passé sont convertis par l’historiographie, ou tout autre moyen de dire le monde : objets du savoir, ils subissent des transmutations qui les positionnent hors leur temps ; ils finissent nécessairement par n’être plus que des représentations symboliques, n’être plus que n’engageant aucune perte de valeur ou spoliation. Echafaudant et l’idéal de soi et l’idéal collectif, ils révèlent un sentiment de transcendance, ils subliment l’imaginaire collectif pour s’inscrire dans la mémoire mythique. L’Histoire, grâce aux histoires qui la parcourent, et non l’inverse in fine, assure pleinement les fonctions qu’une société attend d’elle : elle fait lien social, parce qu’elle est mémoire, elle est didactique, parce qu’elle transcende, elle est symbolique, parce qu’elle fait sens et idéal, mais

26Paul VEYNE, op. cit., p.p. 123, 124.

27Bernard LAMIZET, op. cit., p. 206.

28Bernard LAMIZET, ibid., p. 382.

(11)

elle est aussi et au même titre que tout cela, un récit qui parcours les temps. Et comme le disait Napoléon Bonaparte, sur un mode constatif : « Qu’est-ce l’Histoire, sinon une fable sur laquelle tout le monde est d’accord ».

Comme nous le rappelle Hans-Georg Gadamer : « La vérité, c’est que l’histoire ne nous appartient pas mais que nous appartenons à l’histoire »29. Ainsi, pour conclure, nous dirons que l’historiographie relève le challenge du transfert du réel révolu vers le réel de l’instance narratrice selon le phénomène de territorialisation versus déterritorialisation. Et là réside le défi de cet exercice complexe : se jouer de l’incapacité à laquelle l’Homme doit faire face pour évoquer le monde extralinguistique par la langue et/ou la parole, par ce qui est social - la langue - et/ou individuel - la parole. En ce sens donc, l’historien narrateur, qui rend compte des faits sociohistoriques révolus par le vecteur de la langue, actionne ce moyen objectivement et subjectivement : objectivement, par ce qui est à sa portée, et subjectivement, par ce qui est hors le donné. Ce transfert, qui convertit le concret par le prisme d’un système d’abstraction, donc essentiellement symbolique, isole nécessairement des événements consécutifs et/ou corrélatifs les uns des autres pour les refondre dans la linéarité de la substance langue, c’est-à-dire dans un système de représentation. Et c’est précisément ce système de représentation qui, une fois agrémenté des aspects sociohistoriques, transforme le savoir du donné en un savoir partagé faisant mémoire, en une mémoire historique pouvant faire l’objet d’une remémoration collective : une commémoration.

29Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, Paris, Editions du Seuil, 1976, p. 261.

(12)

Bibliographie

Aristote, Poétique, Paris, Librairie Générale de France, 1990.

Austin, John Langshaw, Quand dire c'est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970.

Barthes, Le discours de l’histoire, in Social Science Information VI, 4, 1967.

Barthes, Roland, L'Empire des signes, Paris, Editions du Seuil, 2005.

Benveniste, Emile, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Editions Gallimard, 1966.

Benveniste, Emile, Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Editions Gallimard, 1974.

De Certeau, Michel, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Editions Gallimard, Folio histoire n° 115, 2002.

Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode, Paris, Editions du Seuil, 1976 et réédition 1996.

Lamizet, Bernard, La médiation culturelle, Paris, Editions l’Harmattan, 1999.

Lapoutge, Stéphane, Le contemporain ou la conjonction des ego, his et nunc, in (D)écrire le

contemporain, Dir. Bernadette Mimoso-Ruiz, Revue Inter-ligne, Automne 2012.

Mauss, Marcel, Essais sur le don, Paris, Presses Universitaires de France, 2012.

Posner, Roland, Sémiotique de la Culture et Théorie des Textes, Etudes littéraires, vol. 21, n°

3, 1989.

Ricoeur, Paul, Temps et récit 1, L’intrigue et le récit historique, Paris, Editions du Seuil, Points Essais n° 227, 1991.

Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Editions du Seuil, 2000.

Todorov, Tzvetan, Les abus de la mémoire, Paris, Editions Arléa, Diffusion le Seuil, 2004.

Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, Point Histoire, 1995.

Références

Documents relatifs

Autrement dit, notre souci, par le biais de ces deux textes donc deux discours de deux écrivains, tous deux natifs d’Oran ; tous deux ressentant une appartenance à ce

Mais toute sa vie elle aspire à un ailleurs mythique et quand, enfin, le docteur, à l’indépendance, propose de lui donner sa maison, elle refuse le cadeau malgré

Analyse du total des informations correctes produites au Questionnaires Q1 et Q2 Nous analysons, tout d’abord, le total des réponses correctes aux questions portant sur la base de

Les grands projets actuels sont tous liés à la croissance de l’économie minière : extension du Transgabonais ; construction d’un Transguinéen destiné

Cela dit, même si par des aspects nombreux et importants, les répondants ne se sont sans doute pas écartés des moyennes qu'on aurait obtenues à classe sociale et

[r]

Problème au sens de problématique scientifique et didactique, problématique scolaire, problème au sens d’énigme, problème reformulé par l’élève dans un

On peut aussi proposer aux élèves un travail différé leur demandant d’analyser des erreurs commises lors de l’évaluation finale ou bien proposer un exercice évaluant les mêmes