• Aucun résultat trouvé

DE L'AUTRE CÔTÉ DU BISTOURI

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "DE L'AUTRE CÔTÉ DU BISTOURI"

Copied!
25
0
0

Texte intégral

(1)
(2)

DE L'AUTRE CÔTÉ

DU BISTOURI

(3)
(4)

GILBERT SCHLOGEL

DE L'AUTRE CÔTÉ

DU BISTOURI

PIERRE BELFOND 3 bis, passage de la Petite-Boucherie

75006 Paris

(5)

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse en citant ce livre Editions Pierre Belfond

3 bis, passage de la Petite-Boucherie 75006 Paris

ISBN 2.7144.1384.6

© Belfond 1981

(6)

A tous ceux qui ont souffert entre mes mains et surtout à ceux que je n'ai pas pu guérir.

G.S.

(7)
(8)

AVERTISSEMENT

Pour de multiples raisons, et en particulier déontologiques, ce récit a été entièrement transposé et ni les lieux, ni les per- sonnages n'en sont les acteurs réels. Mais les circonstances sont parfaitement exactes et l'angoisse, personnage central de cette aventure, a été décrite avec un grand souci de vérité.

(9)
(10)

— Vous allez me donner quelques renseignements d'état civil. Nom, prénom, etc.

— Scheffer, S.C.H.E.F.F.E.R., Gilles.

L'employé tape avec deux doigts, rapidement, appa- remment sans erreur ; il est assis de biais, derrière un comptoir de formica blanc, face à une machine aux couleurs vives. Ils sont quatre qui naviguent dans un décor plutôt moderne et accueillant, sous la grande pancarte « ADMISSIONS ». Au milieu, une plante verte n'en finit plus de s'étioler dans l'indifférence générale. Ils sont en uniforme : blouse douteuse, déboutonnée, la poche gauche striée de crayons à bille.

Chemise voyante, dont les manches dépassent les man- ches courtes de la blouse. Et les inévitables jeans déla- vés sur des chaussures de basket.

Pourquoi m'attacher à ce genre de problème ? Sensi- bilité excessive à de tels détails, perfectionnisme incura- ble, ou manque de désinvolture ? Je ne sais plus. Ou plutôt oui, je sais. J'essaie de paraître décontracté, mais je n'y parviens pas. — Adresse ?

— Clinique Beausoleil, 83, Saint-Clair-de-Provence.

— Profession ?

— Chirurgien.

L'homme a relevé la tête :

(11)

— Vous êtes chirurgien et vous venez vous faire opé- rer, ça c'est pas banal. Ce n'est pas une bonne publicité pour vous, docteur ! Vous arrivez de la Côte ?

— Hé oui !

— Il faisait beau, là-bas ?

— Hé oui ! (Combien de fois me posera-t-on cette question !)

J'ai envie de mordre cet imbécile. J'ai voudrais qu'il en finisse de tapoter ces renseignements qu'il aurait tout aussi bien pu recopier sur n'importe lequel de mes papiers d'identité. Mais c'est une manie, en France, de faire répéter inlassablement aux gens ce que d'autres ont déjà passé tant de temps à inscrire sur des papiers officiels que personne ne prend jamais la peine de lire.

Devinant mon agressivité grandissante, Hélène pose sa main sur mon avant-bras. Mais cette incitation au calme a le don de m'exaspérer un peu plus, en me ren- dant conscient de cet état de mauvaise humeur que crée en moi la maladie.

Il me prend soudain une furieuse envie de rebrousser chemin, de retourner le film et de faire marche arrière, jusqu'à ce jour où tout a commencé. Je voudrais retirer le doigt de cet engrenage qui m'a entraîné là, aujourd'hui, dans cet hôpital. Je vais être opéré, moi, le chirurgien, pris par ma propre logique, empêtré dans le filet que j'ai patiemment tressé en vingt-cinq ans d'activités, avec toutes ces mailles de déductions et de conclusions qui mènent toutes au même résultat : la table d'opération.

Dieu sait pourtant que rien n'a plus la moindre appa-

rence d'évidence, ce soir. Je me sens prêt à reprendre

tous les raisonnements par le début. Sûr de démontrer

que tout est faux, surfait, fantaisiste... Déraisonnable.

(12)

Ne suis-je pas en parfaite santé ? Croyez-vous vrai- ment, mes chers collègues, qu'il faille m'ouvrir le ven- tre, arrêter ma vie, et me faire entrer ainsi dans votre mécanique, dans votre cercle infernal ?

En attendant des réponses que je connais trop, nous marchons dans un couloir glacé où les pancartes dan- sent sous nos yeux : SECURITE SOCIALE, BANQUE DU SANG, LABORATOIRE, RADIOLOGIE, HOS- PITALISATION, FRAIS DE SEJOUR... Des gens passent et se pressent. Personne ne regarde personne.

C'est le triomphe de l'isolement dans la foule.

Hélène m'a pris la main comme autrefois, quand nous étions anonymes sur les Champs-Elysées ou sur le port de Saint-Tropez. Mais, ici, je ne devrais pas être anonyme. Je devrais être au centre de tous les soucis, de toutes les sollicitudes, et pas seulement sous la protec- tion de ma femme, dont justement, aujourd'hui, je ne veux pas.

— C'est ici. Chirurgie digestive, 8e étage.

Quatre portes d'ascenseurs nous attendent. Nous grimpons vers le huitième, en compagnie de deux infir- mières et d'un Africain endormi qui oscille doucement sur ses longues jambes. Il n'a pas dû voir le soleil depuis trois mois. Il est sans doute brancardier ou employé dans un service administratif ; rien ne permet de préci- ser sa fonction... C'est peut-être un agrégé qui sera ministre de la Santé quand il retournera dans son pays.

Comment faire la différence...

Nous sommes arrivés.

Les portes automatiques s'ouvrent sur mon nouveau

domaine : propre, nickelé, moderne et triste. Les cou-

loirs paraissent vides. Un bureau allumé, un peu plus

loin : « Renseignements ». Une infirmière est là, qui

(13)

remplit des formulaires. Elle est impeccable, rassu- rante.

— Bonjour, madame. Je suis le Dr Scheffer. Je viens pour une hospitalisation.

— Oui, bonjour, monsieur. Je vous attendais. Vous venez de province, n'est-ce pas ? Le patron m'a demandé de l'excuser auprès de vous. Il a dû s'absenter et il vous verra demain matin.

Elle se lève, contourne le bureau, et s'approche de nous à petits pas. Ses yeux bleus vont de l'un à l'autre, s'arrêtant un peu plus sur moi. Puis elle prend un air gêné :

— Il y a aussi un autre problème... Plus ennuyeux.

Nous vous avions réservé une chambre particulière, évi- demment, et elle était libre depuis ce matin. Malheureu- sement, pendant le déjeuner, il est arrivé une urgence, un malade du patron en pleine hémorragie digestive. Il n'y avait plus de place en réanimation. On l'a donc mis dans la chambre qui avait été préparée pour vous...

Maintenant, ce malade est sous respirateur, dans le coma, et il n'est pas question de le déplacer ce soir... Je suis désolée.

Je ne sais que répondre. Hélène murmure qu'on pourrait peut-être revenir demain matin, mais l'infir- mière lui montre les papiers d'admission avec l'air de dire que nous sommes engagés sur une voie de non- retour...

Et c'est bien ce qui me pèse le plus, cette sensation d'engrenage... Peu m'importe, en fait, qu'il y ait ou non une chambre particulière. Mais que rien ne puisse plus changer maintenant me donne une sensation d'oppression insupportable.

— Ne vous inquiétez pas, madame, aucune impor-

(14)

tance. Vous avez un lit ?... Alors, ce sera très bien.

— De toute façon, j'ai un sortant demain matin et sa chambre sera pour vous. N'ayez crainte. Ce soir, vous serez avec un monsieur très gentil.

Devant mon air maussade, elle ajoute, presque à mi- voix :

— Je suis vraiment désolée.

Elle n'a pas « vraiment » l'air de penser ces mots-là !

Et nous voilà repartis dans les couloirs, vers la cham- bre et le monsieur très gentil ; lui aussi doit se deman- der qui on va mettre à ses côtés...

Hélène est muette. Ce premier incident, paradoxale- ment, me fait mesurer la peine qu'elle ressent. Moi, encore, j'ai l'habitude. J'ai si souvent expliqué les mêmes choses à des malades qui venaient se faire opé- rer. Il fallait les rassurer, leur faire comprendre que nous n'étions pas entièrement fautifs si tout ne se pas- sait pas exactement comme nous l'avions prévu.

Nous y sommes. Le monsieur a l'air bien gentil, c'est vrai. Et même un peu absent. La soixantaine, des lunet- tes sur le bout du nez, un journal entre lui et nous, et un regard à peine curieux, comme un voyageur, dans une gare, qui voit arriver un train. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un train arrive. Une gare, c'est fait pour ça.

Explications de routine : le placard, les toilettes, la sonnette, la lumière, et le dîner dans un instant.

— Voilà. Vous ne vous inquiétez de rien pour ce soir.

Les choses sérieuses commenceront demain matin...

Essayez de dormir. Si vous n'y arrivez pas, demandez à l'infirmière de nuit, elle vous donnera un calmant.

(15)

Cette femme est sans doute plus efficace que chaleu- reuse. Ses yeux bleus n'arrêtent pas le regard. Ils sont presque transparents et même un peu inquiétants.

— Merci. Merci, madame. A demain.

La porte se referme sur nous. Je ne sais pas comment se serait passée cette admission si j'avais été dans une chambre particulière, mais la présence d'une tierce per- sonne donne à la scène un tour insolite. Aucun d'entre nous ne sait exactement ce qu'il convient de dire.

Hélène se décide la première à rompre le silence.

— Je vais ranger tes affaires, murmure-t-elle.

— Non. Je préfère te raccompagner. Viens.

Et nous voilà repartis le long des couloirs. Il n'y a rien à ajouter. Notre imagination est gelée. J'ai la gorge sèche et la déglutition difficile.

— Je raccompagne ma femme jusqu'à l'entrée et je reviens.

L'infirmière aux yeux bleus lève à peine la tête. On continue. Couloir, ascenseur, sonnerie, couloir... Cette fois, le chemin m'a paru moins long.

— Je ne vais pas te laisser comme ça.

Hélène a l'œil suppliant. Et ce regard plein de pani- que signifie en réalité : tu ne vas pas me laisser partir ainsi, toute seule. C'est un comble. Je dois prendre la direction des événements et décider de tout, comme d'habitude.

— Et que crois-tu pouvoir faire d'autre ! Tu as bien vu ce type dans la chambre, tu ne peux pas t'installer...

Crois-moi, le mieux est de partir. Je vais retourner m'allonger. J'ai de quoi lire, on va dîner, et je dormi- rai. Reviens demain après-midi. Je te raconterai...

Jamais nous ne nous sommes séparés ainsi. Un voyage de l'un ou de l'autre pour quelques jours, avec

(16)

une issue prévue, un jour de retour, des rires, des « tu m'appelles », et toujours une note gaie qui justifiait le départ. Ce soir, il n'y a plus rien. J'ai beau sourire, le cœur n'y est pas et je ne trompe personne. Surtout pas elle !

Dernier baiser, dernière étreinte au milieu de ces gens qui s'affairent et vaquent à des tâches multiples, si loin de nous... Le plus vite sera le mieux. Sans me retour- ner, je reprends le chemin des ascenseurs. Je vais devoir attendre un peu plus cette fois, alors que j'aimerais au contraire être revenu plus vite à ma niche, à mon coin de chambre où je vais pouvoir me recroqueviller en position de défense contre toute cette adversité que je devine autour de moi.

Dans la chambre, la banalité m'attend. Le plateau est là, sur le guéridon de plastique rouge qui a dû être choisi pour la gaieté de sa couleur... sinistre ! Trois plats, tous tièdes : le potage avec de rares vermicelles, la tranche de rôti transparente en son milieu et la cuille- rée de purée jaunâtre, enfin le ravier de compote de pommes où trône une cerise confite. Même la demi- bouteille d'Evian est tiède. Tout est propre et soigné, il faut bien le reconnaître. Celui qui a préparé ce plateau ne comprendrait pas mon sourire désabusé. La viande est tendre, la purée a le goût de toutes les purées de col- lectivité, et, si tout est refroidi, c'est peut-être parce que je n'étais pas là quand on m'a servi. Vous qui avez con- tribué à cet accueil et qui avez fait votre métier, ne m'en veuillez pas si je n'aime rien, si tout me hérisse. Ce soir, j'ai vraiment l'impression que je vais mourir, et cette sensation ne m'incite guère à l'euphorie !

(17)

En fait, c'est plus grave encore. Cette amertume du condamné, je ne la sens pas vraiment, je l'invente. Je la crée de toutes pièces car j'aimerais la ressentir. Elle serait plus agréable que ce que je perçois réellement au fond de mes tripes. J'aimerais être le martyr qui s'allonge avec courage sur la croix de son sacrifice. Etre celui qui va finir, simplement, qui va quitter la scène devant les spectateurs assemblés, prêts à applaudir le courage... ou la résignation. Etre grand dans l'adver- sité. Mais une adversité à ma mesure.

Pas cette médiocrité de pénombre. Pas cette fausse solitude à côté de ce voisin auquel je n'ai rien à repro- cher sauf d'être là et d'exister dans mon atmosphère de martyr raté. Je n'ose même pas me laisser aller à penser tranquillement, comme j'en ai le droit, à mes vrais pro- blèmes, ceux qui m'angoissent viscéralement. Demain va commencer le cirque que je connais trop bien et qui ne s'arrêtera pas avant longtemps : petites agressions progressivement graduées comme dans les supplices de série noire. Les prises de sang, les perfusions, les trans- ports, les attentes, les angoisses minuscules. Puis les plus grandes au bloc opératoire, les drogues qui vous ébranlent jusqu'au plus profond, et la douleur qui va faire son apparition dans le tableau. Lancinante ou énorme, sournoise ou hurlante, assourdissante...

Je n'aime pas souffrir. Je supporte mal les chaussu- res trop petites, j'ai horreur qu'on me marche sur les pieds, une migraine est pour moi une épreuve. Je n'aime pas les piqûres. Pas du tout. Je les supporte, comme tout le monde, apparemment mieux que d'autres, par dignité, mais j'ai horreur de ça. Je me souviens, quand j'étais étudiant, d'avoir eu une curieuse maladie : une mélitococcie. Pas banal, surtout

(18)

chez un citadin. Peu importe. Par chance, le diagnostic avait été porté assez rapidement et un traitement effi- cace avait pu être prescrit à temps. Mais je dus subir vingt-cinq jours d'antibiotiques, à raison de deux injec- tions intramusculaires par jour. Par bravade, j'ai pro- posé de me les faire moi-même, ce qui simplifiait l'organisation pratique. Je me suis donc piqué les fesses cinquante fois. Je sais bien qu'il y a des diabétiques qui font ça toute leur vie. Eh bien, moi, je ne pense pas que j'aurais pu continuer encore bien longtemps. A la fin, ma main refusait d'obtempérer. L'ordre partait, et la main ne bougeait pas. La fesse disait non, la main n'osait pas. Il m'a fallu déployer une énergie démesurée pour finir le traitement.

Voilà à quoi je pense, ce soir, dans ce lit d'hôpital.

J'ai sur les genoux l'admirable livre de Claude Mance- ron qui devrait m'emporter dans les vagues de la Révo- lution française, et je suis là, à penser à mes fesses que des injections intramusculaires ne vont pas tarder à profaner. Elle est belle l'élévation d'esprit du chirurgien !

Je devrais être capable de penser à autre chose, c'est sûr. Mais c'est impossible : les idées morbides se bous- culent dans ma pauvre tête sans arriver à en sortir. Et, faux jeton, je tourne les pages de ce livre pour donner le change à ce pauvre homme qui est à côté, et qui, proba- blement, se moque éperdument de mes états d'âme.

La porte s'ouvre et laisse le passage à cette infirmière de nuit qu'on m'avait annoncée. Elle est petite, un peu boulotte, les pommettes hautes et rouge vif. Elle vient

(19)

d'arriver, sans doute, et il fait froid dehors. Les yeux, étonnamment mobiles, pétillent d'astuce.

— Bonsoir, messieurs. Alors, monsieur M., tout va bien ce soir ? Un petit comprimé rose, comme d'habi- tude... Voilà, bonsoir, monsieur. Ah, c'est vous le doc- teur ami du patron ? Il paraît qu'il faut vous dorloter.

J'ai l'habitude, vous savez. Les médecins sont beau- coup plus douillets que les autres. Ils ont toujours peur de n'être pas bien soignés, et après ils se laissent aller comme des enfants. Mais moi, je m'entends toujours bien avec eux... Qu'est-ce qu'on va vous faire ?

Le verbe est rapide, incisif. J'ai à peine le temps de prononcer un mot :

— L'estomac...

Tout de suite, elle a enchaîné :

— Oh ben ! ça alors, vous pouvez être tranquille, parce que, ici, ils en font beaucoup. Vous tombez bien.

On peut même dire qu'ils sont spécialistes. Et ça se passe toujours très bien... Enfin presque toujours. Bien sûr, il y a des fois où ça ne va pas tout seul, mais vous savez, il y a tellement de gens qui ne sont pas sains ! Vous, on voit que vous êtes en bonne santé, alors tout ira bien. Et puis, vous savez, si quelque chose ne va pas, vous m'appelez. Je ne suis pas de celles qui dorment la nuit. Je suis là. Joséphine, on m'appelle. Parce que j'ai un nom russe que personne il arrive à le prononcer faci- lement. Alors, vous ferez comme tout le monde, hein, mon petit docteur ? Vous appellerez Joséphine et je serai là. En attendant, je vous laisse un petit comprimé sur la table de nuit ; vous n'êtes pas obligé de le pren- dre, mais la première nuit à l'hosto on n'a pas le som- meil facile. Alors, si ça tarde un peu à venir, hop, le petit comprimé. Et si un ne suffit pas, un petit coup de

(20)

sonnette et j'arrive. J'en ai d'autres un peu plus forts.

Allez, dormez bien.

Merci, Joséphine. Je n'ai rien dit pendant votre dis- cours, mais vous avez été le premier rayon de soleil dans ma grisaille hospitalière. Vous étiez vraie et sans fard et vous m'avez donné le ton. Vous m'avez montré le chemin. Il fallait laisser aller, me laisser porter par le courant, oublier tout ce que mon métier et ma connais- sance de la cuisine chirurgicale me font savoir de plus, me font supporter de plus que les autres.

Avec le petit comprimé, je me sens sombrer plus vite que prévu. La journée a été dure, nerveusement érein- tante. Malgré la toile rêche des draps,malgré l'oreiller en béton, j'en termine avec cette première étape. Je sais que j'aurai besoin de beaucoup de force pour continuer.

(21)

La journée commence tôt à l'hôpital. Vers six heures et demie, sans un bruit, un être incertain s'encadre dans le carré lumineux de la porte ouverte.

— Excusez-moi, dit-il d'une voix indéfinissable.

Avec lui pénètre une forte odeur de désinfectant.

Sans lever les yeux, l'homme promène sur le sol plasti- fié une serpillière humide. D'un geste, il saisit les deux chaises qui se retrouvent les pieds en l'air sur le guéri- don, et les mules, que j'avais laissées au pied du lit, sont rangées au bas de la table de nuit. Il s'en va sans avoir jeté un coup d'œil sur les occupants de la chambre ! Discrétion ou désintérêt ? Les deux, sans doute.

Après le nettoyage du sol, la distribution des thermo- mètres. Rien ne me sera épargné, mais il vaut mieux prendre tout de suite les bonnes habitudes. Ce n'est pas fini ! Voici le laboratoire ! Le chariot à burettes entre dans la chambre, poussé par un laborantin : c'est un grand garçon roux et bouclé comme un Irlandais, le torse nu sous la blouse, les avant-bras poilus et musclés.

Une fiche à la main, il m'examine d'un œil sévère.

— C'est vous, Scheffer ?

Ma réponse affirmative lui fait secouer la tête d'un air désolé.

— J'ai une fiche de labo et il n'y a rien dessus. Alors, qu'est-ce qu'il faut vous faire ? Vous êtes là pour quoi ?

— Estomac.

(22)

— Gastrectomie ? Bon, je vais vous faire le grand jeu. De toute façon, il n'y aura pas ce qu'ils veulent et il faudra compléter. On se reverra demain pour le reste.

Allongez-vous et donnez-moi votre bras. Ça va, vous avez de belles veines, on pourra recommencer souvent...

Et allez donc ! Pourquoi pas ? On est là pour ça.

Celui-là, personne n'a jamais dû lui parler de la prise en charge psychologique des malades. Par contre, ques- tion aiguille, c'est un champion. La ponction veineuse a été opérée en quelques secondes et la valse des petites bouteilles aux bouchons multicolores dénote une adresse qui ne doit pas tout à l'habitude. Des étiquettes à mon nom se déroulent en un long ruban qui se frag- mente sur les différents flacons. Quelques instants plus tard, le sorcier a disparu, me laissant stupéfait avec mon index droit coincé dans le pli du coude gauche. Je ne sais pas encore que, chaque matin, l'Irlandais sera là, le premier de mes tortionnaires, toujours aussi bou- gon, mais toujours d'une aussi prodigieuse adresse. Il trouvera des veines là où il n'y en a pas et se contentera parfois d'une mini-goutte où il fera des micro-dosages.

Il n'aura jamais un sourire, ni un mot aimable, mais les rares fois où il ne sera pas là — son jour de repos, sans doute — je le regretterai amèrement. C'est le merveil- leux technicien des temps modernes, dépersonnalisé par le travail à la chaîne...

Le petit déjeuner arrive à point nommé après la prise

de sang. On en enlève et on en remet, c'est un jeu qui ne

fait que commencer. Le café est innommable. Le lait

est synthétique, le pain vient de loin. Le beurre est

glacé, mais tout me paraît délicieux, sans doute parce

que c'est moi qui prends la direction de cette

(23)

opération-là. C'est un petit entracte qui ne va pas durer, je le sais et je l'apprécie. C'est peut-être aussi mon dernier petit déjeuner...

Le va-et-vient de l'hôpital s'intensifie d'heure en heure, comme la marée montante. Le reflux cependant survient tôt dans l'après-midi, même depuis l'avène- ment du « plein-temps ».

Vers neuf heures et demie, un événement imprévu va égayer l'atmosphère. La porte s'ouvre brutalement, et entre dans la chambre un individu étonnant : « Il était une fois dans l'Ouest », version hôpital ! Une longue blouse blanche non boutonnée flotte autour de sa haute silhouette. Le col roulé de grosse laine, le pantalon de velours côtelé et les bottes à hauts talons, tout est noir.

Des manches courtes de la blouse émergent des bras gainés de laine noire et la seule tache plus claire se situe au niveau des coudes de ce chandail. Les mains sont assez belles, longues et osseuses, mais un peu noires aussi, surtout vers l'extrémité des ongles. Une bague et un bracelet d'acier témoignent d'une recherche qui refuse toute idée de négligé ! Cheveux, barbe et mous- taches ne sont qu'une seule et sombre forêt d'où émerge un long nez chaussé de lunettes rondes cerclées d'acier.

Derrière les verres épais, les yeux semblent se mouvoir avec peine.

Traînant les pieds, il s'approche de mon lit, décroche la pancarte et, me fixant avec une attention qui doit sans doute plus à la myopie qu'à l'acuité intellectuelle, finit par articuler : — Scheffer ?

J'ai franchement envie de répondre que ce n'est pas

moi, que je n'ai rien fait de mal, quand il ajoute,

innocemment :

(24)

Dr G. Schlogel DE L'AUTRE

CÔTÉ DU BISTOURI

Parmi les nombreux livres écrits par des médecins ou des chirurgiens, celui-ci occupe une place à part, unique. C'est la première fois, en effet, qu'un chirurgien, obligé de passer sur la table d'opération, raconte son odyssée.

Hospitalisé pour une « niche ulcéreuse à l'estomac », l'auteur découvre subitement l'envers in- soupçonné d'un décor qu'il connaît pourtant mieux que qui- conque. Hier encore, c'était lui le Patron. Aujourd'hui, il n'est plus qu'un malade ordinaire, bientôt livré au bistouri d'un confrère...

Or, sa compétence de méde- cin ne fait qu'aggraver sa condi- tion de malade : non content de souffrir au présent, il répète toutes les phases de l'opération qu'il va subir, envisage toutes les complications possibles...

Dès lors, quelle que soit l'is- sue de la maladie, son existence d'homme et son métier de chi- rurgien seront transformés par cette expérience vécue « de l'autre côté du bistouri ».

Interne des Hôpitaux, chargé d'enseignement à la Faculté de Médecine de Paris XII, le Dr Gilbert Schlogel exerce la chi- rurgie dans le sud de la France.

ATELIER SACHA KLEINBERG / PHOTO DELARBRE / EXPLORER

(25)

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia

‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

Références

Documents relatifs

La valeur maximale (MAX) de séparation correspond au juge parfait ; sa valeur mi- nimale (MIN) correspond à un juge qui classerait aléatoi- rement les syllabes comme proéminentes

Il faut que cela se développe, à la fois sur les théâ- tres extérieurs où nous aurons de plus en plus besoin de médecins sapeurs-pompiers, mais aussi sur le territoire

◗ Le nouveau décret impose à l’administration de prendre en compte, dans la ventilation de service (VS), l’intégralité des heures effectuées devant élèves. Plus

[r]

Notre travail, qui est une étude rétrospective a pour objectifs de mettre le point sur l’intérêt de la greffe de moelle osseuse comme traitement curatif de

Une chaîne électronique élabore une tension dont la valeur moyenne est proportionnelle à la différence de phase entre le signal de référence et le signal étudié!. La méthode

Cette même traduc- tion se retrouve au niveau des établis- sements scolaires, qui présentent les ULIS comme une classe, ou encore dans beaucoup d’ENT où les enfants inscrits

Le choix de l'unité kcal est imposé par le constructeur de l'ergomètre mais ne surprend pas les élèves qui savent déjà que l'on utilise des calories ou des