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Article pp.159-175 du Vol.5 n°2 (2007)

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Texte intégral

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à l’ère du numérique

Éric Delamotte

Laboratoire GERIICO, EA 4073, Université Charles de Gaulle - Lille3, Domaine universitaire du « Pont de Bois » rue du Barreau BP 60149 F-59653 Villeneuve-d’Ascq cedex

eric.delamotte@univ-lille3.fr

RÉSUMÉ. La question du fonctionnement des communautés de savoir n’est pas nouvelle, mais, en raison d’une part de la profusion des sources d’informations électroniques et du développement des dispositifs collaboratifs d’autre part, cette question prend un sens neuf.

Peut-on dire que les communautés redéfinissent les qualités des savoirs édités ; ou le pouvoir de les définir ; ou la façon de les construire ; ou la responsabilité de les évaluer ? Pour le moins les collectifs peuvent être considérés aussi bien comme une organisation d’apprenants que comme une équipe de production. S’appuyant sur un programme de recherches en cours, la communication présente comment différentes communautés agencent les contributions et les modes de validation des connaissances.

ABSTRACT. The issue of knowledge communities is not new but because of the profusion of electronic sources of information on the one hand and the development of collaboration systems on the other hand, this issue takes on a new meaning. Can it be said that communities redefine the quality of published learning; or the power to define them; or the way to build them or the responsibility of assessing them? Collectives can at the very least be considered as an organization of learners but also as a production team. Using a current research programme, this paper shows how different communities organise information and the modes of determining the validity of knowledge.

MOTS-CLÉS : communautés, configuration des ressources et des publics, processus informationnels et communicationnels.

KEYWORDS: communities, configuration of resources and readerships, informational and communicational processes.

DOI:10.3166/DS.5.159-175 © Cned/Lavoisier

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1. Introduction

De nombreuses raisons poussent à prendre aujourd’hui « les communautés d’apprentissage » comme objet d’études et de débats, car grâce aux télécommunications les conditions de production, de circulation et d’appropriation des informations, des savoirs d’une part et des rapports aux savoirs d’autre part, semblent se ré-agencer.

La première est que depuis la fin des années 1990, l’évolution des technologies de communication et l’accessibilité à Internet ont projeté brutalement le numérique à l’échelle de la société toute entière (et dans une certaine mesure de toute la planète).

En une dizaine d’années, les usages collectifs d’Internet se sont banalisés au point où tous les domaines et tous les publics sont concernés. La communication communautaire est désormais installée parmi nous dans notre vie.

La seconde raison est due, fait incontestable, au changement de position des connaissances. On constate en particulier que des liens s’établissent entre culture informationnelle de masse et culture érudite de l’imprimé. Le livre, support par excellence de l’apprentissage, a encore de beaux jours. Mais, dans le même temps, Internet s’impose dans les pratiques quotidiennes qu’elles soient scolaires ou parascolaires. Sous le regard du chercheur, le livre (du manuel au dictionnaire, en passant par l’ouvrage universitaire) cesse d’être perçu comme une composante naturelle et « in-questionnable » du monde scolaire, mais apparaît bien plutôt comme un objet socialement déstabilisé. L’écriture et la lecture savante, patiemment élaborées au cours des âges, ont pu instaurer, notamment grâce à l’école, un certain rapport à l’apprentissage et à la connaissance. À l’évidence, ce qu’on nomme

« forme scolaire » ne transmet pas que des savoirs, mais aussi, de façon plus ou moins délibérée, plus ou moins visible, des représentations, des attitudes, des valeurs, ainsi que des rôles et des routines cognitives caractéristiques du « métier d’élève » (Perrenoud, 1984). Sans doute nous savons tout cela, mais c’est utile cependant de le rappeler, au moment où une nouvelle culture numérique émerge.

De nouveaux arbitrages sont possibles, mais au prix de quels renoncements ? Faut-il, par exemple, sanctuariser et défendre, contre vents et marées, l’héritage de la galaxie Gutenberg (mise en évidence par McLuhan et Goody) sur laquelle repose nos goûts et savoir-faire pour les études et la connaissance ? Car, après tout, c’est au sein de cette culture, artistique, littéraire, philosophique et scientifique, qu’est née la forme scolaire. Faut-il, au contraire, parier sur le numérique ? À tout le moins, pour celui qui a en charge la formation des individus, il n’est certainement pas superflu de réfléchir aux composantes de la culture numérique pour comprendre en quoi le fait de disposer de documents électroniques, d’une écriture numérique et d’une communication réticulaire peut déplacer le rapport au document, à son contenu ainsi que, plus fondamentalement, le rapport à la connaissance. Ces interrogations et arbitrages sont aussi portés par ceux et celles qui, depuis longtemps, tentent d’articuler « distance », technologies et apprentissages.

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Cependant, l’attention accordée aujourd’hui aux communautés et à la communication en réseaux des savoirs relève de deux prismes réducteurs. Celui d’abord qui considère la question de la qualité des productions communautaires à l’aune de la tradition scientifique en excluant d’autres formes ordinaires d’élaboration des savoirs. Le second prisme est celui qui tend à idéaliser la vie des communautés en ignorant que la production de savoirs est aussi le résultat d’une économie singulière pas toujours fiable.

En centrant l’analyse sur le fonctionnement réel de différentes communautés, on peut toutefois commencer à cerner les voies qu’empruntent la production et la médiation des savoirs au sein des communautés d’apprentissage. L’approche comparative des communautés montre, d’une part, que de nombreuses pratiques n’ont rien de « communautaires » et, d’autre part, comment est raccourci le chemin entre ce qui relève d’un processus énonciatif collectif et ce qui procède d’une appropriation sociale. Pour établir notre propos, dans une première partie, nous situerons au niveau social les éléments d’un régime informationnel en devenir. Dans une seconde partie, nous tenterons de comprendre la réalité de ces espaces numériques d’adhérence, la structuration de ces bassins d’expression collective, les dynamiques de ces « arènes » d’échanges. Enfin, dans une dernière partie, nous étudierons la question de la validation de connaissances nouvelles.

2. Forme scolaire et gestion de la culture numérique

Au-delà des discours d’accompagnement des technologies, techno-utopiques ou alarmistes, prodigués par des intellectuels, des acteurs politiques ou économiques, la question est de savoir en quoi la (ou les) culture numérique interpelle le formateur et constitue pour lui un objet pertinent d’enquête, d’analyse et de réflexion.

La culture numérique se retrouve aux deux extrêmes de l’acte pédagogique, à la fois fondement et finalité (Ballarini-Santonocito, Serres, 2007). En tant que fondement, elle fournit un « vivier » où puiser des objets d’apprentissages propres à devenir des savoirs à enseigner. La culture numérique est alors à examiner sous l’éclairage des pratiques sociales, culturelles, professionnelles et scolaires. Elle renvoie à des pratiques communautaires souvent irréfléchies qui relèvent d’une culture de l’expérience et de l’échange entre pairs. Il s’agit là d’une culture de type anthropologique, à la fois identitaire et/ou générationnelle. En tant que finalité, elle se présente comme étant un objectif éducatif. Les apprentissages informationnels permettant alors aux élèves de se forger une culture de l’information qui, à partir des pratiques informelles et spontanées, leur permettrait d’accéder à une culture maîtrisée et raisonnée. Une culture favorisant l’exercice de la pensée critique, une culture réflexive et réfléchie.

Comme fondement ou comme finalité, l’acte d’apprendre implique que l’élève de soit pas seulement actif (avec ses mains sur le clavier) mais aussi conscient du sens, des valeurs et des codes liés à ses pratiques informationnelles et

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communicationnelles. L’important, alors, est de partir des apprenants (de ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils savent, ce qu’ils croient savoir, ce qu’ils ignorent). Et, ici se pose bien évidemment la question de savoir quels sont les aspects symboliques de la culture numérique qui méritent attention.

Pour le formateur, une évidence doit être cependant soulignée : si la conservation et la transmission de l’héritage culturel du passé constituent indéniablement une fonction essentielle de l’éducation dans toutes les sociétés, il faut bien admettre aussi que cette reproduction s’effectue au prix d’un arbitrage entre valorisation du passé et préparation de l’avenir. Ensuite, la question du rapport entre culture numérique (ou culture de l’information) et culture livresque (ou culture lettrée) ne se limite pas à l’espoir d’une articulation. D’un côté, la question posée pourrait être celle de la cohérence dans le temps des apprentissages d’une culture numérique au fur et à mesure des étapes de la carrière scolaire de l’apprenant ; d’un autre côté, ce serait plutôt celle de la place de la culture numérique et de sa possibilité d’intégration dans le concert des disciplines et des modalités explicites (ou occultes) de la socialisation scolaire.

Au regard de ces questions, nous mettrons l’accent, dans cette première partie, sur le régime symbolique de production-médiation des informations mis en place par le numérique, s’efforçant de signaler des permanences, des décalages, des recompositions ou des lignes de fuite. Se dégagent ainsi de leur lecture deux enseignements principaux.

2.1. L’esthétique de l’agencement

Le premier enseignement concerne ce que l’on peut appeler l’imaginaire du copier-coller. Grâce aux TIC, on assiste à une remise en cause de l’unité des textes et autres œuvres. Précisément, il s’agit d’un rapport aux documents et plus largement au monde qui s’exprime dans une esthétique de l’agencement (au sens donné par le philosophe Gilles Deleuze). De plus en plus, en effet, les apprenants se voient amenés à élargir le périmètre des sources au-delà de ses formes canoniques et considérées comme « nobles » : le livre, la revue, le journal…, vers les formes plus triviales du document courant, tel que le manipulent les individus dans leur contexte habituel de travail : rapports, notes de service, formulaires, mails… Ce qui rapproche aujourd’hui ces deux formes, au-delà d’une posture de lecture, c’est leur base de confection (les technologies « numériques ») qui les transforme, dans les deux cas, en des objets complexes et mouvants. Car, à n’en pas douter, notre société contemporaine peut s’analyser par son goût pour les mélanges de divers ingrédients.

Cet imaginaire mis en évidence par Manuel Zacklad dans le monde de l’ingénierie des connaissances, peut être repéré de plusieurs façons notamment dans d’autres mondes sociaux dont celui du journalisme ou de l’art (Zacklad, 2004).

Ainsi, les responsables de LeMonde.fr, site Internet du quotidien français Le Monde, désirant offrir à ses lecteurs internautes une information plus complète,

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proposent, de manière abondante, des documents très pointus émanant d’instituts de recherche, de fondations à but non lucratif, d’instituts de sondage ou de cabinets ministériels. Grâce à ces documents « externes », la déclinaison numérique du journal Le Monde, tend à proposer, parallèlement aux analyses et autres commentaires de ses journalistes, les documents sources qui les ont menés à s’intéresser à tel événement et à rédiger tel article.

Les internautes français plébiscitent cette approche de l’information journalistique. Au moment où le journal perd des lecteurs, le site du journal Le Monde occupe la première place en termes de consultation sur Internet. Avec une audience de 2.788.000 visiteurs pour le mois de mars 2007, LeMonde.fr est loin devant les autres « titres » de la presse nationale et des sites « amateurs ». A titre d’exemple, le site du quotidien L’Humanité (www.humanité.fr) occupe la quinzième place avec 500.000 visiteurs, alors que le site Agoravox, premier des sites

« amateurs » avec 250.000 visiteurs est loin des vingt premières places1.

On retrouve cette logique du mélange des ingrédients dans le monde de l’art.

Depuis le milieu des années 90, le Net art promeut l’émergence d’« œuvres communes » qui bousculent les relations entre art et société et redéfinissent les figures traditionnelles de l’œuvre. L’examen de la pratique Net art révèle notamment un glissement des notions d’auteur et d’œuvre d’art. Construite collectivement et en réseau, l’œuvre Net art ne correspond plus au concept initial d’objet achevé, mais s’inscrit davantage comme processus même, comme dispositif collectif ouvert et interactif (Fourmentraux, 2005). Les œuvres qui en résultent sont par conséquent multiformes – environnements navigables, programmes exécutables, formes altérables – et vont parfois jusqu’à inclure une possibilité d’apport ou de transformation du matériau artistique initial.

Ainsi, Nicolas Clauss, artiste français sur le réseau, a commencé par la peinture, le collage et les assemblages dans des matériaux « traditionnels » pour explorer par la suite les potentiels du multimédia. Dans son site « Flying Puppet » (http://www.flyingpuppet.com) « Dead Fish » met en scène l’agencement d’éléments

« hétérogènes ». L’œuvre est composée comme un triptyque. Trois reproductions de tableaux (la « Naissance de Vénus » de Sandro Botticelli, la « Madonna dal Collo Lungo » de Parmigianino, et « Psyché et l’Amour » de François-Pascal-Simon Gérard) se succèdent, entrecoupées d’une animation de poissons séchés2. Dans ce rapprochement incongru, on reconnaît l’influence des photomontages surréalistes notamment ceux de Max Ernst. Plus largement, la diversité des objets représentés, leur mise en scène narrative est un jeu de citation en même temps qu’une pratique combinatoire.

1. Source : Médiametrie/NetRatings

2. La déesse, la Vierge, et la mortelle sont chacune des allégories de la beauté respectivement à La Renaissance (15e), à l’époque Maniériste (16e), et pendant le Classicisme (18e).

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Au delà, l’analyse met clairement en évidence ce glissement par lequel l’œuvre se trouve moins dans ce qui est donné à voir que dans le dispositif qui la fait exister.

L’affichage sur l’écran n’étant que la face apparente de toute une infrastructure technique et informationnelle. L’œuvre devient alors, de façon plus large, l’ensemble des structures et des règles qui la sous-tendent : « Toute réalisation du Net art inclut en effet une avant-scène (l’interface), une scène composée de divers éléments qui viennent nourrir l’œuvre (textes, sons ou images) et des coulisses (où se nichent un programme et des fragments d’applications informatiques) » (Allard, 2006).

Dans ce contexte esthétique de l’agencement (et/ou du « copier-coller »), dans le cadre d’un apprentissage, chacun doit tenir compte du fait que les documents et les médias s’inscrivent dans des champs de concurrence et de coprésence, parfois d’intertextualité.

2.2. Les diasporas cognitives et la mise en question de la science

Comment évoluent aujourd’hui les modalités de l’apprendre dans ce jeu de multiplication des sources où se rencontrent des facteurs intellectuels, économiques et politiques, encore eux-mêmes renouvelés par des logiques technologiques ? Si l’imprimé a pu donner à ce qu’on a parfois appelé une « raison graphique », le numérique peut-il être associé à une « raison réticulaire » ?

Internet, en tant qu’outil de communication et nouveau média, permet la circulation des savoirs scientifiques aussi bien que les savoirs pratiques ou d’expérience, dans les domaines les plus variés, dans les communautés humaines concrètes au sein desquelles ils ont été élaborés, que ces communautés se situent à l’intérieur de l’une ou l’autre des différentes sociétés qui peuplent la planète ou qu’elles soient dispersées à la surface du globe.

Sur ce registre de la mondialisation, nos possibilités de mobilisation et d’action sont aujourd’hui très en avance sur nos capacités à intégrer la diversité des cultures.

Certes, l’universalité de la science reste une conviction largement partagée. Il serait d’ailleurs rassurant que la science offre un point fixe auquel se référer, mais cette idée positiviste est dépassée. Observer, décrire, désigner, théoriser sont autant d’activités qu’on retrouve dans l’histoire de toutes les civilisations. Il y a donc des sciences, non pas seulement au sens élémentaire où il existe plusieurs disciplines, mais surtout au sens où les modes de production, de médiation et d’application diffèrent radicalement en fonction des époques et des cultures (Levy-Leblond, 2006).

Il nous faut convenir à la fois que la science (occidentale) est aujourd’hui universalisée (les astronomes utilisent les mêmes télescopes dans la Cordillère des Andes et dans les Pyrénées) et que d’autres agencements des savoirs existent ou sont possibles. De toute évidence, si le XIXe siècle tenait la science occidentale pour la seule existante, ce qui la destinait à l’universalité et au positivisme, Internet montre l’importance et la richesse d’autres traditions.

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Avec les communautés d’apprentissage notamment s’opèrent une sorte de diversification du savoir à côté de la science. On accorde de l’importance à des formes considérées jusqu’alors comme mineures ou exclues du champ du savoir académique. Se constitue ainsi un cadre de pensée pluriel pour relativiser non seulement les pratiques, mais aussi les représentations dominantes du « savoir » dans différentes sociétés et secteurs, et ce, dans une perspective contrastive. On voit, par exemple, combien en médecine, l’approche occidentale désormais prend en compte la culture chinoise tout en continuant à ignorer l’apport de la culture africaine.

Ces nouveaux régimes de mobilisation de l’intelligence activent des processus d’écriture collective et surtout des processus de médiation. Quelques instituts culturels, surtout en Amérique du Nord, ont compris cet enjeu. On commence à imaginer des bibliothèques qui ne soient pas organisées en fonction du regard des

« Hommes » (vs. Femmes) « Blancs » (vs. Groupes ethniques). On expérimente en ce moment de nouvelles indexations, les folksonomies, qui font appel à leur public pour attribuer des mots clés aux images ou aux textes de leurs bases de données. Dans le monde muséal, l’exemple le plus connu actuellement est le Art Museum Social Tagging Project3, avec les « Tag-party », auquel des musées importants comme le Metropolitan Museum of Art et le Guggenheim participent (Van Hooland, 2007).

Par ailleurs, l’augmentation et la différenciation des biens numériques, leur extrême diversité offrent la possibilité de mettre en visibilité un nombre toujours plus grand de domaines de connaissance.

Il a été montré depuis longtemps que les répartitions des requêtes dans une bibliothèque avaient une régularité forte, selon une loi dite « loi de puissance » et la répartition des comportements de recherche d’informations sur le Web n’échappe évidemment pas à cette loi. Son principe général est que les requêtes se concentrent sur quelques items très demandés et se dispersent sur un très grand nombre d’items, très peu demandés. Mais aujourd’hui nous assistons à une nouvelle étape :la taille même du réseau (le nombre de personnes et le nombre de documents interconnectés), associée aux puissances de calcul disponibles, fait qu’il est possible de construire un « marché » sur l’exploitation des multiples curiosités humaines, car même les pages peu demandées le sont encore dans des proportions statistiquement significatives (Pédauque, 2006). Dit autrement, il est possible de médiatiser des informations et des connaissances produites par de petites communautés.

La portée de ce désenclavement ne doit cependant pas être surestimée. Dans tous les cas cependant, l’évolution signale combien les communautés et leurs différentes productions, loin de conduire à un effacement des différentiations et à une uniformisation des modes de réception, inaugurent à l’inverse l’entrée dans un régime de la diffraction, de l’éparpillement et de l’atomisation de la connaissance en une multitude de « savoirs » et de « publics » de plus en plus différenciés.

3. http://www.steve.museum

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3. La régulation dynamique des communautés

Peut-on esquisser les traits constitutifs d’une communauté d’apprentissage ? Dans cette deuxième partie, délaissant les questions de société, nous adopterons une perspective dynamique constituée autour de trois variables : la trajectoire de croissance des communautés, l’évolution de la structure relationnelle des membres formant une communauté donnée, l’évolution dans le temps des ressources circulant dans les communautés. Cette approche permet de mieux cerner les caractéristiques de l’entrelacement des ressources informationnelles et des organisations humaines et sociales. Une telle approche permet en effet de rendre compte de la nature des stratégies d’acteurs sous-jacentes, de la convergence que l’on peut observer, dans certains cas, sur la structuration des communautés.

3.1. La trajectoire de croissance des communautés

On voit fleurir sur la toile mondiale des communautés qui rassemblent des individus autour d’une passion commune (le vélo, la religion, la politique, etc.) ou d’une identité partagée (sexe, ethnie, mode de vie). Lorsque ces groupes sont centrés sur un objet de consommation, on peut les qualifier de communautés virtuelles de consommation. Cet objet de consommation peut être une catégorie de produits (les appareils photo numériques, la chanson française, etc.), une marque (la série TV Friends, Sony, etc.), voire une activité particulière (la réparation de voitures de collection, les nutella party, etc.). Ces petits groupes formés par consanguinité, par affinités électives, par émotions communes, permettent à leurs membres de partager leur vécu, leurs informations et leurs connaissances. Ils sont davantage fondés sur la passion et le jeu que sur la raison et l’intérêt. D’autres types de communautés existent afin de répondre à des objectifs bien ciblés. Dans le domaine de l’entreprise, on parle de « communauté de pratique » et pour d’autres secteurs professionnels de

« communauté d’intérêts » ou de « communauté d’apprentissage ».

Après une première vague de travaux relativement descriptifs qui ont cherché à définir les caractéristiques de ces divers regroupements, les recherches ont mis en évidence les questions de croissance. Dans les processus de création, on retrouve trois cercles d’acteurs différents : le noyau des initiateurs ou innovateurs, la nébuleuse des contributeurs et des visiteurs qui étendent l’audience de la communauté et le cercle des réformateurs qui s’impliquent dans la régulation et la pérennisation de la communauté.

Les caractéristiques de ces communautés ou tribus de marque ont récemment été très bien mises en avant par O’Guinn et Muniz (2004) : la conscience de ses membres de former un groupe à part ; l’existence de rituels et de traditions ; une obligation morale d’entraide. Ainsi, les communautés apportent à leurs membres un plus grand sens de la vie. Elles ont des processus d’initiation, des rites de passage et montrent une dévotion pour un idéal (une marque) particulier(e). Les membres

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peuvent atteindre un statut élevé dans ces groupes en investissant leur temps et leur énergie à en apprendre les coutumes, les codes et les rituels. Et ils sont récompensés de ces efforts par l’obtention de la reconnaissance de leurs pairs. « Souvent, les passionnés dans ces tribus de marque deviennent, comme dans les religions, des apôtres qui répandent la bonne parole » (Wipperfürth, 2005).

Mais que ce soit pour le logiciel libre, mynutella ou wikipédia, la vie d’une communauté est toujours sous la menace de l’éclatement. Celle-ci se manifeste d’abord lors de l’élargissement du noyau des fondateurs où se jouent le partage des tâches entre anciens et nouveaux et le maintien de l’autorité symbolique des initiateurs sur le pilotage collectif du processus de croissance. Le risque d’éclatement apparaît aussi avec la prolifération des innovations complémentaires apportées par le cercle des réformateurs. Enfin, à mesure que se développe une couche de contributeurs distants se pose la question du ralliement d’acteurs aux motivations, comportements et attentes divers.

Il n’est donc pas étonnant que les communautés ne soient pas des entités fiables.

Elles sont dynamiques et évoluent en fonction de la participation et de la confiance entre les membres. Ainsi, il arrive qu’une communauté initialement destinée à de l’échange d’informations, dépourvue d’aspect social, puisse évoluer vers une communauté d’activités sociales. De la même manière, le sens donné par les membres, vis-à-vis de l’activité qu’ils ont entre eux, peut conduire à des schismes et à des disparitions. Le cas exemplaire de crise est celui de Napster, dont la fermeture a provoqué une migration vers de nouveaux services, tels que les réseaux Gnutella, Kazaa, Edonkey..., parallèlement à un élargissement des usagers.

3.2. La structure relationnelle des communautés

Qu’importe le domaine de connaissance qu’elle prend, ce qui confère de la valeur à une communauté, c’est l’intensité de sa structure sociale selon le fait qu’elle soit dense ou bien relâchée. La participation constitue en quelque sorte l’indice de fiabilité d’une communauté. Indice qui a suscité de nombreuses études.

Au sein des communautés, au-delà des questions d’engagement qui sont importantes (attachement, confiance, etc.), la question récurrente est de savoir comment s’articulent structures sociales et démarches cognitives collectives, car papillonner demeure la règle sur Internet. D’où l’importance de séparer les

« browsers » des membres des communautés virtuelles et, parmi les membres, de séparer les novices des participants chevronnés.

Si tous les participants sont membres de la communauté, ce qu’exprime le terme générique de « contributeur » pour désigner tout individu ayant participé à l’une quelconque de ces tâches, l’analyse du rapport entre fréquence d’interaction et fréquence d’observation confirme la distinction très nette existant entre les

« lurkers » (rôdeurs ou observateurs passifs) et « posters » (membres de la

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communauté participant à l’élaboration des contenus en envoyant périodiquement leurs contributions).

Du point de vue des acteurs engagés, depuis les premiers travaux de Kozinetz (1999), on repère avec une grande régularité, quatre modes d’interactions : récréatif (pour les butineurs), relationnel (pour ceux qui privilégient l’« être ensemble »), informatif (pour ceux qui se donne comme objectif de transformer, d’améliorer et de produire une connaissance claire) et activiste (pour ceux qui sont en recherche de changement social).

L’éventail des tâches prises en charge permet de mesurer un investissement d’inégale importance d’où découle une structuration. L’analyse montre que pour être informelle, l’organisation n’en est pas moins visible à travers divers dispositifs : signature des contributions, identification des animateurs des listes de diffusion, marquage des statuts. L’analyse des Rings et des Lists sont les plus intéressants au plan cognitif, car ils rassemblent les fervents et ceux qui sont au cœur de la régulation des communautés. En leur sein, Madanmohan et Navelkar, distingue sept rôles différents (organisateurs, experts, questionneurs, implémenteurs, gardien des institutions, intégrateurs, philosophes).

Ainsi les relations entre les membres de la communauté s’insèrent dans des chemins et réseaux verticaux tout autant qu’horizontaux. Par comparaison entre différentes communautés, on s’aperçoit que l’organisation interne des communautés peut être schématisée de manière idéal-typique en trois cercles (cercle stratégique, cercle intermédiaire, cercle périphérique) délimités avec un degré variable de précision selon les cas (Demazière et al., 2006).

Enfin, dernière constante, pour que des espaces communs fonctionnent et produisent des connaissances, les participants demandent que des règles soient établies afin de faciliter ou de modérer les contributions. Les règles de bonnes conduites sont évidemment différentes selon le type de communauté. Elles peuvent être codifiées et les écarts à ces règles sont sanctionnés par des rappels à l’ordre plus ou moins vifs (flamings). En effet, les administrateurs et les modérateurs des groupes de discussion savent bien que le danger principal qui guette un site d’échanges réside dans la présence de « trolls » c’est-à-dire d’intervenants dont le but est de faire dériver les discussions vers des sujets stériles ou conflictuels.

3.3. L’évolution des ressources

L’analyse encore débutante des procédés par lesquels s’accomplit le travail épistémique consiste à d’une part, identifier les processus et les dispositifs de reprise et de ratification, et d’autre part, l’archivage des ressources, laquelle configure maintenant les formes d’élaboration des savoirs.

L’enchaînement des contributions manifeste la compréhension que les contributeurs réservent aux énoncés précédents. Le « posteur », en s’exprimant,

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construit une relation rétrospective à ce qui a été écrit avant lui, en manifestant la façon dont il l’interprète, et une relation prospective, en projetant un cadre d’activité.

Ces enchaînements peuvent soutenir le domaine de connaissance sous la forme de prolongation et de renforcement des propositions formulées par d’autres membres, ils peuvent conduire au soulignement et à l’extraction d’un élément. Le savoir produit et médiatisé se voit alors progressivement consolidé. Inversement, l’enchaînement peut-être une reformulation, une évaluation, expression d’une divergence ou d’un rejet de certains arguments.

Certains formats de discussion tendent à autoriser ou à bloquer les enchaînements (introduction de propositions, reformulation ou contradiction). Mais, tous favorisent l’autopublication collective et la structuration a posteriori des contenus.

Ce mode éditorial fait que le sens donné à un domaine de connaissance ne peut pas être imposé seulement par l’ « inventeur » de la communauté, il est, en fait, créé et négocié par un ensemble de comportements et croyances :

– la fidélité par opposition à un autre domaine (ce qui définit le mieux une communauté c’est son opposition à une autre. Cela vaut pour Linux contre Windows mais aussi pour les tribus de marques du type : Dell contre Apple ou autre modalité : Lacanien contre Freudien) ;

– le désir de marginalité (la volonté de garder une taille petite et marginale à la communauté et à ne pas être récupérée, comme pour les mécaniciens du CNRS (Craipeau) ou d’évoluer dans le secret : des systèmes comme waste permettent de créer une communauté sur mesure avec la possibilité, pour les nœuds du réseau, de choisir les participants, qui eux seront masqués aux autres par un système de cryptage) ;

– la politisation de la communauté (l’engagement dans une orientation politique marquée, comme par exemple, la création du « copyleft » par la communauté de l’Art Libre en opposition au copyright (Bruge, 2003) ;

– la communauté abandonnée (c’est le cas des professions en mutation comme les agents de la fonction hygiène et sécurité chez Selenis qui deviennent des

« préventeurs » (Douyère, 2006) ou d’une tribu de marque qui continue à vivre alors que la marque a disparu du portefeuille de l’entreprise, comme Newton pour Apple (Muniz et Schau)) ;

– le contre-pouvoir de la communauté à l’intérieur d’un ensemble. (Star Trek – la série TV de science-fiction – est un bon exemple : Paramount, la major d’Hollywood qui produit la série, est considérée par certains des « vrais » passionnés de Star Trek comme une sorte de traître qui ne cherche qu’à tirer un profit marchand de l’esprit original de la série, de sa morale et même de sa théologie infusée par Roddenberry, le créateur de cette fiction, dans son monde utopique (Kozinets, 2001)) ;

– la légitimité (ou non) à être contributeur (qui est un vrai « croyant » et qui n’est qu’un « mécréant » ? Qui est un « vrai utilisateur » des réseaux de P2P ou un

« consommateur » ? (Mabillot, Vidal, 2006)).

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De plus, nous savons aujourd’hui qu’au-delà des dynamiques propres à toutes les communautés, ce qui est important pour les membres c’est de savoir qui contrôle la validation des connaissances.

4. La validation des connaissances

Grâce à la netnographie, méthode qui analyse les actes communicationnels des membres d’une communauté, on commence à comprendre comment les savoirs produits par des contributeurs donnés sont repris et se combinent au corps de connaissance. Plus largement l’analyse des réseaux permet de clarifier les conditions d’une validation des connaissances. On se propose donc dans cette dernière partie de faire une synthèse des modalités de circulation et de transmission de ressources au sein d’une communauté, en vue d’aborder de façon renouvelée des questions relatives à la dynamique des savoirs.

4.1. L’archivage fait-il la connaissance ?

Selon Bertrand Legendre (2000), le développement de l’édition numérique constitue à plusieurs titres une rupture dans les traditions et habitudes culturelles dont l’objet encyclopédique est emblématique. Cette mutation se manifeste par un

« élargissement » constant des formes qui substitue à une somme de savoirs autosuffisants et complémentaires répondant à une logique circulaire, un ensemble multiforme « construit par simple juxtaposition » d’informations et de sources, qui affecte le dispositif de légitimité culturelle fourni par l’édition traditionnelle. La fonction éditoriale se déplace vers une fonction d’accumulation qui relègue au second plan le rôle de mise en cohérence et de vérification des énoncés.

À la différence de la pratique scientifique où le caractère cumulatif de l’information n’empêche pas qu’il faille aussi, en réutilisant des éléments antérieurs, s’en libérer, les communautés font de l’accumulation une valeur. Avec les communautés, la distinction entre « archive » et « front de recherche » (research front) dans un domaine de connaissance est atténuée. Avec les dispositifs incrémentaux, nous avons à faire avec des monuments, selon la terminologie de Michel Foucault, c’est-à-dire des discours qui sont à la fois des « événements » et des « archives » qui résistent au temps. Plus exactement, le cycle de vie d’un énoncé se trouve maintenant mis en avant pour lui attribuer une valeur informationnelle. Et ce n’est plus tant la « destruction créatrice » que l’« accumulation créative » qui devient le moteur de la croissance d’un domaine de connaissance.

Confronté à la nécessité de l’auto-organisation sur le web, le blogueur peut s’adonner à la folksonomie. Ce concept utilisant le balisage (tagging) est l’affectation par l’auteur ou le lecteur de mots-clés à un contenu caractérisant l’information. Cette classification « par centre d’intérêt » peut être destinée à rester dans sa sphère privée ou à être ouverte au public. Par exemple, le service de stockage et de partage de

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photos en ligne, Flickr, laisse ses adhérents classer leurs images, chacun pouvant ajouter un tag à une photo déjà taggée.

La constitution de « réserves », de la mémoire personnelle aux archives, n’est pas un acte exceptionnel, mais est-elle un principe heuristique pertinent ? Faut-il déduire du fonctionnement des communautés que les choix sont livrés au hasard des contingences du moment et des personnalités en présence ?

4.2. L’opinion fait-elle la connaissance ?

Au sein des communautés, la pratique la plus courante est celle du classement en fonction des opinions d’autrui. Mais du coup, les lecteurs sont d’abord exposés aux contributeurs les plus appréciés. Dans les meilleurs des cas, quand le filtrage collectif se fonde sur la qualité d’une contribution ou des arguments, la capacité à hiérarchiser les contenus est pertinente. Mais dans le pire des cas, on peut aboutir à une tyrannie de la majorité amplifiant les opinions consensuelles et muselant les opinions divergentes.

Comment savoir si la version en cours est de meilleure qualité que la précédente ? Entre état et construction, comment s’y retrouver ? L’action communautaire apparaît souvent plus guidée par des conversations raisonnables que des débats. Cette « rationalité tempérée » pose de nombreuses questions. Comment appréhender ce qui relève de la sphère du tacite ? L’analyse montre-t-elle que nous sommes face à des énoncés prévisibles, car ils se fondent sur les idées les plus communément admises ? Une connaissance est-elle alors agréée quand elle obtient le plus petit dénominateur commun d’oppositions et le plus grand dénominateur commun d’assentiments ? En somme, la production de la connaissance dans une communauté est-elle plus soumise à une recherche de satisfaction minimale qu’à une recherche d’optimalité ?

Pour toute une tradition de pensée, on opère une distinction entre opinion différente et opinion adverse : il faut que des participants à la discussion aient des opinions diverses et expriment une variété de points de vue, d’arguments et de preuves. Le potentiel délibératif ici désigne deux choses : d’une part la probabilité qu’une communauté mette ses membres en présence d’opinions opposées et d’autre part la probabilité qu’une fois mise en présence de ces opinions, les membres les examinent et les pèsent. Mais le coût de la recherche de la vérité peut pousser certains à recourir à une heuristique du « satisfaisant » et à mettre un terme à la recherche d’objections. On peut aussi ne pas vouloir passer pour un adversaire dans un débat placé sous le sens du bien commun et de la courtoisie. On peut enfin se soumettre à la pression du conformisme. La délibération sera alors insuffisante.

Les débats contradictoires exigent un effort tout particulier d’écoute et de tolérance, car ils impliquent que les participants affrontent la possibilité du conflit et qu’ils se maintiennent malgré les clivages. Il n’est donc pas étonnant que, les études

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le montrent, les individus ont tendance à éviter et reculent devant les confrontations (par pudeur ou par réserve les personnes hésitent à entrer dans les débats). De plus, contrairement aux communautés hors ligne, celles qui existent sur Internet sont généralement faciles à quitter. Lorsqu’un membre ne se sent pas à l’aise sur un site, il peut aisément et à faible coût choisir le départ « exit », plutôt que la protestation

« voice » ou la fidélité « loyalty » (Hirschman, 1970).

4.3. Les « blockbusters » sont-ils l’horizon d’une cognition sociale ?

Dans l’histoire d’une pensée animée par le désir de vérité, l’opinion a toujours représenté le rebut, les déchets de la pensée. Pour les Grecs et Platon déjà, la doxa constituait l’élément avili, secondaire, s’opposant à la vérité. Mais, dans la société dite de l’information, que ce soit avec les médias où les sondages et l’audience prennent des dimensions de plus en plus importantes, de surcroît avec les réseaux, on tend à attribuer la valeur de la vérité en fonction de la nature consensuelle des énoncés, de la sorte le savoir coïncide avec la majorité.

Si la fonction la plus positive d’une communauté est l’intégration, le maintien de l’identité d’une personne et d’un groupe, la fonction épistémique est l’exploration du possible. En tant que possible, l’intention épistémique est de défier et de transformer l’ordre présent. Là où une communauté structure et légitime un domaine de connaissance, l’exploration sape cet ordre. Cela fonctionne par distorsion et opposition. Peut-on en dire autant avec Wikipédia ? Est-elle un produit de référence fiable, donc légitime, ou bien faut-il la considérer davantage comme un projet collaboratif autour d’un prétexte encyclopédique ?

Osons une comparaison. On le sait, l’industrie cinématographique s’est affirmée, dès son apparition, en tant que pourvoyeuse de spectacles à vocation mondiale.

Depuis, un type de film appelé blockbuster domine totalement l’industrie hollywoodienne. Certains historiens datent l’apparition de ces films du début des années soixante-dix, notamment avec la sortie du Parrain de Francis Ford Coppola.

Sans doute, nous sommes en train vivre un phénomène comparable avec le numérique.

Francesco Bellomi et Roberto Bonato, se sont intéressés à la mesure de la pertinence des contenus (content relevance ranking) en appuyant leur étude sur l’analyse de réseau (network analysis) (Bellomi, Bonato, 2005). L’application des algorithmes Hyperlink-induced topic selection (HITS) et PageRank (PR) au corpus de la Wikipedia anglaise apporte un éclairage tout à fait intéressant sur la macro- structure de l’encyclopédie4. Les résultats montrent que Wikipedia forme un seul

4. Pour mieux comprendre, le PR est l’indice de popularité d’une page, calculé avec le nombre de pages qui pointent vers elle : c’est l’algorithme banalisé par Google ; le HITS identifie les pages qui font autorité (authority) c’est-à-dire qui sont les plus pointées par des pages qui concentrent les renvois (hubs). Si ces deux algorithmes mesurent le nombre de

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graphe de pages interconnectées et qu’il n’existe donc pas d’îlots séparés du reste du corpus. Avec le HITS, il apparaît que les catégories les plus structurantes et donc les plus structurées dans Wikipedia sont celles relatives à l’espace géopolitique et au temps (périodes et événements historiques) et dans une moindre mesure, celles concernant les personnes célèbres, les noms courants tels television ou animal, les institutions et organisations et les noms abstraits tels music, philosophy ou religion.

Le PR, en revanche, révèle une écrasante domination des concepts étroitement liés à la religion dans les 300 premiers résultats : les pages les plus populaires, et donc le plus souvent citées sans pour autant être considérées comme des pages de référence, sont donc clairement recentrées sur une thématique singulière, celle de la religion.

L’interrogation sur les communautés ramène alors à une énigme à la fois ancienne et centrale : la connaissance est-elle à proprement parler un bien singulier ? Trouve-t-elle son fondement dans la négation de l’ordinaire et plus encore du médiatique ?

5. Conclusion : vers une réhabilitation des amateurs

À la faveur du dynamisme d’Internet, la coopération entre pairs devient un aspect majeur des apprentissages. Le partage n’est plus conçu comme un biais qui parasite la connaissance, mais comme un moyen de l’augmenter. Grâce aux communautés d’apprentissage, on abandonne progressivement un modèle individualiste et mentaliste de la connaissance et l’on requalifie l’étendue et la portée des conduites cognitives collectives menées sur le tas. Ce faisant, cela nous oblige aussi à revenir sur une version « internaliste » de l’histoire des savoirs où la science avance pour la science et la société est maintenue au-dehors de la scène majeure de l’élaboration des connaissances (Le Marec, 2006).

Qu’on l’appelle éditorial, industriel ou de masse, la « galaxie Gutenberg » se caractérise par l’affirmation de la division sociale du travail cognitif et la place centrale de « l’expert ». On le sait, la division du travail est une sorte de mythe de notre inconscient collectif et, en ce sens, renvoie à l’idée d’une cohérence globale organisée selon un partage entre experts et praticiens où chacun est responsable pour une partie de la production, circulation, usage des savoirs.

Avec les communautés numériques, on ne peut plus mettre à l’écart les activités de connaissance relevant d’amateurs, de passionnés ou même de simples apprenants, qui, s’intéressant à une question, à un objet, à un domaine, s’engagent dans une véritable « enquête » pour en devenir des quasi-experts (Callon et ali, 2001). De plus, il s’avère que ces activités de connaissance « profane » si singulières qu’elles citations d’une page, les autorités sont des pages de référence bénéficiant d’une structuration thématique forte, contrairement aux pages populaires.

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soient, sont, beaucoup moins qu’on le pense, coupées ou même opposées au développement de la science académique.

Pour les acteurs de l’enseignement et de la formation, face à cette réalité, il s’agit d’agir avec les pratiques communicationnelles des amateurs et pas seulement par les concepts, comme y invite la tradition épistémologique bachelardienne.

Au total, si la réalité complexe des communautés d’apprentissage peut s’analyser comme l’émancipation ou le contournement des règles dominantes, elle peut aussi se comprendre comme le résultat d’une construction et d’une reconnaissance historique. L’appropriation différentielle des domaines culturels et éducatifs qu’engendrent l’élévation des niveaux de vie et la transformation des activités économiques fait que les « consommateurs » de culture et de connaissances et les salariés deviennent des « amateurs » actifs. Il serait cependant réducteur de ne voir dans cette évolution qu’un simple effet de la technique ou du productivisme industriel ; s’y mêlent aussi, comme le montre la courte histoire des réseaux numériques, d’authentiques ambitions intellectuelles, pédagogiques, voire démocratiques, sans parler même de cette dimension, trop souvent négligée, de plaisir personnel dont il faut bien que l’acte d’apprendre soit également porteur.

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