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Intérêts spécifiques et formation de l'opinion politique des suissesses
LLOREN, Anouk, NAI, Alessandro
Abstract
L'existence “d'intérêts spécifiques” qu'on pourrait naturellement attribuer à la catégorie des femmes est amplement débattue dans la littérature contemporaine. Ainsi, selon certains, les femmes en tant que catégorie sociodémographique seraient traditionnellement plus portées à s'intéresser à certains sujets (l'enfance, la parité entre les sexes, l'avortement, etc.) qu'à d'autres. Or, bien que la littérature sur la définition des intérêts des femmes soit assez étoffée, peu d'études essaient, de mesurer leurs effets sur le comportement politique des citoyennes. Ainsi, aucune analyse n'a été proposée jusqu'à
maintenant pour mesurer si la présence d'enjeux particulièrement parlants pour les citoyennes augmente leur engagement intellectuel (notamment dans des enjeux de démocratie directe). A travers l'analyse des votations populaires pour la période 1999–2005 (VOX), nous nous proposons de voir dans quelle mesure le niveau d'intérêt spécifique qui caractérise l'objet soumis au vote influence les stratégies cognitives que les femmes activent lors du [...]
LLOREN, Anouk, NAI, Alessandro. Intérêts spécifiques et formation de l'opinion politique des suissesses. Swiss Political Science Review, 2009, vol. 15, no. 1, p. 99-132
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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:28002
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Intérêts spécifiques et formation de l’opinion politique des Suissesses (1999-2005)
ALESSANDRO NAI ET ANOUK LLOREN
Rutgers University et Université de Genève
L’existence de “intérêts spécifiques” qu’on pourrait naturellement attribuer à la catégorie des femmes est amplement débattue dans la littérature contemporaine (Dodson et Carroll 1991;; Sapiro 1998;; Tremblay 1998;; Pateman 2000). Ainsi, selon certains, les femmes en tant que catégorie sociodémographique seraient traditionnellement plus portées à s’intéresser à certains sujets (l’enfance, la parité entre les sexes, l’avortement, etc.) qu’à d’autres. Or, bien que la littérature sur la définition des intérêts des femmes soit assez étoffée, peu d’études essaient, à notre connaissance, de mesurer leur effet sur le comportement politique des citoyennes. Ainsi, aucune analyse n’a été proposée jusqu’à maintenant pour mesurer si la présence d’enjeux particulièrement parlants pour les citoyennes augmente l’engagement intellectuel que celles-ci activent lors de leur participation politique (notamment dans des enjeux de démocratie directe). A travers l’analyse des votations populaires pour la période 1999–2005, et plus précisent via les données post-scrutin VOX, nous nous proposons de voir dans quelle mesure le niveau d’intérêt spécifique qui caractérise l’objet soumis au vote est en mesure d’influencer les stratégies cognitives que les femmes activent lors du processus de formation de l’opinion. En partant de modèles dualistes développées en psychologie cognitive (Chaiken 1980;; Eagly et Chaiken 1993;; Chen et Chaiken 1999), nos analyses montreront que les citoyennes sont davantage prêtes que les hommes à activer des stratégies cognitives plus exigeantes d’un point de vue intellectuel lorsque le projet soumis au vote les touche de près, et ceci sous contrôle de caractéristiques individuelles essentielles telles leur niveau de compétence politique.
KEYWORDS: Women’s Issues • Opinion Formation • Cognitive Strategies • Gender and Political Behavior • Switzerland
Introduction1
La distinction entre sphère privée et sphère publique, entendue, selon Okin (1989: 111), comme la séparation entre l’univers domestique ou familial
1 Les auteurs tiennent à remercier M. Gianni (Université de Genève) ainsi que les deux
et l’univers économique et politique, a amené certain-ne-s chercheur-e-s à constater que la politique ne prenait pas en compte les préoccupations des femmes, et que, par conséquent, les femmes ne se préoccupaient pas de politique: “Politics does not take women’s concerns into account, nor do women feel at home in politics” (Jonasdottir 1988). Ainsi, les préoccu- pations des femmes ont souvent été présentées comme ressortissant essen- tiellement de la sphère domestique et familiale (Dodson et Carroll 1991;
Sapiro 1998). Avec la deuxième vague du féminisme, le personnel, et donc la sphère privée, est cependant appelé à devenir un enjeu politique. Les mouvances féministes ont alors revendiqué une plus grande participation des femmes à la prise de décision concernant ces enjeux qui les concer- naient directement afin de démocratiser la sphère privée. C’est donc, entre autres, à travers la politisation de la sphère privée, en intégrant les “intérêts des femmes” aux débats politiques, que les citoyennes ont été poussées à prendre part à la sphère publique (Pateman 2000; Okin 2000).2 Dans ce contexte, il a été question de définir de manière convaincante les “intérêts des femmes”. Si de nombreuses études ont essayé de proposer des classi-
fications, elles ne sont certainement pas exemptes de critiques. Comme le remarque Celis, “une délimitation thématique des intérêts des femmes est une intervention difficile à soutenir sans tomber dans l’écueil de l’essenti- alisme” (Celis 2005: 119).
Bien que la littérature sur la définition des intérêts des femmes soit as- sez étoffée, peu d’études essaient, à notre connaissance, de mesurer leur effet sur le comportement politique des citoyennes. Parmi les quelques ré- férences dans la littérature, on citera les travaux de Gaxie (1978 et 2003) ou Bourdieu (1979) qui montrent des citoyennes, disposant généralement d’un capital politique faible, poussées vers l’autocensure lorsque les sujets sont trop éloignés de leurs préoccupations quotidiennes, ou activant une participation normative, voire émotionnelle, dans le débat public lors des enjeux politiques plus proches. Similairement, mais de manière moins pes-
reviewers anonymes de la RSSP pour les précieux commentaires fournis. Une version pré- liminaire de cet article a été présentée lors du congrès annuel de l’Association Suisse de Science Politique, Balsthal, 22–23 novembre 2007.
2 Notons que la politisation de la sphère privée, et, par conséquent, les intérêts des femmes, a tour à tour été présenté comme pouvant être émancipateur ou conservateur. Parce que les intérêts des femmes comprennent, entre autres, des thématiques qui les concernent directe- ment et qui appartiennent à la sphère domestique (famille, enfance, santé, avortement, …), les chercheurs-es y ont vu soit un danger d’essentialisation des femmes (Mouffe 1992), soit une revalorisation des activités féminines (Pateman 1983).
simiste, Marques de Bastos (1993) propose une l’idée d’une “participation sélective”: lorsqu’un sujet de votation “touche de près” le citoyen (et, par extension, la citoyenne), ce dernier sera alors potentiellement plus porté à la participation et à l’engagement.
Cela étant, aucune analyse n’a été proposée jusqu’à maintenant pour mesurer si la présence d’enjeux particulièrement parlants pour les citoyen- nes augmente l’engagement intellectuel que celles-ci activent lors de leur participation. Est-ce qu’un projet dont la thématique serait très proche des enjeux traditionnellement féminins est en mesure d’activer un comporte- ment cognitif plus exigeant de la part des citoyennes? Et, inversement, est-ce que l’absence d’intérêt spécifique a comme conséquence que les citoyennes “give up accuracy to avoid effort and stress” (Kuklinski, Quirk, Jerit et Rich 2001: 413)?
En partant de modèles en psychologie cognitive expliquant le comporte- ment des citoyens, tels que le modèle Heuristique-Systématique développé par Chaiken et ses collègues (Chaiken 1980; Eagly et Chaiken 1993; Chen et Chaiken 1999), notre travail essaiera de fournir des réponses concrètes à ces interrogations. Nos analyses, construites sur les données VOX pour la période 1999–2005, tenteront de démontrer que les citoyennes sont da- vantage prêtes que les hommes à formuler leur opinion en partant de stra- tégies cognitives exigeantes d’un point de vue intellectuel lorsque le projet soumis au vote touche de près des thématiques qui seront définies comme spécifiquement féminines.3 Parallèlement, les hommes mobiliseraient pro- bablement plus de raccourcis cognitifs leur permettant de simplifier la dé- cision à prendre (heuristiques).
Dans cet article on essaiera, dans un premier temps, de rendre briève- ment compte des classifications avancées dans la littérature dans le but de saisir les différentes facettes des “intérêts des femmes”. Cela nous per- mettra de proposer notre propre classification (qui discrimine les diffé- rents projets soumis au vote au niveau fédéral selon trois niveaux d’intérêt spécifique pour les citoyennes: dominant, général ou nul). On proposera ensuite une discussion théorique sur les différentes stratégies cognitives reconnues dans la littérature en comportement politique, ainsi que sur leurs déterminants. Ceci nous permettra de formuler nos hypothèses de travail, qui seront ensuite vérifiées empiriquement à l’aide d’une série de régres-
3 On est pleinement conscients des nombreux problèmes (tant opérationnels que norma- tifs) que la détermination de ce qu’est une thématique “spécifiquement féminine” comporte.
On précisera en détail quel est notre point de vue, ainsi que les fondements théoriques et empiriques de ce dernier, dans la prochaine partie.
sions logistiques binomiales. Comme on le verra, nos résultats confirment nos attentes de manière très satisfaisante.
“Intérêts” des femmes?
En Suisse, une étude exploratoire a tenté récemment de mettre en évidence les préférences des citoyennes à l’égard des projets politiques qui ont été soumis au peuple lors des votations populaires fédérales de 1999 à 2006 (Gfs.Bern 2006). Le rapport souligne, tout d’abord, que le clivage de genre n’est que très rarement décisif pour le résultat des votations. Pourtant, si le sexe ne détermine plus véritablement la participation, il continue à affecter l’orientation du vote, et le rapport en fournit de nombreux exemples: de manière générale, il ressort des analyses du Gfs que le vote des femmes concernant l’environnement, l’armée, la sécurité, les groupes défavorisés, les services publics et l’égalité hommes-femmes, se distingue considéra- blement de celui des hommes. Plus précisément, les femmes semblent da- vantage adhérer aux valeurs post-matérialistes puisqu’elles sont plus atten- tives à la protection de l’environnement dans un sens large. Les citoyennes soutiendraient également les politiques en faveurs de groupes défavorisés tels que les réfugiés, les handicapés, les droits des consommateurs, les jeu- nes et les personnes âgées. Elles seraient, par ailleurs, moins favorables à la libéralisation des services publics que les hommes. Concernant ces deux dernières problématiques, les analyses ont montré que les femmes étaient moins réceptives que les hommes aux arguments économiques allant à l’encontre de politiques sociales. Pour finir, les thématiques liées à l’éga- lité hommes-femmes, à la sexualité, au couple et à la famille ont montré des résultats plus complexes. Dans cette dernière catégorie de thématiques, en effet, les femmes sont loin de constituer un groupe homogène: ainsi, les femmes sont plus réticentes à libéraliser l’avortement et à accorder un congé maternité à leurs concitoyennes que les hommes (ce “conservatisme féminin” étant principalement expliqué par le poids des femmes de plus de 40 ans). Pour finir, elles se montrent globalement plus libérales que les suisses face aux projets proposant un partenariat pour les couples de même sexe et aux quotas en politique.
En plus de fournir des pistes intéressantes quant à l’explication du comportement politique différencié entre hommes et femmes, l’étude en question permet de mettre en avant un questionnement fondamental: les femmes ont-elles des intérêts spécifiques? Ou, en d’autres termes, peut-on
reconnaître des thématiques qui seraient plus facilement une prérogative des citoyennes?
Pour de nombreux auteur-e-s, si un intérêt spécifique existe il dériverait avant tout de la différenciation entre sphère publique et sphère privée: les expériences quotidiennes et les rôles sociaux qui sont impartis aux femmes seraient générateurs de préoccupations politiques spécifiques distinctes de celles des hommes. Ainsi, le monde domestique et la famille, c’est-à-dire l’environnement traditionnel et quotidien des femmes, seraient à la base des women’s issues (Jonasdottir 1988). À l’inverse, d’autres chercheur-e-s ont critiqué cette approche, à leurs yeux trop essentialiste, en démontrant que les intérêts des femmes étaient socialement construits par le mouve- ment des femmes/féministes. Ainsi, pour Weldon les intérêts des femmes ne peuvent dériver spontanément d’une expérience sociale partagée par toutes les femmes individuellement, mais résultent plutôt d’une élaboration collective débouchant sur une perspective de groupe (Weldon 2002; Car- roll 2006). Goss et Skocpol adoptent une perspective similaire en montrant que les organisations de femmes/féministes se sont spécialisées depuis les années ’60 en restreignant leurs revendications à des sujets touchant le statut/rôle des femmes dans la sphère politique et la sphère profession- nelle, délaissant, parallèlement, les intérêts plus traditionnels des femmes, comme la maternité, l’enfance, la santé (Goss et Skocpol 2006).
Parler d’intérêts de femmes ou de women’s issues ne va donc pas sans soulever de nombreux problèmes théoriques et empiriques. En effet, toute délimitation des intérêts des femmes présuppose l’existence d’un groupe
“femmes” homogène et unifié ou, si l’on adopte un point de vue construc- tiviste, de revendications féministes homogènes, ce qui est loin de faire consensus. Il peut, en effet, paraître douteux de soutenir que les femmes partagent des intérêts communs qui transcendent les clivages sociaux et de race (Jonasdottir 1988). De plus, ces intérêts semblent évoluer dans le temps et selon le contexte sociopolitique (Shapiro et Mahajan 1986;
Jonasdottir 1988: 38). Il n’est donc pas étonnant que les “intérêts des fem- mes” ont fait l’objet de nombreuses études et restent toujours au centre de nombreuses controverses. Une des questions centrales qui reste ouverte est celle de savoir si ces intérêts sont objectifs (voir matériels), ou s’ils traduisent plutôt les préférences subjectives des femmes. Dans le premier cas, les intérêts ne sont pas forcément explicites et les femmes ne sont pas nécessairement conscientes de ceux-ci. Proche d’une perspective marxiste, cette conception des intérêts présuppose l’existence d’une élite qui aurait alors le rôle de révéler aux femmes leurs véritables intérêts. Par contre,
dans l’optique subjectiviste, les intérêts des femmes sont considérés com- me des préférences, des positions politiques explicites. La grande majorité des études empiriques ont opté pour cette dernière conception, peut-être davantage pour des raisons pratiques que pour des raisons théoriques, car elle permet de dégager et d’appréhender plus facilement les intérêts des femmes.
Concrètement, plusieurs typologies ont été proposées dans la littéra- ture pour rendre compte des “intérêts des femmes”. De manière générale, les women’s issues ont souvent été subdivisés en deux grandes catégories.
D’abord, les problématiques que l’on peut qualifier de “féministes”, selon M. Tremblay, qui se focalisent notamment sur les femmes elles-mêmes, par exemple les sujets touchant les discriminations dans la sphère profes- sionnelle ou politique (Tremblay 1998; Dodson et Carrol 1991) et, ensuite, les problématiques ressortissants aux domaines traditionnellement impar- tis aux femmes, comme par exemple l’enfance, l’éducation, la santé, et, plus globalement, les domaines liés au care. Goss et Skocpol proposent une distinction similaire: elles distinguent les thématiques qui ont pour objets les femmes elles-mêmes (women centric) des thématiques qui en- globent des sujets sociétaux (community- or nation-centric issues (Goss et Skocpol 2006)).
Shapiro et Mahajan (1986), grâce à une étude empirique, élaborent quant à eux une typologie plus complexe des intérêts des femmes en différen- ciant davantage l’orientation et le contenu des thématiques femmes. Ainsi, ils proposent cinq types d’intérêts féminins. Ils mettent, tout d’abord, en évidence l’importance du clivage de genre dans les problématiques concer- nant l’usage de la force et de la violence, tant au niveau national qu’inter- national. Au niveau des problématiques liées au domaine du care, ils font la distinction entre les thématiques compassionnelles et les thématiques tra- ditionnelles. Les secondes mettent en jeu des valeurs traditionnelles, dites
“conservatrices”, notamment “policies that preserve and protect traditional values, the home, the family, children, religion, the neighborhood or im- mediate community, and the order and stability of everyday life” (Shapiro et Mahajan 1986: 45). Par contre, les problématiques compassionnelles, visant, entre autres, les pauvres, les chômeurs, les malades, font référen- ces à des politiques plutôt progressistes dans le sens où l’Etat-providence est appelé à intervenir. Les femmes seraient également davantage récepti- ves aux problématiques régulatrices et protectrices, comme par exemple l’environnement et le droit des consommateurs. Pour finir, les intérêts des femmes comprendraient également les domaines touchant à l’égalité entre
les sexes ainsi que l’avortement. Bien que théoriquement très intéressante, cette typologie a probablement le défaut d’être trop nuancée. Pour cette raison, notre recherche partira de propositions plus générales telles que celle de Tremblay (1998) ou Goss et Skocpol (2006).
Dans cet article, nous considérerons les intérêts des femmes comme des préférences subjectives issues des expériences quotidiennes et des rapports sociaux entre les sexes. En bref, nous postulons que les femmes (en tant que catégorie sociodémographique) ont des intérêts spécifiques par rapport aux enjeux politiques qui les concernent directement. Il va sans dire que les hommes autant que les femmes peuvent s’intéresser à ces thématiques ou que les femmes s’intéressent à d’autres problématiques sociales et poli- tiques (Jonasdottir 1988). Cependant, nous partons du postulat que les pro- blématiques abordées dans les votations fédérales peuvent être subdivisées selon différents niveaux d’intérêt spécifique pour les femmes. En partant indirectement des propositions avancées par Tremblay (1998), Dodson et Carrol (1991) ou encore Goss et Skocpol (2006), qui permettent une classi-
fication suffisamment (mais pas excessivement) subtile, on reconnaît trois niveaux essentiels d’intérêt spécifique (pour les femmes) que peut prendre tout objet soumis au vote populaire:
intérêt spécifique fort (ou dominant): caractéristique des projets soumis au vote qui touchent directement les femmes en tant que catégorie sociodémographique (par exemple des projets portant sur la parité entre les sexes en ce qui concerne la politique ou le travail, le droit à l’avortement, le congé maternité, etc.). Ces projets sont qualifiés de féministes par Tremblay (1998) et de “women-centric”
par Goss et Skocpol (2006).
intérêt spécifique moyen (ou général): caractéristique des projets soumis au vote qui ressortent des domaines traditionnellement impartis aux femmes (enfance, éducation, santé, assurances sociales, famille, etc.). Ces projets sont qualifiés de “community-” or “nation-
centric” par Goss et Skocpol (2006).
intérêt spécifique nul: caractéristique des projets ne faisant pas partie des deux autres catégories d’intérêt spécifique. Cette catégorie comprend les projets soumis au vote touchant des thématiques telles que l’aménagement du territoire, l’asile, la défense, la politique étrangère, l’économie, etc.
Le Tableau 1 présente, pour chaque niveau d’intérêt spécifique retenu dans les analyses empiriques, l’ensemble des thématiques (selon les projets sou- mis en votation populaire entre 1999 et 2005) qui lui est associé.
1.
2.
3.
Niveau d’intérêt spécifiqueInterprétationThématiques incluses (liste exhaustive selon projets soumis au peuple, 1999–2005)1 Fort (ou dominant) Thématiques touchant direc- tement les femmes en tant que catégorie sociodémo- graphique.
Avortement, Politique familiale, Recherche (uniquement si liée à procréation), Institutions (uniquement si liées à des questions de représentation féminine), Retraite (uniquement si liée spécifiquement à la retraite des femmes), Santé (uniquement si liée directement à assurance maternité). Moyen (ou général)Domaines traditionnelle- ment impartis aux femmes.
Droits, Chômage, Drogues, Recherche (sauf si liée à procréation), Retraite (sauf si liée spécifiquement à la retraite des femmes), Santé (sauf si liée di- rectement à assurance maternité), Finances (uniquement si liées à redistribu- tions sociales). Nul, absentPar exclusion, toute autre thématique.
Politique étrangère, immigration, Union Européenne, Défense nationale, Paix, Politique des transports, Politique énergétique, Environnement, Logement, Aménagement du territoire, Services publics, Droit pénal, Marché du travail, protection des consommateurs, Impôts, Subsides, Institutions (sauf si liées à des questions de représentation féminine), Finances (sauf si liées à redistribu- tions sociales). Note : Liste des thématiques directement reprise des données VOXit, telle que définie par le Gfs.Bern.
Tableau 1: Opérationnalisation du niveau d’intérêt spécifique de la votation
Intérêts spécifiques et formation de l’opinion
La révolution cognitive (Lau et Redlawsk 2001) a signalé la récente émer- gence dans la discipline de modèles fondant le comportement des citoyens et citoyennes sur des postulats psychologiques. Désormais, entre l’indi- vidu et son choix final un filtre cognitif est mis en avant (Nai 2009). L’un des principaux modèles théoriques responsables de cette interpénétration4 entre comportement politique et psychologie cognitive est le Heuristic-
Systematic Model (HSM) développé par Chaiken et ses collègues (Chaiken 1980; Eagly et Chaiken 1993; Chen et Chaiken 1999). Construit en partant des recherches en neurosciences soulignant l’existence de deux “systèmes de pensées” ancrés dans chaque individu (voir par exemple Epstein 1994;
Stanovich et West 2000; Evans 2003) ce modèle modélise tout processus de formation de l’opinion comme une tension entre de deux cheminements mentaux différents mais potentiellement complémentaires:5 un chemine- ment heuristique, qui est souvent traduit dans l’application de raccourcis simplificateurs qui aident à une prise de décision plus simple, et un chemi- nement systématique, signalant un réel engagement de la part de l’individu dans le processus de prise de décision (Eagly et Chaiken 1993: 327sqq.;
Chen et Chaiken 1999; Zuckerman et Chaiken 1998: 622–633). L’exis- tence de ces deux cheminements de formation de l’opinion, qui se différen- cient essentiellement par le niveau d’engagement cognitif que le citoyen consacre au processus, est le point de départ de nos modèles empiriques.
De manière générale, la littérature sur le sujet met en évidence l’exis- tence de trois typologies de raccourcis cognitifs (les “heuristiques” dans le modèle HSM): émotionnels, par défaut ou référentiels (Nai 2009). Premiè- rement, les raccourcis émotionnels se basent sur des jugements de valeurs (positif-négatif, bien-mal, etc.) développés par les citoyens à l’encontre d’un ou plusieurs acteurs auxquels le processus de prise de décision fait référence. Bien que les enjeux émotionnels aient été reconnus comme cen- traux dans les processus cognitifs de prise de décision (Marcus et al. 2000;
Redlawsk 2006; Neuman et al. 2007), on n’est pas en mesure, avec les données à disposition, d’opérationnaliser de manière efficace l’usage de
4 Krosnick parle à ce propos de cross-fertilization (Krosnick 1990, dans Marquis 2006:
398).
5 L’usage simultané de différences stratégies cognitives est en effet souligné tant de maniè- re théorique (Eagly et Chaiken 1993: 238) qu’empirique (Kriesi 2005; Nai 2009 et 2008).
telles stratégies, et c’est pourquoi nous ne considèrerons pas les raccourcis émotionnels dans le présent papier.
Deuxièmement, les raccourcis par défaut permettent aux citoyens de choisir parmi différentes alternatives sans que leur décision soit fondée sur aucun élément conceptuel, normatif ni affectif. En d’autres mots, les rac- courcis par défaut permettent une prise de décision vidée de toute réflexion ou considération, fortement simplifiée. Ils représentent donc le niveau le plus faible d’engagement cognitif pour les citoyens. Dans cette typologie de raccourcis cognitifs on en retiendra l’heuristique du statu quo (Bowler et Donovan 1998; Christin, Hug et Sciarini 2002; Kriesi 2005). En partant du postulat anthropologique de l’aversion au risque (Kahneman et Tversky 1979), ce raccourci prévoit simplement que les citoyens peu compétents refusent tout changement législatif, en défendant ainsi le statu quo.
Enfin, les raccourcis référentiels se fondent sur un traitement de re- commandations ou informations en provenance de l’élite politique. Pour cela, ils nécessitent un minimum de sophistication cognitive de la part du citoyen. Dans cette typologie de raccourcis cognitifs, on retiendra les heu- ristiques partisane et de confiance Si la première se base sur le fait que les citoyens suivent les recommandations des élites politiques qu’ils considè- rent comme proches (Downs 1957; Bowler et Donovan 1998), la deuxième part de l’idée que les citoyens ayant une bonne confiance dans les entités gouvernementales auront tendance à en suivre la position.
Le deuxième pole du modèle HSM développé par Chaiken et ses col- lègues est représenté par le traitement systématique des informations. Un traitement systématique est défini comme un procédé cognitif de traite- ment analytique de l’ensemble des informations reçues par l’individu sous l’angle de ses prédisposions et préférences (Eagly et Chaiken 1993: 326).
En d’autres termes, un procédé systématique représente un effort mental considérable entrepris dans le but d’acquérir une compréhension globa- le de l’ensemble des informations reçues. Ce processus cognitif est par conséquent très exigeant, ce qui requiert tant une forte motivation que des capacités intellectuelles importantes. (Neuwirth et al. 2002: 323). Dans le modèle HSM, “systematic information processors are viewed as judging the validity of a message’s advocated position […] by thinking about this information in relation to other information they may possess about the ob-
ject or issue discussed in the message” (Eagly et Chaiken 1993: 326–327).
Ces mêmes personnes sont considérés comme choisissant un “chemine- ment central” (central path) lors de la formation de l’opinion dans le mo- dèle ELM de Petty et Cacioppo (1986).
La littérature en psychologie cognitive signale, entre autres, qu’un haut niveau de besoin cognitif (need for cognition; Cacioppo et Petty 1982; Ca- cioppo et al. 1986; Rudolph et Popp 2007) est une condition nécessaire (bien que pas nécessairement suffisante) à la mise en place d’un procédé cognitif systématique: seul un citoyen utilisant plusieurs sources d’infor- mation et attribuant à l’objet étudié une forte importance subjective (ce qui signale un fort besoin cognitif) et mettant en place une décision fondée sur un traitement analytique des arguments principaux de la campagne sera alors considéré comme ayant voté selon une formation systématique de l’opinion.
Pour l’instant, peu d’attention a été donnée dans la littérature contem- poraine aux processus systématiques de formation de l’opinion (politique).
Si une grande quantité d’études intègre directement une analyse sur l’uti- lisation, les causes et/ou les effets des différentes heuristiques (Sniderman, Brody et Tetlock 1991; Popkin 1991; Bowler et Donovan 1998; Lupia et McCubbins 1998; Lupia, McCubbins et Popkin 2000; Christin, Hug et Sciarini 2002), peu d’études se focalisent aussi sur l’autre pôle des mo- dèles cognitifs classiques (Forehand et al. 2004; Barker et Hansen 2005;
Kriesi 2005; Rudolph et Popp 2007; Nai 2009 et 2008).
La littérature sur la formation de l’opinion montre assez clairement que les choix cognitifs des citoyen-ne-s sont fortement dépendants de quelques caractéristiques individuelles majeures. Parmi celles-ci, le niveau de com- pétence politique du citoyen a largement été démontré comme agissant de manière positive sur la formation de l’opinion: les individus les plus compétents semblent en effet plus facilement portés vers l’adoption de comportements cognitifs plus exigeants (Zaller 1992; Sniderman, Brody et Tetlock 1991). Cela étant, très peu de recherches montrent de quelle manière ces caractéristiques individuelles sont activées ou contrôlées par le contexte particulier dans lequel le processus de formation de l’opinion se met en place. Quelques travaux récents dérogent cependant à cette règle.
Par exemple, les analyses de Kriesi (2005), Nai (2009 et 2008) ou en- core Lau, Andersen et Redlawsk (2008) mettent en lumière l’effet combiné entre caractéristiques individuelles et intensité de la campagne politique précédant le vote. Par ailleurs, Kuklinski et ses collègues montrent de ma- nière très efficace que la motivation à agir cognitivement et politiquement est fortement dépendante de la quantité et qualité d’informations présentes dans l’espace public (Kuklinski et al. 2001).
En suivant une optique similaire, le but de cet article est de montrer que les choix cognitifs des citoyen-ne-s sont directement tributaires de
l’intérêt (potentiel) qu’on peut attribuer globalement au projet soumis au vote. D’après Kam (2005), un effort cognitif important est probablement en mesure d’être expliqué surtout par des facteurs liés à la thématique par- ticulière par rapport à laquelle le raisonnement des individus se met en place (Kam 2005: 167). Dans notre cas, ceci est mesuré par les différents niveaux d’intérêt spécifique de la votation pour la catégorie des femmes.
Le fait de mesurer si (et si oui, dans quelle mesure) la formation de l’opinion des femmes diffère de celle des hommes en fonction de la thé- matique du projet soumis au vote n’est pas anodin. Premièrement, à notre connaissance, aucune étude dressant un comportement politique cognitif différent entre hommes et femmes n’existe pour l’instant dans le cadre de la démocratie directe suisse. Pourtant, les analyses démontrant un compor- tement politique (entendu dans le sens classique du terme) différencié entre homme et femmes abondent (Lehman Schlozman et al. 1999; Howell et al.
2000; Inglehart et Norris 2003; Sineau 2004; Fontana et al. 2006; Wernli 2006). Deuxièmement, le fait de pouvoir démontrer que l’intérêt spécifique de la votation (notre indicateur contextuel) influence de manière différente la formation de l’opinion des hommes et des femmes nous permettrait de souligner la nécessité de tenir compte à la fois de caractéristiques indivi- duelles (tant sociodémographiques que politiques ou intellectuelles) que contextuelles (la thématique de la votation dans notre cas) dans toute mo- délisation future de la formation de l’opinion par les citoyens. Enfin une formation de l’opinion genrée en fonction du contenu du projet soumis au vote fournirait des appuis empiriques à l’importance des classifications tra- ditionnellement proposées dans la littérature sur les women’s issues (Trem- blay 1998; Dodson et Carrol 1991; Goss et Skocpol 2006).
Globalement, on peut avancer deux types d’attentes quant à l’expli- cation empiriques des comportements cognitifs des citoyen-ne-s. Premiè- rement, en suivant la littérature dans le domaine, on s’attend à ce que le choix de la stratégie cognitive employée soit fonction d’une série de fac- teurs individuels. Ainsi, on postule un engagement cognitif plus important avec toute augmentation de la compétence politique: faute d’un certain niveau de sophistication politique, l’individu ne possède pas les outils in- tellectuels nécessaires à une prise de décision compétente, et se réfugie donc dans l’utilisation de raccourcis simplificateurs (Zaller 1992;; Kriesi 2005; Marquis 2006). Similairement, un bon niveau général d’intérêt pour la politique, indicateur de la motivation générale de l’individu dans le jeu politique (Kriesi 2005: 100; Wernli 2001: 63), pousse le citoyen à adop- ter des stratégies plus exigeantes, telles qu’un traitement systématique des
arguments. Comme remarqué par Petty et Cacioppo, c’est uniquement lorsque l’individu dispose d’un bon niveau d’attention (ou compétence) et de motivation que des processus cognitifs plus exigeants sont possibles (Petty et Cacioppo 1986). Enfin, ce sera surtout lorsque les citoyens auront ressenti des difficultés lors du processus de formation de l’opinion qu’ils seront portés vers l’usage de raccourcis cognitifs, et vice-versa. En effet, on peut attendre que “because heuristics provide cognitive efficiency, they should de relied upon more heavily in more cognitively complex situations and/or for decisions that involve more difficult choices” (Lau et Redlawsk 2001: 955).
Cela peut être formulé dans l’hypothèse suivante (H1): les citoyennes ayant un faible niveau de compétence politique, d’intérêt pour la politi-
que ou ayant éprouvé des difficultés lors du processus de formation de l’opinion seront plus portées vers l’activation des raccourcis heuristiques.
L’inverse est vrai pour l’activation d’un comportement cognitif exigeant (stratégie systématique).
Ensuite, ce qui représente le cœur tant théorique qu’empirique de notre travail, on essaiera de mesurer l’importance des enjeux contextuels sur les choix des citoyennes en partant de l’idée que le niveau d’intérêt spécifique du projet influence directement l’usage des raccourcis cognitifs. Dans ce sens, on postule qu’une votation caractérisée par un intérêt spécifique do- minant (notamment portant sur des enjeux proprement féminins tels que l’avortement, la parité entre les sexes, la maternité, etc.) augmente de ma- nière considérable l’attention portée par les citoyennes au projet même.
Ceci va dans le même sens que la participation sélective proposée par Mar- ques de Bastos (1993): selon l’auteur, lorsqu’un sujet de votation “touche de près” le citoyen ce dernier est potentiellement plus porté à la partici- pation et à l’engagement. Dans la même direction, on postule que l’enga- gement cognitif des femmes augmente lorsque celles-ci sont confrontées à une votation qui leur est particulièrement saillante: ainsi, plus l’intérêt spécifique de la votation est fort, plus les femmes auront tendance à mettre en place des stratégies cognitives plus exigeantes (telles qu’un traitement systématique des arguments), et vice-versa. Pour cela, on attend un effet d’interaction entre prédispositions individuelles et intérêt spécifique sur les choix cognitifs des citoyennes.
Cela peut être formulé dans l’hypothèse suivante (H2): sous contrôle de leur niveau de sophistication (compétence, intérêt et difficultés perçues), les citoyennes sont significativement moins portées vers l’activation des raccourcis heuristiques que les hommes lorsque le projet soumis présente
un intérêt spécifique dominant. Dans un tel cas de figure, elles activent comparativement un comportement cognitif exigeant de manière plus im-
portante.
Analyses empiriques
Les analyses empiriques qui suivent sont basées sur une base de donnée intégrée construit sur plusieurs sondages post-scrutin (VOX), survenus après chaque votation fédérale entre 1999 et 20056 (N = 77’766)7. Ceci re- présente 75 projets soumis au peuple lors de 25 scrutins au niveau fédéral.
Pour chaque sondage, une base de données construite sur un échantillon aléatoire en trois niveaux (région linguistique, foyer et personne dans le foyer) d’environ 1’000 individus a été crée.
Afin de vérifier empiriquement les deux hypothèses avancées aupara- vant, deux séries d’analyses ont été faites. Premièrement, on a testé le mo- dèle de base (sans prise en compte de l’intérêt spécifique) qui prévoit les choix cognitifs des citoyennes comme dépendant de trois facteurs: com- pétence politique,8 intérêt dans la politique9 et difficulté éprouvée lors du
6 Deux impératifs expliquent le choix de la période 1999–2005. Premièrement, étant donné notre désir de mesurer l’importance d’enjeux contextuels, il faut qu’il y ait suffisamment de variance dans les indicateurs les mesurant. Dans notre cas, il faut pouvoir mettre en place nos analyses sur des données couvrant une période relativement conséquente, afin de dispo- ser de suffisamment de projets pour chaque niveau d’intérêt spécifique (le Tableau 1 donne un aperçu de la répartition des projets selon chaque niveau d’intérêt). D’autre part, il faut que la période couverte ne soit pas trop importante, ce qui inclurait de facto un certain déter- minisme temporel dans les analyses. Le choix, dans notre analyse, de la période 1999–2005 tient compte de ces deux impératifs, et a l’avantage de couvrir des données originales par rapport à celles utilisées dans l’analyse fondatrice de Kriesi (2005), qui s’arrête justement en 1999.
7 Soit 40’226 femmes (sur lesquelles porteront la plupart des analyses) et 37’540 hommes (groupe de contrôle).
8 Le niveau de compétence politique est calculé à travers la mise en perspective de deux questions présentes dans les données VOX, une vérifiant la connaissance de l’interviewé du titre de l’objet soumis à votation, l’autre relative à son contenu: un individu connaissant les deux obtient 2 points, 1 et 0 points sont respectivement assignés en cas de connaissance de un voir aucun de ces deux éléments.
9 L’intérêt pour la politique est mesuré par une question directe d’auto-évaluation compo- sant quatre possibilités de réponse: très intéressé, plutôt intéressé, plutôt pas intéressé et pas du tout intéressé.
processus de prise de décision.10 Ce modèle a ensuite été complexifié no- tamment à travers la prise en compte de l’intérêt spécifique de la votation.
On a ainsi pu mettre en évidence l’effet joué par le contexte sur les choix cognitifs des citoyennes, aussi et surtout en contrôlant si les résultats ob- tenus par les femmes différaient significativement de ceux obtenus par les hommes (ce qui a été testé empiriquement à travers une série de paired-
samples t-tests (Sirkin 2006).11
En premier lieu, un set d’analyses a essayé de vérifier l’effet direct de trois variables individuelles sur les choix cognitifs des citoyennes suisses (première hypothèse) via une série de modèles logistiques binomiaux.12 Selon nos attentes, on attendait une augmentation de la probabilité de met- tre en place une stratégie plus exigeante lorsque la compétence politique et l’intérêt sont hauts, et la difficulté éprouvée dans le processus de formation de l’opinion est faible. Les résultats de nos modèles sont présentés dans le Tableau 3.
Les résultats confirment nos attentes. Ainsi, la probabilité pour les citoyennes suisses de mettre en place un traitement systématique des in- formations présentes dans la campagne politique augmente sensiblement avec l’augmentation du niveau de compétence politique et de l’intérêt pour la politique (que l’on considère comme un indicateur direct du niveau de
10 La présence de difficultés lors du processus de prise de décision a été mesurée à travers une question demandant la difficulté perçue lors de ce processus (deux possibilités de ré- ponse: plutôt facile et plutôt difficile).
11 Étant donné que nos modèles présentent un seul facteur explicatif de niveau contextuel et que nous nous focalisons essentiellement sur la significativité des différences entre hommes et femmes lorsque soumis à différentes conditions contextuelles (ce qui nous permet ensuite de déduire l’effet du contexte sur les choix cognitifs en fonction du genre), ce modèle plus simple a été préféré à des modèles plus sophistiqués. Par contre, des modèles tels que les modèles hiérarchiques linéaires, ou modèles multiniveaux (Jones, Johnson et Pattie 1992;
Snijders et Bosker 1999) sont fortement recommandés dans des situations basées sur une structure imbriquée (nested) des données et caractérisées par plus d’un facteur explicatif au niveau hiérarchique supérieur; ces modèles sont en effet en mesure de fournir des esti- mations plus efficaces et permettent de mieux saisir la complexité des effets d’interaction inter-niveaux entre l’ensemble des facteurs explicatifs. Ces modèles ont par ailleurs été appliqués ailleurs (Nai 2008), sur des données similaires.
12 Étant donné que nos variables dépendantes (à savoir les quatre stratégies cognitives re- tenues) sont mesurées en termes de présence-absence, assumant donc une forme dicho- tomique, une série de modèles logistiques binomiaux a été mis en place (Long 1997). En partant des résultats de nos modèles on a ensuite calculé la probabilité prédite pour l’usage des différentes stratégies cognitives par les femmes en fonction des trois facteurs explicatifs retenus.
Alessandro Nai et Anouk Lloren Stratégie
cognitive
Comportement représenté Notre opérationnalisation
Heuristique du statu quo
Les individus sont plus sensibles aux pertes poten- tielles qu’aux gains ou avantages qu’ils pourraient tirer d’un changement de situation; ils auront donc plus tendance à soutenir une stabilité législative; le statu quo est préféré à l’alternative proposée indé- pendamment du contenu ou de la direction idéologi- que de cette dernière.
Mesurable seulement de manière indirecteb: on considère comme votant se-
lon une logique de statu quo les citoyens qui votent contre une proposition, ce qui signifie la défense de la situation actuelle, et qui ont un faible niveau de compétence politique.
Heuristique partisane
Appliquée par les citoyens qui suivent les recom- mandations et indices en provenance des élites par- tisanes qu’ils considèrent comme proches.
Vote selon les directives (mot d’ordre) du parti considéré comme étant le plus proche; si aucun parti n’est considéré comme proche, ou si le citoyen déclare avoir une faible proximité partisane en général, pas de heuristique partisane.
Heuristique de confiance
L’heuristique de confiance permet aux citoyens de suivre la position idéologique et les conseils des en- tités gouvernementales qu’ils considèrent comme valables et dignes de confiance.
Citoyens ayant un fort niveau de confiance dans le gouvernement (consi- déré comme l’institution archétypique; Kriesi 2005) et votant selon les di- rectives de ce dernier;; si pas ou faible confiance, pas de vote de confiance.
Note: a Pour plus de détails, voir Nai 2008.
b Voir Kriesi 2005: 141–143.
Intérêts spécifiques et formation de l’opinion politique des suissesses 115 Stratégie
systématique
Appliquée par les citoyens qui mettent en prati- que un décryptage volontaire et important des in- formations politiques présentes dans la campagne;
un procédé systématique est un effort mental consé- quent mis en place dans le but de construire une po- sition face à une série d’arguments, potentiellement contradictoires. Afin de mettre en place un tel trai- tement des arguments, il est demandé au citoyen d’avoir un haut besoin cognitif.
Le traitement systématique est directement lié à la connaissance, acquisi- tion et mobilisation des arguments présents dans la campagne; pour cela, les citoyens qui ont un fort positionnement face à la principale dimension conflictuelle de la campagne (mesurée à travers une analyse factorielle des arguments les plus importants dans cette dernière), sont considérés comme citoyens qui votent en fonction des arguments. Les citoyens qui votent se- lon les arguments et qui ont un fort besoin cognitif sont considérés comme mettant en pratique un traitement systématique des arguments.
Un citoyen ayant un fort besoin cognitif est celui qui déclare que le projet voté a une importance particulière pour lui personnellement, et qui a utili-
sé un nombre important de sources d’information.c
Note: c Plus précisément, est considéré comme un citoyen ayant un fort besoin cognitif (need for cognition; Cacioppo and Petty
1982; Cacioppo et al. 1986) celui qui déclare que le projet soumis au vote est particulièrement important pour lui personnellement
et qui a utilise lors du processus de prise de décision un nombre moyen (4–6) ou grand (7–9) de sources d’information; est aus- si considéré comme ayant un fort besoin cognitif le citoyen qui déclare que le projet est moyennement important pour lui mais qui a utilisé un grand nombre de sources d’information (7–9). Toute autre combinaison entre ces deux conditions produit des ci- toyens ayant un faible besoin cognitif.
motivation des citoyens (Kriesi 2005: 100; Wernli 2001: 63), et diminue sensiblement lorsque des difficultés ont été perçues lors du processus de formation de l’opinion. La sophistication de la citoyenne est donc incon- testablement un facteur d’activation important des comportements cogni- tifs mis en place par les citoyens (Zaller 1992; Kriesi 2005; Marquis 2006).
Inversement, une faible sophistication (faible intérêt pour la politique et présence de difficultés perçues lors de la formation de l’opinion) augmente considérablement la probabilité que la citoyenne utilise de la stratégie la moins exigeante (statu quo).
Ce qui va à l’encontre de nos attentes, c’est le fait que la probabilité d’usage des deux stratégies heuristiques référentielles (à savoir les stra- tégies partisanes et de confiance) semble augmenter avec l’augmentation de la sophistication politique de la citoyenne. Selon nos résultats, plus une citoyenne est compétente sur l’objet en votation ou globalement intéressée dans la chose politique plus elle aura tendance à suivre les recommanda- tions du parti qu’elle considère comme proche, voir des autorités fédéra- les lorsqu’elle a une bonne confiance dans celles-ci. Ce résultat contre-
intuitif pourrait être dû en partie à une trop sévère opérationnalisation des deux heuristiques en question (selon laquelle par exemple seulement les citoyennes votant en ligne avec le mot d’ordre du parti préféré et déclarant une forte proximité partisane sont considérées comme mettant en place une stratégie partisane). Des arguments théoriques nous permettent éga- lement de justifier un tel résultat. En suivant Sniderman, Brody et Tetlock (1991), l’activation des raccourcis référentiels (“likability heuristic”, dans leur étude) ne peut se faire qu’avec une dose minimale de sophistication de la part du citoyen (notamment en ce qui concerne le positionnement face aux acteurs politiques principaux). Ainsi, “even people who are rela-
tively sophisticated about politics […] are short of political information;;
their comparative advantage is not that they have a stupendous amount of knowledge, but that they know how to get the most out of the knowledge they possess” (Sniderman, Brody et Tetlock 1999: 24). Ceci pousse par ailleurs Lau et Redlawsk à affirmer que “virtually all voters employ some common political heuristics during political campaigns” (Lau et Redlawsk 2001: 954), et cela indépendamment de leur niveau de sophistication po- litique. Ce résultat pourrait aussi être interprété comme une confirmation partielle de l’effet de polarisation décrit par Zaller (1992: 100sqq.; Kriesi 2005: 150–151). Selon ce dernier, les prédispositions individuelles des ci- toyens influencent leur degré d’acceptation des messages en provenance des élites. Ainsi, plus le citoyen est sophistiqué politiquement (politically
Stratégies cognitives
Statu quo Partisane Confiance Systématique Compétence politique Pas applicable† (***) (***) (***)
- Faible 9.8% 10.3% 12.8%
- Moyenne 18.8% 17.3% 21.8%
- Haute 27.2% 23.6% 29.8%
Intérêt dans la politique (***) (***) (***) (***)
- Aucun 19.4% 4.5% 7.6% 9.7%
- Pas vraiment 13.5% 10.3% 12.4% 15.9%
- Assez 9.1% 22.5% 20.2% 25.5%
- Fort intérêt 6.2% 41.0% 30.4% 37.4%
Difficultés perçues (***) (***) (***) (***)
- Aucune difficulté 6.8% 27.1% 24.1% 29.9%
- Quelques difficultés 15.6% 12.7% 11.9% 15.5%
Nagelkerke’s R2 0.054 0.151 0.082 0.079
2 Log likelihood 5’813.10 26’803.26 26’584.26 21’830.32
N 9’773 29’085 29’085 19’994
Tableau 3: Probabilité d’usage des stratégies cognitives en fonction des caractéristiques individuelles
aware), plus il résistera aux informations en provenance des élites qui lui sont idéologiquement opposées, en suivant celles qui lui sont le plus pro- ches, notamment lorsque la position des élites est particulièrement conflic- tuelle.
Notre première hypothèse est donc globalement confirmée. Ainsi, tant la compétence politique que l’intérêt pour la politique (proxi de la moti- vation) que l’absence de difficultés perçues activent un comportement co- gnitif plus exigeant de la part de la citoyenne. Cela étant, ces deux facteurs activent tout autant l’utilisation des stratégies cognitives référentielles, ce qui signale probablement qu’une sophistication minimale reste nécessaire même lorsque certains raccourcis sont utilisés (Sniderman, Brody et Tet- lock 1991; Lau et Redlawsk 2001).
Note: Les entrées sont exprimées en pourcentages, âge et niveau d’éducation entrés dans les modèles comme contrôle; † la compétence politique est insérée dans l’opérationnalisa- tion de la stratégie du statu quo;; *p < 0.05, **p < .01, ***p < .001, n.s. non significatif (se- lon ce qui émerge des modèles logistiques).
Stratégies cognitives Statu quoPartisane M0M1M2M0M1M2 FHFHFHFHFHFH Compétence politique Pas applicablea
(***)(***)(***)(***)(***)(***) Faible0.100.120.100.130.080.14 Moyenne0.190.220.190.240.150.23 Haute0.280.320.280.330.240.28 p (t test)p = .035p = .023p = .035 Intérêt dans la politique(***)(***)(*)(***)(n.s.)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***) Aucun0.210.190.180.210.120.290.050.050.050.050.040.09 Pas vraiment0.140.110.140.120.080.140.100.120.100.120.090.15 Assez0.090.060.110.070.060.060.230.240.220.250.220.24 Fort intérêt0.060.040.080.040.040.030.410.430.400.460.420.37 p (t test)p = .003p = .367p = .275p = .080p = .115p = .048 Difficultés perçues(***)(***)(***)(***)(***)(n.s.)(***)(***)(***)(***)(***)(**) Aucune difficulté0.070.050.080.060.040.070.280.310.270.320.250.28 Quelques difficultés0.160.120.160.130.130.120.130.150.130.170.100.14 p (t test)p = .205p = .126p = .705p = .126p = .070p = .090 Nagelkerke’s R20.0530.0790.0510.0680.0730.1320.1550.1520.140.1620.1670.157 2 Log likelihood4’051.73’063.81’356.51’028.6384.4394.117694.719751.76319.66777.62759.92961.5 N6’7396’9752’0842’07595086419’15419’1046’821647631102856
Tableau 4 : Probabilité d’usage des stratégies cognitives en fonction des caractéristiques individuelles et de l’intérêt spécifique de la votation
Stratégies cognitives ConfianceSystématique M0M1M2M0M1M2 FHFHFHFHFHFH Compétence politique(***)(***)(***)(*)(†)(†)(***)(***)(***)(***)(***)(***) Faible0.100.110.100.130.110.110.120.140.140.170.120.09 Moyenne0.180.200.160.200.170.220.220.240.230.250.200.17 Haute0.250.280.210.240.220.310.300.330.300.320.290.25 p (t test)p = .074p = .010p = .215p = .020p = .020p = .010 Intérêt dans la politique(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***) Aucun0.080.080.070.070.070.050.090.120.100.140.140.09 Pas vraiment0.130.140.110.120.120.110.150.190.160.200.200.13 Assez0.210.230.180.200.210.250.250.270.260.270.270.21 Fort intérêt0.320.340.270.320.320.470.380.370.370.350.340.30 p (t test)p = .080p = .161p = .380p = .161p = .310p = .003 Difficultés perçues(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***)(***) (***)(n.s.) Aucune difficulté0.250.280.210.250.230.300.300.320.310.320.290.23 Quelques difficultés0.120.130.120.120.100.160.150.160.160.180.160.14 p (t test)p = .295p = .500p = .049p = .205p = .205p = .295 Nagelkerke’s R20.090.0970.060.0860.0960.090.0870.0680.0780.0480.0470.052
Tableau 4 (suite)
Stratégies cognitives ConfianceSystématique M0M1M2M0M1M2 FHFHFHFHFHFH Nagelkerke’s R20.090.0970.060.0860.0960.090.0870.0680.0780.0480.0470.052 2 Log likelihood17’751.219’373.95’938.76’306.32’839.03’001.614’143.815’748.05’270.05’555.12’395.42’020.5 N19’15419’0146’8216’4763’1102’85613’01313’4934’8154’7352’1161’956
Tableau 4 (suite) Légende des modèles: M0: votations sans intérêt spécifique pour les femmes. M1: votations ayant un intérêt spécifique général pour les femmes. M2: votations ayant un intérêt spécifique dominant pour les femmes. Note: les entrées sont exprimées en pourcentages. a La compétence politique est insérée dans l’opérationnalisation de la stratégie du statu quo. *p < 0.05, **p < .01, ***p < .001, †p < .1, n.s. non significatif (effet de la variable sur l’usage de la stratégie cognitive, selon ce qui émerge des modèles logistiques).